Le Blog de Pierre-Alain GASSE

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vendredi 26 avril 2013

Soliloques - Le Testament - Exégèse


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Le point final à cette nouvelle a été mis en octobre 2007, époque à laquelle j'ai passé le cap des soixante ans. En écrivant sa première partie, c'est en quelque sorte à un bilan personnel auquel je me livrais par procuration. Certains y retrouveront même ici ou là des éléments d'autofiction.

J'avais depuis plusieurs mois le corps de la nouvelle, mais pas ses ressorts.

Il m'a fallu du temps avant de trouver la perspective d'outre-tombe donnée par la première phrase : "Ainsi donc, moi, Pierre Lafarge, je suis mort", qui confère à ce texte son caractère irréaliste ou légèrement fantastique, comme on voudra.

Il m'a fallu du temps encore pour trouver une chute qui fasse contre-poids au bilan de vie quelque peu prétentieux opéré par le personnage.

Et puis un jour enfin est venue l'idée de l'analepse finale et le recours comme ressort dramatique au catastrophique vol Paris-Charm-El-Cheik du 3 janvier 2004.

Le lecteur qui croyait assister à un éloge funèbre rédigé par un défunt plutôt imbu de lui-même se retrouve confronté au drame d'un père anéanti par la tragique disparition de toute sa famille.

Le discours post-mortem n'était qu'un projet de testament moral pas encore expédié et devenu caduc.

L'élaboration difficile de ce texte fait que son succès m'étonne encore. En effet, en cinq ans, elle s'est hissée au troisième rang de toutes les nouvelles que j'ai écrites.

©Pierre-Alain GASSE, avril 2013.

dimanche 31 mars 2013

Lorem ipsum, nouvelle noire et immorale



« Neque porro quisquam est qui dolorem ipsum quia dolor sit amet, consectetur, adipisci velit... »
(Il n'existe personne qui aime la souffrance pour elle-même, ni qui la recherche ni qui la veuille pour ce qu'elle est... ).
Cicéron, De Finibus Bonorum et Malorum (Liber Primus, 32)

Avant-propos

Sur la route nationale 137 Nantes-Rennes, avant Nozay, une inscription à la peinture blanche sur le tablier d'un pont intrigue le voyageur. Cela pourrait être un graffiti revendicatif, mais ce semble être du latin. Il s'agit en fait d'un faux-texte (tous les graphistes savent de quoi il s'agit, pour les autres, voir (1), œuvre illégale, pleine d'humour et non signée d'un artiste plasticien nantais, Blaise Parmentier(2). Voilà l'origine du titre de cette nouvelle.

I

Dolorès sortit de la chambre. Dans le lit défait, au milieu des draps froissés, un jeune homme couché sur le ventre, fesses à l'air, semblait reposer paisiblement. Elle y jeta un dernier coup d'œil, connaisseur et vaguement humide. Allons, l'heure n'était plus aux étreintes ni épanchements. Ils avaient eu tout leur temps pour cela.

Aujourd'hui était un autre jour. Et ce soir, ou demain ou plus tard, selon son bon vouloir, elle succomberait dans d'autres bras. Du moins, le croirait-on.

Dans l'entrée, elle resserra son imper autour de sa taille, en releva le col et ajusta son chapeau au jugé. Elle ne voulait pas que la lumière pût éveiller quiconque. Ses mains, en tâtonnant dans l'obscurité, trouvèrent ses escarpins Pigalle, abandonnés là hier au soir.

Tirant le pêne de la serrure, elle fit tourner à demi la lourde porte de chêne sur ses gonds ; ceux-ci gémirent légèrement et elle grimaça d'insatisfaction. Se glissant alors dans l'entrebâillement, elle referma aussi discrètement que possible.

Puis, chaussures à la main, dévala d'un pas léger le tapis rouge de l'escalier jusqu'à la grille du hall.

Même pas veuve, joyeuse et fière de l'être. 

S'encanailler chez les bourgeois, un rêve !

II

"En lingerie fine sous mon seul imper, ça te dirait ?" Aucun homme n'avait encore refusé cette proposition. Enfin, elle n'en était qu'à son deuxième. Mais l'envie de recommencer la titillait déjà.

Pour l'instant, il fallait qu'elle se dépêche. Pas question d'arriver à l'agence dans cette tenue. Le temps de repasser à son domicile, d'effacer les miasmes de la nuit et d'avaler quelque chose, elle risquait d'arriver en retard une fois de plus. Alors que Didier, son patron, envisageait de la prendre bientôt comme associée, ce n'était pas vraiment le moment ! De plus, elle avait aujourd'hui un gros budget à conquérir. Sa marque de chaussures préférée venait de se séparer d'un partenaire historique et leur avait confié sa nouvelle campagne web. S'ils remportaient l'affaire, c'était la consécration pour DB WebComAgency.

Elle héla un taxi. Remarqua que le chauffeur fixait avec intérêt ses jambes assez haut découvertes lors de sa montée et rabattit aussitôt les pans de son imper :

— Regardez plutôt la route, s'il vous plaît.

L'homme détourna le regard en silence.

Dolorès sortit son poudrier, l'ouvrit et jeta un regard appréciateur au miroir. Puis extirpa de son fourre-tout Muraille de Chine un flacon d'eau micellaire et des lingettes de démaquillage pour occuper au mieux le temps du trajet. Elle se sentait en pleine forme. La journée allait être bonne.

III

Elle le fut. Au terme de deux auditions entrecoupées de longues attentes pour entendre leurs concurrents dans les locaux parisiens de la célèbre marque de chaussures à semelle rouge, DB WebComAgency fut sélectionnée et son projet retenu. Dolorès avait passé la soirée à fêter au champagne l'événement avec son patron et quelques proches collaborateurs.

Ce matin, au saut du lit, la bouche légèrement pâteuse, elle passait en revue, à son habitude, les éditions du matin sur sa tablette numérique, quand dans "60 minutes" elle put lire ceci : "Un fils de bonne famille du 16e arrondissement retrouvé mort dans son lit. Le décès est inexpliqué et la famille a demandé une autopsie. Une enquête préliminaire a été ouverte". Elle sursauta.

Bien entendu, il n'y avait pas d'adresse, mais le reste concordait. Vu le contexte, on allait sans doute "chercher la femme", c'est-à-dire elle. Et de nos jours, un seul cheveu suffit à identifier un suspect. Autant dire qu'elle risquait de se retrouver dans la base des ADN des affaires non résolues si la cause de la mort n'était pas reconnue comme naturelle. Heureusement qu'elle avait pris ses précautions. De toute façon, elle avait rendez-vous chez son coiffeur à 10 heures, pour changer de tête. C'était prévu de longue date, mais ça tombait bien.

IV

Après une période de chômage assez longue et plutôt mal vécue, Dolorès Ibarzola, bi-nationale franco-espagnole, avait retrouvé du travail dans sa spécialité, la conception graphique, deux ans auparavant.

Dans l'intervalle, elle avait dû accepter toutes sortes de petits boulots, depuis secrétaire médicale, jusqu'à vendeuse en boulangerie, en passant par gardienne d'enfants et même promeneuse de chiens !

Curieusement, toutes ces expériences l'avaient désocialisée. Par honte ou excès d'orgueil, elle avait fui sa famille et ses anciens amis, ne s'en était pas fait de nouveaux, avait commencé à mener une vie marquée du double sceau du mensonge et du mystère. Pour ses proches, elle était toujours designer web chez ABC Concept. Pour les autres, elle inventait au gré des circonstances.

Sans enfant, en délicatesse avec son mari depuis de longs mois déjà, elle avait demandé et obtenu le divorce à ses torts, car il avait eu l'inconscience de la tromper chez eux avec la femme de ménage, une philippine sans papiers. Depuis, elle naviguait à vue d'aventure en aventure, libre d'attaches, laissant exploser une sexualité jusque-là refoulée. Cette fausse blonde de trente-huit ans, sexy en diable, n'avait vu et n'avait eu aucun mal à trouver des partenaires plus jeunes qu'elle, parfois beaucoup plus jeunes !

L'air du temps lui était venu en aide. Les "couguars" s'affichaient à la une de tous les magazines, on leur consacrait des études, des livres par dizaines. Les boîtes de courrier électronique débordaient de messages racoleurs à leur sujet. La société ne voyait plus que par ces femmes libérées de 35 ans et plus.

Elle s'était donc sentie socialement légitimée. Pourtant, un vieux fond d'éducation religieuse catholique avait fini par remonter. Elle avait alors commencé à culpabiliser, à craindre de rencontrer par hasard l'un ou l'autre de ses jeunes amants d'occasion, de croiser leur regard, d'affronter leur jugement.

V

Un jour, une évidence s'était imposée. Puisqu'elle ne voulait pas ou ne pouvait plus renoncer à ses galipettes avec ces éphèbes, il fallait que, leur office terminé, ses amants disparaissent ! Oui, mais comment ? Foulant aux pieds toute morale et déontologie, une idée machiavélique avait alors germé dans son cerveau enfiévré.

Elle avait effectué quelques mois plus tôt un remplacement dans un cabinet de cardiologie, en tant que secrétaire standardiste. Comme trop souvent, les codes d'accès au système informatique et aux bases de données des patients étaient simplistes, facilement mémorisables ou décodables et trop rarement renouvelés. Il lui fut donc aisé d'opérer une intrusion sur le serveur du cabinet, d'accéder aux fichiers qui l'intéressaient, d'effectuer un tri des malades les plus jeunes et même de trouver leurs adresses et numéros de téléphone.

Il ne lui restait plus qu'à les contacter d'un message aguicheur enregistré par voix de synthèse sur un téléphone portable qu'elle changeait après coup, pour qu'une fois sur trois ou quatre, la proie morde à l'hameçon et soit à sa merci.

