Le Blog de Pierre-Alain GASSE

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

Tag - rétrospective

Fil des billets - Fil des commentaires

jeudi 15 octobre 2009

Rétrospective 2 - Les Feux de Mai (1982)

Genre : autofiction. Contexte historique : Mai 68 à l'Université de Haute-Bretagne.

girlinjured.jpg

La Faculté des Lettres de R. se trouvait encore au centre-ville. Au fond d'une place carrée, refuge et quartier général d’une des nombreuses bandes de clochards de la ville. De l’extérieur, c’était un grand quadrilatère à trois étages, austère et sombre. À l’intérieur, salles de cours, amphithéâtres et bureaux étaient disposés autour d’un patio aux massives arcades de granit. Couloirs obscurs, escaliers grinçants, amphithéâtres aux fauteuils constellés de graffiti, il y flottait une odeur particulière de vieux papiers, vieille poussière et parquets cirés. Notre jeunesse faisait trembler cette vieille bâtisse lorsque nous déferlions dans les escaliers, à la fin des cours.

Le corps professoral était dans l’ensemble à l’image des bâtiments. Les vieux professeurs, au sommet de la hiérarchie régnaient en mandarins sur un menu peuple de chargés de cours, d’assistants et de maîtres-assistants besogneux et effacés. Seules quelques personnalités plus affirmées émergeaient de cette grisaille anonyme et tentaient de secouer la vénérable institution. On était en 1966. En prêtant une oreille attentive aux bruits de couloir, on aurait sans doute pu pressentir l’explosion qui devait avoir lieu deux ans plus tard, mais l’université était encore un ghetto enfermé dans des traditions séculaires, des pesanteurs administratives incroyables et ses états d’âme laissaient indifférentes ou presque l’opinion publique et les sphères dirigeantes du pays.

Je découvrais avec ravissement ma nouvelle vie. J'avais trouvé à louer une chambre, près des quais, chez une vieille dame, bougonne et ladre. Mais je ne pouvais pas me permettre de faire le difficile. Il me fallait me suffire à moi-même avec le montant de ma bourse. La chambre se trouvait au premier et le cabinet de toilette sur le palier. Mais les W.C. étaient en bas, sous l’escalier. Parquet ciré, lit de fer, édredon de plume, armoire ancienne, table de travail et... poêle à charbon. De la Toussaint à Pâques, autrement dit durant presque toute l’année universitaire, il fallait allumer chaque jour ce poêle. Aller chercher le charbon, seau par seau, dans un tas à la cave. La cheminée tirait mal, en particulier quand soufflait le vent d’ouest, ce qui était, malheureusement, le cas le plus fréquent, et je devais souvent ouvrir la fenêtre pour désenfumer la pièce.

Je me souviens que la porte des W.C. était tapissée de recommandations impératives : “N’oubliez pas de tirer la chasse, d’éteindre la lumière, et ne gaspillez pas le papier S.V.P.” Et tout à l’avenant. Interdiction de cuisiner, de faire de la lessive, de recevoir des visites féminines. Plusieurs années après la fin de mes études supérieures, le thème inépuisable de mes démêlés d’étudiant avec mes propriétaires revenait encore fréquemment dans mes rêves. C’est dire à quel point cette époque et ces nouvelles conditions de vie m’ont marqué. Un de ces rêves, je m’en souviens encore, m’ opposait à une propriétaire moustachue qui changeait constamment les meubles de ma chambre au gré de sa fantaisie et des réaménagements successifs de son intérieur. Seul mon lit de fer et ses boules de cuivre ne changeaient pas... Heureusement, un ami avait loué la chambre de l’autre côté du palier. Nous prenions le petit déjeuner à tour de rôle l’un chez l’autre et il n’y avait pas de problème pour l’utilisation de la salle de bains.

