Le Blog de Pierre-Alain GASSE

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jeudi 8 juin 2017

L'Affaire de Collonges-la-Rouge - Chapitre 6 - CONTENU SENSIBLE !


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VI
À une vingtaine de kilomètres de là, vers l’ouest, un abri sous roche connu depuis les temps préhistoriques était le théâtre d’un drame poignant. Au milieu de la nuit, un petit utilitaire d’artisan avait remonté la rampe d’accès caillouteuse qui menait au terre-plein et trois personnes en étaient descendues, mains entravées et yeux bandés : une femme et deux enfants, houspillés par un homme trapu au regard illuminé. Au siècle dernier, le fond de la grotte avait été fermé par le propriétaire du lieu à l’aide d’une cloison de bois, pour y entreposer divers matériels. Une porte métallique cadenassée en condamnait l’accès. C’est là qu’il attacha à des anneaux scellés dans le roc, au fond d’espèces de box, cloisonnés de planches, la mère dans l’un, le frère et la sœur dans l’autre.

— Je vous en supplie, ne leur faites pas de mal, je ferai ce que vous voudrez, libérez-les, s’il vous plaît… gémit Annelore, secouée de tremblements incoercibles, dans son français teinté d’accent hollandais.
— Silence, Wanda, je verrai, il est possible que je les libère, cela va dépendre de toi, mais pour l’instant, il vaut mieux qu’ils restent ici.

Les deux enfants, serrés l’un contre l’autre, sanglotaient, tremblants de peur, recroquevillés contre la cloison de bois qui les séparait de leur mère. Leur ravisseur jeta dans chacun des box une couverture mitée.

— Je ne peux pas rester maintenant. Je reviendrai bientôt. Inutile de crier : il n’y a personne à moins d’un kilomètre d’ici. Soyez sages, mes jolis…

Les prisonniers entendirent le cliquetis d’un cadenas à combinaison que l’on enclenche, puis la voiture s’éloigna dans la nuit et l’obscurité se referma sur leurs larmes. Annelore, libérée du fardeau de l’angoisse, éclata en longs sanglots convulsifs, accompagnés par ceux plus plaintifs de ses enfants.

— On est où, maman, finit par demander le garçon ? Pourquoi il t’a appelée Wanda, ce type ?

Annelore, qui n’avait pas relevé ce détail, comprit alors que ce qu’elle avait toujours craint était arrivé : son passé sulfureux l’avait rattrapée !

— Je ne sais pas, un fantasme, sans doute. On doit être dans une cave, ça sent un peu l’humidité.

L’enfant se retint de demander à sa mère ce qu’était un « fantasme ». Ça devait se rapprocher de « fantôme », non ?

— Non, maman, on n’a pas descendu de marches.
— C’est vrai, tu as raison, Joris. Une grange ou une grotte, alors peut-être. Il y en a beaucoup dans la région. Le sol, on dirait de la terre ou du sable. Si je pouvais enlever mon bandeau…
— En frottant ta tête contre la cloison, peut-être, reprit le garçon…

Annelore, une fois de plus, fut surprise par le sens pratique et l’ingéniosité de son fils, qui devait tenir cela de son père. Elle mit aussitôt à l’œuvre ce judicieux conseil, tentant de faire remonter le nœud serré du bandeau vers le haut de sa nuque. Au bout de quelques minutes, elle s’écria :

— Ça y est ! On est dans une espèce de grotte, au fond de boxes en bois, fermés par une cloison de planches à claire-voie et une porte métallique grillagée avec un cadenas à combinaison. Mais ma chaîne est trop courte pour aller jusque-là.
— N’oublie pas de remettre ton bandeau après, maman, pour qu’il ne s’aperçoive de rien. Ça pourrait l’énerver !
— Oui, oui, tu as raison.

Jana, la sœur cadette de Joris, restée silencieuse jusqu’à ce moment, jubila soudain :

— J’ai réussi ! J’ai réussi, en faisant mes mains toutes petites, j’ai réussi à les sortir des anneaux des menottes !
— Super ! dirent Joris et Annelore à l’unisson. C’est logique, tes poignets sont plus petits que les miens, il a dû serrer jusqu’au dernier cran, mais c’est pas vraiment prévu pour les enfants. Moi, ça coince trop, j’ai essayé, mais pas moyen, poursuivit son frère.
— Va jusqu’à la porte, passe tes mains à travers le grillage si tu peux et tente de manœuvrer le cadenas. Tu fais tourner les trois molettes d’un cran à chaque fois, en partant du zéro : 000, 001, 002, ainsi de suite jusqu’au 9. Avec un peu de chance, ça peut le faire.
— Maman, ça va prendre beaucoup trop longtemps, il y a mille combinaisons possibles !
— Comment tu sais ça, toi ?
— On a vu ça en maths, c’est 10 puissance 3. Non, j’ai un meilleur truc, je l’ai vu sur YouTube, mais il faut un peu de force. Essaie de me libérer d’abord, Jana.

