Le Blog de Pierre-Alain GASSE

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lundi 10 juillet 2017

L'Affaire de Collonges-la-Rouge - Chapitre 10


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X

Toute l'équipe de gendarmes était sur le pied de guerre : tous les véhicules banalisés disponibles furent lancés sur les routes des alentours. Suivant l'idée du capitaine Mangin, reprise par Soubeyrol, le suspect n'ayant pas de véhicule personnel, hormis son tracteur, il devait encore circuler dans le véhicule dérobé à Condat, quelques jours avant l'enlèvement. En tout cas, on n'avait pas retrouvé celui-ci et aucun autre vol n'avait été signalé. Des barrages équipés de herses furent mis en place sur les principales départementales autour de Collonges, à une distance qui fut difficile à déterminer, mais qu'on fixa arbitrairement à vingt kilomètres, en pensant que l'homme était un loup solitaire qui rechignerait à s'éloigner de son territoire.

Le meurtre de Joss Vanderlaeren et l'enlèvement du reste de la famille avaient eu lieu vingt heures auparavant. C'était beaucoup. L'expérience montrait que dans les cas d'enlèvement, chaque heure qui passait diminuait les chances de survie des victimes.Le problème posé était double : Edmond Favart connaissait parfaitement la contrée où il avait toujours vécu et celle-ci regorgeait de cachettes possibles : de nombreuses zones boisées, des grottes naturelles, des abris troglodytiques, des masures inhabitées... Si l'on y ajoutait un relief accidenté, cela donnait un ensemble peu favorable aux poursuivants. Il faudrait un peu de chance aux forces de l'ordre pour aboutir rapidement. Et on ne pouvait pas lancer un ratissage sur un secteur aussi étendu. Il leur fallait un indice supplémentaire.

C'est alors que la cellule de crise décida de recourir au plan alerte enlèvement. Jusqu'alors, il avait presque toujours abouti à un résultat positif, mais cette fois, il était lancé bien tard et dans un contexte différent : celui d'un meurtre.

Des bandeaux informatifs défilèrent bientôt sur tous les écrans, téléphones, tablettes, téléviseurs, autoroutes, villes et villages ; toutes les radios relayèrent aussi le message : "deux enfants, garçon et fille, dix et sept ans, Joris et Jana Vanderlaeren, ont été enlevés avec leur mère, hier dans la nuit, au domicile de la famille, au bourg de Collonges-la-Rouge, par un homme d'une quarantaine d'années, brun, trapu, sans doute au volant d'une camionnette volée Renault Express blanche, immatriculée 325 XY 46. Ils sont vêtus pour le garçon d'un pyjama en jersey bleu nuit, pour la fille d'une chemise de nuit à fleurs. Pieds nus. Leur mère Annelore est grande, blonde paille, yeux bleus lavande. Sa tenue n'est pas connue. L'homme peut être armé ; il est dangereux. Toute personne pouvant fournir un renseignement à leur sujet doit immédiatement appeler l'un des deux numéros de téléphone qui s'affichent maintenant : 03 XX XX XX XX ou 03 XX XX XX XX".

C'est le mitron du boulanger, alors qu'il poursuivait sa tournée autour de Chasteaux, après le départ des secours pour l'hôpital de Brive, qui croisa le premier le véhicule dont la radio venait de donner l'immatriculation. Il voulut composer aussitôt sur son portable l'un des deux numéros d'appel fournis, mais impossible de se souvenir des quatre derniers chiffres ! Trop focalisé sur l'immatriculation ! Il fit néanmoins deux tentatives au hasard, infructueuses, hélas. Alors, attendre la rediffusion du message, mais dans combien de temps ? Enfin, il eut la présence d'esprit de rechercher sur son smartphone l'alerte enlèvement qui venait d'être lancée et, là, trouva, le numéro recherché.Une sonnerie retentit :

— Alerte enlèvement Corrèze, j'écoute...
— Je crois que je viens de croiser le véhicule que vous recherchez.
— Vous avez pu noter l'immatriculation ? — Celle que vous avez donnée, 325 XY 46.
— C'était où ? 
— Sur la D 158, Larche-Montplaisir avant Lissac-sur-Couze, kilomètre 12.
— Comment pouvez-vous être aussi précis ?
— Je suis arrêté devant la borne kilométrique.
— OK. Dans quel sens allait le véhicule ?
— Vers Lissac.
— Qui conduisait ? — Un homme, je pense, mais il faisait encore nuit.
— Très bien. Merci de votre appel.

Une batterie de téléphones se mit en branle aussitôt. Mangin, Soubeyrol, le Préfet, le Maire décrochèrent :

— Un signalement du véhicule volé à Condat sur la D158, kilomètre 12, en direction de Larche.

Soubeyrol regarda la carte et répondit le premier :

— On resserre le dispositif à 10 km autour de Lissac. Je veux dans l'heure qui vient la position de toutes les maisons inhabitées, les grottes, abris sous roche et autres cachettes possibles dans le périmètre. Survol de la zone en hélico.
 — Compris.

À l'hôpital de Brive, Joris avait été transfusé et l'épaule de Jana remise en place assez aisément. Le garçon, dès qu'il fut conscient, commença à s'agiter :

— Il faut délivrer maman, celui qui nous a enlevés lui fait du mal !

Le cadre de santé du service appela aussitôt la Gendarmerie, qui relaya l'appel vers la cellule de recherches. Florence Mangin demanda à parler au garçon :

— Tu sais où elle est retenue, ta maman, Joris ?
— C'est une espèce de grotte, pas très loin du ravin où il nous a jetés, Jana et moi, parce qu'on n'a pas roulé longtemps. Dix, quinze minutes, peut-être. J'ai compté dans ma tête treize fois jusqu'à soixante.
— Ça nous aide beaucoup, Joris. Merci. On va la retrouver, tu sais.La voix du garçon chevrotait à présent :
— Je vous en supplie, faites vite, j'ai trop peur....

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, 2017.

jeudi 8 juin 2017

L'Affaire de Collonges-la-Rouge - Chapitre 6 - CONTENU SENSIBLE !


