Dobrý voják Švejk Traduction : Henry Horejsi

Rarement auteur aura si bien mérité le qualificatif de "pince-sans-rire." Car l'humour, chez Hašek, n'est ni lourdaud, ni grossier, ni même vraiment apparent. A l'image de son héros, ce brave homme de Chveïk, que les premières pages du roman cueillent le lendemain de l'attentat commis à Sarajevo contre l'archiduc-héritier d'Autriche-Hongrie, il avance bien tranquillement, s'arrête pour admirer les beautés du paysage, discute éventuellement le bout de gras et passe son temps à faire des "déclarations respectueuses" aux gradés qui défilent.

Il est si fin en fait qu'il contraint souvent le lecteur à suspendre sa lecture et à se relire afin de mieux le saisir.

Anarchiste, il n'épargne rien ni personne et surtout pas l'armée. Mais c'est quand il s'attaque à la religion, avec l'inénarrable personnage du Feldkurat (= aumonier) dont Chveïk est un temps l'ordonnance empressée, qu'il atteint, à mon sens, à ses plus hauts sommets, un Everest d'absurdité matoise et cynique qui aurait émerveillé Jarry.

Tout l'art de Hašek tient d'ailleurs en l'habileté avec laquelle il brosse le portrait de Chveïk, sur lequel ni ses chefs, ni ses lecteurs ne parviennent vraiment à se faire une opinion tranchée.

Chveïk est-il un benêt, un peu simplet sur les bords, qui dit et fait des choses énormes d'audace et d'insolence sans se rendre compte des dangers que cela lui fait courir ?

Ou bien est-il un phénomène de ruse et d'opportunisme qui, sachant parfaitement qu'il ne pourra échapper au conflit qui va endeuiller l'Europe entière, décide de courber les épaules, de faire le dos le plus rond possible et de mettre à profit la sottise et la rigidité d'esprit de l'administration autro-hongroise ?

A moins que Chveïk ne soit fou, purement et simplement. Mais, sur ce point-là non plus, les personnages qui l'entourent comme les lecteurs qui lisent leurs aventures ne parviennent pas à trancher.

Au-delà du mystère de la personnalité chvéïkienne, demeure un livre unique - je n'en ai jamais lu de semblable - d'une gaieté insolite, où la tragédie de la Grande guerre se dissout peu à peu dans l'absurdité des raisonnements de ceux qui la déclarèrent, et qui porte témoignage des trésors de philosophie, d'humour et de cynisme dont le peuple tchèque dut faire montre pour survivre aux longues années de colonisation qu'il traversa. ;o)