La première fois, tout s'était déroulé à merveille. C'était un blondinet de vingt ans à peine, beau comme un dieu et armé comme Priape, mais atteint d'une valvulopathie cardiaque sérieuse. Les excitants lui étaient interdits et un exercice modéré recommandé.

Ils avaient fait l'amour à deux reprises, sans aucune trêve. Elle l'avait alors vu essoufflé, près de demander grâce, mais avait su faire ce qu'il fallait pour qu'il passe outre à la prudence et, lorsqu'il avait porté sa main à sa poitrine, elle l'avait chevauché de plus belle, comme une furie, avant que dans un dernier geste pour se libérer, il ne la renverse sur le côté. Trop tard, hélas !

Mais, quelle belle mort, non ?

VI

Le médecin de famille avait délivré le permis d'inhumer sans broncher : "infarctus du myocarde". Affaire classée. Qu'est-ce qui avait foiré, cette fois-ci ? La première partie s'était déroulée sans anicroche. Elle et son nouveau partenaire avaient fait l'amour à mort, et c'était tombé sur lui, comme prévu. Alors ? La famille, suspicieuse, comme le sont tous les riches ! Elle n'aurait pas dû s'aventurer dans les beaux quartiers ni se risquer à forniquer sous le toit familial. À présent, elle était dans de beaux draps !

Les flics allaient s'en mêler. Retrouver ce chauffeur de taxi qui l'avait reluquée. Tracer ses appels téléphoniques et ceux du défunt. Explorer sa vie diurne et nocturne. Ça sentait le roussi. L'heure était venue de changer d'air.

Dolorès prépara une gentille lettre de démission pour l'agence : "Didier, je suis désolée, mais j'ai rencontré il y a quelques mois l'homme de ma vie et il m'a mise au défi de tout quitter pour aller vivre avec lui au soleil. J'ai choisi. Mille excuses pour la campagne L. que je ne pourrai pas conduire, merci pour tout et bonne chance pour la suite. Je t'embrasse. Dolorès."

Elle ouvrit le premier tiroir de sa commode, en sortit son passeport espagnol, vérifia sa validité, compara son aspect actuel avec la photo, sourit de satisfaction, le joignit à son passeport français, entassa dans un sac différents vêtements, téléphona à plusieurs garde-meubles jusqu'à en trouver un qui accepte de débarrasser son appartement pour la fin du mois et remit sa clé dans la boîte à lettres du gardien avec les instructions nécessaires. Puis, elle prit le métro en direction de la porte de Bagnolet où se trouvait le terminus parisien d'Eurolignes pour Madrid.

Trois heures plus tard, pour moins d'une centaine d'euros en espèces, elle roulait en direction de la capitale espagnole, où elle débarqua au petit matin.

VII

L'analyse du téléphone portable du trépassé ne donna rien puisque Dolorès, après avoir écrasé la carte SIM à coups de pierre, avait jeté dans une benne celui avec lequel elle avait passé et reçu les appels concernés. La motorisation de la caméra de surveillance de ce secteur de l'Avenue de la Grande Armée était défaillante et elle ne filmait plus qu'en plan fixe du mauvais côté. Pas de chance.

Mais la police, par routine devant un décès troublant, fit toutes les poubelles du quartier ce matin-là. Les gens jettent encore rarement leurs vieux mobiles ; celui qu'elle trouva fut donc passé au peigne fin. D'après le numéro IMEI, elle put remonter au lieu de fabrication, puis au grossiste et au revendeur et tracer l'achat que Dolorès avait réglé par... carte bancaire ! Fatale distraction. Son adresse fut bientôt trouvée et la coïncidence entre son appartement vidé du jour au lendemain, ce téléphone et le décès brutal du jeune homme ne tarda à sauter aux yeux des enquêteurs. On voulait l'entendre comme témoin assisté, dans un premier temps.

Didier montra la lettre qu'il avait reçue. Mais la police croit rarement aux coïncidences. Un fichier trouvé à l'agence sur son ordinateur, allait aider les enquêteurs lancés sur sa piste. Un jour, elle s'était amusée à l'aide d'un shareware et du lorem ipsum(1) le plus courant à générer un faux-texte à partir de sa photo d'identité. Les policiers n'eurent qu'à opérer la manœuvre inverse pour obtenir un cliché assez fidèle qu'ils purent montrer à tous ceux qu'ils interrogèrent.

C'est ainsi qu'elle fut reconnue par le chauffeur de taxi qui révéla donc le lieu et l'heure à laquelle il avait chargé cette cliente en tenue intrigante : devant le domicile du décédé, vers quatre heures du matin. L'autopsie montra que la mort était survenue entre trois et quatre heures. Le rapport de cause à effet se confirmait.

Huit jours plus tard, une commission rogatoire internationale était établie au nom de Dolorès Ibarzola et transmise par Interpol à tous ses états membres.

Épilogue

L'autopsie du défunt du 16e mit en évidence une cardiopathie déjà sévère. Le légiste, comme l'expert requis, confirmèrent que dans ces circonstances, un usage immodéré du sexe allait provoquer la mort par infarctus.

Mais en l'absence de rapprochement avec le premier décès, ils ne purent établir qu'il s'était agi d'une arme létale, maniée par un Machiavel en jupons.

Et, finalement, le parquet décida de clore sans suite l'enquête préliminaire ouverte. La famille ne tenait pas plus que ça à ce qu'on révélât dans la presse que son jeune fils fréquentait des femmes qui avaient l'âge d'être sa mère, car en effet l'analyse des cheveux féminins retrouvés dans le lit avait montré qu'ils appartenaient à une personne de sexe féminin d'une quarantaine d'années.

Dolorès Ibarzola devrait donc pouvoir couler des jours paisibles, à défaut d'être heureux, quelque part en Espagne, si elle sait conjurer ses démons.

À moins que le remords ne fasse son office...

©Pierre-Alain GASSE, mars 2013.
Photo originale : Luke Ford, 2006 - TextoPix B. Vauléon, 2013.
Licence Creative Commons Attribution-Share Alike 2.5 Generic

(1) Texte sans valeur sémantique, permettant de remplir des pages lors d'une mise en forme afin d'en calibrer le contenu en l'absence du texte définitif. Généralement, on utilise un texte en faux latin (le texte ne veut rien dire, il a été modifié), le Lorem ipsum ou Lipsum, qui permet donc de faire office de texte d'attente. L'opérateur sait au premier coup d'œil que la page contenant ces lignes n'est pas valide, et surtout l'attention du client n'est pas dérangée par le contenu, il demeure concentré seulement sur l'aspect graphique. Ce texte aurait originellement été tiré de l'ouvrage de Cicéron, De Finibus Bonorum et Malorum (Liber Primus, 32) d'après Wikipedia.
(2) Pour l'analyse de ce travail, voir ici : http://blaiseparmentier.com/more/texte-patrice-joly

mercredi 5 décembre 2012

Soliloques - ¡Adiós, Bienvenida! - Exégèse

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Cette nouvelle, a été écrite en août 1999.

C'était la première fois et la seule à ce jour que j'écrivais une "road story".

Le thème est présenté par un extrait de la chanson de Georges Brassens, d'après le poème "Les Passantes" d'Antoine Pol (1888-1971). Il s'agit des rencontres amoureuses avortées, ratées, inabouties.

La troisième strophe collait en effet au contexte choisi, celui d'une rencontre lors d'un voyage et, d'autre part, la sortie de la chanson se situait à l'époque des faits relatés, le début des années 1970.

Dans sa version française, cette nouvelle présente la particularité de fournir la traduction des dialogues en castillan qui interviennent entre Bienvenida et le narrateur.

Le titre retenu - en espagnol - m'avait séduit par son oxymore, qui en deux mots résumait cette "brève rencontre".

En France, Bienvenue est un prénom fort rare, mais dans le monde hispanique, il en va bien autrement. Et ce choix m'a été inspiré par la réelle rencontre d'une autostoppeuse cubaine ainsi prénommée.

Il y a donc, dans cette nouvelle, des éléments d'autofiction. Mais, écrite plus de vingt-cinq ans après les faits et alors qu'aujourd'hui quarante se sont écoulés, je suis à présent incapable de démêler le réel du fictionnel.

Bienvenida pour moi n'est plus que son personnage. La fiction a absorbé la réalité.

Telle est "la carpintería del oficio", dirait Gabriel García Márquez,

©Pierre-Alain GASSE, 6 décembre 2012.

vendredi 30 novembre 2012

Soliloques - Le Journal secret d'Alexandra - Exégèse


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L'association des mots "journal secret" avec un prénom féminin se terminant par A suffisant à beaucoup pour fantasmer, cette nouvelle a connu son heure de gloire sur Internet. Pour de mauvaises raisons.

En effet, ce journal secret n'a rien de sulfureux et j'ai donc dû en décevoir beaucoup. Mais s'ils ont persisté dans leur lecture, peut-être auront-ils trouvé quelque intérêt à cette peinture des mœurs des années soixante-dix.

L'histoire de cette nouvelle est curieuse.

Dans les années 1990, j'avais écrit un court roman en sept chapitres intitulé "La Double vie de Jérôme Beaufils" et sous-titré "Chronique provinciale".

Il s'agissait, à travers un récit narrant des amours extra-conjugales, de dépeindre la vie dans une petite ville de province manchoise des années soixante-dix.

Refusé par divers éditeurs parisiens auxquels j'avais eu l'audace de l'envoyer, il gisait dans un tiroir.

Lorsque j'ouvris,en 1998, le site Internet "Nouvelles, nouvelles...", l'idée me vint de démembrer l'ouvrage pour en extraire des nouvelles indépendantes.