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VI
À une vingtaine de kilomètres de là, vers l’ouest, un abri sous roche connu depuis les temps préhistoriques était le théâtre d’un drame poignant. Au milieu de la nuit, un petit utilitaire d’artisan avait remonté la rampe d’accès caillouteuse qui menait au terre-plein et trois personnes en étaient descendues, mains entravées et yeux bandés : une femme et deux enfants, houspillés par un homme trapu au regard illuminé. Au siècle dernier, le fond de la grotte avait été fermé par le propriétaire du lieu à l’aide d’une cloison de bois, pour y entreposer divers matériels. Une porte métallique cadenassée en condamnait l’accès. C’est là qu’il attacha à des anneaux scellés dans le roc, au fond d’espèces de box, cloisonnés de planches, la mère dans l’un, le frère et la sœur dans l’autre.

— Je vous en supplie, ne leur faites pas de mal, je ferai ce que vous voudrez, libérez-les, s’il vous plaît… gémit Annelore, secouée de tremblements incoercibles, dans son français teinté d’accent hollandais.
— Silence, Wanda, je verrai, il est possible que je les libère, cela va dépendre de toi, mais pour l’instant, il vaut mieux qu’ils restent ici.

Les deux enfants, serrés l’un contre l’autre, sanglotaient, tremblants de peur, recroquevillés contre la cloison de bois qui les séparait de leur mère. Leur ravisseur jeta dans chacun des box une couverture mitée.

— Je ne peux pas rester maintenant. Je reviendrai bientôt. Inutile de crier : il n’y a personne à moins d’un kilomètre d’ici. Soyez sages, mes jolis…

Les prisonniers entendirent le cliquetis d’un cadenas à combinaison que l’on enclenche, puis la voiture s’éloigna dans la nuit et l’obscurité se referma sur leurs larmes. Annelore, libérée du fardeau de l’angoisse, éclata en longs sanglots convulsifs, accompagnés par ceux plus plaintifs de ses enfants.

— On est où, maman, finit par demander le garçon ? Pourquoi il t’a appelée Wanda, ce type ?

Annelore, qui n’avait pas relevé ce détail, comprit alors que ce qu’elle avait toujours craint était arrivé : son passé sulfureux l’avait rattrapée !

— Je ne sais pas, un fantasme, sans doute. On doit être dans une cave, ça sent un peu l’humidité.

L’enfant se retint de demander à sa mère ce qu’était un « fantasme ». Ça devait se rapprocher de « fantôme », non ?

— Non, maman, on n’a pas descendu de marches.
— C’est vrai, tu as raison, Joris. Une grange ou une grotte, alors peut-être. Il y en a beaucoup dans la région. Le sol, on dirait de la terre ou du sable. Si je pouvais enlever mon bandeau…
— En frottant ta tête contre la cloison, peut-être, reprit le garçon…

Annelore, une fois de plus, fut surprise par le sens pratique et l’ingéniosité de son fils, qui devait tenir cela de son père. Elle mit aussitôt à l’œuvre ce judicieux conseil, tentant de faire remonter le nœud serré du bandeau vers le haut de sa nuque. Au bout de quelques minutes, elle s’écria :

— Ça y est ! On est dans une espèce de grotte, au fond de boxes en bois, fermés par une cloison de planches à claire-voie et une porte métallique grillagée avec un cadenas à combinaison. Mais ma chaîne est trop courte pour aller jusque-là.
— N’oublie pas de remettre ton bandeau après, maman, pour qu’il ne s’aperçoive de rien. Ça pourrait l’énerver !
— Oui, oui, tu as raison.

Jana, la sœur cadette de Joris, restée silencieuse jusqu’à ce moment, jubila soudain :

— J’ai réussi ! J’ai réussi, en faisant mes mains toutes petites, j’ai réussi à les sortir des anneaux des menottes !
— Super ! dirent Joris et Annelore à l’unisson. C’est logique, tes poignets sont plus petits que les miens, il a dû serrer jusqu’au dernier cran, mais c’est pas vraiment prévu pour les enfants. Moi, ça coince trop, j’ai essayé, mais pas moyen, poursuivit son frère.
— Va jusqu’à la porte, passe tes mains à travers le grillage si tu peux et tente de manœuvrer le cadenas. Tu fais tourner les trois molettes d’un cran à chaque fois, en partant du zéro : 000, 001, 002, ainsi de suite jusqu’au 9. Avec un peu de chance, ça peut le faire.
— Maman, ça va prendre beaucoup trop longtemps, il y a mille combinaisons possibles !
— Comment tu sais ça, toi ?
— On a vu ça en maths, c’est 10 puissance 3. Non, j’ai un meilleur truc, je l’ai vu sur YouTube, mais il faut un peu de force. Essaie de me libérer d’abord, Jana.

La petite s’exécuta, mais les poignets de Joris étaient bien enserrés dans les anneaux de ses menottes, impossible de les dégager sans la clé qui les ouvrait. Il eut soudain une idée. Sa mère avait les cheveux relevés en chignon. Ça pouvait marcher.

— Maman, dit-il, est-ce que tu as des épingles à cheveux sur toi ?
— Oui, plusieurs, pour tenir mon chignon.
— Passe-m’en deux à travers la cloison, si tu peux les prendre, je vais essayer d’ouvrir mes menottes avec.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Annelore courba la tête sur ses genoux, tentant de retirer de ses mains entravées deux des épingles de son chignon. Elle y parvint à son troisième essai et les passa aussitôt à son fils. L’enfant retira d’abord l’embout plastique de la première pince, l’ouvrit et en recourba l’extrémité en l’insérant entre deux interstices du bois de la cloison, de façon à obtenir un crochet de trois ou quatre millimètres de haut. La tige de métal passait juste entre le bord du trou de la clé et l’axe de celle-ci. Il commença à tourner le crochet, dans un sens, puis dans l’autre, tentant d’accrocher le cliquet qui bloquait la menotte. L’épingle avait tendance à tourner dans sa main et il dut s’y reprendre plusieurs fois avant qu’un petit déclic se fasse entendre et libère sa première main. C’était beaucoup plus facile maintenant pour la seconde. En cinq minutes, il fut libéré.

— Ça y est, maman, je me suis détaché, je vais faire les tiennes maintenant. J’arrive !

Hélas, un bruit de moteur s’était fait entendre. Et des pas résonnaient sur les silex de la montée. Trop tard, il n’avait plus le temps.

— Jana, repasse tes mains dans tes menottes et baisse ton bandeau, je vais faire pareil pour qu’il ne s’aperçoive de rien.
— Surtout, les enfants, restez tranquilles, quoi qu’il me fasse, dit Annelore en se tordant les poignets convulsivement.