Les onze ou douze heures de cours hebdomadaire que nous devions suivre nous valaient une réputation de joyeux fainéants et aussi l’envie de nos camarades de Sciences ou de Médecine. Néanmoins, les journées s’écoulaient si vite que le lendemain survenait souvent sans que j’aie eu le temps de remplir mes maigres obligations. Mais il faut dire qu’il n’y avait pas de film, de concert, de spectacle intéressant que nous n’allions voir. Et puis, chacun le sait, le principal refuge de l’étudiant, c’est le café, havre de chaleur où il passe des heures à renverser le monde et inventer sa vie devant un café-crème ou un demi-pression. C’est là, sur le formica des tables, dans le halo bleuté de la fumée des cigarettes, que nous jouions notre vie. Les groupes se formaient au gré des rencontres, au fil des cours et des jours, au hasard des surprise-parties.

L’année suivante, j'obtins quelques heures d’enseignement dans un collège de campagne, tenu par les frères de Ploërmel. Comme j'étudiais l’espagnol, on me confia cinq heures... d’anglais - quand on est doué pour les langues, n’est-ce pas... - trois heures d’éducation physique et le remplacement des maîtres absents.

J’allais à A. deux jours par semaine et on avait trouvé à me loger au Presbytère. dans une grande chambre vide, aux murs nus, à côté du grenier. C’était sinistre, mais gratuit ! Je faisais mes premières armes d’enseignant avec un peu d’appréhension, mais ces élèves de campagne, qui avaient échappé au certificat d’études, avaient soif d’apprendre et jamais je n’ai eu de classe plus attentive. Je les retrouvais, garçons et filles, en éducation physique et pour combler les lacunes d’un savoir livresque acquis à la hâte, par goût personnel aussi et, surtout, parce que le relief et le paysage s’y prêtaient admirablement, nous fîmes cet hiver-là beaucoup de course à pied dans les bois et par les chemins des alentours. Habitués au grand air et à l’effort physique, ces petits campagnards m’étonnèrent plus d’une fois par leurs performances.

Les examens approchaient, on était à la fin de mars et brusquement l’Université s’embrasa contre un projet gouvernemental de plus. Début mai, la grève paralysa le pays. Les étudiants se répandirent dans les rues, les murs se couvrirent d’inscriptions vengeresses, blasphématoires, ordurières, péremptoires, poétiques... Les murs avaient la parole. En rouge. En noir. Le rouge et le noir qui flottaient sur les cortèges, qu’on hissait aux faîtes des bâtiments. Les bourgeois tremblaient derrière leurs fenêtres aux volets clos. Les préfets faisaient donner la garde. Les rues se creusaient. On s’invectivait à coups de pavés et de grenades lacrymogènes. La Révolution était en marche selon certains ; le Grand Soir pour demain selon d’autres. Dans les amphithéâtres devenus assemblées populaires, on siégeait sans discontinuer. On y mangeait, buvait, dormait, voire davantage. Harangues, votes et motions sans trêve. Les idées fusaient. Un immense espoir de changement soulevait les cœurs à en oublier la fatigue. Finalement, les examens furent reportés à septembre : la "chienlit" avait eu raison de l’Université.

Jamais je ne m'étais intéressé à la politique ; je n’avais pas encore voté, car j’allais avoir vingt-et-un ans dans quelques mois seulement. Chez moi, on était gaulliste, par admiration patriotique puis par habitude, mais jamais il ne fut question de politique devant moi. On n’en faisait pas. Il fallait gagner sa vie et cela suffisait plus que largement.

Depuis deux ans, l’Université était certes agitée par des grèves sporadiques et des manifestations contre la guerre du Vietnam, mais cela était si loin, le Vietnam !

Mais là, c’était différent. Cette fois-ci, nous étions en plein dedans, et il me fallait choisir mon camp. Au début, je me laissai porter par le flot. J’assistai aux assemblées de section. Puis, gagné par l’ambiance, je fus volontaire pour diverses tâches. Il fallait populariser nos positions. Et tout naturellement, je me rangeai du côté du changement. Non que l’ordre établi me dérangeât beaucoup. À vrai dire, je n’y avais pas songé. À dix-huit ou vingt ans, on n’a pas toujours conscience que la vie personnelle qu’on essaie de se construire dépend étroitement de la société dans laquelle on est. Fils d’artisan, puis de petit commerçant, j’appartenais malgré moi à la classe moyenne. Élevé dans une petite ville bourgeoise, j’avais épousé le moule que j’avais trouvé. Mai 68 me fit ouvrir les yeux. Je découvris la lutte des classes et les outrances de la dictature du prolétariat, le charme et les risques de l’autogestion, les limites du réformisme et les dangers de la révolution. Sur le tas, au travers des oppositions et des affrontements, parfois violents, des diverses factions organisées à l’intérieur de l’Université. J’avais lu Marx sans bien le comprendre. J’avais maintenant sous les yeux les exemples qui m’avaient manqué. Curieusement, dans le foisonnement de Mai 68, tout s’éclairait pour moi et l’évidence se faisait jour : le socialisme dans la liberté, c’était le but à atteindre.