C'est ainsi qu'après quelques remaniements le premier chapitre est devenu "La Vocation de Jérôme Beaufils", le troisième "Le Journal secret d'Alexandra" et les trois derniers "Les Amants du Square Thomas Beckett".

Et, cerise sur le gâteau, vingt ans après, le chapitre 2 vient de trouver une seconde vie sous la forme d'une nouvelle intitulée "Le Pensionnaire" !

Au 31 octobre dernier, et pour autant que les statistiques soient fiables, "Le Journal secret d'Alexandra" est la seule de mes nouvelles, avec "La Petite Culotte de soie", à avoir dépassé les 10000 consultations.

Et depuis le 19 mars dernier, elle occupe donc la seconde place dans le recueil "Soliloques", paru aux Éditions Kirographaires.

©Pierre-Alain GASSE, 30 novembre 2012.

lundi 26 juillet 2010

La Fille qui dormait les yeux ouverts (Journal d'un salaud ordinaire 1)

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À la mémoire de Mario Benedetti
écrivain insigne, conteur hors pair
avec toute mon admiration
et tout mon respect.

 I

Le régisseur lumière venait de diriger sur elle une poursuite blanche. C'était les instructions pour les danseurs qui sortaient du lot.

Elle portait des lunettes noires qui lui mangeaient la moitié du visage, mais de toute sa personne émanait une aura qui attirait les regards comme le soleil le tournesol. Danseuse solitaire au rythme de la musique du Twenty Four, à son alentour s'était formé un chœur d'admirateurs qui s'agitaient avec l'espoir d'entrer dans son cercle de lumière.

J'en faisais partie.

Sa robe courte, de toile écrue, sans manches et au discret décolleté mettait en valeur sa peau aux tons dorés ainsi que sa longue chevelure châtain clair. Entouré de corps masculins, le sien, menu, absorbait les ondes de la musique pour les traduire en mouvements, gestes et ondulations en parfaite harmonie avec le rythme proposé, qu'il fût latino ou rock.

La regarder était un enchantement.

Elle était venue avec une copine, qui, depuis leur arrivée, n'avait pas quitté des yeux un garçon blond - T-shirt et jean moulants - qu'elle draguait à présent sans plus se soucier de son amie.

Lorsque la musique a changé de rythme, elle est demeurée quelques instants sur la piste, comme désorientée, et moi, saisissant ma chance, je lui ai pris la main pour la ramener à la table où se étaient restés sa veste et son sac,

Nous nous sommes assis, j'ai appelé le garçon pour qu'il nous apporte à boire, nous avons opté pour une nouvelle bière et c'est alors qu'elle m'a dit :

— Je me demandais quand tu allais te décider à m'aborder.

Je n'en croyais pas mes oreilles !

Sur la banquette basse, sa robe courte dévoilait en grande partie des jambes fuselées admirables. Ma main la plus proche de son genou droit me brûlait, mais je n'ai pas osé, malgré le message assez clair qu'elle venait de m'adresser.

Nous avons bu nos bières assez vite, car entre la chaleur suffocante de la boîte et celle de la danse, nous avions à présent une soif d'éléphant. J'allais lui proposer de prendre un autre verre, lorsqu'elle a posé une main sur ma cuisse et m'a dit :

— Partons d'ici. Chez moi, ça te dit ?

Et comment ! ai-je pensé.

Fin du premier acte.

II

— Tu habites loin ?
— À deux pâtés de maisons d'ici. On peut y aller à pied.

Elle m'a pris le bras, comme si nous étions un vieux couple.

Il faisait nuit noire et les lampadaires éclairaient faiblement. Je la tenais par la taille et elle se laissait embrasser en marchant. Mais un peu distraite, comme si son attention était portée ailleurs.

Au bout de quelques centaines de mètres, elle m'a dit : "C'est ici" et a sorti de son sac à main deux clés reliées par un petit cordon. Puis m'en a tendu une :

— Tu veux bien ouvrir ? La serrure est un peu dure.

C'était un porche fermé par une grille dans un immeuble moderne, avec ascenseur.

— Deuxième droite.

Il était vide, à cette heure du petit matin et comme l'impatience nous était venue, nous avons commencé à nous dévêtir l'un l'autre en montant. Ses mains avaient glissé jusqu'à ma ceinture, les miennes cherchaient le bas de sa robe.

J'ai ouvert la porte du studio avec la seconde clé sans me rendre compte exactement de mes agissements, car la partie basse de mon individu, à présent, s'était emparée de moi et j'aurais été bien en peine d'aligner deux pensées étrangères à notre activité. Tout comme elle, je pense.

Sans allumer, la porte refermée d'un coup de pied, nous avons roulé sur la moquette jusqu'au bord de ce qui s'avéra être le lit. Je l'ai hissée dessus, nos derniers vêtements ont volé et... nous nous sommes perdus l'un dans l'autre.

Fin de l'acte deux.

III

Un marteau-piqueur me trouait les tempes. Trop de mélange d'alcools - gin-tonic, mojito, bière - La lumière qui filtrait des rideaux incomplètement tirés avait allure d'ennemie acharnée contre moi. Ma langue et ma gorge étaient aussi râpeuses que du papier de verre. Les digits phosphorescents du radio-réveil indiquaient onze heures dix.

Je me suis retourné et c'est alors que je l'ai vue.

Elle reposait sur le dos, les yeux ouverts dans la pénombre.

Mon cœur a fait un bond dans ma poitrine. Un instant, je l'ai crue morte. J'ai approché ma main et j'ai pu éprouver à nouveau le contact de sa chair tiède et ferme.

Je l'ai appelée doucement tout en parcourant des lèvres la pointe de ses seins maintenant assagis, son nombril minuscule, sa toison claire, les ongles de ses pieds laqués de carmin.

S'étirant avec lenteur, elle a remué doucement les hanches sous mes baisers. J'ai entrepris le parcours inverse, m'attardant sur son sexe tumescent jusqu'à ce qu'elle gémisse faiblement.

C'est à ce moment que j'ai allumé et l'ai regardée pour la première fois dans les yeux : d'un bleu quelque peu délavé, ils étaient restés ouverts, fixes, comme morts. J'ai pris peur, en silence.

Elle a dû le sentir et a dit :

— Tu t'en es aperçu, n'est-ce pas, chéri ?

Sans réponse de ma part, peu après, elle a allongé la main dans ma direction. Mais ses doigts n'ont rencontré que la soie noire de ses draps.

Malgré mes précautions, la porte a claqué légèrement. J'étais sur le palier, nu, mes fringues ramassées en toute hâte, dans les mains.

La fille qui dormait les yeux ouverts était... aveugle et s'appelait Cécilia*.

C'était trop pour moi.

FIN

  • du latín "cæcilia", féminin de "cæcilius", derivé de "cæcus", dont l'un des sens est "aveugle".

©Pierre-Alain GASSE, juillet 2010.

samedi 20 mars 2010

Ma soirée avec Emmanuelle Urien et Sylvie Granotier


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Toute une soirée avec elles, j'aurais bien aimé, mais, hélas, je n'étais pas tout seul.

Une quinzaine de réfractaires à la consommation télévisuelle avait fait le déplacement chez la Noiraude* pour assister à cette causerie sur le thème prétendument accrocheur "du Polar au féminin", dans le cadre d'une célébration des littératures de l'engagement.

L'une a gagné la célébrité par ses nouvelles noires, mais vient de commettre son premier roman. L'autre écrit des polars et dit redouter la nouvelle.

Une génération les sépare.

Elles sont toutes deux charmantes.

Alors ?

Voici ce qu'elles disent, passé à la moulinette de mes mots à moi.

Question du meneur de jeu de la soirée, Jean-Marc Imbert : Quelle différence faites-vous entre le polar et le roman noir ?

Sylvie Granotier : en simplifiant, on pourrait dire que dans le polar, on cherche à savoir qui a tué et que dans le roman noir, on s'intéresse davantage aux motivations du tueur. Mais dans les deux cas, il y a observation critique de la société.

Question : Faut-il avoir l'esprit noir pour écrire dans ce genre ?

Emmanuelle Urien : Je suis personnellement optimiste, mais j'exprime une vision d'un monde noir dont je suis le témoin. Et d'autre part, nous sommes tous des monstres en puissance. Nous avons tous notre côté sombre.

Sylvie Granotier : Je crois qu'effectivement, on peut écrire des choses très noires sans l'être soi-même.

Question : Y a-t-il un "regard noir" féminin spécifique ?

Sylvie Granotier : De multiples lectures à l'aveugle ont montré qu'on ne peut déterminer le sexe d'un auteur à la simple lecture de ses écrits.

Emmanuelle Urien : Je me souviens que des jurés de concours de nouvelles ont souvent été étonnés en découvrant que j'étais à la fois jeune et de sexe féminin.

Question : Précisément, quelle est la place des femmes dans cette littérature ?

Emmanuelle Urien : Je dirais qu'elle tend à s'équilibrer, dans ce milieu comme dans d'autres.

Sylvie Granotier : À mes débuts, j'ai ressenti pas mal de condescendance de la part de mes collègues masculins.

Question : Nouvelles ou roman ?

Sylvie Granotier : le rapport au temps est différent. Entreprendre un roman, c'est devenir quelqu'un d'autre pendant six mois, un an, voire plus. Cela réclame davantage d'implication. Ça bouleverse le quotidien.

Emmanuelle Urien : la nouvelle cela s'écrit vite ou lentement, cela dépend. En entier d'une seule traite, rarement. Après des temps de latence, souvent. Parce qu'en général, au départ, je ne sais pas où je vais. Une situation, un contexte, un personnage va m'emporter comme je veux que le lecteur le soit, mais je ne sais pas encore comment.

Sylvie Granotier : je crois que les écrivains comme les sportifs ont chacun leur distance de prédilection ; moi c'est le roman, parce que j'adore fouiller, entrer dans les détails, laisser vivre mes personnages.