— Me revoilà. Alors, mes jolis, on a été sages ? Vous devez avoir soif, tenez, je vous ai apporté à boire.

Il tendait à chacun une petite bouteille d’eau qu’il venait d’ouvrir. Malgré leur méfiance, les enfants ne purent résister et s’en saisirent de leurs mains supposément entravées. Ils burent à grandes goulées. Le liquide avait un goût bizarre. Bientôt, ils sentirent qu’ils perdaient contact avec la réalité. Dans une sorte de voile cotonneux, ils entendirent encore qu’une voix doucereuse leur disait :

— Faites de beaux rêves…
— À nous deux, maintenant, ma toute belle, dit le ravisseur en passant dans le box d’Annelore.

Il sortit une petite clé de sa poche et ouvrit ses menottes. Recroquevillée contre la cloison, Annelore tremblait de tous ses membres.

— Déshabille-toi !

La voix était blanche, tranchante, impérieuse. Elle y céda.C’était la fin de l’été. Elle ne portait qu’un tee-shirt échancré, un short à poches multiples et des baskets. Elle baissa son short : un string rouge apparut. Ce fut le signal.

Dans un geste brusque, l’homme se dégrafa, son sexe dressé en avant et se rua sur sa proie sur laquelle sa masse imposante s’affala. D’une main, il arracha le triangle rouge, et s’enfonça sans ménagement dans sa victime, en soufflant bruyamment. Annelore était dans un état second, comme hors de son corps, abandonnée à son ravisseur, seul son esprit résistait encore. Ce fut bref. Ahanant sur elle, une main sur sa bouche pour qu’elle ne crie pas, il se libéra bientôt avec un cri de bête, avant de se redresser et de se ragrafer.

— Toi, t’es trop bonne, il faut que je te garde encore un peu.

Annelore s’était évanouie. Il la rattacha, la rajusta, avant de charger les enfants endormis un par un sur ses épaules pour les déposer dans sa camionnette.

— Ces deux-là, je vais les balancer dans un ravin par là, ni vu ni connu.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, mai 2017.

jeudi 1 juin 2017

L'Afffaire de Collonges-la-Rouge - Chapitre 5


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V

Au petit matin, les investigations reprirent dans le village. Sur la foi du renseignement recueilli par le Capitaine Soubeyrol, une équipe se rendit au manoir de la Barrière. Tous les volets étaient clos et les pandores durent se faire ouvrir la demeure avec l’aide de la voisine qui gardait un jeu de clés. Celle-ci n’avait pas vu les propriétaires, mais, bien entendu, ils possédaient chacun leur trousseau.

Quel ne fut pas l’effarement des gendarmes de découvrir dans le jacuzzi attenant à la piscine, tel Marat dans sa baignoire, le cadavre de Joss Vanderlaeren, un large couteau de cuisine planté au niveau du cœur ! Mort et plus que mort. Le corps était déjà froid. La bonde avait été retirée, l’arrivée d’eau fermée, et le sang de la victime s’était écoulé dans le trop-plein de la piscine à débordement voisine. Comment ce sang avait-il pu colorer de manière transitoire l’eau des bassins de la fontaine proche, c’était un mystère ! Mais dans ces villages anciens, les réseaux présentent bien des anomalies et tous les branchements, non seulement ne sont pas aux normes, mais font parfois fi de la légalité.

Aucune trace du reste de la famille. La voiture était dans le garage. Les valises défaites. Les brosses à dents dans les verres. Un branle-bas de combat général fut lancé. Cette fois, il y avait cadavre, disparition et selon toute vraisemblance, enlèvement ! Ça commençait à faire beaucoup !

Le Capitaine Florence Mangin, après de brillantes études de psychologie, avait passé et réussi le concours de l’ENSOP et, à sa sortie de l’École de Cannes-Écluse, s’était spécialisée dans la criminologie, et plus particulièrement celle des tueurs en série au GAC de Rosny-sous-Bois. Avec le temps, elle était devenue l’une des quatre ou cinq spécialistes féminines de cette problématique dans la Gendarmerie Nationale. La quarantaine, avenante, parfois séductrice, elle avait l’art des questions qui vont droit au but et pointent là où ça fait mal. Au dernier moment, elle fut adjointe au groupe du GIR dépêché de Limoges.

Deux heures plus tard, les « combinaisons blanches » opéraient leurs premières constatations et prélèvements. Le légiste délivra quelques informations : le suicide était à écarter dit-il, la victime étant gauchère et le coup ayant été porté de la main droite.

— Comment pouvez-vous dire ça aussi vite, docteur ?
— Qu’il était gaucher ? Très simple. La présence d’une callosité sur la le côté droit de son majeur gauche nous indique que ce monsieur tenait son stylo préférentiellement de cette main.
— Wouah ! Et que le coup a été porté par un droitier ?
— Ça, c’est un peu plus compliqué. Il faut examiner les lèvres de la blessure. Elles sont différentes dans l’un et l’autre cas. Je n’entre pas dans les détails techniques… Ce sera dans mon rapport.

Étant donné l’arme utilisée, un couteau à émincer de cuisinier, sans doute emprunté à l’espace barbecue tout proche, la profileuse tendait à écarter un criminel voyageur, qui préfère en général une arme plus facile à dissimuler. Elle penchait pour une piste locale, très locale même. Elle fit rechercher dans les fichiers, sur les cinq dernières années, tous les meurtres par arme blanche commis par des délinquants sexuels. Trente fiches apparurent sur le territoire français, quinze dans la moitié sud du pays. Mais aucun des quinze fichés du sud ne résidait dans les environs. On se trouvait sans doute en présence d’un « nouveau » criminel, voire un criminel d’occasion, de circonstance. La disparition du reste de la famille pouvait faire penser à un enlèvement, contrecarré par le mari, qui avait payé de sa vie son opposition. En tout cas, le seul coup porté avait été fatal ! Une certaine force donc, ou au moins beaucoup de détermination. Et, étant donné l’angle de pénétration de l’arme, l’agresseur devait être de taille moyenne, moins de 1,70 m. L’expression du cadavre fut le second élément qui interpella le Capitaine Mangin. Bouche et yeux grands ouverts, Joss Vanderlaeren manifestait une infinie surprise – on le serait à moins – mais ni crainte ni frayeur. Connaissait-il son agresseur ? La mort avait été instantanée ou presque – cœur transpercé de part en part – et les empreintes des chaussures de l’assassin étaient absentes du plancher en teck, sur le pourtour de la piscine.

