Le Blog de Pierre-Alain GASSE

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jeudi 18 août 2016

Rétrospective 2016-10 - Angoisse...


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©Laurent Laveder- Ciel des Hommes

Bon, alors voilà. Je vous explique. Dernièrement, quand je rentre le soir à la maison, je ressens comme une douleur, par là dans la poitrine, du côté gauche, et si j'appuie avec mon doigt, je finis par trouver un point douloureux. Mais ce n'est pas tout. La sonnerie du téléphone me fait sursauter, comme si on m'avait collé un pétard aux fesses, et je ne tiens pas en place. Il faut que je fasse des choses, n'importe quoi, que je corrige quelques copies, plante quelques clous ou arrache un peu de chiendent. Si je me pose pour lire, regarder la télé ou même pour ne rien faire (oui, ça peut m'arriver), cette saleté de point douloureux se rappelle à moi. Pas question de regarder les films de guerre, les téléfilms violents ; je suis incapable de supporter le moindre suspense un peu angoissant. Alors, je me lève, je vais boire un verre d'eau, manger trois grains de raisin, une demi-pomme ou un carré de chocolat noir. Me voilà réduit aux comédies romantiques, franchouillardes, anglaises ou américaines, aux navets bien soporifiques, aux nullités télévisuelles, certes abondantes, mais enfin quand même, ce n'est plus une vie !

Je suis tendu comme une arbalète dont on va libérer le carreau et mon entourage à intérêt à s'y tenir justement (à carreau !). Je ne supporte rien, critique tout ou presque, avec âcreté. Bon, après ça, en général, je m'endors sans problème, mais, vers deux ou trois heures du matin, me voilà réveillé avec cette douleur qui me fait me tourner et retourner comme Saint Laurent sur son gril et me serre dans un étau comme si Torquemada lui-même me soumettait à la question ! J'avoue qu'à plusieurs reprises j'ai bien cru que j'allais faire un infarctus et un tant soit peu paniqué. Je crois bien qu'une fois ou l'autre, j'ai même dû réveiller ma femme.

À quelque chose malheur est bon, dit le proverbe. S'il le dit, c'est qu'il doit y avoir un peu de vrai, non ? Dans mon cas, c'est peut-être que, tant que je travaille, ÇA VA. Et ça va même plutôt bien ! Pourtant, si le travail était vraiment la santé, cela se saurait depuis le temps que le monde est monde et que l'homme, chassé du Paradis Terrestre, doit chercher pitance à la sueur de son front. Serais-je anormal de ce point de vue ?

Et quelle idée aussi d'avoir embrassé une profession avec si peu d'heures d'activité et autant de semaines de vacances !

Combien ? J'ose à peine vous le dire ? Seize, figurez-vous. C'est effrayant, n'est-ce pas, tout ce temps libre à meubler sans pouvoir "fare niente" ? Seul l'État peut se permettre de payer des gens à travailler aussi peu, vous avez raison. Vous avez deviné mon Administration, bien entendu. Combien d'heures de cours par semaine ? Non, je vous en prie, ne me demandez pas ça, vous accroissez mon calvaire. Quelle idée ai-je eue aussi de vouloir devenir professeur, de réussir l'agrégation, de demander à enseigner en Classes Préparatoires où je ne dois plus que onze heures hebdomadaires, en vertu d'un savant calcul que l'Administration elle-même a du mal à faire ? Si au moins j'étais resté instituteur, j'aurais été de neuf heures à quatre heures et demie devant les élèves, cinq jours sur sept, et je n'aurais pas eu le temps de penser à cette maudite douleur, alors que, dans ma déplorable situation, il m'est arrivé, certaines années, d'expédier en trois demi-journées mes ridicules obligations de service. Bien sûr, il y a les cours à préparer et les copies à corriger, mais, même en faisant durer la chose, et je peux vous assurer que je corrige à doses homéopathiques, il me reste beaucoup trop de temps libre pour m'accommoder de ce point névralgique persistant.

Je pourrais demander à travailler plus ?

Vous voulez rire. Et quoi encore ? Enlever le pain de la bouche à tous ces jeunes qui se pressent aux portes de l'Institution ? Que nenni ! Et d'ailleurs, il faut bien avouer que, depuis deux ou trois ans, je trouve les marches d'escalier plus hautes, les caractères d'imprimerie plus petits et les autobus de plus en plus difficiles à rattraper. Non, non, la solution n'est pas, ne peut pas être de ce côté et vous le savez bien. C'est ma tolérance à l'inactivité, au repos qu'il convient, que dis-je, qu'il FAUT améliorer d'urgence.

