Traduction : Charles Baudelaire.

L'oeuvre de critique d'Edgar Poe, sa passion pour tout ce qui, dans la jeune littérature américaine, faisait montre d'originalité et d'ardeur novatrice, lui vaudraient certainement une place "normale" dans notre rubrique "Littérature made in USA" si l'ensemble de ses textes, poèmes, contes et nouvelles, n'était intégralement imprégné de fantastique.

Un fantastique qui, parfois, peut rappeler le sens du grotesque d'un Hoffmann ou les féeries d'un Nodier ou d'un Walter Scott, mais qui, déjà, galope loin devant ces grands noms. Car le fantastique et l'horreur que distille l'univers de Poe prend ses racines non plus dans des entités maléfiques extérieures à l'être humain : c'est des angoisses et des fantasmes les plus noirs de celui-ci qu'il se nourrit.

Même une nouvelle policière, comme le "Double Assassinat rue Morgue", dominée qui plus est par cet ancêtre de Sherlock Holmes qu'est le chevalier Dupin - c'est-à-dire par le raisonnement le plus logique - se pare des couleurs de l'épouvante avec cette maison isolée, ces deux femmes qu'on devine vivant en recluses (par avarice ? par folie ?), ce cadavre fourré la tête en bas dans le conduit de cheminée et cet assassin si peu conforme au criminel habituel.

Dans "Le Scarabée d'Or", si célèbre et qui nous conte en fait une histoire de pirates, c'est une tête de mort qui, la première, fait parler le fameux parchemin. Le "Manuscrit trouvé dans une bouteille" laisse présager les profondeurs monstrueuses que vénéreront Hodgson, puis Lovecraft et la fin de "La Vérité sur M. Valdemar" a, quant à elle, quelque chose de purement lovecraftien avant la lettre.

La Mort triomphe partout. Et si, quand Poe brode sur le thème du mesmérisme, elle demeure somme toute "normale", elle dévie carrément avec ces nouvelles nécrophiliques que sont "Morella", "Ligeia" et bien sûr, dans les "Nouvelles Histoires Extraordinaires", les sublimes "Bérénice" et "La Chute de la Maison Usher." En outre, dans la majeure partie de ces nouvelles, le fantasme oedipien, s'il reste plus ou moins discrètement à l'arrière-plan (sauf dans "La Chute ..." ou "Metzengerstein") s'impose avec tout autant de puissance.

Avec une efficacité de raisonnement peu ordinaire, Poe se penche sur les angoisses qui le rongent - qui nous rongent. On dirait presque qu'il ne se soucie que de l'aspect le plus noir de sa personnalité et le thème du double, si cher au fantastique allemand, s'exprime chez l'auteur américain avec une richesse, une amertume et une terreur rarement égalées depuis lors. Folie, schizophrénie, hallucinations, alcoolisme, désirs de meurtre, sexualité trouble, Poe a pratiquement sublimé chacun de ses démons.

Il lui est même arrivé - comme dans la "Petite discussion avec une momie" - de faire sourire son lecteur à moins que, comme dans "Colloque entre Monos et Una" ou "Puissance de la Parole", il ne l'entraîne dans une discussion philosophique et spirituelle.

Mais toujours, il revient à l'ombre et à ce qui y attend, patient et silencieux et quand, par exception, il donne à une nouvelle aussi éprouvante que "Le Puits et le Pendule" une fin heureuse, on a peine à croire à celle-ci.

De Shakespeare, on a dit que son oeuvre contenait l'univers entier. D'Edgar Allan Poe, on peut prétendre sans exagération qu'il a enfermé dans son oeuvre, laquelle paraîtra pourtant bien froide aux amateurs de gore, la totalité des terreurs humaines. Et cette réussite relève du génie pur et simple. ;o)