_Evanguelie ot Palatcha__ --Traduction : Pierre Léon__

Bon, je n'irai pas par quatre chemins : si les USA ont Ellroy, la Russie, elle, possède les frères Vaïner. Et croyez-moi, j'assume pleinement ce que j'écris.

Tout d'abord, un narrateur qu'on n'est pas près d'oublier tant il symbolise toute l'horreur - et toute l'ambiguïté - du Mal : Pavel Egorovitch Khvatkine. En toile de fond, l'URSS de Staline et une analyse politique et morale qui trouve le moyen de tenir le lecteur en haleine pendant sept-cent-soixante-dix pages en Folio Poche. Et par là-dessus, ingrédient suprême, ce souffle, cette ampleur,cette folie qui n'appartiennent qu'à la littérature russe.

Au début, je redoutais un peu que, en raison de leurs origines juives, les frères Vaïner ne suivissent la mode universelle actuelle : à savoir se poser en juges d'un peuple et culpabiliser celui-ci à outrance. iMea maxima culpa /i: pas plus qu'ils ne veulent renoncer à leur judéité, les deux romanciers n'entendent renier leur héritage russe. Les frères Vaïner sont juifs ET russes ou russes ET juifs, l'ordre importe peu : le "ET" par contre est essentiel.

Certes, ils ont choisi de démonter l'affaire des Blouses blanches, à laquelle seule mit fin la mort (l'assassinat ?) de Staline. Ils le font d'ailleurs avec une virtuosité, une maîtrise ! ... L'autre jour, à propos de "L'Historienne et Drakula", j'évoquais la difficulté, pour un auteur, de dominer la pratique du "retour en arrière" et du récit parallèle. J'ajouterai que Mme Kostova pourrait demander des leçons aux frères Vaïner : ce qu'ils font, c'est du grand, du très grand art !

Pour vous aider à vous repérer (un peu) dans cette épopée noircissime, en voici la trame centrale :

Devenu un honnête professeur de Droit rangé des voitures sous Brejnev, l'ancien lieutenant-colonel du MGB, Pavel Egorovitch Khvatine, qui fut la "tête pensante" du montage de l'affaire des Blouses blanches, se voit, un soir de beuverie, rattrapé par son passé. Un individu démoniaque - il m'a fait penser au "Maître et Marguerite" de Boulgakov - l'interpelle en lui disant qu'il est "le Machiniste, le gardien des fourneaux de l'Enfer" et qu'il vient lui réclamer des comptes.

Forcément, notre Pavel Egorovitch, qui est pourtant doté d'une nature tout à fait exceptionnelle de professionnel de l'assassinat, est un peu ébranlé. Et, entre deux bouteilles de vodka, les souvenirs reviennent : la Loubianka et ses bureaux, le knout, les tortures, les huiles du parti, le doute et la suspicion incessants, même et d'abord chez les bourreaux, l'ombre éternellement planante du Saint-Patron, l'amour de Pavel pour Rimma, la fille d'un scientifique juif arrêté pour complot, la naissance de leur fille, Maïka, la haine que celle-ci a développée envers son père - il aime tant à être haï, Pavel Egorovitch ... - et maintenant ce Magnus Truc-Machin-Chouette, ce Juif-Allemand de l'Ouest qui veut épouser Maïka et qui vient aussi réclamer des comptes pour un obscur rabbin jadis assassiné à la Loubianka - "comme tant d'autres", fait remarquer Pavel Egorovitch qui a, au début, bien du mal, à se rappeler cette silhouette-là ...

Depuis Ellroy, je le répète, je n'avais pas vu, dans le genre polar socio-politique, une telle réussite. C'est noir, mais d'un noir somptueux, l'intrigue est encore complexifiée par les retours en arrière mais c'est si bien construit que le lecteur ne s'y perd pas un seul instant, la leçon d'Histoire est superbe et sa conclusion, d'une humanité et d'un cynisme qui suffiraient à prouver, s'il en était encore besoin, l'intelligence aiguë de ses créateurs, l'humour est cruel, noirissime, russe, la chute, on n'en voudrait pas d'autre ... Quant à Pavel Egorovitch ...

... Il entre de plein pied au Panthéon des Affreux du Polar - et de la Littérature. Beau et en même temps répugnant, implacable et pourtant capable - une seule fois mais tout de même - d'un geste qui aurait pu lui coûter sa carrière et sa vie (un geste qu'il n'explique pas d'ailleurs et dont il ne parlera jamais à la principale intéressée dans l'affaire), ange déchu et serpent, Pavel Egorovitch charme et épouvante le lecteur.

Est-il le Mal absolu ? Laissons lui les (presque) derniers mots de l'histoire :

... ... Avant même que les cartes fussent distribuées, j'avais déjà tous les atouts en main. Parce que je serai toujours utile à quelqu'un. Aux communistes, aux capitalistes, aux antisémites, aux sionistes. Au KGB, à la CIA, aux Etats-Unis, à l'URSS, hier comme demain.

Un grand roman, je vous dis ! ;o)