Oh, combien j'envie celui qui peut laisser son esprit vagabonder placidement pour profiter de l'éclat d'un rayon de soleil, de la démarche émouvante d'une jolie femme qui passe, de l'harmonie entêtante d'une mélodie nouvelle ! Une sorte de Philippe Delerm en somme, capable de savourer la première gorgée de bière comme le plus éminent de ces plaisirs minuscules dont la répétition fait une existence plus que vivable. (Quoique même lui ait connu quelques fêlures, si j'en crois son Portique*. La méthode Coué a ses limites aussi.)

Heureusement, je sais depuis l'an dernier que le cœur est bon. Le cardiologue m'avait presque ri au nez et carrément dit que je l'avais dérangé pour rien ! Vous croyez que cela aurait pu changer en si peu de temps ? Non, n'est-ce pas ? Alors, je me dis avec le poète : "Sois sage, ô ma douleur...", mais le dire est une chose, s'en convaincre en est une autre et que ladite douleur obéisse à ce poétique commandement relève d'une folle hypothèse, hélas !J'ai bien un remède à disposition, mais à terme il risquerait d'être pire que le mal. J'ai remarqué en effet qu'après un whisky ou deux, cette mauvaise douleur disparaissait sans autre forme de procès. C'est sans doute bon pour mes artères, je n'en disconviens pas, mais, d'une part, ce n'est pas encore remboursé par la Sécurité Sociale, que je sache, et, d'autre part j'ai déjà le teint assez cireux comme ça pour ne pas vouloir en rajouter. Mais enfin, à l'occasion, ponctuellement, cela ne devrait pas nuire. Et puis, au palais, un bon malt est plus agréable que la plus colorée des gélules ou pilules, c'est certain.

Parlons-en, de celles-là. J'abhorre les premières que ma pauvre maman devait me faire ingurgiter avec force confitures pour que je réussisse à les avaler sans vomir. Quant aux secondes, entre l'hypertension et le cholestérol, j'ai déjà ma dose, vous ne pensez pas ?

C'est grave, docteur ?

  • Philippe Delerm - Le Portique, Éditions du Rocher, 1999.

©Pierre-Alain GASSE, novembre 2002.

jeudi 7 juillet 2016

Rétrospective 2016-8 - Le Millionnaire


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Charles-Baptiste Grollot n'était pas joueur. Pas joueur du tout. Pas plus de pétanque que de belote, encore moins du Loto ou du Millionnaire. Il n'était jamais entré dans un casino, n'avait jamais mis les pieds sur un champ de courses. Quand il achetait des billets de tombola aux enfants des écoles, c'était tout bénéfice pour les organisateurs, car il ne vérifiait jamais le tirage. Tous ces jeux l'ennuyaient au plus haut point.

Charles-Baptiste Grollot n'était pas joueur, mais il avait de la chance. Beaucoup de chance. C'était un fait : Charles-Baptiste gagnait. Pas souvent. Mais gros. Et sans avoir joué. C'était là le plus fort de l'affaire. Au village, on en parlait, de temps à autre.

La première fois, c'était à l'école primaire. Le maître avait promis l'énorme bocal de billes confisquées depuis la rentrée à celui qui ferait zéro faute dans la dernière dictée de l'année. Et Charles-Baptiste qui, d'ordinaire, en commettait toujours entre quinze et vingt, rendit son cahier sans même se relire, certain qu'il était de perdre.

Il gagna.

Non seulement il ne fit aucune de ses bourdes habituelles, mais il se joua aussi du piège ultime tendu par l'instituteur.

Tous chutèrent pour avoir trop hésité sur l'horrible participe passé d'un verbe intransitif employé pronominalement, sauf lui... qui ignorait la règle et sans se poser la moindre question écrivit correctement : "Les fêtes se sont succédé jusqu'au lendemain".

Dès lors, sa réputation fut établie. Son aura grandissante. Sa compagnie recherchée.

On conjectura que son nom y était pour quelque chose. On y vit une forme de prédestination. On chercha à s'attirer ses bonnes grâces, à lui soutirer de précieuses informations.

Mais sa chance n'était pas transmissible. Jamais, aucune des combinaisons qu'il donna bien volontiers et gracieusement à qui l'en priait, ne gagna plus du modeste remboursement de la mise.

On voulut l'inciter à jouer, puisqu'il allait gagner, du moins le croyait-on. Mais, rien à faire, Charles-Baptiste était vacciné contre le jeu !