En fin de matinée, une fois les techniciens de la BRIJ repartis vers leur base, se tint en Mairie une assemblée de crise réunissant Monsieur le Maire et ses dix conseillers, le Capitaine Mangin et les trois hommes de son équipe, le Major commandant la Brigade de Meyssac et son Adjoint, le Capitaine Soubeyrol. L’atmosphère était tendue et les nerfs à fleur de peau.

— Monsieur le Maire, que comptez-vous faire pour ramener la sécurité dans le village, vous avez vu qu’une sorte de milice d’autodéfense s’est constituée et a opéré des rondes cette nuit ? attaqua un conseiller d’opposition, d’une voix perchée et impatiente.
— Oui, calmez-vous, je suis au courant, merci, et j’ai même rappelé au responsable autoproclamé les limites légales de l’exercice.
— Ça n’a servi à rien, cette surveillance a bien été déjouée, reprit le contradicteur, acerbe.
— En effet, et ceci nous amène à penser que le criminel connaît bien les lieux et le contexte local, intervint le Capitaine Mangin. Étant donné la rigidité presque maximale du cadavre lors des constatations, le légiste situe le meurtre dans une fourchette de six à huit heures avant son examen.
— C’est-à-dire ?
— Entre minuit et deux heures du matin. Il faut attendre les résultats de l’autopsie pour plus de précisions.
— Dès que la presse va éventer cette affaire, des hordes de curieux vont défiler par ici, intervint un autre conseiller.
— Tranquillisez-vous, nous allons mettre en place un dispositif de sécurité pour les tenir à distance, coupa le Commandant de la Brigade.
— Peut-être, mais il faut quand même préserver l’accueil des touristes ; n’oubliez pas que c’est ce qui nous fait vivre, reprit un conseiller commerçant.
— L’urgence, c’est de retrouver l’épouse de la victime et ses enfants, intervint le Capitaine Mangin. Ont-ils été enlevés par le meurtrier ? Je suis très inquiète. Si la cible était la femme de Joss Vanderlaeren et le mobile sexuel, je doute fort que l’assassin s’encombre des deux enfants. Cette affaire s’avère complexe et mystérieuse.
— Un signalement et un avis de recherches national vont être lancés dès que nous aurons les photos nécessaires. Nous attendons la commission rogatoire du Juge pour fouiller le Manoir de la Barrière. Je suppose que nous en trouverons là-bas.
— Et ça va durer combien de temps tout ce cirque, éclata un conseiller qui contenait sa colère depuis un moment ?
— À situation exceptionnelle, dispositif d’exception. C’est l’affaire de quelques jours, pas plus, j’en suis persuadé, enchaîna le Commandant de la Brigade et je demande la collaboration de tous.
— Vous l’avez, trancha Monsieur le Maire, d’un ton péremptoire.
— Bien, dans ce cas, je crois que nous pouvons lever la séance pour aujourd’hui ; mesdames, messieurs, à demain, même heure, sauf imprévu d’importance.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, mai 2017.

lundi 29 mai 2017

L'affaire de Collonges-la-Rouge - Chapitre 4

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IV

Bigre ! Cela se compliquait. On pouvait donc suspecter une blessure sérieuse ou une mort. Les gendarmes avertirent le Procureur de Brive qui désigna comme enquêteur un OPJ de la Brigade de Recherches, en attendant de diligenter sur place une équipe du GIR de Limoges, si l’on découvrait un cadavre.

Depuis le passage des pandores de maison en maison, le village était en émoi. Les conversations n’avaient plus qu’un objet : le possible crime commis ; les commerçants en oubliaient de demander à leurs clients le but de leur visite, les vieux couples reléguaient leurs querelles aux calendes grecques et les amoureux de tout poil en perdaient le désir de l’autre ! La divulgation – on ne sait comment – du résultat du prélèvement opéré dans la fontaine ne fit qu’augmenter la tension d’un cran.

Immédiatement, les imaginations se mirent à battre la campagne et les soupçons les plus fous à circuler ; selon une loi atavique vieille comme le monde, on commença par cibler les étrangers, les hors-venus, les pièces rapportées. Il se trouvait qu’il y en avait beaucoup. Trop. Dans chaque famille ou presque on recensait un ou plusieurs membres concernés et chacune accusait l’autre ! La piste se perdit dans les méandres familiaux.

On se rabattit ensuite sur les originaux, les hors-normes, les marginaux. Le champ des possibles se restreignit, mais resta néanmoins trop important pour dégager un consensus.

Les vieux réflexes révolutionnaires ressurgirent alors et l’on porta son dévolu sur les plus riches, toujours soupçonnés des turpitudes dont les pauvres n’ont pas les moyens.

En l’occurrence, le choix se réduisait à une poignée de châtelains, hommes d’affaires et commerçants aisés, connus de tous. Mais un seul de ceux-là avait une femme jeune et belle, susceptible de pousser au crime : Joss Vanderlaeren ! Et lui, c’était un hors-venu, étranger de surcroît, comme son épouse, et il collectionnait les fossiles et les voitures anciennes ! C’était donc là un homme dont on avait tout lieu de se méfier, non ? Et sa femme est tellement plus jeune que lui, vingt ans au moins, n’est-ce pas ? Trente, vous dites ? Ça finit toujours mal des mariages comme ça. C’est pas sûr qu’ils soient mariés ? Comment vous savez ça, vous ? Chez le notaire, lors d’une vente ? Ah, bon ! …

En quelques heures, les propriétaires du Manoir de la Barrière se retrouvèrent sous le feu des interrogations. Nul n’avait vu Annelore de la journée. Pas plus que Joss. Avaient-ils pris leurs quartiers d’hiver au village, d’ailleurs ? Après tout, on n’était qu’à la mi-septembre. Peut-être étaient-ils toujours sur une île au soleil ou en croisière sur un océan quelconque ?

Lorsqu’un témoignage digne de foi rapporta avoir vu la Jaguar vert bouteille du couple anglo-néerlandais quelques jours auparavant, leur absence commença à paraître louche.

Cette information, recueillie par le Capitaine Soubeyrol, renforça la conviction populaire : c’était autour du Manoir de la Barrière qu’il fallait chercher la clé du mystère !

Devant le mutisme des forces de l’ordre, l’opinion publique, emmenée par un quarteron de résidents de vieille souche, revanchards et xénophobes, décida de prendre les choses en main et de mener contre-enquête. On allait voir ce qu’on allait voir ! Ce mystère ne leur résisterait pas longtemps.

