Sophie's Choice Traduction : Maurice Rambaud

S'il est un point commun aux grands écrivains sudistes américains, qu'il s'agisse de William Faulkner ou de Thomas Wolfe, pour ne citer que ces deux-là, c'est leur rapport tout à fait singulier avec le Temps. La paresse à la fois moelleuse et sauvage dont ils enveloppent leurs romans, cette indolence qu'ils exsudent avec la force d'un mirage destiné à leurrer le lecteur, font en général de leurs textes de longs, très longs fleuves semés d'écueils et de fleurs déracinées que l'on redescend ou remonte avec passion ou exaspération mais jamais dans l'indifférence.

"Le Choix de Sophie", qui présente des épisodes autobiographiques (la figure du père du narrateur, les démêlés de ce dernier chez McGraw-Hill, le récit des ses déboires amoureux et sexuels ...), a bien quelques longueurs. Mais elles s'expliquent en partie par l'effort de réflexion auquel se soumet l'auteur - et auquel, bon gré mal gré, il contraint son lecteur.

Alors que, pour des raisons pratiques - il vient d'hériter d'une somme rondelette et espère pouvoir se consacrer ainsi pendant de longs mois à l'écriture du roman qu'il ambitionne - Stingo, le jeune narrateur de 22 ans, emménage dans le "Palais Rose" de Yetta Zimmermann, il est témoin d'une scène de ménage particulièrement odieuse entre deux de ses co-locataires : Nathan Landau et Sophie Zavistowska. A l'issue de cette scène, Nathan plante là la malheureuse et quitte la pension.

Mais le lendemain, il est de retour et, peu à peu, en apprenant à mieux connaître l'un comme l'autre de ses nouveaux amis, Stingo comprend que ces deux-là sont unis pour le meilleur comme pour le pire.

Lorsque, selon le mot d'un autre co-locataire de Yetta, Morris Fink, Nathan se transforme en "golem", c'est avec une cruauté inouïe qu'il reproche à Sophie, la Polonaise, la catholique, la non-juive, l'Aryenne, d'avoir survécu à l'enfer d'Auschwitz. Pourtant, ainsi que le lecteur commence à le pressentir très tôt dans le roman, il eût sans doute mieux valu pour la jeune femme qu'elle mourût là-bas, près des crématoires nazis.

Avec une intégrité qui en a certainement gêné plus d'un à la sortie du livre, Styron passe au crible des sentiments aussi dérangeants que la culpabilité, le masochisme, la passivité morale et intellectuelle. Mais surtout, il nous pose - et nous impose peu à peu - une question bien lourde : "Qu'eussiez-vous fait, vous ?" Et bien entendu, il expédie dans les cordes tous ceux qui, parce qu'ils appartiennent à telle religion ou à telle ethnie, décrètent, du haut de leurs certitudes bien-pensantes : "Moi, je serais mort plutôt que de ... ou que de ... Moi, j'aurais été un juste. Moi, j'aurais agi noblement, sans un seul regret, sans une seule hésitation."

Si Styron ne cherche en aucune manière à excuser (encore moins à justifier) les horreurs et les lâchetés de la Drôle de guerre en Europe, son anticonformisme quasi viscéral l'empêche en parallèle d'admettre les jugements a posteriori portés par ceux qui y survécurent et plus encore par ceux qui jugèrent et tranchèrent sans jamais avoir connu d'Auschwitz ou de Birkenau autre chose que leur nom.

Un grand roman, qui ouvrait la voie aux "Bienveillantes" de Jonathan Littell.