Emmanuelle Urien : cela ne veut pas dire que la nouvelle soit superficielle. Pour moi, elle doit même avoir plusieurs niveaux de lecture et savoir mener le lecteur "en bateau", comme le polar. Dans mon roman, les personnages ont l'air d'être des clichés, mais ce qui m'intéresse, c'est ce qu'il y a derrière ces clichés.

Question : Dans votre dernier ouvrage, Emmanuelle, "Tu devrais voir quelqu'un" comme dans "Double Je" de Sylvie en 2002, l'intrigue part d'un trio amoureux bien classique, non ?

Sylvie Granotier : dans le polar comme dans la nouvelle, la règle de base, c'est de ne pas ennuyer le lecteur, de faire qu'il ouvre le livre et ne lâche plus avant le point final, avec si possible une surprise en prime. Le reste n'est que... littérature.

Question : Comment expliquez-vous le succès de cette littérature "noire", polar, nouvelles, romans noirs.

Sylvie Granotier : la littérature dite "blanche", par opposition, a un peu perdu son âme avec et après le "nouveau roman" où la forme a supplanté le fond. Le roman a dédaigné la description de la société - qu'il pratiqua avec tant de succès au XIXe - pour s'abîmer dans l'autofiction.

Emmanuelle Urien : Tandis que dans le polar, l'intrigue est prétexte a un regard sur la société.

Sylvie Granotier : Oui, l'auteur de "noir" a un point de vue sur le monde.

Quelques considérations plus tard, la conversation s'achève, un verre à la main, tandis que les deux auteures dédicacent leurs ouvrages.

Je me fais connaître et rappelle à Emmanuelle Urien nos participations aux mêmes concours de nouvelles, quelques années en arrière. Elle se souvient de m'avoir lu. Je l'en remercie. Une seule différence : ces concours, elle les a tous gagnés ou presque. Et moi, un seul.

La jeunesse est parfois désespérante, non ?

Mais sa dédicace est pleine d'encouragements.

  • La Noiraude : créé en 1999 à l'initiative de Frédéric Prilleux, « La Noiraude » est le fonds spécialisé de nouvelles noires et policières de la médiathèque de l'Ic à Pordic (Côtes-d'Armor).

jeudi 4 février 2010

Rétrospective 17 - Le Baiser de la Toussaint (1999)


Avec ce dernier texte, s'achève cette rétrospective de mes écrits depuis 1973 jusqu'au passage à l'an 2000.

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I

J’irai demain. Après tout, cela ne doit pas être si urgent. Il y a des années que les choses sont dans cet état. Elles peuvent bien le rester encore un peu, non ?

Je tourne et retourne entre mes doigts l’enveloppe administrative. La lettre a été postée il y a deux jours. L’oblitération, pour une fois, est bien nette et la date parfaitement lisible : Avranches, 15/10/99.

La lettre est là, sur le bureau, et je l’ai déjà lue et relue, je ne sais combien de fois :

Monsieur,

Votre famille était titulaire d’une concession de cinquante ans dans le cimetière de notre ville et selon les documents en notre possession, vous en êtes le dernier titulaire. Or cette concession est arrivée à son terme le 23 septembre dernier, et votre présence, ou celle d’une personne dûment habilitée par vous, est nécessaire pour procéder au transfert et à la réinhumation des ossements de votre caveau dans l’ossuaire perpétuel du cimetière afin de réattribuer la concession, à moins que vous ne souhaitiez la proroger pour trente ans, seule durée de prorogation admise à présent, (décision du CM du 31.12.98) moyennant la somme de...

La somme est coquette. Ils n’y vont pas avec le dos de la cuillère ! Je ne savais pas que les morts coûtaient encore si cher, si longtemps après leur décès.

Le transfert des restes des concessions échues ou abandonnées de la section F, qui vous concerne, aura lieu toute la semaine du 10 au 17 octobre prochain, de 9 à 12 h et de 14 h à 18 h. Veuillez :

- vous présenter au gardien du cimetière, muni de la présente convocation,
- mandater un tiers à cet effet en cas d’impossibilité de votre part,
- ou encore signer la procuration ci-jointe en faveur d’un officier d’état-civil de la Mairie.

Veuillez agréer, etc., etc...

Quand on n’a pas entendu parler de sa famille depuis je ne sais combien d’années, cela fait quand même un choc de se trouver tout d’un coup investi du pouvoir de les rayer définitivement de la mémoire des vivants.

J’ai, comme tout le monde je suppose, entendu parler de ces rumeurs selon lesquelles des employés de cimetière s’approprient les alliances, bijoux et autres objets de valeur trouvés dans les tombes à l’occasion de travaux de ce genre. Mais si personne de la famille n’est présent, et que le personnel est honnête, qu’en fait-on ?

Je suppose que ce caveau contient les cercueils de mes grands-parents paternels, décédés à deux ans d’intervalle dans les années 70, mais qui avaient pris leurs dispositions funéraires bien des années auparavant, en 1949, au décès brutal, en pleine guerre d’Indochine, du frère de mon père, l’oncle Romain. Et puis c’est là qu’ont dû être enterrés aussi, vingt ans après, mes parents, lors de ce terrible accident dont j’ai réchappé, moi, par je ne sais quel miracle. Mais je n’ai pas assisté à l’inhumation : je n’avais que trois ans ! Ce caveau, il doit être plein comme un œuf !

Sans parents ni grands-parents maternels (ma mère était orpheline), ni même un oncle pour me recueillir, j’ai été placé dans une famille d’accueil, loin de là et je ne suis donc jamais allé sur cette tombe. Bien entendu, j’avais conscience qu’elle devait exister, mais dans mon esprit, mes "parents" sont toujours vivants, ce sont Pierre et Madeleine, qui m’ont élevé, et d’ailleurs, à trente ans passés, je les appelle encore "papa" et "maman".

Oh ! on ne m’a pas caché la vérité, non, on a simplement décidé de ne pas m’en parler. Les cauchemars qui, les premières années, m’ont réveillé la nuit, ont été le sceau de ce passé si court et si lourd. Les gens de la D.D.A.S.S. et mes parents adoptifs ont cru bien faire. Et sans doute ont-ils eu raison puisque j’ai fini par oublier. L’histoire familiale ne m’est parvenue que longtemps après au travers des questions d’héritage dont j’ai eu à connaître à ma majorité, il y a douze ans de cela. Histoire aussitôt emmagasinée dans un coin de mémoire scellé d’une dalle d’oubli.

Et voilà qu’une simple lettre ébranle tout l’édifice de cette vie construite sur le sable.

J’ai trois ans à nouveau, tout à coup, et je suis à l’arrière d’une voiture, qui file à vive allure dans la nuit. La voix de ma mère et celle de mon père se répondent de plus en plus vite et de plus en plus fort. Leur bruit couvre les mots de la conversation que j’ai avec Sam, mon ours en peluche qui m’accompagne partout. A un moment donné, je me bouche même les oreilles pour ne plus les entendre. C’est alors qu’une lumière blanche m’aveugle, qu’un grand bruit me déchire les oreilles... puis plus rien.

Du 10 au 17. Et aujourd’hui, on est le... 14. Il faut que j’aille demain. Après, c’est le week-end, et j’ai promis de le passer avec Christine. Je ne peux quand même pas lui faire cela. Depuis le temps que je dois l’emmener voir la mer.

Pourquoi aussi ai-je pris ces quelques jours de congé ? Si j’avais été en mission, l’affaire était réglée. Retour à l’expéditeur. N’habite plus à l’adresse indiquée. Mais maintenant, c’est trop tard. Je ne peux pas faire comme si je ne savais pas. Si je le faisais, j’aurais des remords, c’est sûr et certain. Alors, autant y aller et régler le problème. Pour solde de tout compte, cette fois.

Je remets la lettre dans son enveloppe, que je glisse dans la poche intérieure de ma parka.

Oui, mais ce n’est pas la porte à côté, là-bas. J’en ai bien pour quatre ou cinq heures de route depuis Villeparisis, sans lambiner. Il faudrait que je parte aux aurores. Et que je rentre de nuit. Je ferais mieux d’y aller pour le week-end, c’est certain, mais cela m’ennuie pour Christine. Et je ne sais pas si elle va comprendre que je préfère des ossements, même familiaux, à elle, qui aimerait bien en faire partie, justement, de ma famille. Il faut que je trouve quelque chose...

Je vais aller faire un tour, pour m’éclaircir les idées. Il doit bien y avoir une solution. 

II

Le long du canal de l’Ourcq, les feuilles de châtaignier et d’érable sycomore du chemin de halage collent aux semelles, aux endroits les plus mouillés. Je donne des coups de pied dans les bogues entrouvertes. Je goûte un fruit, plus beau que les autres, dans l’espoir du goût sucré de mon enfance, mais c’est l’amertume d’un marron d’Inde qui m’envahit le palais, et je dois recracher le morceau avec dépit. Une péniche de plaisance passe (à cette époque de l’année, ce ne peut être que des Anglais) et son clapot résonne aux berges quelques instants, puis le silence retombe. Seul le bruit de mes pas dans la jonchée de feuilles trouble le calme de la matinée. Le jour est brumeux et le ciel ennuagé de gris.

Non, je ne peux pas faire cela à Christine. Notre relation est forcément épisodique, vu mon travail à MSF, mais je ressens davantage à chaque retour de mission le besoin d’un port d’attache affectif, pour panser les blessures du cœur et de l’âme (celles du corps, j’en fais mon affaire, et jusqu’ici j’ai eu de la chance).

