Dans "Eugénie Grandet" - que j'aime bien et que j'ai lu sans problèmes, comme "La Rabouilleuse" - et contrairement à tant d'oeuvres balzaciennes, il n'y a pratiquement pas de passages ronflants ou ridicules. En tous cas, s'il y en a, la puissance de l'intrigue est telle que le lecteur ne s'en aperçoit pas.

A mon avis, "Eugénie Grandet" est l'un des plus grands romans de son auteur. D'abord en raison du père Grandet, qui s'égale ici à l'Harpagon de Molière dans tout ce que ce personnage a de sinistre et d'épouvantable. Ensuite parce que la destinée d'Eugénie atteint à la grandeur par l'implacable cruauté qui est son lot.

L'action se déroule à Saumur - donc, en province - où les Grandet constituent l'une des plus riches fortunes de la ville grâce aux spéculations en tous genres (c'est-à-dire souvent à la limite du légal) du chef de famille, Félix. Celui-ci ne semble vivre que pour son argent et tyrannise sa femme, sa fille, Eugénie et leur servante, Nanon, rognant sur tout, vérifiant tout vingt fois plutôt qu'une et entassant, entassant, entassant ...

A vingt-trois ans et à une époque où la Sainte-Catherine n'était pas un vain mot, Eugénie n'est pas encore mariée bien que sa dot soit convoitée pour leur fils par les meilleures familles de Saumur. Les Cruchot (aucun rapport avec l'adjudant du même nom ;o)) et les Grassins accourent d'ailleurs au bal que le père Grandet s'est tout de même décidé à donner pour son anniversaire.

Un troisième larron entre alors en scène, Charles, le cousin d'Eugénie. Il arrive de Paris porteur d'une lettre de son père pour Grandet, lettre dans laquelle le malheureux annonce que, traqué par ses créanciers et devenu insolvable, il préfère se suicider. Il recommande évidemment son fils à la bonté de Félix Grandet mais ... Mais le lecteur a déjà compris qu'il aurait gagné à le recommander à un mur.

Tandis que le père Grandet, absolument insensible à la tragédie qui le frappe, révèle au jeune homme la mort de son père, Eugénie, qui trouve son cousin bien différent des jeunes gens auxquels elle est accoutumée, décide secrètement de l'aider à recouvrer sa fortune. Pour financer son départ pour les Indes, elle lui remet l'intégralité des pièces de collection dont, chaque année, lui fait don son père.

Après avoir offert en retour à Eugénie un nécessaire de toilette en or ayant appartenu à ses parents et non sans force larmes, apitoiements et grands serments, Charles quitte Saumur pour s'embarquer. Eugénie retourne à son train-train qui, le 1er janvier 1820, se voit très gravement troublé par l'explosion de fureur du père Grandet, découvrant que les cadeaux faits à sa fille ont disparu.

Comme la jeune fille refuse d'expliquer l'usage qu'elle en a fait, Grandet l'enferme dans sa chambre avec interdiction d'en sortir. Eugénie tient bon mais sa mère, minée par le chagrin et la vie qu'elle mène depuis si longtemps, tombe malade. Elle trouve cependant la force de laisser sa fortune personnelle à la seule Eugénie. Ce que voyant, le père Grandet préfère se réconcilier avec sa fille. Au reste, il parviendra, deux ans plus tard, à la faire renoncer à son héritage ...

Le temps passe, nous sommes en 1822, année de la mort de Mme Grandet. Eugénie demeure aux côtés de son père qui, sentant lui-même arrriver la Camarde, se décide à mettre sa fille au courant de ses affaires. Ne ratez pas la scène de l'agonie de Félix Grandet : sans jeu de mots, elle vaut son pesant d'or.

Pendant huit ans - le père Grandet meurt en 1827 - Eugénie n'a pas reçu un seul signe de Charles. Mais quand elle entre en possession de la fortune de son père, il se manifeste enfin. C'est hélas ! pour lui avouer qu'il a fait un mariage d'argent. Eugénie se résigne alors à conclure de son côté un mariage blanc avec Cruchot de Bonfons, beaucoup plus âgé qu'elle.

Devenue veuve, elle reviendra vivre dans l'ancienne maison paternelle où elle reprendra le train-train de jadis, seule avec les fantômes de ses espoirs perdus.

Il est difficile de faire plus triste. Difficile aussi d'égaler Balzac dans sa peinture de cette vie morne, étouffante, abrutissante où les rares moments de bonheur ne semblent surgir que pour mieux se faire regretter de ceux qu'ils illuminent trop fugitivement. La fièvre des avares est ici examinée, disséquée, passée au crible du microscope littéraire avec une minutie et une vérité qui laisseront toujours pantois ceux qui, dans leur famille ou leur entourage, ont connu des avatars du père Grandet. Les caractères secondaires sont peints avec autant de force que les rôles-clefs et le style se libère des lourdeurs habituelles.

Mais le tour de force de Balzac, dans ce roman, c'est peut-être d'inciter son lecteur à se poser la question suivante : et si, malgré tout ce qu'on peut lui reprocher - et on peut beaucoup - le père Grandet n'avait pas eu raison quant à la véritable nature de son neveu ? ... ;o)