''Johnny Blues'' ''Traduction : Claude Seban.''

Certains critiques ont osé l’impensable et déclaré que Joyce Carol Oates, Américaine pur sang enseignant la littérature à l'Université de Princeton, parvenait à insuffler à l’ensemble de son œuvre une rigueur qui n’est pas sans rappeler le père de la Comédie Humaine, Honoré de Balzac. De fait, après lecture de « Johnny Blues », on n’est pas loin d’en être convaincu : rigueur implacable, sens poussé du détail qui vibre, cruauté certes, cruauté froide et rageuse mais aussi tendresse résignée envers les faiblesses de l’âme humaine.

Et aussi, pour l’intrigue, un point de départ plutôt banal : dans une petite ville de l’Est américain, un adolescent de seize ans tire sur l’amant de sa mère et le tue. Tout l’accuse et d’abord, et surtout, l’arme du crime, un Colt 11,43 dont il a cherché à se débarrasser en le jetant dans une rivière qui, malheureusement pour lui, était gelée à ce moment-là. En ces années soixante qui s’achèvent pour les USA dans le sanglant guêpier du Viêt-Nam, John Reddy Heart – tel est le nom de l’adolescent meurtrier – affronte deux procès. Le premier n’aboutira pas « pour vice de forme, » l’un des membres du jury ayant clamé bien haut (et à genoux parce qu’exaltée religieuse) sa certitude de ne voir, dans l’acte du jeune homme, que le bras vengeur de Dieu. Quant au second et en dépit des prévisions pessimistes de son propre avocat, il l’acquittera. Condamné cependant pour des chefs d’inculpation mineurs comme vol de voiture, violences contre les forces de l’ordre, etc …, Johnny sera incarcéré pour un temps dans un Centre de Redressement avant de revenir terminer ses études à Willowsville. Puis, ayant obtenu son diplôme, il quittera cette bourgade aisée de l’Etat de New-York afin de tenter de reconstruire sa vie ailleurs.

Entretemps mais sans le savoir, John Reddy Heart sera devenu, pour tous ses condisciples et jusqu’aux plus snobs d’entre eux, une véritable légende. Les filles surtout seront toutes tombées amoureuses de lui et certaines auront clamé haut et fort avoir été pour lui plus que de simples relations de lycée. Les garçons, quant à eux, le placeront dans leur Panthéon personnel parce que, finalement, « Johnny avait fait ce qu’il avait à faire. »

La première partie du roman – la plus longue – relate exclusivement la façon dont ces jeunes ressentent et voient non seulement l’« affaire » mais aussi la famille Heart au grand complet. Si John a tiré en effet, c’était pour défendre sa mère, la belle, la douce, la merveilleuse Dahlia Heart, surnommée « le Dahlia Blanc » parce que jamais, de mémoire de Willowsvillien, personne ne l’avait vue jamais habillée autrement qu’en blanc. Sa chevelure elle-même s’apparentait au blond platine d’une Jean Harlow. Une veuve qui, ainsi que le lui permettait sa qualité de veuve, flirtait avec certains hommes de la ville, parmi les plus riches et les plus influents, toujours. (La demeure où Dalhlia résidait avec ses enfants lui avait d’ailleurs été léguée par le colonel Edgihoffer, l’une des personnalités du lieu, qui l’avait rencontrée à Las Vegas où, pour nourrir ses enfants, elle exerçait la profession de croupière.)

Outre Johnny, l’aîné, celui qui, alors âgé de 11 ans, conduisait la Cadillac de sa mère lorsque toute la famille avait investi le 8, Meridian Place, Dahlia avait encore deux autres enfants, plus jeunes : Farley, qui deviendra un authentique génie de l’informatique ainsi qu’un redoutable homme d’affaires et Shirleen, laquelle entrera dans les ordres et y mènera une vie exemplaire toute entière consacrée aux autistes.

Et puis, il y avait le père de Dahlia, un vieux texan à l’allure aristocratique, Aaron Leander Heart, joueur de poker émérite, grand buveur de whisky, fine gachette et futur créateur de « L’Arche de Verre », œuvre représentative, dira-t-on, de l’art contemporain américain.

On comprend que, avec de telles figures, une famille aussi atypique ait très vite fasciné les enfants des familles bien-pensantes de Willowsville. D’instinct, ils comprirent, mais sans se l’avouer jamais consciemment, que c’était John Reddy qui y tenait le rôle du Père. Et cette découverte allait encourager leurs fantasmes, à eux dont le père était justement trop souvent absent de leur vie, trop occupé à « réussir » et à travailler pour leur garantir un certain train de vie.

Jusqu’au bout, jusqu’à cette trentième réunion des Anciens du Lycée de Willowsville où, vieillis, fatigués, désenchantés, mais conformément à la tradition des écoles et universités américaines, ils se retrouvent pour évoquer leur jeunesse disparue, les ex-condisciples de John Reddy Heart fantasmeront ainsi sur sa personnalité, sur sa famille, sur sa destinée … Et comme ils auront passé l’essentiel du roman à l’imaginer et à le voir là où il n’était pas comme là où il aurait pu être, ils continueront ce soir-là, avec un désespoir touchant, à guetter son arrivée. Millicent Leroux l'a invité : alors, pourquoi John Reddy ne viendrait-il pas ? …

Non, il n'est pas possible que, finalement, John Reddy ne ressente envers eux que la plus pure, la plus douce et la plus cruelle des indifférences ... :o(

Tous ceux qui ont regardé les sempiternelles séries américaines à la TV, surtout celles qui ont pour cadre ces petites villes bien proprettes que Tim Burton caricature dans son "Edward aux Mains d'Argent", tous ceux-là comprendront sans effort que, pour Joyce Carol Oates, le style de vie de l’Américain-modèle, c’est-à-dire du Blanc-protestant-anglo-saxon de bonne famille (le WASP), n’est qu’une course plus ou moins débridée vers le néant. Pas une seule fois, sauf peut-être à la fin, lorsque la chose semble inutile, ses « héros » ne font mine de s’éloigner de la voie qui leur a été tracée par leur éducation. Pas même Veronica Myers, devenue comédienne. Pas même Evangeline Fesnacht, auteur littéraire pourtant réputé et peut-être le personnage le plus lucide du groupe. Mais, bien certainement, aucun des personnages masculins – à l’exception de Johnny, bien sûr.

John Reddy fut un fantasme collectif, un fantasme qui permit à ses condisciples de s’imaginer que, sans renoncer pour autant aux avantages de leur statut social dans « la vie réelle » (l’expression revient souvent dans le roman), ils vivaient une existence riche en émotions et en audaces de toutes sortes. Mais le lecteur, qui, lui, a lu la seconde partie, consacrée au seul John Reddy, sait bien que cette vision n’est qu’une illusion – et qu’elle est destinée à le demeurer. Parce que, quelque part, c’est mieux comme ça. Parce que, dans « la vraie vie », si les John Reddy Heart s’en sortent toujours, d’une manière ou d’une autre, les petits-bourgeois bien-pensants, eux, n’ont pas cette chance. ;o)