Elle, comme un brave petit soldat, m’attend, m’ouvrant sa porte, ses bras et son lit dès que je rentre, sans poser de questions. Mais elle sait bien que nul ne peut vivre le stress permanent des situations d’urgence sans soutien affectif et que le corps, même exténué par des journées harassantes, tantôt au soleil, tantôt dans le froid et la neige, a besoin de s’abandonner de temps à autre.

Alors, puisque j’ai accepté cette semaine de congés avant de repartir en Ingouchie, je lui ai promis un week-end à Dinard, dont une exposition récente m’a révélé l’architecture fin de siècle au charme désuet. Car, bien entendu, à elle, il lui a été impossible d’obtenir une semaine, comme cela, à l’improviste. Ce week-end, c’est le minimum sur lequel nous nous sommes mis d’accord. Non. Je ne peux pas lui faire cela.

Tant pis, j’enverrai la procuration. Et s’il y avait quelque chose à récupérer, tant pis aussi. Et sinon, tant mieux. Mais je songe soudain que, dans quinze jours, c’est la Toussaint, et moi qui ai vu creuser tant de cimetières de par le monde, mais n’ai jamais mis les pieds dans un seul de mon pays, je prends tout à coup conscience que tant que l’on n’a pas une tombe devant laquelle se recueillir, on est de nulle part. Et la pensée de devoir passer cette journée de la Toussaint sans pouvoir lire le nom des miens et savoir que mes racines sont là, m’est alors insupportable.

C’est clair maintenant. Ma décision est prise : je vais prolonger la concession. Et j’irai là-bas pour la Toussaint. Tant pis, je repousserai mon départ pour le Caucase et rejoindrai mon équipe sur le terrain. Après tout, ils me doivent bien cela.

Je shoote d’un pied ferme dans une châtaigne qui s’en va faire des ronds dans l’eau du canal. La brume d’octobre s’entrouvre à un soleil pâle.

Il est temps de rentrer à l’appartement. 

III

La grand-messe de dix heures achève de sonner au clocher de Saint-Sulpice. Comme les autres retardataires, je monte à grandes enjambées les marches du parvis. Sous le narthex, un vieil homme tend la main. En contrepartie de l’aumône qu’il sollicite, il ouvre vers lui le battant gauche de la porte capitonnée, et je pousse le battant intérieur qui se referme avec ce bruit amorti caractéristique des portes à soufflet. Désolé, mon brave, je suis en retard et je n’ai pas de monnaie sous la main. Un mélange d’encens, d’encaustique, d’humidité, de parfums de fleurs, de vieille poussière compose une odeur complexe que mon odorat reconnaît. A ma droite, Une énorme coquille marine sert de bénitier. Je me rappelle alors que ma mère me prenait dans ses bras pour que je puisse y tremper la main avec laquelle elle me faisait faire ensuite le signe de croix. Je m’avance vers le bas-côté droit. Le sacristain, en grande tenue, bicorne et hallebarde ou quelque chose du genre, est là qui m’indique une place assise vacante au-delà du dernier confessionnal.

Saint-Sulpice est un vaste édifice néoclassique, froid et imposant, conçu pour abriter un Dieu dominateur et barbu, que l’on prie à genoux, sans trop relever la tête. Aujourd’hui, c’est la Toussaint, et l’événement a battu le rappel des paroissiens fidèles et moins fidèles. Même certains prie-Dieu ont été retournés pour servir de sièges. L’office suit son cours. Je tends l’oreille : c’est l’Epître : Apocalypse de Saint-Jean, 7.2-12 : "En ces jours-là, moi, Jean, je vis un autre ange monter de l’orient..."

Mon regard vagabonde sur les têtes qui m’entourent, et mon esprit recherche des bribes de souvenirs de l’année de mes trois ans, la seule où je sois venu à l’église avec ma mère. Mon père n’y venait qu’aux fêtes carillonnées comme celle-ci. A un moment ou un autre de la messe, il fallait que ma mère me prenne dans ses bras, et c’est l’odeur de son parfum que je retrouve soudain, comme par miracle.

Les clochettes tintent. A genoux donc. Et je me rends compte alors que ce parfum de chez Guerlain, dont on retrouva un petit flacon intact dans les tôles informes de l’accident, monte du cou gracile de la jeune femme qui se tient devant moi et qui s’agenouille avec un temps de retard.

Nous nous rasseyons. Je détaille cette élégante silhouette. Le profil que j’entrevois de temps à autre ne m’est pas inconnu...

La voix du prêtre se superpose à celle de mes pensées : "Mes bien chers frères, en signe de réconciliation, de fraternité et de pardon, donnons-nous le baiser de paix".

Et je vois mes voisins s’embrasser, se saluer ou se donner l’accolade à qui mieux mieux. Je serre des mains qui se tendent. Ma voisine de devant s’est retournée et nous nous reconnaissons à l’instant : 

- Jean !
- Justine !
Dire que nous tombons dans les bras l’un de l’autre serait exagéré. Et puis nous ne sommes pas seuls. Mais nous nous embrassons et elle me glisse au creux de l’oreille :

- On s’attend à la sortie ?
- D’accord.

Elle n’a pas changé. Juste embelli, la Justine de mes quinze ans, rencontrée en colonie de vacances sur la côte normande. Délurée, audacieuse, enjouée. Tous les garçons de la colo ou presque lui couraient après, mais c’était sur moi qu’elle avait jeté son dévolu pour abandonner son pucelage aux orties, je n’ai jamais su pourquoi. J’étais plutôt coincé à l’époque. Pas trop mal bâti, mais franchement il y avait mieux, plus entreprenant et plus expérimenté que moi. 

IV

Nous étions dans un centre U.F.C.V. de Douvres-la-Délivrande, pas très loin de Ouistreham. Garçons et filles avaient leurs quartiers réservés, mais les activités étaient communes. Cela s’était passé durant un grand jeu de piste. Nous étions par équipes de six, - trois garçons, trois filles - plus un moniteur ou une monitrice. A un carrefour, nous dûmes nous séparer pour explorer plus rapidement des directions différentes, car une énigme nous résistait. Immédiatement, elle s’était portée volontaire pour venir avec moi. Nous débouchâmes bientôt face à un ensemble de blockhaus, à demi-enterrés dans le sable des dunes. Nous avions couru, il faisait chaud et quelques minutes de repos à l’ombre n’étaient pas malvenues. Elle me prit par la main :

- On va voir ?
- T’es folle ? Ils vont nous attendre.
- Et alors ? On n’est pas aux pièces ! Allez, viens !

Je l’avais suivie. Les grandes marées avaient déposé là une couche de sable et de goémon, et on voyait bien qu’on l’avait écarté pour dégager une surface où visiblement des corps s’étaient allongés. Nous nous sommes assis pour boire à ma gourde. Sa poitrine palpitait sous le caraco échancré et ses jambes bronzées de gazelle attirèrent ma main.

La suite, je l’ai revue des milliers de fois. Elle avait pris ma main dans la sienne et l’avait posée sur son sein gauche, sous le caraco, tandis que nos bouches se cherchaient et qu’elle disait :
- T’en as mis du temps !

Justine ! Petite dévergondée, qui mordait la vie à pleines dents, avait déjà presque tout fait, et m’offrit à moi la fleur de ses quinze ans, qu’elle avait décidé de perdre cet été-là. Je fus maladroit et précipité. Elle eut un cri bref, et nous nous rajustâmes en baissant les yeux. Fine mouche, elle apparut au groupe en boitillant pour justifier notre retard.
Cet été-là, nous eûmes deux autres étreintes, à mon initiative et dans la précipitation, une fois dans les douches et une autre fois dans un placard à balais. Bonjour la poésie ! Il n’y eut pas de quatrième fois, parce que nous fûmes découverts avant et renvoyés dans nos foyers respectifs, pour l’exemple.

Nous avons correspondu quelque temps, alimentant cette liaison de vacances de souvenirs brûlants et de rêves échevelés. Mais l’éloignement et le temps avaient fait leur insidieux travail de sape. Au bout de quelque temps, les lettres ne furent plus que des cartes postales d’autres vacances, encore empreintes de nostalgie, puis vint le temps de l’oubli. Trois ans avaient passé et d’autres amours nous accaparaient. 

V

La foule emmitouflée s’égaille sur le parvis, la place et les rues environnantes, tandis que les cloches sonnent à toute volée. Et nous restons là, sur les marches, de longs instants, à nous regarder, étrangers au monde, le cœur rajeuni de quinze longues années, soudain envolées. C’est elle qui parle la première, comme jadis :

- Viens. Allons déjeuner.
- Où ?
- Je ne sais pas. Ah si ! J’ai une idée. Aux Treize Assiettes. Ce n’est plus ce que c’était, depuis que la route est déviée, mais nous serons tranquilles.
- Personne ne t’attend ?

Elle sourit, me montre sa main sans alliance, où l’on devine encore la trace d’un lien récent :

- Si, un fils. Mais il est chez son père depuis quelques jours. Et toi ?

Je mens :

- Non, personne. Avec mon boulot à MSF, ce n’est pas vraiment possible, tu sais. Mais toi, qu’est-ce que tu fais ?
- Journaliste à la Manche Libre. Tout le monde ne peut pas être médecin, n’est-ce pas ?

Elle a pris mon bras, sans se soucier du qu'en-dira-t-on, et nous nous dirigeons vers ma voiture, garée dans une petite rue adjacente. Je lui ouvre la portière. Sa jupe remonte haut sur ses jambes gainées de noir lorsqu’elle s’assied avec cet élégant mouvement que les femmes ont pour faire tourner les têtes. Je gagne la place du conducteur. Et j’actionne le démarreur, oubliant d’attacher ma ceinture. J’ai la tête bien ailleurs !