Mais je n’étais pas au bout de mes découvertes.

Les cours étaient suspendus et, au hasard d’une manifestation, une de plus, alors que le cortège, hérissé de banderoles et de slogans vengeurs montait vers la Préfecture, les CRS, maintenus l'arme au pied depuis plusieurs jours, reçurent l'ordre de charger pour empêcher l'accès à la place. Une salve de grenades lacrymogènes avait alourdi l'air, les foulards s'étaient relevés et soudain, à travers la fumée acre, dans un bruit assourdi de brodequins au pas de course, des coups de matraque commencèrent à pleuvoir sur les groupes casqués qui formaient la tête de la manif. Le cortège reflua aussitôt vers les rues adjacentes, à l'exception des quelques excités qui rêvaient de pratiquer le coup de poing. La charge fut brève et violente. Réfugié dans une entrée d'immeuble providentielle, je laissai passer l'orage. Le néo-révolutionnaire que j'étais craignait encore l'uniforme et la matraque ! Le boulevard s'était vidé aussi vite qu'il s'était rempli. Ça et là, sur le pavé, quelques corps étendus et tout près de moi, de l'autre côté de la rue, contre une deux-chevaux, une jeune fille en minijupe, la tête sur son sac à main, évanouie peut-être. Je me portai à son secours, m'agenouillai près d'elle. Elle était consciente, mais se tenait la tête à deux mains et avait une belle bosse au cuir chevelu, qui saignait un peu.

— Ça va ?

— Pas terrible. Ils m'ont filé un de ces pains derrière la tête.

— Est-ce que vous pouvez vous lever ?

— Je vais essayer, si vous m'aidez.

Je l'accompagnai jusqu'au banc le plus proche, où elle put reprendre ses esprits, avant de lui proposer un café pour nous remettre de nos émotions. Mais, regardant sa montre, elle fit non de la tête :

— Désolé, mais il faut que je rentre, sinon on va s'inquiéter pour moi.

Il n'y avait rien à dire à cela. C'était bien normal.

Ce mercredi-là, comme toutes les semaines, j'allai à la Chambre Noire, le ciné-club dont j'étais adhérent, à la séance de cinq heures. J’étais un peu en retard et je dus gagner ma place dans l’obscurité, guidé par le faisceau tremblotant de la lampe de poche de l’ouvreuse. Lorsqu’elle éclaira le fauteuil où je devais m’asseoir, je reconnus avec surprise à côté de moi, la même minijupe à carreaux sur les mêmes jambes fuselées, que lors de la manifestation du matin. Signe du destin ? À l’entracte, j’achetai un paquet de bonbons à la menthe.

— Vous en voulez un ?

Elle me dévisagea un instant, avant de me reconnaître :

— C'est bien vous qui...

— Oui, c'est moi ? Et cette bosse ?

— Ça va mieux. J'ai mis de la glace.

— Deux fois que l'on se rencontre, dans la même journée, c'est un signe, non ?

— Vous croyez ?

Mais déjà les lumières de la salle baissaient d’intensité, et la voix du projectionniste récitait avec emphase : “Mesdames, Messieurs, l’entracte est terminé, veuillez s’il vous plaît regagner vos places". Puis le générique de "l'Année dernière à Marienbad" apparut sur l’écran.