À leur tête se trouvait Goulvestre Le Sénéchal, qui déduisait de son nom de famille une ascendance prestigieuse qu’aucun arbre généalogique ne venait corroborer. C’était le Receveur des Postes. Il y avait aussi Mademoiselle de Carignan, Coralie de son prénom, vieille fille montée en graine, qui consacrait sa vie à nourrir les chats errants, Gonzague Porthus, pharmacien qui se prétendait encore apothicaire, c’est vous dire sa modernité, et Pierre Godefroy, un restaurateur de la place, aux étonnantes moustaches en guidon de vélo ! Cette équipe élut quartier général dans l’arrière-salle de l’auberge et tint séance tenante son premier conseil : il fut décidé d’ouvrir l’œil, en organisant, chaque nuit, des rondes en binôme toutes les deux heures. On vit donc, ce premier soir, à minuit, deux heures, quatre heures et six heures du matin, Godefroy flanqué de Coralie, couple des plus improbables vu que l’une était aussi grande que l’autre était rond, et le Receveur, suivi à petite distance de Porthus, qui traînait la jambe, parcourir le village, gourdin en main et sifflet en bouche, tels des « serenos » Castillans expatriés en terre limousine, prêts à fondre sur tout danger qui ne fût pas trop grand.

C’était une nuit claire, étoilée ; l’air, rafraîchi, exhalait les dernières senteurs de l’été : une belle soirée ! Hélas, mis à part quelques chats sur lesquels Coralie s’apitoya, un ivrogne face contre terre qu’ils adossèrent plus confortablement contre un mur et ce noctambule invétéré de Lorféon et sa saucisse sur pattes de basset artésien, aucune des deux équipes ne vit rien d’anormal. Nib. Chou blanc sur toute la ligne.

Le jour se leva sur une population encore plus remplie d’inquiétude et de perplexité que la veille.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, mai 2017.

mardi 16 mai 2017

L'Affaire de Collonges-la-Rouge - Chapitre 3

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III

Pas de cadavre de chat, chien ou autre au fond des bassins. L’eau, après avoir continué à couler rougeâtre du bec d’arrivée pendant une heure ou deux, était redevenue limpide. Qu’elle ait pris la couleur de nos pierres pouvait s’expliquer de diverses manières. La plus banale : une variante de la blague de la lessive, à laquelle nous étions périodiquement confrontés par des noctambules en mal d’amusements. Tous les villages où subsistent des fontaines connaissent ces désagréments. Il pouvait aussi s’agir d’une pollution accidentelle ou volontaire de la nappe phréatique qui approvisionnait la bourgade. Le crime de sang, voilà bien la dernière explication à laquelle il fallait songer, tout de même !

Au matin, chacun, mis au courant par la rumeur, qui chez le boulanger, qui à la maison de la presse, qui dans la rue même, s’en alla aussitôt au logis, à pas pressés, vérifier que sa maisonnée n’était pas concernée. Cela s’était passé après minuit, parce que, de conciliabule en conciliabule, on sut rapidement que Monsieur Lorféon, le plus insomniaque de nous tous, qui, pour tromper l’ennui, promenait son basset artésien toutes les nuits ou presque, était passé devant la fontaine alors que sonnaient les douze coups et n’avait rien remarqué d’anormal.

— Peut-être n’avez vous rien vu parce c’était nuit noire, que l’éclairage public était éteint et la lune absente ? lui fut-il rétorqué.
— Mon chien aurait flairé l’odeur du sang, je vous l’assure, répliqua-t-il.
— Mais d’abord, qui a dit que c’en était ?

C’était vrai, ça, quel était l’oiseau de malheur qui avait lancé cette idée stupide ? Il y avait sûrement une autre explication. Un prélèvement fut réalisé et envoyé au laboratoire d’analyses de Tulle, mais ça allait prendre un peu de temps.

À midi, on n’avait encore rien trouvé d’anormal ; les gendarmes, deux par deux, réquisition d’ouverture en main, allaient de maison en maison, rue après rue, et revenaient, toutes les heures, rendre compte à Monsieur le Maire, qui s’apprêtait à convoquer le Conseil Municipal en séance extraordinaire pour le soir même. Les délais habituels n’étaient pas respectés, mais aux grands maux, les grands remèdes !

À quinze heures, toutes les maisons occupées du centre bourg, c’est-à-dire près de deux cents, avaient été visitées. En vain. Ni mort ni blessé, nulle part. Restaient tous les écarts, les résidences secondaires éparpillées dans la campagne et les logements fermés ou vacants de la commune. À peu près autant. Il fallut se résoudre à faire venir deux serruriers pour ouvrir toutes les portes closes. Cela prendrait un sacré bout de temps !

Et le bétail ? Peut-être un prédateur errant, chien, loup, félin échappé d’un cirque ou de chez un particulier..., avait-il égorgé une proie, près de la source ? Hypothèse rassurante, mais hélas, on constata bientôt qu’il n’en était rien. Le captage s’avéra indemne de toute pollution.

Au soir, le résultat des analyses tomba. C’était bien du sang qui était dilué dans l’eau et non un colorant quelconque. Du sang humain, d’un individu de sexe masculin !

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, mai 2017.

vendredi 11 décembre 2009

Rétrospective 10 - Adieu, Jean-Marie ! (1998)


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Cette nuit-là, au hameau de Roch Bihan, comme dans toute la Bretagne, de Brest à Saint-Malo et de Quimper à Vannes, le vent de mars soufflait en tempête. De longues rafales puissantes suivies de silences inquiétants. Un volet, qui offrait prise à la tourmente et claquait contre le mur, réveilla Jean-Marie à la fin du premier sommeil et, pour combattre l’insomnie, les yeux grands ouverts dans l’obscurité de sa chambre, il entreprit de passer le reste de la nuit à vérifier que tout était au point. Mais de temps à autre, sa pensée fuyait, refusait de se projeter en avant et lui ramenait en mémoire les pans morcelés d’un passé révolu, qu’il écartait machinalement, d’un mouvement de tête sur l’oreiller, pour se reconcentrer sur les derniers événements et les heures décisives du jour à venir.