Elle me guide en dehors de la petite ville, en direction du Mont-Saint-Michel. Je l’observe à la dérobée : elle est restée étonnamment jeune d’allure ; seules quelques rides naissantes au coin des paupières marquent les ans passés, mais la bouche pulpeuse et moqueuse que j’aimais tant est toujours là, le nez légèrement retroussé aussi, et les cheveux blonds, coupés au carré.

Elle a surpris mon regard. Sa main se pose sur mon genou. Sa chaleur traverse l’étoffe et une onde de plaisir retrouvé me fait frissonner. Elle dit :

- J’ai l’impression que c’était hier. Toi, non plus, tu n’as pas changé.

Je ne réponds rien. Je sais que c’est faux. Ce fichu métier laisse des traces indélébiles pour qui sait regarder. Mais elle me voit avec les yeux du cœur, elle aussi.

- Tu as de la famille ici ?
- Non, plus maintenant.

Le silence se fait. Nous voici arrivés. A la réception de l’auberge, on nous salue comme un couple. Je réserve une chambre pour la nuit, car j’ai prévu de ne repartir que tôt demain après-midi, pour éviter les encombrements. Justine veut se repoudrer avant le repas et m’accompagne jusqu’à ma chambre. Dans l’ascenseur, nous ne nous touchons pas. Le garçon d’étage nous ouvre la porte et dépose mon mince bagage sur l’emplacement prévu à cet effet.
Justine me devance et lui tend un billet plié en quatre.

- Bon séjour chez nous, Messieurs-dames.

La porte se referme avec un bruit mat, et je la verrouille. Mais Justine est déjà pendue à mon cou et mes mains glissent sous ses vêtements. Je reconnais tous les contours aimés. Elle non plus n’est pas inactive. D’une secousse, je me débarrasse de mon pantalon, tombé sur mes chevilles. Nos vêtements volent aux quatre coins de la chambre et nos sous-vêtements sont arrachés. Mon sexe plonge en elle, alors que nous sommes encore debout, contre le battant de la porte refermée et qu’elle a replié ses jambes autour de mes hanches. Heureusement, j’ai appris à me contrôler, mais c’est avec difficulté que j’évite l’explosion. Il faut que je calme le jeu. Mais Justine ne l’entend pas ainsi. Et ce que femme veut... je le veux aussi ! 

VI

Longtemps plus tard, nous sommes étendus sur le lit, exténués, mais heureux. Justine dort encore, et nous n’avons pas mangé. Elle sommeille au creux de mon épaule, mais je n’ose pas bouger de peur de la réveiller. Les rideaux de la chambre laissent filtrer les derniers rayons du soleil de novembre. La bataille a été rude et nos draps froissés, nos vêtements épars en témoignent. Ses seins aux aréoles maintenant assagies se soulèvent au rythme régulier d’une respiration apaisée. Ainsi abandonnée, elle a encore davantage l’air d’une toute jeune fille. Mais le souvenir de nos ébats me rappelle que c’est avec une femme experte que j’ai fait l’amour. Justine ! Dans combien de bras m’as-tu oublié pour apprendre ainsi tous les tours et détours du plaisir ?

Les lueurs du couchant caressent son front. Et je sais tout à coup que c’est auprès d’elle que j’aurais dû être durant toutes ces années. J’ai cherché à l’oublier ou peut-être à la retrouver en Somalie, au Tchad, au Soudan, en Bosnie, en Croatie, au Kosovo. En vain. Je dépose un baiser sur ses paupières et elle s’éveille en souriant.

- J’ai dormi ? Quelle heure est-il ?
- Cinq heures et demie.
- Oh, la vache !

Elle m’embrasse, ébouriffe mes cheveux, court sous la douche et me crie :

- Je dois reprendre mon fils à six heures. Son père part en voyage pour une semaine. C’est pas de chance !

Ce n’est pas de chance en effet. Ou trop de chance, comme on voudra. Car je sens bien que nous sommes à un carrefour du destin et que celui-ci m’offre une porte de sortie inattendue. Si je la laisse partir maintenant, sans rien dire, le rideau de cet entracte s’écarte et ma vie reprend son cours comme avant. Avec quelques souvenirs en plus.

Mais est-ce vraiment ce que je veux ? Et que veut-elle, elle, mon petit soldat de l’amour, toujours prête à toutes les batailles ?

- Il a quel âge ?
- Qui ça ?
- Ton fils !
- Adrien ? Six ans. Tu verras, il est trop !

Je ne retiens que le "tu verras". Je ne suis donc pas exclu de son futur proche. Et cette bonne nouvelle me met en joie. Si ça continue comme ça, je suis bon pour la corde au cou. Et je m’imagine soudain, en complet-veston, accompagnant Justine et son fils, à l’office du dimanche, tandis que les bourgeois du cru me saluent : "Bonjour, Docteur. Belle journée, n’est-ce pas ?"

Tout ce dont j’ai toujours eu horreur. Une vie rangée, étriquée, dans le coton et la naphtaline d’une petite ville de province confite en dévotions. Merci bien. Cette partie-là du tableau est moins réjouissante !

Voilà Justine douchée, rhabillée, recoiffée. Efficace. Elle chausse ses escarpins, tout en se remaquillant devant la glace. J’imagine qu’elle aussi prépare sa sortie. Si elle me dit : "On se revoit quand ?" simple invite à une nouvelle partie de jambes en l’air, je lui réponds quoi ?

- "Non, désolé, c’était très bien, mais dans quelques jours, je pars pour trois mois en Ingouchie ; ma vie n’est pas faite pour la tienne. Il vaut mieux qu’on se sépare ici. Nous avons écrit le chapitre qui manquait à notre histoire. Il n’y manque plus que le mot FIN".

Cynique et froid à souhait. Tout à fait moi. Sauf que je n’ai pas du tout envie de dire ça. Tout faux. Ca, c’était bon avec les autres, les Lili, Mara, Natacha... Non, je ne peux pas dire ça à Justine, je ne veux pas le lui dire, je ne le dirai pas ! Mais si c’est elle qui me dit tout ça ? Il faut que je prenne les devants, que je lui dise...

- Jean ?
- Oui.

Nous sommes debout, face à face, elle sur le départ, moi, enveloppé dans un drap de lit, à la manière d’une toge romaine. Je dois être ridicule.

- Jean, il faut que j’y aille. Appelle-moi, ce soir, mais pas avant vingt heures. Il faut que je prenne des dispositions, tu comprends...

Elle me tend un bristol, sur lequel elle vient d’imprimer un baiser. Elle est déjà sur le seuil. La voilà partie.

- Justine... je t’aime !

Elle se retourne et dépose dans la paume de sa main ouverte un baiser qu’elle souffle dans ma direction. Mais que dois-je comprendre à ce message ambigu à souhait : "Adieu beau merle !" ou "Moi, aussi !" ? La langue des signes a des imprécisions fâcheuses.

 VII

Lundi de la Toussaint. Jour des morts. Il crachine sur la baie du Mont Saint-Michel et je quitte mon hôtel, après une nuit de repos solitaire. La nouvelle rocade me conduit jusqu’au cimetière de la ville, établi à mi-pente, pas très loin de l’hôpital (drôle de voisinage !). Un minuscule parking, aménagé à l’entrée des jardins ouvriers qui séparent ces deux institutions, permet de couper la pente abrupte de l’entrée principale. Au téléphone, le gardien m’a dit : "Devant le caveau provisoire qui est au bas de l’allée centrale, vous prenez à gauche, puis troisième travée sur votre droite."

C’est bien là. Section F. La quatrième tombe. Un caveau triple, couvert de trois dalles de granit rouge poli. Avec sur la dalle centrale, une inscription en lettres de bronze :

Romain Nouvel (1928-1949)
Mort pour la France
EN INDOCHINE

 Je découvre qu’à gauche, reposent mes grands-parents : Adèle Lec½ur et Joseph Nouvel, respectivement décédés en 1970 et 1972, à l’âge de soixante-dix-huit et quatre-vingts ans. C’est gravé dans le granit de la dalle et rehaussé de peinture noire.A droite, ce sont mes parents. "Pierre Nouvel et Sylvie Gaumont, décédés dans un tragique accident le 24 septembre 1969, à l’âge de trente ans. Requiescant in pace." Je ne sais qui a fait mettre cette inscription sur leur tombe. Et j’ignorais que mon père et ma mère étaient de la même année. 1939 ! Mais comme leurs dates de naissance ne sont pas indiquées, je ne saurai pas si c’étaient des enfants de la guerre ou de la paix !

Sous l’inscription de gauche, sur une plaque de marbre blanc, deux portraits de jeunes mariés, en buste : mes grands-parents à vingt ans : moustache fière et col dur pour mon grand-père, taille de guêpe, manches gigot, chignon apprêté et ruban autour du cou pour ma grand-mère.

Sous l’inscription de droite, il n’y a rien, et, dans mon esprit, l’image de mon père a disparu. Il n’est plus qu’une voix qui gronde, s’enfle et crie. Même l’image de ma mère est devenue floue. Il doit bien y avoir des photos quelque part, dans une valise chez Pierre et Madeleine, mais je ne l’ai jamais demandée et jamais ouverte.

Je dépose les deux premiers chrysanthèmes à petites fleurs que j’ai achetés sur la place ce matin. Il faut que je retourne chercher le dernier à ma voiture et que je prenne un outil pour enterrer à demi les pots afin que le vent ne les emporte pas.

L’un a des fleurs mordorées, le second d’un mauve profond, et le dernier d’un rouge tirant sur le grenat. Je les trouve bien plus beaux que les spécimens à grosses fleurs qui ont encore la faveur des anciens. Ils sont garnis de boutons non éclos et devraient tenir assez longtemps, si les gelées ne sont pas trop précoces. Le gardien m’a dit qu’ils procédaient à leur enlèvement, après le défleurissement complet.

