Le portrait que Saint-Simon nous a laissé de Mme de Maintenon est toujours très ambigu. Il la représente en effet à la fois comme une femme extrêmement rusée, "à qui on ne la fait pas" et comme une dévote inquiète et trop prudente, sur l'esprit malléable de laquelle certains peuvent toujours agir. Témoin la fin de cette conspiration qui vit Mme du Lude accéder à un poste dont elle était, au départ, si éloignée :

"... ... La duchesse du Lude n'ignorait pas qu'outre le nombre des prétendantes, il y en avait une, entre autres, sur laquelle elle ne pouvait espérer la préférence ; elle eut recours à un souterrain. Mme de Maintenon avait conservé près d'elle une vieille servante qui, du temps de sa misère et qu'elle était veuve de Scarron, à la Charité de sa paroisse de Saint-Eustache, était son unique domestique ; et cette servante, qu'elle appelait encore Nanon, comme autrefois, était pour les autres Melle Balbien, et fort considérée par l'amitié et la confiance de Mme de Maintenon pour elle.

Nanon se rendait aussi rare que sa maîtresse, se coiffait et s'habillait comme elle, imitait son précieux, son langage, sa dévotion, ses manières. C'était une demi-fée, à qui les Princesses se trouvaient heureuses quand elles avaient l'occasion de parler et de l'embrasser, toutes filles du Roi qu'elles fussent, et à qui les ministres qui travaillaient chez Mme de Maintenon faisaient la révérence bien bas.

Tout inaccessible qu'elle fût, il lui restait pourtant quelques anciennes amies de l'ancien temps, avec qui elle s'humanisait, quoique rarement, et, heureusement pour la duchesse du Lude, (celle-ci) avait une vieille mie ( 1 )qui l'avait élevée, qu'elle avait toujours gardée et qui l'aimait passionnément, qui était de l'ancienne connaissance de Nanon, et qu'elle voyait quelquefois en privance. La duchesse du Lude la lui détacha, et finalement vingt mille écus comptant firent son affaire, le soir même du samedi que le Roi avait parlé à Monsieur, le matin, avec tant d'éloignement pour elle.

Et voilà les cours ! Une Nanon qui en vend les plus importants et les plus brillants emplois ; et une femme riche, duchesse, de grande naissance par soi et par ses maris, sans enfants, sans liens, sans affaires, libre, indépendante, a la folie d'acheter chèrement sa servitude ! Sa joie fut extrême ; mais elle sut la contenir, et le nombre d'amis et de connaissances particulières qu'elle avait su toute sa vie se faire et s'entretenir à la ville et à la cour, entraînèrent le gros du monde à l'applaudissement de ce choix. ... ..."

On ne saura pas si Mme de Maintenon toucha sa part des vingt mille écus. Saint-Simon a-t-il reculé devant pareille accusation ou bien l'admiration qu'il portait malgré tout à l'ancienne "veuve Scarron" et le respect qu'il devait à celle qui était devenue l'épouse morganatique du Roi lui ont-ils interdit d'envisager un seul instant l'idée qu'elle eût pu tirer elle aussi profit du pot-de-vin de la duchesse du Lude ?

Je penche, quant à moi, pour la dernière hypothèse même si celle-ci contredit apparemment le profil de machiavélisme que le mémorialiste prête volontiers à Mme de Maintenon.

( 1 ) : gouvernante