La lueur blafarde d’une sortie de secours éclairait faiblement les premiers fauteuils du rang où nous nous trouvions. De l’accoudoir, je laissai glisser lentement ma main vers les genoux découverts de ma voisine. Mes doigts tremblèrent au contact de la soie artificielle des bas. Je devinai la crispation d’une main sur le sac posé sur les genoux. Que se passe-t-il dans la tête des jeunes filles dans ces moments-là ? Comment s’éveille leur désir ? Les fait-il s’enflammer aussi vite et aussi fort que nous ? Mes doigts continuèrent d’avancer jusqu’à ce que la paume de ma main ressente la douce chaleur du corps qui vibrait à côté de moi. Dans ma poitrine, mon cœur faisait des bonds. Cent fois, dans mes rêves éveillés, j’avais imaginé ce qui était en train de se passer. Et cette fois, c’était vrai ! Lentement, ma main remontait vers celle qui serrait le sac à main. Et le miracle s’accomplit. Au contact des miens, les doigts s’ouvrirent et nos mains s’entrelacèrent au moment où dans la pénombre nous échangions un premier regard.

Passer le bras droit autour de ses épaules ; l’attirer contre moi pour l’embrasser. Allait-elle se laisser faire ? J’hésitais ; ce fut elle qui se pencha alors vers moi et je sentis ses cheveux frôler ma joue. Je respirais son parfum cuivré. Mes lèvres l’effleurèrent. Elle tourna son visage alors vers le mien et nos bouches se touchèrent un instant, puis nous nous embrassâmes longuement, le souffle court. Sa main guida la mienne vers l’espace secret de ses longues cuisses. Mes doigts couraient sur le nylon, remontant vers la ceinture pour glisser sous le collant et trouver la chaleur de la peau, la dentelle du slip et enfin le triangle crépu d’une toison où ils s’enfoncèrent. Son visage contre le mien, je sentis bientôt le plaisir l’envahir et son corps se contracter. Moi aussi, j’étais au bord du plaisir, mais déjà l’instant divin était passé. Se dégageant de mon étreinte, elle se leva précipitamment et sortit de la salle. Je la suivis et la rattrapai par le bras, sur le trottoir :

— Ne partez pas, je vous en prie, pas comme ça.

— Laissez-moi.

Son visage s’était fermé, inquiet.

— Venez boire un café et puis je vous dépose chez vous.

— Non, laissez-moi.

Je dus l’assurer que je n'avais nullement l’intention d’entreprendre quoi que ce soit contre son gré pour qu’elle consente à me suivre.

Nous sommes entrés dans le premier café venu et avons parlé de tout et de rien. Sauf de ce qui venait de se passer entre nous. Nous étions encore des étrangers.

— Et comment vous appelez-vous ?

— Françoise.

— Et vous ?

— Julien.

— C’est joli, Julien.

— Vous trouvez ? Moi, je trouve ça trop rétro, mais on ne m’a pas demandé mon avis...

Nous étions assis là, l’un en face de l’autre, sur des banquettes de moleskine rouge et froide. Les études, les évènements, nos goûts, nos loisirs. Pied à pied, pas à pas, chacun se laissait découvrir par l’autre. Nos regards se fuyaient, puis se croisaient, invinciblement attirés.

— Françoise, nous n’allons pas nous quitter comme ça. Venez, je vous emmène dîner dans un petit restaurant, du côté des Halles ; vous m’en direz des nouvelles.

Elle ne répondit pas tout de suite. Toute honte bue, moi de mes avances, elle de son plaisir, nous n’avions plus envie de nous quitter.

Elle me regarda en souriant pour la première fois :

— Bon, d’accord.

C’était le mois de mai et un vent nouveau soufflait sur la ville. Je vivais ma première aventure amoureuse. Elle devait être sans lendemain, mais demain était si loin encore !

Pendant notre repas en tête-à-tête, je dévisageai Françoise. Elle n’était pas vraiment jolie : les traits étaient réguliers, mais sans être beaux ; les lèvres sensuelles, mais un peu trop épaisses, les cheveux blonds, mais décolorés. Non, elle n’était pas vraiment jolie, mais “sexy” comme on dit ; elle le savait et en vivait peut-être plus ou moins.