Il était né en 13. Un bon chiffre. C’était lui l’aîné des deux garçons de Théophile Le Minter et Marie-Jeanne Pencolé. François, son frère, avait quatre ans de moins. Leurs parents tenaient, à Canihuel, au début du siècle, une petite ferme, démembrée, pour cause de nombreuse descendance, de l’héritage de son grand-père paternel, qui était juge de paix. L’école, il ne l’avait fréquentée que jusqu’au certificat, puis s’en était allé faire quelques saisons dans la tomate à Jersey …

La veille au soir, il avait disposé des sous-vêtements propres sur la chaise à côté de son lit. Sur le dossier, la chemise et le pull qu’il préférait et son pantalon de velours côtelé. Ses chaussures cirées étaient en bas, derrière la porte d’entrée. Il lui faudrait attendre que le facteur, l’infirmière et l’aide ménagère soient passés. Cela ne pourrait donc se faire avant le début de l’après-midi. Demain matin, il ferait une grande toilette. Comme avant tous ses grands voyages. C’était la bonne solution. Il s’en était convaincu depuis longtemps déjà, mais jusqu’ici tout avait échoué, l’alcool et les médicaments comme le gaz. Il n’avait réussi qu’à s’intoxiquer, à faire à deux reprises un petit séjour à l’hôpital psychiatrique, et à plonger ses proches dans l’embarras. Mais cette fois-ci, il avait pris sa décision et mené à bien son plan jusqu’à présent : récupérer autant que possible, se montrer coopératif, endormir la méfiance de la doctoresse et rentrer à la maison. Finalement, il n’était resté absent que quinze jours. Le point noir, c’était cet argent disponible que ses enfants n’avaient pas voulu prendre la dernière fois qu’ils étaient venus. Il avait insisté, mais pas trop quand même. Tant pis, les comptes seraient bloqués et l’État prendrait sa part. Il avait bien pensé un moment à le retirer en liquide, mais le receveur n’aurait pas manqué de trouver cela louche. Dans son portefeuille, il ne restait que six cents francs. Ce serait assez pour le curé, qui préférait être payé en espèces sonnantes et trébuchantes, il le savait…''

Comme bien souvent, en ces temps-là, c’était lors d’une noce qu’il avait rencontré Mélanie. Ils s’étaient fréquentés le temps qu’il fallait pour que soient respectées les coutumes et pris les arrangements nécessaires à leur installation. Après son mariage, sa femme et lui avaient loué une petite ferme, à Lavaquer en Magoar. Leur première fille était née là, puis ils avaient pris plus grand, à Ker Bras, un hameau de bientôt dix maisons en Lanrivain. La leur n’était pas bien grande et longtemps le sol était resté en terre battue…

Le curé et lui n’étaient pas grands amis, loin de là. Premier reproche : on ne le voyait à l’église qu’aux mariages et aux enterrements. Ces dernières années, surtout aux enterrements, il fallait en convenir car, dans la famille, il n’y avait plus personne à marier. Ou plutôt si, mais ceux qui ne l’étaient pas encore n’affichaient pas la moindre intention de le devenir. Les temps avaient bien changé. Les jeunes ne s’embarrassaient plus du mariage. À quoi bon ? Puisqu’ils savaient que les statistiques les donnaient perdants une fois sur quatre. Ils préféraient vivre en concubinage, comme on dit. Second reproche : il n’avait pas mis la moindre messe ni le moindre service à aucune des inhumations auxquelles il avait assisté depuis le décès de son épouse. Elle, elle le faisait généralement, par observance de la coutume et souci du qu'en-dira-t-on. Mais lui, le qu'en-dira-t-on, il s’en moquait pas mal. Alors, forcément, entre le curé et lui…

Ce jour-là, les cloches avaient sonné la mobilisation générale et le lendemain, il avait fallu partir, laisser au logis une fillette de deux ans à peine, et à une épouse courageuse une ferme de vingt hectares de prés mouillants, de champs parsemés de roches et de landes incultes. Et comme bien d’autres, il avait été fait prisonnier dans les sables de Dunkerque, puis avait rallié la Belgique à marches forcées, avant d’être envoyé en Allemagne dans un stalag, près de Marbourg, en Hesse, dont il fut rapidement extrait pour être placé dans une ferme, à Wittelberg, comme laitier. Au moins, les prisonniers agricoles étaient-ils nourris correctement…

Lui et le curé, ils ne s’aimaient pas, et se contentaient de respecter chacun les convictions de l’autre, ce qui est déjà beaucoup. Et il n’avait jamais manqué de payer son denier au culte, ou plus exactement la partie qu’il pensait correspondre à l’abonnement au bulletin paroissial qui l’informait des décès, naissances et mariages, car pour le reste, il estimait qu’il y avait assez de culs-bénits dans la commune et qu’avec les litanies de messes et de services qu’il récoltait le curé avait bien de quoi vivre. On avait beau lui dire qu’il ne gardait pas tout pour lui, il n’en pensait pas moins.

L’Allemagne, il en était revenu, en 1945, début juillet, avec quelques-uns seulement des camarades partis avec lui. Le monstre nazi avait englouti les autres, et tous ceux qu’il avait happés et recrachés rentraient meurtris, la plupart dans leur chair et tous dans leur âme. Il s’était remis au travail d’arrache-pied. Il avait racheté un Dodge américain qu’il avait transformé en tracteur, passé et obtenu son permis. Il voulait aller de l’avant, rattraper les cinq ans qu’on lui avait volés... Cinq ans de labeur, cinq ans de récoltes, cinq ans d’affection…

Lors de sa pneumonie de l’hiver dernier, il avait fait promettre à son entourage immédiat de respecter en tous points ses dernières volontés, s’il lui arrivait quelque chose : un simple passage à l’église pour faire comme tout le monde, une seule gerbe de roses, ni services, ni messes, ni condoléances. Mais une collation offerte aux gens du bourg. Et surtout un seul avis de décès dans la presse APRES son inhumation. Pas de faire-part à la famille, qui ne venait plus le voir depuis longtemps. C’était tout. Il espérait qu’ils s’en souviendraient. Le partage de ses biens étant fait depuis bientôt trois ans, il avait trouvé ridicule de faire un testament pour si peu. C’est que Jean-Marie n’écrivait pas souvent non plus. La dernière fois, c’était quand il s’était fâché avec ses infirmières. Là, il avait carrément déconné…