L'argument imparable qu'il finissait par opposer à ceux qui cherchaient à l'entraîner sur la pente du vice, c'était : "À quoi bon jouer, si je peux gagner en faisant l'économie de toute mise de fonds initiale ?"

La seconde fois que Charles-Baptiste gagna malgré lui, ce fut lors de l'écroulement de la tour nord du château.

Cette tour était branlante. Tant et si bien qu'à la fin elle chut. En plein jour, sous une pluie d'orage. Un tas de pierres s'en alla rouler jusque dans la cour de Charles-Baptiste. Un gros bloc s'en vint même cogner à son huis.

Notre homme, qui croyait le vacarme dû à la colère céleste, ouvrit sa porte et découvrit plusieurs mètres cubes de pierres et de terre répandus dans son jardin. Mais un éclat brillant attira soudain son regard. Il s'approcha, constata, chercha et trouva : un louis d'or s'était échappé d'une boîte à gâteaux, cachée depuis on ne sait quand, derrière une pierre escamotable dans un mur de la tour. La boîte contenait deux cents louis, pas un de plus, pas un de moins, qu'il retrouva éparpillés parmi les éboulis.

Après moult palabres et force consultations, il fallut bien se rendre à la loi : l'inventeur du trésor avait droit à cinquante pour cent de la découverte ! Mazette ! Cet orage-là valait sans conteste celui de Brassens !

Où s'arrêterait donc cette veine insolente ?

La superstition se nourrit de l'expérience et de la tradition par ici. Et, nul n'en doutait, en vertu de l'adage "jamais deux sans trois", un nouveau coup de chance devait advenir à Charles-Baptiste. Il gagnerait encore, c'était acquis. Le seul problème était de savoir quand et comment.

On attendit longtemps. Presque aussi longtemps qu'entre la survenue des deux premiers événements. Mais, on n'est pas pressés, par chez nous. Le pays est à l'écart de tout, même de la précipitation.

Charles-Baptiste Grollot avait fait sa vie. Enfin, si l'on peut dire, puisqu'il était resté garçon. Il avait repris le commerce d'horlogerie-bijouterie de ses parents et regardait passer le temps, au rythme conjugué des montres, horloges, pendules et carillons, des baptêmes, communions, fiançailles et mariages de tout le canton.

Mais, pour tout dire, on commençait à trouver le temps long. La prédiction ne se réaliserait-elle donc pas ? Ce serait bien la première fois.

Charles-Baptiste venait d'entrer dans sa quarantième année lorsque mourut son parrain, notaire à V. Veuf de bonne heure, pendant dix bons lustres, il avait fait sa pelote, au profit d'un fils unique et de quelques bâtards, disséminés dans les bourgs environnants et tous couchés sur son testament.

Le fils légitime hérita de l'étude et de toutes les valeurs mobilières. Chacun des bâtards d'un immeuble jadis hypothéqué chez le tabellion par des propriétaires impécunieux. Et, vous l'avez deviné, Charles-Baptiste était du lot des héritiers. Sa mère était bien sa mère, mais son père un peu moins. Voilà comment il est devenu propriétaire de l'Hôtel de la Poste, le seul que nous ayons au village.

La rumeur constata rapidement que chacun des gains inespérés de Charles-Baptiste était de valeur croissante, selon une échelle qui commença à donner le vertige.

À ce compte-là, qu'allait-il gagner la prochaine fois ? Car l'affaire était entendue, il ne pouvait pas ne pas y avoir de prochaine fois. Cette série se poursuivrait, c'était écrit. On en aurait mis sa main à couper.

Commères et anciens conférèrent. On chuchota à la veillée ou à la fraîche (nous préférons encore nos conversations au babil de la télévision).

Pourtant, c'est de là que vint le miracle espéré.

L'Europe s'agrandissait. Nous n'y étions plus qu'un confetti. Et le premier gagnant d'Euro Millions, le dernier avatar du Loto, tardait à se faire connaître. Un pactole de quinze millions d'euros l'attendait à Paris. En nos esprits fertiles germa bientôt l'idée que son heureux propriétaire était parmi nous.

Charles-Baptiste, c'était certain, avait succombé à la tentation de forcer sa chance. On épia ses déplacements, pour le cas où il aurait décidé d'aller recueillir son prix en catimini. En vain.

Une délégation du Conseil Municipal finit même par l'interroger, car s'il était le gagnant, il convenait que le village puisse organiser des festivités à la mesure de l'événement et cela ne pouvait s'improviser.

Hélas, il démentit.