Après dîner, nous sommes retournés au cinéma, en amoureux sages, cette fois, mais j’appréhendais la fin du film. C’est que je ne pouvais pas l’emmener chez ma mégère de propriétaire, sans risquer de me faire mettre à la rue le lendemain. Prendre une chambre d’hôtel. Il fallait remplir une fiche. Jamais je n’oserais affronter les regards réprobateurs ou complices des gens. Et puis, je n’avais plus que quarante francs en poche. Ma voiture, une R4, pas question, à moins d’être acrobates.

Nous sommes montés en voiture et j'ai roulé un moment au hasard. Bientôt les maisons se sont éclaircies. Nous étions à la sortie de la ville. J’ai arrêté la voiture à l’entrée du premier chemin creux qui s'est présenté. Il faisait doux et la nuit était étoilée.

Nous marchons dans l’ombre. Un chien aboie et nous fait tressaillir. Un vieux mur nous offre son appui. Debout l’un contre l’autre, j'essaie maladroitement de la déshabiller.

— Non, pas ici, Julien.

Nous traversons le chemin pour entrer dans un champ de blé en herbe dans lequel nous tombons enlacés.

Dans une étreinte, maladroite et trop brève, c'est ce soir-là que j'ai découvert l’amour, par le petit bout de la lorgnette, celui qui ne laisse voir que le moment du plaisir.

Alors que nous réajustions le désordre de nos vêtements, le tutoiement nous est venu, naturellement.

Bien qu’il n’y ait eu entre nous qu’un accord physique, je garde intact le souvenir de mon initiatrice, fille-fleur trop vite effeuillée dans la chaleur des feux de mai.

Nous nous sommes revus, une fois, à quelque temps de là, mais le joli mois de mai s'était enfui et les feux qu'il avait allumés s'étaient éteints.

©Pierre-Alain GASSE, 1982-2001.

jeudi 8 octobre 2009

Rétrospective 1 - Lettre imaginaire à ma fille (1973)


La mode des blogs fait que celui-ci reçoit à présent davantage de visites que le site internet qui lui est associé.

Alors que ma production va franchir le seuil des six douzaines de nouvelles et récits (la centaine si je compte les traductions en espagnol), peut-être n'est-il pas inutile pour les lecteurs les plus récents de procéder à une petite rétrospective. Du moins, dans un premier temps, de tout ce qui est antérieur à l'an 2000 et appartient donc à présent au siècle dernier !

Commençons donc par le début.

Voici "Lettre imaginaire à ma fille".

Son contexte : Nous étions en 1973. Un an plus tôt, ma fille aînée avait vu le jour. Et un texte de quelques pages m'était venu, en espagnol, au lendemain de son anniversaire.

Je rédigeais alors un travail universitaire sur Francisco Candel, l'écrivain catalan, récemment décédé. En relations amicales avec lui, je lui envoyai mon texte, pour avoir son avis. Il m'encouragea. C'était bien aimable de sa part, comme vous allez pouvoir en juger.

Mais cet avis indulgent et quelques autres allaient changer, non pas vraiment ma vie, qui resta celle d'un petit prof de province, mais mes hobbies dont l'écriture allait devenir le principal, quoique toujours secret.


sev1annb.jpg

Tu es ma fille, Sandra. Ma première fille. Je veux dire : notre première fille. Et aussi une enfant unique. Enfant unique, cela peut se comprendre de plusieurs manières, diras-tu, mais pour l’instant, toutes sont valables. Pour combien de temps ? Je l’ignore, car ta maman et moi n’avons pas encore imaginé ni planifié la suite. À chaque jour suffisent sa peine et ses joies. 

Comment nous est venue l’idée de t’appeler ainsi ? À dire vrai et pour rapporter les choses comme elles se sont passées, parce que c’est le seul qui nous soit venu à l’esprit quand nous y avons réfléchi et parce qu’ensuite nous n’en avons plus discuté. Ainsi donc, lorsque qu’après la naissance, on m’a demandé ton nom, j’ai tout de suite répondu : Sandra. Et c’est ce que l’employée a inscrit dans le registre d’état civil : Sandra Vasseur. Sans deuxième ni troisième prénom.

