Ce ne fut qu'une semaine plus tard que les deux Anglaises reparlèrent de cette après-midi si bien remplie :

... ... Comme je revoyais les scènes une à une (alors que j'écrivais ma lettre à mes amis), la même sensation angoissante de rêve et d'irréalité m'envahit à tel point que je cessai d'écrire et dis à Miss Jourdain : "Pensez-vous que le Petit Trianon soit hanté ?" Sa réponse fut rapide : "Oui, je le pense." Je lui demandai où elle avait eu cette impression. Elle me dit : "Dans le jardin où nous avons rencontré les deux hommes mais pas seulement là."

Elle m'avoua ensuite son sentiment de dépression et d'anxiété qui avait commencé au même point où cela s'était produit pour moi*, et comment elle avait essayé de ne pas me le montrer. En en reparlant, nous réalisâmes pleinement pour la première fois l'aspect théâtral de l'homme qui s'était adressé à nous, le caractère inadéquat de la cape drapée en une chaude après-midi d'été**, le côté inexplicable de son apparition et de sa disparition, la course excitée qui semblait se commencer et se terminer près de nous, et cependant demeurant toujours invisible, et l'extrême obstination qu'avait mise l'homme à nous faire aller d'un côté plutôt que d'un autre. ... ...

Mais ce n'est que trois mois plus tard qu'elles comprirent que, tant l'une que l'autre, elles n'avaient pas toujours vu la même chose. Ce qui les décida à coucher par écrit le récit de leur aventure.

De ce récit, il existe deux versions pour chaque demoiselle : toutes quatre sont reproduites intégralement dans "Les Fantômes de Trianon" sous les titres (M. 1) et (M. 2) pour Miss Moberly et (J. 1) et (J. 2) pour Miss Jourdain. Si les premières versions sont évidemment plus brutes, les deuxièmes ne sont pas à négliger tout à fait même si l'on suppose que, lorsqu'elles décidèrent de les reprendre, les deux Anglaises avaient déjà monté tout leur roman autour du personnage de Marie-Antoinette et de ses "actes de mémoire" supposés.

Toutefois, si Miss Moberly et Miss Jourdain deviennent parfois comiques dans leur acharnement à relier leur aventure avec la dernière reine sacrée à Reims, il n'en demeure pas moins certain que, le 10 août 1901, à Versailles, au Petit Trianon, il s'est bien passé quelque chose que la logique seule ne peut expliquer.

* : A rapprocher de ceci, dans le premier manuscrit de Miss Moberly :

" ...... mais à partir du moment où nous avions abandonné le sentier, un abattement extraordinaire m'avait envahie et, en dépit de mes efforts pour le chasser, il augmentait sans cesse. Il ne semblait y avoir absolument aucune cause à cela ... (...) Tout semblait anormal, même déplaisant ; même les bois derrière le Temple semblaient devenus sans relief et sans vie, comme les bois représentés sur une tapisserie. Il y avait un homme assis sur la balustrade du temple ; il tourna la tête et nous regarda. Ce fut le point culminant de ma vague de détresse ; cela fit naître en moi une angoisse véritable. ... ..."

** : le 10 août 1901 fut, de notoriété publique, l'une des journées les plus chaudes du siècle. A un point tel que des problèmes électriques touchèrent toute l'Europe ce jour-là.