Love & Friendship Traduction : Sophie Mayoux

Premier roman d'Alison Lurie, "Les Amours d'Emily Turner" parut en 1962. D'ores et déjà, on y rencontre l'écriture serrée, les demi-teintes, les non-dits et les sous-entendus qui caractérisent le style de cet auteur. Peut-être l'exposition de la situation sera-t-elle tenue pour un peu trop longue par les puristes. Peut-être jugera-t-on que le contrepoint formé par les lettres d'Allen Ingram à Francis Noyes est amené de manière trop maladroite. Mais enfin, un premier roman demeure un premier roman et les génies eux-mêmes se sont fait les griffes avant de produire leurs miracles.

L'intrigue se situe dans une petite ville universitaire du Minnesota, Convers où vient d'être nommé Holman Turner, qui se verra défini plus tard comme "le mari-type américain" : sain, assez primaire sur le plan sexuel et plutôt conservateur. Issu d'un milieu simple, Holman a fait un beau mariage en épousant Emily Stockwell, fille d'un financier qui siège également au Conseil d'Administration de Convers. De leur union est né un petit garçon, maintenant âgé de quatre ans, Freddy.

C'est leur installation à Convers qui va révéler très vite à Emily qu'elle n'aime plus son mari. Du coup, bien évidemment mais non sans avoir beaucoup hésité et un peu par défi, elle prend un amant parmi les collègues de son mari. (Il va de soi qu'elle choisit le plus anti-conformiste, tout au moins en apparence.) Mais bien que leur relation soit intense, Emily finira par réaliser que mieux vaut pour elle demeurer avec Holman et Freddy ...

Un peu maigre pour plus de 340 pages en petits caractères, direz-vous. C'est à voir. Car Alison Lurie s'attache à décrire, avec la rage d'un peintre pointilliste, le plus infime détail - drôle, loufoque, tragique - de la vie universitaire américaine au début des années soixante, c'est-à-dire, il faut le garder à l'esprit, avant que les événements du Viêt-Nam n'ait gravement secoué ce mode de vie si particulier.

Cet univers en vase clos est lui-même emprisonné au sein d'un autre vase hermétiquement fermé : celui de la ville de Convers elle-même où vous ne pouvez rien faire sans que cela soit su par votre voisin. D'où une impression d'étouffement qui ne peut qu'accabler les esprits comme ceux d'Emily ou de Julian et Miranda Fenn, un couple d'amis qui préfigurent pour leur part les hippies de la décennie suivante.

Ce resserrement de l'intrigue, cet enfermement forcé des personnages accentuent les ambiguïtés des caractères et des comportements. Ainsi, Will Thomas, l'amant d'Emily, est-il vraiment si désintéréssé que ça ? Car Emily, en bonne héritière, jouit de revenus personnels qui ne sont pas à négliger, si anti-conformiste que l'on s'affirme ...

En contrepoint, à la fin de chaque chapitre, une courte lettre adressée par Allen Ingram, romancier homosexuel new-yorkais engagé pour un an à Convers pour y gérer des ateliers d'écriture, à son compagnon, Francis Noyes. Ingram, qui n'est pas tributaire de Convers, pose un regard évidemment plus libre sur les faits et gestes des autochtones. Et le recul qui est le sien permet au lecteur de relativiser le "drame" vécu par Emily, par les Fenn (qui sont dans le collimateur de l'Administration universitaire) ou encore par Dick, l'étudiant qui se fera virer de Convers à l'issue du roman.

Mais si le lecteur parvient à relativiser, du coup, il perçoit de façon plus aiguë le désarroi qui touche ces marionnettes, toutes plus prisonnières les unes que les autres non seulement de Convers mais aussi du style de vie qu'elles ont choisi.

Lecture faite, on comprend pourquoi les critiques de l'époque jugèrent ce livre si prometteur. Pour pénétrer dans le monde d'Alison Lurie, il n'est peut-être pas pourtant le meilleur. Comme je vais en lire d'autres, je vous dirai si cette opinion se confirme. ;o)