Hier, tu as eu un an. Un an qu’elle a déjà, la petiote ! comme ont dit des amis au parler mâtiné de patois. Eh, oui, un an déjà. Un enfant, cela fait passer le temps plus vite.

Ce fut le motif - ou le prétexte - pour réunir à la maison divers parents et amis - trop, parce qu’il manquait des chaises, mais nous y avons suppléé avec quelques tabourets. En général, dans les fêtes, cérémonies et réceptions, il y a toujours des invités absents ; eh bien, en l’occurrence, ce fut le contraire : il en est venu plus que nous n’en attendions ! Il fallait que cela tombe sur nous ! Pour un peu, la nourriture aurait manqué. 

Alors que j’officiais pour couper l’inévitable gâteau d’anniversaire, avec sa petite bougie plantée au milieu, je songeais à cette année écoulée - mais par où donc, sans que nous ne nous en rendions compte ? - et toute une foule de souvenirs me revenaient en mémoire.

Je revoyais comment, un an auparavant, - c’était un samedi - nous jouions aux cartes (au tarot, je crois) après dîner avec un couple d’amis, quand Nathalie avait ressenti les premières douleurs.

Après avoir lu et relu les conseils du livre de Laurence Pernoud, J’attends un enfant, pour la circonstance, nous avions pensé que le temps n’était pas encore venu et étions allés nous coucher vers onze heures. Mais, avant minuit, il fallait partir pour la Maternité : les contractions étaient plus fortes et de plus en plus rapprochées. Enfin, c’est ce qu’il nous parut. En réalité, nous avions encore largement le temps, puisque tu n’es née qu’à onze heures le lendemain matin, ma fille.

La Maternité venait d’être inaugurée, et il y flottait encore des odeurs de peinture fraîche mêlées à celles de l’éther et autres produits caractéristiques de ces établissements, que la température élevée qui y règne renforce et intensifie.

Dans la salle d’attente, il y avait des fauteuils confortables, des magazines et l’on pouvait fumer.

Après l’examen d’entrée qui se révéla positif- dilatation du col au stade d’une pièce de cinq francs - on plaça Nathalie, ta maman, dans une pièce du rez-de-chaussée, près des salles de “travail” où officiaient les sage-femmes. Et là, il n’y avait plus qu’une chaise assez incommode accompagnée d’une interdiction de fumer.

Toute la nuit, entre veille et demi-sommeil, j’attendis avec une angoisse croissante le moment fatidique. Ce n’est qu’à neuf heures du matin que Nathalie fut transférée en salle d’accouchement. Il était prévu que je l’y accompagne.

Le chariot roula silencieusement à travers le large couloir, puis nous tournâmes dans un second à droite pour entrer dans une salle froide, aux murs de faïence blanche. Une armoire vitrée, une table et une chaise et sur la table des fiches, du papier, un stylo-bille et des étiquettes aussi. Le centre de la pièce était occupé par un lit de métal chromé, muni d’accessoires pour attacher jambes et bras, de vis, de courroies, de leviers. On y installa Nathalie, couverte d’un simple drap. Comme les contractions se rapprochaient, elle se plaignait assez. Puis, on me passa une blouse blanche, trop grande pour moi.

La sage-femme arriva, me jeta un regard comme à un drôle d’oiseau - elle, était jeune et jolie - dit à ta mère ce qu’elle devait faire - des choses dont je ne me souviens plus très bien - et repartit. De temps à autre, une aide-soignante ou une infirmière jetait un œil. C’était dimanche et il n’y avait qu’une seule sage-femme pour trois accouchements simultanés !

À un moment donné, nous entendîmes crier comme une damnée la parturiente qui se trouvait de l’autre côté de la cloison et, peu après, la sage-femme réapparut. Il fallut presque trois quarts d’heure et deux entailles assez profondes - avec des ciseaux, comme s’il s’était agi de papier - après de vains efforts, car les contractions avaient presque disparu, malgré deux piqûres pour les renforcer, pour que tu voies le jour, ma fille, et que tu jettes ton premier cri. Ne t'offusques pas, c'est souvent ainsi, tu étais plus ridée qu’un petit vieux, d’une couleur bleuâtre, avec une tête presque aussi ovale qu’un ballon de rugby, des cheveux noirs déjà drus et les ongles longs. Les yeux ? Bleus. Tu pesais deux kilos huit cent cinquante et mesurais cinquante centimètres.

