The Confessions of Nat Turner Traduction : Maurice-Edgar Coindreau

De format beaucoup plus modeste que "Le Choix de Sophie", "Les Confessions de Nat Turner" suscita la polémique parce que Styron s'était refusé à occulter le côté "illuminé religieux" de son héros. Pour les bien-pensants, Turner devait être exclusivement un révolté social, le premier qui brava la Mort pour dénoncer le statut des esclaves noirs dans le Sud des Etats-Unis. Le personnage devait s'arrêter là et c'est sur cette réputation tronquée que l'on devait lui tisser des lauriers.

D'emblée, Styron refusa le mensonge et s'attaqua à restituer Nat Turner tel qu'il fut - ou, en tous cas, tel qu'il parvint à le reconstituer au gré des témoignages.

Enfant précoce, fils d'un Noir évadé et d'une domestique si bien intégrée à la famille blanche qui l'avait élevée qu'elle fut enterrée dans son cimetière, Nathanael Turner savait lire dès quatre ans. L'entourage de son maître, Samuel Turner, l'y avait grandement encouragé car Samuel croyait que, tôt ou tard, il faudrait bien éduquer les esclaves et réviser leur sort. Ce que n'avait malheureusement pas prévu ce Blanc que Nat évoque toujours avec un curieux mélange de tendresse et de mépris, c'est que sa fortune diminuerait tellement qu'il lui faudrait vendre ses possessions.

Ce fut ainsi que Nat se retrouva simple marchandise dans les mains d'un pasteur homosexuel puis, de hasard en hasard, entre celles d'un fermier redneck- c'est-à-dire l'un de ces "pauvres Blancs" dont parle Margaret Mitchell dans "Autant en emporte le vent" - la plus basse caste blanche dans le Sud esclavagiste.

Elevé dans la certitude qu'un jour, il ferait quelque chose de grand - et si Samuel Turner avait pu le conserver, il est vraisemblable que Nat aurait été affranchi un jour ou l'autre, avec un métier dans les mains - notre héros, qui est fier, est ramené à la réalité sordide, cruelle, injuste de l'esclavage, que Styron décrit sans aucune complaisance. Pour le soutenir, un seul viatique : la prière. Avec la lecture, Mrs Turner avait aussi enseigné au petit Nat la Bible et les chants religieux.

Sorti de la prière et de la méditation, Nat n'a rien. Pire : à ses propres yeux, il n'est rien. Sa sexualité, assez trouble, partagée entre un attrait naturel pour l'homosexualité et le désir (plus conventionnel) des femmes blanches que lui inspire la conscience de sa condition, ne s'exprime que de façon très minimale. Et, comme de juste, cette retenue de l'instinct en fait un orateur très recherché qui, peu à peu, va prêcher la colère divine s'abattant sur les Blancs.

Styron a choisi la première personne pour rédiger ces "Confessions ..." Grâce à une écriture particulièrement intelligente et sensible, il parvient à mettre à jour les contradictions dont est tissé le caractère de son personnage principal - comme d'ailleurs celui de la majorité des hommes. Nat, par exemple, admettra de bonne grâce avoir ordonné le massacre de personnes qu'il n'avait aucune raison de détester et qui, même, avaient fait preuve de bonté envers lui. Il déclare lui-même à son avocat être dans l'impossibilité d'expliquer le phénomène autrement que par la volonté de Dieu.

Mais Styron fait mieux : il rend le lecteur solidaire de Nat (notamment quand il évoque les conditions de l'esclavage, les pratiques de certains Blancs et Noirs, etc ...) tout en le contraignant à le désapprouver dans son délire mystique. Pour un agnostique - blanc ou noir d'ailleurs - le propos est d'ailleurs très clair : Nat Turner le Noir a été contaminé par l'idéologie religieuse biblique. D'autres, qui n'étaient ni esclaves, ni considérés comme moins que rien, se sont laissés prendre à ces redoutables sirènes. N'est-il pas normal dans ces conditions que Nat, dont l'intelligence ne fait aucun doute mais que la "rupture" forcée avec cette image paternelle que représentait pour lui Samuel Turner et plus encore les conditions dans lesquelles elle survint ont forcément fragilisé à outrance, ait sombré lui aussi ? ...

Roman subtil, roman dérangeant à plus d'un titre, "Les Confessions de Nat Turner" rappelle que, bien avant la guerre de Sécession, le Sud se divisait entre partisans de l'esclavage et adeptes d'un retour à la liberté pour les Noirs. Il démontre aussi combien ces deux visions, si dissemblables qu'elles fussent, étaient aussi utopiques l'une que l'autre. Les songeries de Nat Turner, ces pensées qui tournent en vase clos, se heurtent aussi bien à l'une qu'à l'autre. A sa manière, Nat aura cherché une troisième voie - qui s'ouvre sur la Mort, la sienne et celle de parfaits innocents. Peut-être en existe-t-il une autre mais le Sud - et l'Humanité à travers lui - finira-t-il par la découvrir ? Styron en doute - et son lecteur aussi. Mais il a le mérite de prouver une fois encore que, Blanc ou Noir, l'Homme est assailli par les mêmes démons.;o)