Et il fallut bien le croire, puisque le vrai gagnant se dévoila et fut photographié en compagnie d'un chèque géant. Et de déclarer aux foules ébahies qu'il allait voyager, acheter un château à restaurer et partager son gain avec ses frères et sœurs.

Malgré notre déception, tout cela nous parut bel et bon et quelqu'un proposa même de lui suggérer l'achat de notre château, dont la tour attendait toujours d'être relevée, depuis plus de vingt ans.

Ce fut inutile.

Un mois plus tard en effet, Charles-Baptiste Grollot faisait, à son tour, la une des journaux locaux, car il venait de recevoir en partage la somme de 500 000 euros. Et la presse de titrer avec ironie : "Loto : cinq cent mille euros à... M. Grollot !" ; "Comment gagner au Loto sans jouer ? " ; etc.

Le gagnant d'Euro Millions avait tenu sa promesse. C'était un des demi-frères de Charles-Baptiste Grollot !

Une chance pareille, ça ne s'invente pas !

Notre village est devenu touristique. Son grand homme a relevé la tour du château. L'hôtel de la Poste ne désemplit pas de l'année. On vient de la France entière et même de beaucoup plus loin voir, toucher celui qui gagne sans jouer, respirer l'air qu'il respire. Et surtout se loger, se restaurer et acheter chez nous.

Le commerce n'a jamais été aussi florissant.

On dit même qu'il y a maintenant plus d'un millionnaire au village.

Au Syndicat d'Initiative trône un bocal de billes.

©Pierre-Alain GASSE, juin 2004.

jeudi 3 décembre 2009

Rétrospective 9 - Mutatis Mutandis (1995)


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En hommage à Juan José Millás

Ce jour-là, je passai le plus clair de mon temps à me gratter derrière l’oreille, sans savoir pourquoi. Peut-être avais-je pris ce tic, inconsciemment, parce que mon travail au bureau m’ennuyait. Lorsque je m’en aperçus, cela me rendit un peu nerveux, car je craignais qu’Anita, ma fiancée, ne me fasse des remarques, mais cela n’alla pas plus loin dans mon esprit.

Ce même soir, alors que nous étions en train de regarder à la télé un film où apparaissait une petite chienne très mignonne, Fido, mon fidèle bâtard, émit un sifflement admiratif qui me laissa pantois. J’ignorais que les chiens fussent capables de siffler ainsi.

Mais, de la surprise, je passai à la préoccupation quand, quelques jours plus tard, il me prit envie d’uriner au pied de plusieurs lampadaires en revenant des halles à la maison. Et ceci d’autant plus que, pendant tout ce temps, Fido n’arrêtait pas de tirer sur la laisse avec impatience.

Peu après, mes parents et amis remarquèrent, à l’occasion d’une invitation, que j’avais un appétit insatiable, et une tendance plus que logique à faire la sieste après de tels repas.

Quatre jours plus tard, Anita me fit une scène parce que j’eus le malheur de lui dire que je ne supportais plus son parfum, qui couvrait toutes les odeurs environnantes. Mais enfin, c’est toi qui me l’as offert ! me lança-t-elle, tandis que Fido, qui avait toujours eu l'ouïe perçante, s’allongeait, comme si de rien n’était, au pied d’un des baffles de la chaîne stéréo, poussée à fond.

En retournant tout cela dans ma tête et en voyant comment, le lendemain, de mon lit et fenêtre fermée, je sentais l’odeur de pain frais sortant de la boulangerie qui était à l’autre bout de la rue, je compris enfin que j’étais en train de perdre mon idiosyncrasie au profit de mon chien et... vice-versa.

Ce jour-là, je me fis porter pâle et je restai couché toute la journée, pelotonné sur le dessus-de-lit. Fido rentra tard et je lui fis fête quand enfin il gratta à la porte. Il avait oublié le pain et fut obligé de redescendre.

Le lendemain, Anita passa à l’appartement, inquiète de mon silence. Je remarquai que Fido s’asseyait à côté d’elle, sur le canapé, alors que moi je restais sur le tapis et qu’à lui, elle lui donnait de petits baisers et à moi les miettes du gâteau sec qu’elle était en train de manger.

C’est pourquoi je ne m’étonnai de rien quand elle se leva pour partir, que je lui demandai : "Tu t’en vas déjà ?" et que j’entendis la voix de Fido me répondre : "Eh oui ! mon vieux, on s’en va". Je me contentai d’un grognement sourd, tandis qu’ils me refermaient la porte au nez.

©Pierre-Alain GASSE, 1995.