On te mit autour d’un poignet une étiquette avec ton prénom et ton nom, pour qu’il n’y ait pas d’erreur par la suite, on te langea et on te plaça dans un berceau, avec un couvercle en Plexiglas pour qu‘en te regardant, les visiteurs ne te soufflent pas leurs miasmes dans le nez.

Ta maman dut attendre une heure de plus - le temps de recoudre la blessure, de laver l’accouchée et de la vêtir - avant qu’on la place avec toi dans une chambre coquette et gaie. Dehors, le soleil brillait. C’était le 23 avril 1972. Midi. Ni elle ni moi n’arrivions à croire tout à fait que maintenant nous avions une fille : toi, Sandra.

Je me souviens comment je suis allé chercher les faire-part deux jours plus tard sans me rendre compte que l’imprimeur s’était trompé dans la date - ou peut-être m’étais-je trompé moi-même, la chose n’a pas vraiment été éclaircie - en inscrivant 23 mai au lieu de 23 avril. Mais, bien peu de gens s’en sont rendu compte. Ou les autres n’ont pas voulu nous dire qu’ils l’avaient fait.

Bien entendu, tout était préparé pour ton arrivée à la maison, quelques jours plus tard. 

Les deux premières semaines, ta maman a dû te donner le sein en pleine nuit, vers deux heures du matin, et ce fut une période assez pénible. Mais, ensuite, nous n’avons pas eu à nous relever la nuit. Tu dormais et tu dors toujours à poings fermés.

Le baptême, nous le fîmes début juin seulement, parce que réunir tous les papiers nécessaires nous prit pas mal de temps. Il faut dire que nous voulions qu’il ait lieu là où vivait ma mère et soit célébré par un prêtre de mes amis. Enfin, toutes les conditions furent remplies, sauf la présence du parrain - un de mes frères - qui, en raison d’examens, déclara qu’il ne pouvait venir. Un autre (j’en ai trois, c’est bien utile, comme on le voit) le remplaça et la cérémonie put avoir lieu au jour dit.

C’était un baptême collectif, (à présent, on fait cela par fournées, les prêtres se font rares) et l’église était presque pleine de toutes les familles réunies là. Devant l’autel, à la croisée du transept, avait été disposée en arc de cercle une rangée de chaises sur lesquelles nous étions tous assis, pères, mères (avec leurs rejetons dans les bras), parrains et marraines, sages comme des images.

Nous répondîmes, chacun notre tour - aux questions que Marcel, le prêtre, nous posa, en lisant les réponses dans le livret qu’il nous avait confié (et celui qui n’en avait pas – cela arrive toujours - bredouilla de son mieux), puis l’officiant, d’abord avec l’eau, puis avec l’huile, procéda au baptême.

Après les félicitations d’usage et les signatures sur le registre, dans la sacristie, nous allâmes au Jardin Public. C’était une belle journée. Chacun prit des photos tout son saoul. Tous se déclarèrent enchantés de la journée, sauf mon beau-père qui dit alors et répéta depuis chaque fois qu’il en eut l’occasion, qu’au restaurant, on lui chipota la boisson.

Pour lors, tu croissais et grossissais et ce qui t’amusait beaucoup, c’était un oiseau de plastique rouge, pendu au bout d’un ressort, au plafond de ta chambre. Chaque fois que nous allions te voir, nous tirions dessus et il remuait les ailes : cela te faisait rire ! À présent, il ne t’intéresse plus du tout et, si nous te le montrons, tu lui jettes un regard qui hésite entre le dédain et l’agacement. 

Les classes s’achevèrent et nous allâmes d’abord passer quelques jours de vacances sur la Côte d’Émeraude, chez un couple d’amis qui avaient un fils, plus âgé que toi d’un mois et demi, me semble-t-il, mais déjà grand et fort et un tant soit peu tyrannique.