Parce qu’elles refusaient d’augmenter les doses de somnifères et de tranquillisants dont il abusait et qui ne lui faisaient plus d’effet, dans une de ses phases d’excitation, il s’était emporté violemment contre elles. Oui, mais c’est que rien ne les obligeait à s’arrêter tous les jours dans leur tournée, seulement pour lui préparer ses médicaments de la journée. C’était un arrangement amiable, facturé de temps à autre par quelques soins de pédicure. Alors, excédées de ses sempiternels reproches, quand elles ne faisaient que respecter la déontologie de leur métier, elles avaient décidé de ne plus venir, et prévenu la famille de cette décision. Ce nouveau souci était à peine en voie de résolution que Jean-Marie, qui regrettait toujours ses emportements à peine étaient-ils commis, avait déjà pris sa plume pour une lettre d’excuses contrites où il leur demandait de revenir. Ce qu’elles avaient finalement fait, pour quelques poignées de jours seulement, mais ça, elles ne le savaient pas…

Un second enfant lui était né alors que le premier avait huit ans déjà et ne l’avait pas reconnu, à son retour. L’électricité, tant attendue, était enfin arrivée au village en 1951. Avec la lumière électrique, le rythme des journées avait été un peu modifié. La radio trônait dans la cuisine. Le lit-clos fut banni, la cheminée murée et une cuisinière à mazout fit son apparition. Puis ce fut la télévision, la table et le buffet en Formica. Avant le congélateur. Il vendit bientôt la jument pour acheter son premier tracteur Lentz. Il adhéra à la coopérative La Pélémoise qui se créa à cette époque. Et pratiqua la mise en commun du matériel avec un de ses voisins avant l’arrivée des Cuma. La culture du maïs-fourrage lui permit d’étoffer son troupeau de vaches laitières. Quelques cochons, quelques moutons et une petite basse-cour venaient compléter la petite ferme. Il avait toujours réussi à payer rubis sur l’ongle sa Saint-Michel. Et quelques économies commencèrent à faire des petits au crédit-patate…

Sur le matin, le vent faiblit, le volet cessa de claquer et Jean-Marie, ayant mentalement mis ses affaires en ordre, s’endormit du sommeil du juste. C’est la voiture du facteur qui commençait sa tournée qui le réveilla sur le coup de huit heures.

Il se leva, prépara son bol de Nescafé soluble, y mit un peu de Régilait en poudre et y fit tremper les lichettes de pain habituelles. Il déjeuna de bon appétit. Il avait toujours eu excellent appétit, et l’action résolue l’avait plutôt mis de bonne humeur. Finalement, il n’avait pas si mal dormi que cela. L’habitude lui fit prendre ses cachets habituels, préparés par l’infirmière la veille au soir. Ce n’est qu’au troisième qu’il songea que c’était ridicule. Puis il lava son bol et sa cuillère et les mit à égoutter sur l’évier. En principe, il devait rester dans la bouilloire assez d’eau chaude pour faire sa barbe. Cela faisait plus d’un an qu’il n’utilisait plus le chauffe-eau électrique : à quoi bon chauffer trente litres d’eau pour n’en utiliser qu’un ou deux par jour ! Au début, ses enfants protestaient lorsqu’ils venaient, et ces jours-là, il essayait de penser à allumer l’appareil, mais finalement lui comme eux avaient renoncé. Dans la petite salle de bains attenante à la cuisine, il se regarda dans la glace : le mois dernier, deux jours avant le décès inopiné de son coiffeur amateur, il s’était fait couper les cheveux et sa brosse était tout à fait présentable. Il changea la lame de son rasoir Gillette, car il tenait à être rasé de près.

Mélanie, avait hérité d’une maisonnette, près du bourg, qu’ils décidèrent de rénover en prévision de la retraite. C’est là qu’ils étaient venus s’installer lorsqu’il avait pu la prendre, il y a vingt-deux ans de ça. Longtemps, il avait espéré qu’un gendre vienne assurer sa relève à la ferme, mais ses deux filles n’avaient trouvé que des fonctionnaires pour maris et s’en étaient allées à la ville. Il avait gardé quelques terres, une dizaine d’hectares, qu’il exploita encore quelque temps, puis, sentant ses forces diminuer, il entreprit de les planter. Lorsque cela fut fait, il avait encore passé quelques années entre son jardin et son atelier, allant d’une idée à l’autre : la construction d’une éolienne décorative, d’une serre à tomates, un élevage de lapins, le tournage d’objets en buis… Sans compter les parties de boules du dimanche et les jours de club. Jamais malade, pas comme Mélanie, usée avant l’âge, et que l’arthrose faisait boiter, malgré deux opérations…

Lorsqu’il eut fini, le facteur toquait à la porte pour apporter le Télégramme et une lettre de l’Hôpital du Bon Sauveur. Il eut un mauvais pressentiment. Pourtant, il avait bien réglé la cotisation de son assurance complémentaire qui lui donnait droit à un mois d’hospitalisation par an, pris en charge à 100 %. C’était bien ce qu’il craignait : on lui réclamait quinze jours de forfait hospitalier : plus de mille francs quand même ! Alors qu’il n’avait été que quelques jours à l’hôpital général depuis le début de l’année ! Il pesta contre ses enfants qui l’avaient presque emmené de force au Bon Sauveur. Eh bien, tant pis, ce serait à eux de payer la facture. Cette pensée d’une espèce de châtiment le rasséréna, et après avoir posé la facture en évidence sur le buffet de la cuisine, il alla s’allonger dans son relax au salon, devant la télé qu’il ne regardait pratiquement plus, et la digestion aidant, il fit un somme.

Ce Noël-là, une bronchite mal soignée avait laissé Mélanie sans forces, mais ils étaient quand même allés chez leurs enfants. Quinze jours plus tard, elle était en terre. Et lui, perdu dans une maison vide. Alors, au bout de quelques mois, ne supportant pas la solitude, il avait cherché et trouvé, sur la côte, par petites annonces, une compagnie : Simone, soixante-quinze printemps, veuve de marin, que ses enfants avaient accueilli avec plus que de la réticence. Mais, au moins avait-il recommencé à faire des projets. Pourtant, quelque chose s’était brisé. Ils s’apprêtaient à prendre un petit deux-pièces dépendant du foyer-logements au chef-lieu de canton, où ils allaient déjà prendre leurs repas le dimanche, lorsque ça lui était arrivé : son cœur avait lâché…

Vers onze heures, il alla s’asseoir à sa place à la table de la cuisine, après avoir remonté le coucou, en tirant sur la chaîne des poids. L’horloge retardait d’un quart d’heure, mais il n’avait pas envie de monter sur une chaise pour risquer de tomber et de se blesser. Ce n’était pas le moment ! Il ouvrit le journal à la page des obsèques. Mais il n’y avait personne de connaissance. Pourtant, on lui avait dit que Trouillard était sur le point de passer. Mais apparemment son heure n’était pas encore venue. Il ne raterait donc aucun enterrement. Tant mieux !