Voilà. J’ai enterré les trois pots côte à côte, pour former une gerbe multicolore devant les trois tombes. Je trace un signe de croix pour une prière d’agnostique : "Seigneur, si tu existes, fais que je sois fidèle au souvenir de ceux qui m’ont aimé et ne sont plus. Amen !". A présent, je me sens tranquille, apaisé, avec le sentiment du devoir accompli.

Il crachine toujours sur Avranches. Je relève le col de mon imperméable et me dirige vers la sortie du cimetière après m’être lavé les mains au robinet le plus proche. Il faut que j’aille vers l’entrée principale, car j’ai un mot à dire au gardien.

Deux silhouettes conversent avec lui sur le pas de la loge. Un enfant que sa maman tient par la main. Je ne peux pas courir, parce c’est trop abrupt. Mais je presse le pas pour me rapprocher. Oui, c’est bien elle. Justine !

Le gardien m’a vu. Je lève la main. Tenez, doit-il dire, vous avez de la chance, voici justement Monsieur Nouvel qui remonte. Justine a lâché la main de son fils. Elle court vers moi et nous manquons tomber à la renverse en nous retrouvant dans les bras l’un de l’autre :

- J’ai eu si peur que tu sois parti !
- Moi aussi.
- Pourquoi tu n’as pas appelé ?
- J’avais aussi certaines choses à régler avant.
- Je sais maintenant. Je suis allée au Journal. J’ai regardé les archives. Tu ne m’avais jamais rien dit.
- J’avais oublié. Enfin, je croyais. Comme je croyais t’avoir oubliée, toi. Mais une petite braise couvait encore et il a suffi de souffler dessus pour le feu reprenne.

Un enfant de six ans, cheveux en brosse et regard déluré, nous a rejoints. Il lève vers moi ses yeux bleu ciel et dit :

- Alors, c’est toi le nouveau Monsieur de maman ?

Je regarde Justine, blottie contre moi. - Oui, définitivement oui.

Justine sourit. Le bonheur, ce doit être ça. Simple comme ce baiser de la Toussaint.

© Pierre-Alain GASSE, décembre 1999. Tous droits réservés.

jeudi 28 janvier 2010

Rétrospective 16 - ¡Adiós, Bienvenida! (1999)


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A la compagne de voyage
Dont les yeux, charmant paysage,
Font paraître court le chemin,
Qu'on est seul, peut-être, à comprendre
Et qu'on laisse pourtant descendre
Sans avoir effleuré sa main.

Georges Brassens - Les Passantes

  Son nom était Bienvenida
Jolie mulâtresse de Cuba,
Auto-stoppeuse de Jaca,
Étudiant je ne sais plus quoi.

  Elle était sortie de ma mémoire ; du moins le croyais-je, avant que son prénom, retrouvé au bout d’une ligne, au détour d’une page d’un roman de Zoé Valdés, sa compatriote, ne me ramène à l’esprit notre brève rencontre, à l’image de la chanson de Michel Fugain que les radios matraquaient à tour de bras cette année-là : "Elle descendait vers le soleil... il remontait vers le brouillard...". Sauf que nous remontions tous les deux vers le nord, moi vers les bruines d’Armorique et elle, vers les merveilles parisiennes.

Je revenais d'un court séjour à Barcelone, pour rencontrer un écrivain autodidacte sur lequel mon rédacteur en chef m'avait demandé de faire un papier, à la suite du scandale qu'avait provoqué la sortie de son dernier livre, Donde la ciudad cambia su nombre, qui venait d'être traduit en français chez François Maspéro.

J’avais fait les mille trois cents kilomètres du voyage aller d’une traite, sans autre rencontre que celle d’un malandrin qui, dans Toulouse, était monté à l’improviste dans ma voiture, à un feu rouge et, sous la menace d’un couteau, m’avait soutiré les trois cents francs d’argent français qui me restaient !

Après deux heures perdues à porter plainte au Commissariat le plus proche, où l’on me reprocha presque de n’avoir pas su maîtriser mon agresseur, j’étais reparti, bien décidé à n’ouvrir mes portières, dorénavant fermées de l’intérieur, à personne, et c’est dans cet état d’esprit que j’avais repris l’autoroute A7 puis la Nationale II Barcelone-Saragosse, une semaine plus tard. Après une nuit de repos chez des amis de dix ans, j’étais reparti, toutes portières verrouillées, pour la seconde étape de mon périple de retour.

Seulement voilà, à la sortie de la ville-garnison de Jaca, endormie au pied des Pyrénées, m’attendait Bienvenida, assise sur son sac à dos, en plein soleil, le pouce indolemment levé. La visière de sa casquette maintenait dans l’ombre tout le haut de son visage mais sous la salopette de jean délavé, on reconnaissait sur le tee-shirt la célèbre effigie d’Ernesto "Che" Guevara, le médecin argentin, passé au service de la révolution cubaine, que sa mort suspecte dans les maquis boliviens avait transformé en héros planétaire de tous les rebelles d’après 1968. Au pied du sac, une pancarte indiquait simplement : Paris.

Alors, j’avais déverrouillé la portière du passager avant et laissé approcher cette jolie silhouette.

— Hola, ¿ me puedes llevar ? 
— Bonjour. Vous pouvez m’emmener ?

J’avais vingt-six ans, autrement dit quelques années seulement de plus qu’elle. Et le tutoiement, si familier aux hispanophones, lui était venu naturellement. Mais sa traduction française dénoterait une familiarité de mauvais aloi, presque vulgaire, alors qu’en espagnol, il n’en est rien, enfin, en la circonstance, il n’en était rien.

— Claro, pero no voy a París. Hasta Burdeos si quiere, no hay problema.
— Bien sûr, mais je ne vais pas à Paris. Jusqu’à Bordeaux, si vous voulez, pas de problème.

Franchement, quel besoin avais-je de lui dire cela maintenant, au risque qu’elle me réponde : "dans ce cas désolé, je vais attendre une autre voiture. ?" En plus, moi, avec ma timidité habituelle, c’était la distanciation du vouvoiement qui m’était sortie de la bouche, et je le regrettais déjà. Quel imbécile, je faisais, décidément !

— Vale. Muchas gracias.
— D’accord. Merci beaucoup.

Sa réponse, à présent plus formelle, intégrait ma réserve : plus de tutoiement, mais un impératif passe-partout, impersonnel à souhait.

Et comment aurais-je pu faire marche arrière à présent, ainsi, tout à trac ? J’étais bien obligé de continuer dans la voie tracée, dans l’attente d’une occasion favorable pour retrouver la proximité qu’elle m’avait proposée d’emblée.

— Bueno, suba. Puede poner la mochila en el asiento trasero.
— Bien, montez. Vous pouvez mettre votre sac à dos sur la banquette arrière.

Il était évident que le plus intimidé des deux, c’était moi. J’avais beau tourner ma langue dans tous les sens en quête d’une phrase pour renouer le dialogue, rien ne sortait. Pas le moindre son. J’étais encore sous le choc. Qu’une belle inconnue monte ainsi dans ma voiture et m’offre sa compagnie pour plusieurs heures, voilà qui était inespéré. D’ordinaire, les seuls auto-stoppeurs que je ramassais, c’était des militaires ou des étudiants boutonneux. Et quand une fille levait le pouce sur le bord de la route, je conduisais toujours la voiture qui suivait celle où elle montait !

De loin, je l’avais crue française, remontant vers la capitale, puis espagnole lorsqu’elle m’avait abordé en castillan, mais je fus soufflé lorsqu’elle me tendit soudain la main en disant :

— Me llamo Bienvenida. Soy una cubana de Miami, de viaje por Europa. ¿ Y usted ?
— Je m’appelle Bienvenida. Je suis une Cubaine de Miami, en voyage en Europe. Et vous ?
— Pues bienvenida, Bienvenida. Yo soy Pedro, francés y catedrático.
— Eh bien, bienvenue, Bienvenue. Moi, c’est Pierre. Je suis français et professeur.

Avoir réussi ce jeu de mots téléphoné n’était pas glorieux et l'on avait dû le lui faire cent fois, mais au moins savait-elle que je n’étais pas idiot. Un sourire cordial éclaira son visage de métisse sous la visière rouge de sa casquette Coca-Cola. Le Che sur le cœur, et Coca-Cola sur le couvre-chef : le personnage s’annonçait complexe, provocateur ou irresponsable ! A moins qu’il ne soit le produit des deux cultures : la révolution cubaine côté cœur, le capitalisme américain côté tête.

— Lo siento, pero no hablo francés, sólo inglés y español, pero usted lo habla muy bien, ¿ es de origen hispánico también ?
— Désolé, mais je ne parle pas français, seulement anglais et espagnol, mais vous le parlez très bien, vous êtes d’origine hispanique vous aussi ?
— No, pero soy catedrático de lengua y literatura española.
— Non, mais j’enseigne la langue et la littérature espagnole.
— ¡ Ah bueno ! Pues, parece como si lo fuera, de verdad.
— Ah bon ! Eh bien, on s’y méprendrait, vraiment.
— Merci beaucoup.
— Ça, je comprends et aussi quelque autre petite chose. Bonjour... comment ça va... tout ça...

Évidemment, je ne pus éviter de lui sortir quelques platitudes, du genre : mais, c’est déjà très bien, et votre accent en français est très joli, alors que c’était un mélange assez surprenant entre l’accent appuyé des texans et celui, plus chantant, des Sud-américains. Mais j’enchaînai bientôt en espagnol, notre commun dénominateur :

— Y ¿ qué estudias, allá en Miami ?
— Et tu fais quoi comme études, là-bas à Miami ?

Comme vous le voyez, j’avais réussi à renouer le dialogue sur le mode familier, presque sans m’en rendre compte, la sympathie aidant, sans doute.