Lever, laver, faire manger et promener ces deux marmots nous prenait tout notre temps, ou plutôt prenait tout celui de nos épouses, et nous les maris, nous passions le nôtre à faire les courses, lire le journal de A à Z et jouer aux cartes ou aux dés. Quelles vacances !

Pour le pont du quinze août, nous t'avons fait découvrir les joies du camping sur la côte, pas bien loin, parce qu’avec tes quatre mois à peine, nous ne voulions pas nous éloigner de trop. Trois couples d'amis nous accompagnaient et pour des raisons obscures trop longues à raconter ici, nous n’atteignîmes notre destination qu’à la nuit tombante. Il fallut donc monter les tentes à la lumière des phares et dîner de sandwiches improvisés. Alors que, sur nos matelas pneumatiques, nous avons eu plutôt froid, toi, Sandra, dans ton petit lit pliant monté dans notre tente, tu as dormi comme si de rien n’était pour cette nuit de plein air inaugurale. 

C’est le lendemain que nous t’avons emmenée à la plage pour la première fois, mais le contact du sable ou le vent t’ont déplu, tu t’es mise à pleurer et nous avons dû rentrer au camping avant les autres.

Avec septembre revinrent les feuilles dorées, la rentrée des classes et la monotonie du travail. À la maison, nous t’installions pour jouer sur le tapis du séjour et tu te roulais dessus comme s’il s’était agi de l’herbe d’un coteau ou du sable des dunes : tu ne savais pas encore ramper, ni marcher à quatre pattes, mais tu te débrouillais déjà très bien pour attraper par terre ce que tu voulais.

C’est également alors que nous t’avons laissée pour la première fois (peut-être pas tout à fait la première en réalité) à la garde de ta grand-mère. Ta maman t’emmenait avec elle le matin, te laissait chez ma mère, et passait te reprendre le soir. C’est ainsi que tu as pris goût aux voyages en voiture.

Bien entendu, de tes cinq biberons du début, tu n’en avais plus que quatre, et même, si je me souviens bien , peut-être avais-tu déjà commencé à manger de la purée de légumes. Ensuite et peu à peu vinrent la viande hachée, l’œuf à la coque, le foie de veau, la cervelle d’agneau et le filet de merlan, le tout haché, ainsi qu’en dessert de la pomme, de la banane et du jus d’orange.

Ceci sans compter les gâteaux secs que nous avons commencé à te donner dès l’apparition de tes premières dents. À présent, tu en as quatre. Qui te suffisent largement pour nous mordre de temps en temps.

Dernièrement (disons deux ou trois mois), sans avoir lu Jean-Jacques Rousseau ni Voltaire, tu as découvert les plaisirs de la marche à quatre pattes, et depuis tes salopettes et tes pyjamas ont tous des poches aux genoux et sont plus vite salis que robe de mariée.

Tu parcoures ainsi l’appartement entier a des vitesses prodigieuses, tu ouvres les tiroirs où nous cachons nos livres et nos papiers, tu arraches une à une les feuilles des plantes vertes, tu vides complètement les sacs à main de ta maman et mes dossiers à moi et nous passons notre temps à enlever et mettre ailleurs les bibelots et autres objets qui pourraient s’avérer à ta portée.

Tu as presque plus de jouets que tous ceux que nous avons eu dans notre enfance, mes trois frères et moi, et tu fais déjà des caprices de petite fille gâtée. Tu pourrais marcher seule, mais il semble que tu aies peur, et dès que tu sens que tu vacilles, tu préfères t’asseoir et attendre que nous te relevions.

La couleur de tes yeux a changé et ils sont à présent gris-bleu. Parfois, tu ris aux éclats et parfois tu nous examines comme des animaux de zoo. Tu aimes la musique et quand tu es contente, tu bats des mains comme un pingouin...

Ce sont tous ces souvenirs-là, et quelques autres encore, que revoyait mentalement ton papa, Sandra, hier, en découpant ton premier gâteau d’anniversaire...

Un an qu’elle a déjà, ma petiote !

Pierre-Alain GASSE, avril 1973. - CC