Oh, certes, il avait pu être opéré à temps, à cœur ouvert. Et après une longue convalescence, il était rentré à la maison, mais... plus de Simone, repartie en quête d’un compagnon mieux portant. À partir de là, ç’avait été la dégringolade, d’opération en dépression, d’hôpital en maison de repos, entre des étés trop courts et des hivers interminables. Décollement de la rétine, prostate, hernie, pneumonie, bronchite chronique, insuffisance respiratoire. Il avait pourtant tout surmonté. Mais la solitude était trop lourde, les heures trop longues, le sommeil trop court. La vie ne voulait pas le quitter, mais lui ne lui trouvait plus d’intérêt. Et cette fois-ci serait la bonne, il le savait…

Le jour était gris et encore un peu venteux, mais il n’avait pas plu. À son arrivée, la jeune aide ménagère, le trouva assez gaillard et put lui faire signer le récapitulatif des heures faites en février, qu’elle n’avait pas osé lui présenter la veille, car il avait dormi presque tout le temps qu’elle était là. Comme trop souvent depuis quelque temps. Et, bien entendu, le soir venu, impossible de trouver le sommeil ! Il faillit lui proposer de lui donner son chèque sans attendre de recevoir la facture du Comité Cantonal d’Entraide, mais au dernier moment, la prudence le retint. Elle fit rapidement le ménage au rez-de-chaussée, puis s’éclipsa sans demander son reste lorsque Jean-Marie lui eut signifié qu’il mettrait lui-même son couvert.

En réalité, il n’avait pas l’intention de déjeuner. Mais il disposa quand même assiette, verre, couteau et fourchette sur la table comme tous les jours et attendit le passage de l’infirmière qui lui posa les questions habituelles auxquelles il répondit sur un ton aussi neutre que possible. Elle remarqua qu’il avait changé ses vêtements et lui en fit compliment, y voyant un signe d’un meilleur moral. Il se garda bien de la démentir. Hier, il avait failli vendre la mèche lorsque l’employé de chez Vitalaire était passé vérifier l’appareil à oxygène, car, sans y prendre garde, il lui avait dit : “ Vous savez, c’est sans doute la dernière fois que vous me voyez ”. Mais habitué à ce genre de discours, celui-ci n’y avait pas porté une attention spéciale. Mais, avec l’infirmière, ce n’était pas pareil. Depuis son retour de l’hôpital, elle passait à nouveau tous les jours lui délivrer les médicaments nécessaires, car ses enfants ne voulaient plus prendre de risques. Quoique’en réalité, elle n’eût pas encore osé lui enlever ce qui lui en restait, attendant le prochain renouvellement, dans quelques jours maintenant, pour le faire en douceur. Elle disposa dans le semainier, les cachets correspondant aux trois repas du lundi midi, du lundi soir et du mardi matin. Jean-Marie aurait bien voulu l’embrasser, car de toutes les infirmières qu’il avait eues, Marie-Annick était celle avec qui il s’entendait le mieux, mais il dut se contenter de la formule d’adieu habituelle, presque vide de sens à force d’être prononcée. Mais c’était mieux ainsi.

L’angoisse qui le rongeait depuis des mois le saisit à nouveau lorsqu’il se retrouva seul et réveilla en lui la tentation d’absorber encore un cocktail d’alcool et de cachets, pour faire disparaître cet étau qui lui enserrait la poitrine, cette masse qui lui martelait le front, ces poings qui lui battaient les tempes. Dormir. Dormir encore. Dormir toujours. Dans un sursaut de volonté, il alla respirer un peu d’oxygène, puis s’autorisa le dernier verre du condamné, du bon calva qui lui restait d’un Noël passé, qui lui donna un éphémère coup de fouet.

Il rangea la vaisselle, vérifia que tout était en ordre dans la maison, passa aux toilettes puis monta lentement l’escalier. Sous son lit était caché depuis deux jours un mètre cinquante d’une bonne vieille corde munie d’un nœud coulant. Jean-Marie attacha solidement l’autre extrémité au poteau-maître en haut de l’escalier et mit le nœud coulant à pendre dans l’escalier. Il avait calculé la longueur de corde et les nœuds à faire pour que ses pieds ne puissent toucher tout à fait la marche qui était à la verticale. Il redescendit la dernière volée de marches de l’escalier, puis trois autres encore, attira à lui le bout de corde et passa le nœud coulant autour de son cou en se dressant sur la pointe des pieds. Puis, sans marquer le moindre temps de pause, il resserra celui-ci et se laissa aller en avant... Au dernier moment, sa main droite chercha malgré lui à quoi se raccrocher, et son dernier éclair de conscience fut pour la rabattre contre son corps avant qu’elle ne trouve la rampe…

Vers quatorze heures trente, un voisin qui n’avait pas pris de ses nouvelles depuis son retour de l’hôpital sonna, puis ouvrit la porte sans plus attendre, comme il avait coutume de le faire, car Jean-Marie tout comme lui, était un peu dur d’oreille. La première chose que son regard accrocha, ce furent deux pieds, comme "flottants" sur la deuxième marche de l’escalier, face à la porte d’entrée, et avant que son regard ne remonte plus haut, il comprit qu’un malheur était arrivé. Ses jambes chancelèrent, sa vue se brouilla et il dut s’adosser au mur de l’entrée pour ne pas tomber, malgré son bâton qui ne le quittait jamais. Aux gendarmes, il ne sut dire combien de temps s’était écoulé entre sa macabre découverte et le moment où il put ressortir en courant pour aller prévenir les voisins les plus proches. Une minute ou un quart d’heure, il était incapable de le dire. Lorsqu’on put intervenir, il n’y avait plus rien à faire : Jean-Marie Le Minter avait, selon sa volonté, rejoint Mélanie, son épouse, disparue huit ans plus tôt d’un œdème pulmonaire foudroyant…

Kénavo, Jean-Marie Le Minter !

©Pierre-Alain GASSE, 1998. Tous droits réservés.