Mephisto Traduction : Louise Servicen

Le seul reproche que l'on pourrait faire à "Mephisto", c'est un début un poil trop lent même si la scène d'ouverture se situe à une réception donnée par Goering et son épouse, c'est-à-dire alors que Hendrik Höfgen est déjà devenu l'acteur du IIIème Reich.

D'un autre côté, cette lenteur s'allie bien avec ses débuts provinciaux et cette sensation d'enlisement dans la petite-bourgeoisie de province - son milieu natal - qui l'étouffe à un point tel qu'il est prêt à faire n'importe quoi pour prouver au monde qu'il s'en est sorti.

Le premier acte par lequel le futur comédien marque sa volonté d'en finir avec son enfance minable, c'est son changement de prénom. Il troque donc un "Heinz" tout ce qu'il y a de plus banal pour le très raffiné Hendrik, méprisant au passage la forme "Henrik" qui avait convenu à un Ibsen mais qu'il jugeait pour sa part trop plébéienne.

Maintenant, a-t-il du talent ? Oui, c'est indéniable. Ses pires ennemis eux-mêmes - et il s'en fait pas mal - ne le lui dénient pas. Sur scène, Hendrik Höfgen est un grand, voire un très grand. Seul bémol - qui ne retentit qu'à la fin, après la représentation d'"Hamlet" : il n'a pas cette grâce innée qui permet au comédien d' "être" tout et n'importe qui. Sa personnification du prince de Danemark est bonne, certes mais elle ne transcende rien : pour une fois, Hendrik Höfgen n'habite pas son personnage, Hamlet le fuit et le nargue car Hamlet n'est pas, ne sera jamais du côté des vainqueurs.

Autant qu'un réquisitoire implacable contre la lâcheté et le carriérisme, le "Mephisto" de Klaus Mann est aussi l'histoire d'une fascination amoureuse, celle que l'auteur éprouvait pour l'acteur Gustaf Gründsgen. Car, derrière "Mephisto", c'est bien son ancien amant que Mann met en scène. Il nous conte sa sexualité trouble, orientée vers le sado-masochisme, son impuissance vis à vis des femmes qui, pour lui, symbolisaient la Mère, sa soif d'arriver tout au haut de l'affiche, son désir de puissance et de reconnaissance, ses petites manies, son opportunisme sans vergogne et toutes ses traîtrises : envers ses camarades de scène, envers ses amis, envers son épouse légitime et même, par la réplique finale, celles, encore à venir, envers ses maîtres du moment.

Hendrik Höfgen est comme ça : une belle machine sans âme, simplement préoccupée d'elle-même, encore d'elle-même et toujours d'elle-même.

En toile de fond, les dernières années de la République de Weimar et l'arrivée au pouvoir des Nazis. De la démocratie corrompue qui agonise jusqu'à la dictature arrogante qui va prendre sa suite, Höfgen oscille entre des professions de foi plutôt à gauche et l'amitié du maréchal Goering qui le présentera au Führer. Mais le pire, c'est que, foncièrement, il n'a d'opinion sincère que sur lui-même. Les tourments politiques et sociaux, en fait, il s'en contrefiche - à condition toutefois qu'ils ne nuisent pas à son ascension sociale. C'est parce qu'il se sent menacé dans son confort - matériel et moral - que Höfgen se donne aux Nazis, non parce qu'il partage leurs idées sur la race ou le communisme. Cet homme qui, sur scène, est un sublime "Méphisto", se révèle, dans la vie, un petit bonhomme égocentrique qui traverse l'une des plus grandes tempêtes de l'Histoire sans pratiquement en avoir conscience.

Précis, littéraire et pourtant simple, parfois brillant, le style de Klaus Mann n'a pas, pour les digressions, l'amour qui caractérise celui de son père. Ses personnages sont moins "kolossaux" mais gagnent en complexité même si, bien entendu, le romancier se refuse à rendre subtils l'infernal trio des dirigeants nazis. Cà et là cependant, il nous laisse entendre que Goering (jamais appelé par son nom dans le roman mais toujours désigné sous le terme "l'Obèse" comme Goebbels est "le Boiteux") est bien plus intelligent et même bien plus ouvert qu'il ne veut le paraître.

Enfin, ce témoin privilégié rétablit l'Histoire en toute innocence, bien avant qu'elle ne soit réécrite. Il nous donne en effet du peuple allemand aux prises avec le Nazisme un portrait dépourvu de tout manichéisme. Après avoir lu "Méphisto", on comprend mieux pourquoi, après la guerre, la RFA fit grise mine devant les ouvrages de Klaus Mann : ce qu'il dépeignait ne correspondait pas tout à fait à ce que les vainqueurs voulaient imposer comme seule et unique vision de l'Allemagne hitlérienne. S'il n'y avait que cela dans Méphisto", ce roman vaudrait déjà d'être lu. Mais on y trouve aussi le talent d'écorché vif et l'humanité d'un écrivain qui mérite au moins autant que son père d'être cité avec honneur dans l'Histoire de la Littérature mondiale. Lisez, vous ne serez pas déçu. ;o)