"... ... Harlay fit entendre à M. du Maine (1) qu'il ne ferait jamais rien de solide qu'en mettant les princes du sang hors d'intérêt et en leur en donnant un de soutenir ce qui serait fait en sa faveur ; que, pour cela, il fallait toujours laisser une différence entière entre les distinctions que le Parlement faisait aux princes du sang et celle qu'on lui accorderait au-dessus des pairs, et former ainsi un rang intermédiaire qui ne blessât point les princes du sang, et qui, au contraire, les engageât à les maintenir dans tous les temps, par l'intérêt de se conserver un entre-deux, entre eux et les pairs ; que, pour cela, il fallait lui donner la préséance sur tous les pairs, et les forcer à se trouver à l'enregistrement de la déclaration projetée et à sa réception en conséquence, qui se devait faire tout de suite, lui donnant le bonnet (2) comme aux princes du sang, qui depuis longtemps ne l'est plus aux pairs, mais lui faire prêter le même serment des pairs, sans aucune différence de la forme et du cérémonial, pour en laisser une entière à l'avantage des princes du sang, qui n'en prêtent point ; et pareillement le faire entrer et sortir de séance tout comme les pairs, au lieu que les princes du sang traversent le parquet ; l'appeler par son nom comme les autres pairs, en lui demandant son avis, mais avec le bonnet à la main un peu moins baissé que pour les princes du sang, qui ne sont que regardés sans être nommés ; enfin le faire recevoir et conduire au carosse par un seul huissier à chaque fois qu'il viendra au Parlement, à la différence des princes du sang, qui le sont par deux, et des pairs, dont aucun n'est reçu par un huissier au carosse que le jour de sa réception, et qui, sortant de séance deux à deux, sont conduits par un huissier jusqu'à la sortie de la grand'salle seulement. ... ..."

(1) : fils aîné de Louis XIV et de Mme de Montespan.

(2) : Saint-Simon entend par là que, lorsque le premier président s'adressera à M. du Maine, il devra le faire en tenant son bonnet à la main mais un peu moins bas que s'il s'adressait à un prince du sang. Or, cela faisait beau temps que le premier président ne se découvrait plus devant les pairs, dont Saint-Simon fait partie. De même, les pairs ne sont pas raccompagnés jusqu'à leur carrosse, à la différence des princes du sang et, désormais, de M. du Maine et de son frère, le comte de Toulouse. Seule différence : si les princes du sang ont droit à deux huissiers, les bâtards du Roi ne pourront se glorifier que d'un seul.

Un esprit moderne trouvera certainement ces détails byzantins. Mais dans le monde clos de la Cour, ils ne l'étaient absolument pas. Au reste, à l'instar du degré d'abaissement du bonnet du premier président, les révérences de cour étaient, elles aussi, plus ou moins profondes et nombreuses en fonction de la qualité de la personne à qui on la faisait. Plus que la simple marque de politesse, il faut voir là la manifestation d'un code social et politique extrêmement rigide et structuré.

Aux yeux de Saint-Simon, la création de ce "rang intermédiaire", qui est lui-même un bâtard issu du rang de prince du sang et de celui de pair de France, est une authentique infamie. De toute la légitimité de sa lignée, de toute la fidélité au Roi manifestée par son père au mépris de ses propres intérêts, le mémorialiste se sent bien plus aristocrate que ne le seront jamais les enfants adultérins de Mme de Montespan. Sans doute était-il incapable de le formuler de cette manière puisque les bâtards, par leur père, touchaient à la fonction royale d'essence divine, qu'un homme comme Saint-Simon ne saurait attaquer. Mais le mémorialiste dispose de cette arme sans égale qu'est l'art du conteur pour nous faire part de sa révolte et, il faut bien l'avouer, nous faire rentrer dans son camp. Et il ne s'en prive pas.