— Sigo la carrera de arquitecto. Mi padre era uno allá, en Santiago de Cuba, pero mi madre es americana y después del embargo del año 60, fuimos declarados "personae non gratae" y tuvimos que irnos.Yo, entonces, era muy pequeña todavía, pero me acuerdo muy bien de nuestra casa colonial, de su baranda, de sus ventiladores de aspas indolentas, de sus postigos azules desteñidos...
— Je fais des études d’architecte. C’est ce qu’était mon père là-bas, à Santiago de Cuba, mais ma mère est américaine, et après l’embargo de 1960, nous avons été déclarés indésirables et avons dû partir. J’étais encore toute petite à l’époque, mais je me souviens très bien de notre maison coloniale, de la terrasse couverte qui l’entourait, de ses ventilateurs aux pales indolentes, de ses volets d’un bleu délavé...
— Y ¿ qué hace tu padre ahora ?
— Et que fait ton père à présent ?
— Mi padre ha muerto hace dos años, de pura pena. Y mi madre ha vuelto a su antiguo oficio de profesora.
— Mon père est mort, il y a deux ans, à force de chagrin. Et ma mère a repris son ancien métier de professeur.
— Disculpa. ¿ Así que estás sola con ella ?
— Excuse-moi. Alors, tu es seule avec ta mère ?
— No, tengo un hermano mayor de veintisiete que vive con nosotros. Es jugador de béisbol profesional en el equipo de Miami.
— Non, j’ai un frère aîné, de vingt-sept ans, qui vit avec nous. Il est joueur professionnel de base-ball dans l’équipe de Miami.

Après avoir laissé derrière nous l’imposant édifice IIIe Empire de la gare internationale de Canfranc, nous venions de dépasser la station d’altitude de Candanchu aux sommets encore enneigés, et ma Renault 16 attaquait, d’un ronronnement régulier, la montée des derniers lacets du versant espagnol du col du Somport. J’expliquai à ma voyageuse qu’avec ses 1632 m d’altitude, c’était le seul col des Pyrénées centrales ouvert toute l’année et qu’il avait vu passer les légions romaines de Pompée, puis les hordes sarrasines que Charles Martel devait arrêter à Poitiers, et aussi des milliers de pèlerins de toute l’Europe du Nord en route vers Saint-Jacques de Compostelle. Renseignements que je venais de lire dans mon guide Michelin, tandis qu’on me refaisait le plein à Candanchu tout à l’heure (on brille comme on peut !). Dernière station avant la frontière. La différence de prix n’était pas à négliger. Quelques centaines de mètres avant les barrières de la douane, Bienvenida avait sorti son passeport, pour le cas où, mais le militaire espagnol, assis dans sa guérite, sans prêter attention aux documents que nous lui tendions, nous fit signe d’avancer, d’un geste las. Le franquisme vivait sans le savoir ses dernières années, mais, depuis longtemps déjà, le contrôle aux frontières n’était plus ce qu’il avait été. La manne touristique avait adouci les mœurs.

Le versant français, plus vert, plus abrupt, au ciel plus couvert aussi, nous attendait. Près de trente kilomètres de virages et d’épingles à cheveux sous les frondaisons d’une route étroite jusqu’à Bedous, où, depuis quelques années, s’étaient installées les douanes françaises, pour mieux gérer les files d’attente qui, auparavant, paralysaient le col au plus fort des mois de juillet et d’août.

Oloron-Ste-Marie. Pau. Aire-sur-Adour. A l’entrée dans les Landes, la route se fit plus monotone, et la conversation, qui jusque-là avait roulé sans encombre d’un sujet à l’autre commença aussi à se languir. Le soleil de cet après-midi de printemps nous assoupissait, malgré l’autoradio qui déversait en sourdine des variétés pas très variées. Les signes avant-coureurs de l’endormissement me donnèrent l’alerte :

— Me está entrando cansancio. Tengo que descabezar un sueño. Voy a pararme media hora, si no te molesta.
— Je commence à être fatigué. Il faut que je dorme un peu. Je vais m’arrêter une demi-heure, si ça ne t’ennuie pas.

Je bifurquai dans le premier chemin forestier un peu ombragé, et stoppai assez près de la route pour ne pas inquiéter Bienvenida, qui manifestait néanmoins une certaine tension. Je reculai mon siège et le mis en position inclinée et j’invitai ma passagère à en faire autant si elle le souhaitait, mais non, elle ne le souhaitait pas. Mains jointes entre ses genoux serrés, elle était sur le qui-vive. Il fallait la rassurer :

— Descuida. No te va a pasar nada. Descabezo un sueñecito y seguimos el camino. ¿ Vale ?
— Ne t’en fais pas. Il ne va rien t’arriver. Je fais un somme et on repart. D’accord ?
— Vale.

Malgré la somnolence d’après-déjeuner, je crois que nous ne dormîmes ni l’un ni l’autre, Bienvenida guettant un geste déplacé de ma part, et moi attendant d’elle le moindre signal qui m’eût autorisé un début de privauté. Cela n’eut pas lieu. Moi, j’avais promis, et elle ne me devait rien, ou si peu. En dépit de notre silence respectif sur notre situation sentimentale, révélateur d’une entrée tacite dans le jeu de la séduction, nos attaches personnelles à l’un comme à l’autre furent les plus fortes. Et pourtant, j’en suis convaincu, il aurait suffi d’une étincelle pour que d’une attirance physique certaine naisse une aventure de vacances. Mais le souvenir qu’une relation trop brève nous eût laissé aurait-il été plus beau que celui que je raconte aujourd’hui ? Un moment de plaisir contre des années de remords, peut-être. Je ne connaîtrai jamais la réponse à cette question.

C’est toujours avec un petit pincement au cœur que je repasse, de temps à autre, sur la route de l’Espagne, devant cette allée forestière que nous quittâmes une demi-heure plus tard, sans même que je lui aie pris la main.

Nous roulâmes tout le reste de l’après-midi. Et j’ai perdu le souvenir exact de nos propos. Je ne suis d’ordinaire guère bavard, quand je suis au volant. Mais, Bienvenida, désormais davantage portée à me faire confiance, retrouva sa spontanéité latine et assura l’essentiel de la conversation. Je me souviens quand même qu’elle compara les mérites du pont d’Atlantique, à Bordeaux, avec ceux du Golden Gate de San Francisco !

A Saint-André de Cubzac et son écheveau d’itinéraires, nos routes auraient dû se séparer, mais nous ne nous y résolûmes ni l’un ni l’autre, et lorsque je proposai à Bienvenida de faire un crochet pour l’emmener jusqu’à Poitiers, elle accepta tout de suite.

Il était tard déjà, lorsque nous nous arrêtâmes pour dîner dans cet hôtel-restaurant routier quasi-désert de Saint-Pierre-des Corps. Une salle toute en longueur et un serveur qui s’impatientait alors que je traduisais à grand-peine à Bienvenida les propositions du menu du jour. La nourriture française était une telle découverte pour elle ! Aussi loin des hot-dogs de Miami que des "tortillas" et des "frijoles" de son île natale.

Comme dans tous les restaurants de routiers, le menu du jour était roboratif à souhait : assiette de crudités et charcuterie, bœuf miroton, salade, plateau de fromages, tarte maison et un litre de vin rouge par table de deux.

Nous avons mangé machinalement, mentalement préoccupés par toute autre chose que la nourriture qu’il y avait dans nos assiettes.

Je dis à Bienvenida que la route était encore longue pour elle comme pour moi, et que j’envisageais de faire étape ici. Le patron me confirma qu’il lui restait des chambres. C’était une invite cousue de fil blanc. Et Bienvenida le comprit si bien qu’elle ne répondit pas tout de suite. Tout en échangeant des banalités, nous mangeâmes le dessert et bûmes un café. C’est alors qu’elle dit enfin :

— Prefiero seguir hasta París hoy mismo. Voy a tomar un tren de noche. Me puedes acercar hasta la estación ?
— Je préfère aller jusqu’à Paris aujourd’hui même. Je vais prendre un train de nuit. Tu peux m’emmener jusqu’à la gare ?

Je pensai que peut-être l’argent lui faisait défaut :

— No te vayas por el dinero, que te invito yo.
— Si c’est pour l’argent, ne t’en fais pas, tu es mon invitée.
— Lo siento, Pedro, pero est mejor que me vaya, y lo sabes.
— Je regrette, Pierre, mais il vaut mieux que je m’en aille, et tu le sais.
— Bueno, maja, me da pena, pero ¿ qué le puedo Hacer ?
— Cela me désole, tu sais, mais que puis-je y faire ?

Nous échangeâmes nos adresses sur des coins de calepin, et dix minutes plus tard, je la laissais dans un hall de gare vide. Le baiser sur les joues que nous échangeâmes fut le seul contact physique que nous eûmes, et dans notre regard, on aurait pu lire tout le regret que nous avions de nous quitter ainsi, suivant la voie de la raison.

Finalement, je ne pris pas de chambre. Et lorsque après avoir roulé toute la nuit, je regagnai mon appartement de Saint-Malo, à ma compagne qui m’interrogeait sur le déroulement de mon voyage, je répondis :

— A l’aller, j’ai perdu deux heures à Toulouse, après avoir été rançonné à un feu rouge par un type avec un couteau, mais au retour, rien à signaler. J’ai hésité à faire étape à Poitiers, hier soir, mais finalement j’ai préféré rentrer directement.

(Préférer n’était sans doute pas le terme adéquat, mais il y a des vérités qui ne sont jamais bonnes à dire pour la paix des ménages.)

Adieu, ma jolie passante !

© Pierre-Alain GASSE, août 1999. Tous droits réservés.

jeudi 25 juin 2009

Au fond du trou

Aujourd'hui, est mise en ligne ma dernière nouvelle, intitulée "Au fond du trou"
Voici le lien :
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