Quand je l'ai relu tout récemment, j'ai passé pratiquement ma journée à dévorer ce roman. Comme la première fois où je l'avais lu, "Le Rouge & le Noir" m'est apparu comme l'un des plus grands romans jamais écrits.

Pour être franche, je n'ai jamais très bien compris les reproches de "sécheresse" qu'on faisait au style stendhalien. C'est vrai que ce romantique se distingue avec éclat des délires hugoliens et qu'il n'a pas les tics irritants des auteurs de feuilletons comme Balzac. Avec lui, il n'y a pas non plus ces affreuses plongées dans le mélodrame larmoyant qui - à mes yeux en tous cas - décrédibilisent un roman aussi puissant pourtant que "Le Père Goriot." Bref, avec Stendhal, le lecteur contemporain s'y retrouve tout en sachant très bien, habileté suprême, qu'il a devant lui un auteur du XIXème.

La qualité majeure de Stendhal, c'est son art de conteur. Celui-ci ne doit jamais lasser, surtout pas s'il s'autorise des digressions. Et Stendhal, tout au long des 512 pages du Livre de Poche, ne lasse pas un seul instant. Ses descriptions, sans être minimalistes, vont droit à l'essentiel - et l'on sent en lui l'amour qu'il portait aux paysages franc-comtois. Son analyse des personnages est précise, "scalpellisée" et impitoyable. Paradoxe étrange, lui qui a imposé au moins deux types "romantiques" - Julien Sorel et Fabrice del Dongo - les a façonnés comme des êtres changeants, qui ne cessent d'évoluer.

Julien par exemple nous est tout d'abord montré comme une espèce de jeune arriviste dominé par la Haine. On peut ici utiliser la majuscule car Julien ne vit que pour haïr. Il flambe de haine : haine contre son père (et on la partage très vite !), haine contre ses frères (deux abrutis), haine contre la société sous le règne de Charles X (où régnait à nouveau la loi des castes que l'épopée napoléonienne avait envoyée au diable), haine de l'Autre de façon générale (car, ayant grandi dans un milieu qui ne le considérait que comme une machine à raporter quelque chose, Julien ne peut tout simplement pas concevoir qu'on puisse s'intéresser à lui par amitié ou amour). On finit même par se demander si Julien Sorel ne se hait pas lui-même ...

Il y a, chez ce garçon séduisant, intelligent, prompt à apprendre et désireux de se faire une place au soleil, une forme d'autisme terrible qui finira par le mener à sa perte - une perte que cet idéaliste forcené accueille pratiquement comme une délivrance. Mais en dépit des apparences, qui pourraient laisser croire que son caractère ne se modifie pas au cours du roman, Stendhal convie son lecteur à enregistrer de menus détails qui, un à un, le recomposent subtilement de façon telle que le Julien Sorel final est bien plus grand, bien plus "pur" et tout aussi vrai que le Julien Sorel du premier chapitre.

Autre exemple singulièrement frappant : le caractère entier et pourtant incroyablement instable de Mathilde de La Mole, laquelle paraît souffrir d'une exaltation proche de la maladie mentale.

Rappelons les grands traits de l'intrigue :

M. de Rênal, le maire de Verrières, une petite ville de Franche-Comté, veut à tout prix un précepteur pour ses trois fils. Non tant d'ailleurs pour les instruire que pour contrarier son grand rival, M. de Valenod, que le retour des Bourbon a tiré de la misère où il croupissait avec sa famille. Ayant entendu dire, par le curé Chélan, le plus grand bien du jeune Julien Sorel, le dernier des trois fils du menuisier local, Rênal lui propose la place et disons à la décharge du maire qu'il refusera de verser le salaire du jeune homme à son rapace de père.

Installé chez les Rênal, Julien, qui est ombrageusement fier et prend chaque mot, chaque regard qu'on lui adresse pratiquement pour une insulte, se met en tête de séduire la maîtresse de maison. Non qu'il l'aime mais parce qu'il estime que cela serait, chez lui, une marque de caractère et de courage.

L'inévitable arrive et, au grand étonnement de Julien (qui est souvent d'une naïveté extraordinaire quant à ses ressources personnelles), non seulement sa maîtresse semble vraiment tenir à lui mais lui-même éprouve envers elle un sentiment bien plus fort qu'il ne se le serait imaginé.

Mais les gens jasent, la chose est inévitable. Mis au courant par des lettres anonymes qu'il tente en vain d'ignorer, M. de Rênal est bien obligé d'évoquer ses soupçons. Les amants décident de ne plus se revoir et le curé Chélan expédie Julien au séminaire de Besançon.

C'est là que Julien se lie d'amitié avec le directeur, l'abbé Pirard. Comme celui-ci, homme intègre et rogue, est d'obédience janséniste alors que le reste du séminaire en tient pour les Jésuites, on ne saurait dire que le choix de Julien soit heureux. Pourtant, c'est par l'entremise de l'abbé Pirard qu'il va être mis en relation avec le marquis de la Mole, descendant de Boniface de La Mole qui, au XVIème siècle, avait été l'amant de la Reine Margot et qui, pour avoir tenté d'enlever Henri III et le duc d'Alençon, avait été condamné à avoir la tête tranchée en place de Grève.

Le marquis cherche un secrétaire et Julien entre dans la place. La Chance l'y attend mais ... saura-t-il la saisir ? ...

Même si l'on connaît l'issue fatale de ce roman, on est pris par le récit, on s'entête à y avancer pas à pas, on ne veut pas en perdre une seule virgule. De façon très moderne, Stendhal glisse dans son texte des monologues intérieurs qui plongent le lecteur dans l'esprit même du personnage visé. Et puis, cette description au petit point de la société française, provinciale comme parisienne, à la veille de 1830 est un vrai régal de cynisme et de férocité.

Stendhal, un auteur scolaire ? ... Non, un romancier : et un grand. ;o)