La petite s’exécuta, mais les poignets de Joris étaient bien enserrés dans les anneaux de ses menottes, impossible de les dégager sans la clé qui les ouvrait. Il eut soudain une idée. Sa mère avait les cheveux relevés en chignon. Ça pouvait marcher.

— Maman, dit-il, est-ce que tu as des épingles à cheveux sur toi ?
— Oui, plusieurs, pour tenir mon chignon.
— Passe-m’en deux à travers la cloison, si tu peux les prendre, je vais essayer d’ouvrir mes menottes avec.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Annelore courba la tête sur ses genoux, tentant de retirer de ses mains entravées deux des épingles de son chignon. Elle y parvint à son troisième essai et les passa aussitôt à son fils. L’enfant retira d’abord l’embout plastique de la première pince, l’ouvrit et en recourba l’extrémité en l’insérant entre deux interstices du bois de la cloison, de façon à obtenir un crochet de trois ou quatre millimètres de haut. La tige de métal passait juste entre le bord du trou de la clé et l’axe de celle-ci. Il commença à tourner le crochet, dans un sens, puis dans l’autre, tentant d’accrocher le cliquet qui bloquait la menotte. L’épingle avait tendance à tourner dans sa main et il dut s’y reprendre plusieurs fois avant qu’un petit déclic se fasse entendre et libère sa première main. C’était beaucoup plus facile maintenant pour la seconde. En cinq minutes, il fut libéré.

— Ça y est, maman, je me suis détaché, je vais faire les tiennes maintenant. J’arrive !

Hélas, un bruit de moteur s’était fait entendre. Et des pas résonnaient sur les silex de la montée. Trop tard, il n’avait plus le temps.

— Jana, repasse tes mains dans tes menottes et baisse ton bandeau, je vais faire pareil pour qu’il ne s’aperçoive de rien.
— Surtout, les enfants, restez tranquilles, quoi qu’il me fasse, dit Annelore en se tordant les poignets convulsivement.

— Me revoilà. Alors, mes jolis, on a été sages ? Vous devez avoir soif, tenez, je vous ai apporté à boire.

Il tendait à chacun une petite bouteille d’eau qu’il venait d’ouvrir. Malgré leur méfiance, les enfants ne purent résister et s’en saisirent de leurs mains supposément entravées. Ils burent à grandes goulées. Le liquide avait un goût bizarre. Bientôt, ils sentirent qu’ils perdaient contact avec la réalité. Dans une sorte de voile cotonneux, ils entendirent encore qu’une voix doucereuse leur disait :

— Faites de beaux rêves…
— À nous deux, maintenant, ma toute belle, dit le ravisseur en passant dans le box d’Annelore.

Il sortit une petite clé de sa poche et ouvrit ses menottes. Recroquevillée contre la cloison, Annelore tremblait de tous ses membres.

— Déshabille-toi !

La voix était blanche, tranchante, impérieuse. Elle y céda.C’était la fin de l’été. Elle ne portait qu’un tee-shirt échancré, un short à poches multiples et des baskets. Elle baissa son short : un string rouge apparut. Ce fut le signal.

Dans un geste brusque, l’homme se dégrafa, son sexe dressé en avant et se rua sur sa proie sur laquelle sa masse imposante s’affala. D’une main, il arracha le triangle rouge, et s’enfonça sans ménagement dans sa victime, en soufflant bruyamment. Annelore était dans un état second, comme hors de son corps, abandonnée à son ravisseur, seul son esprit résistait encore. Ce fut bref. Ahanant sur elle, une main sur sa bouche pour qu’elle ne crie pas, il se libéra bientôt avec un cri de bête, avant de se redresser et de se ragrafer.

— Toi, t’es trop bonne, il faut que je te garde encore un peu.

Annelore s’était évanouie. Il la rattacha, la rajusta, avant de charger les enfants endormis un par un sur ses épaules pour les déposer dans sa camionnette.

— Ces deux-là, je vais les balancer dans un ravin par là, ni vu ni connu.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, mai 2017.

jeudi 1 juin 2017

L'Afffaire de Collonges-la-Rouge - Chapitre 5


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V

Au petit matin, les investigations reprirent dans le village. Sur la foi du renseignement recueilli par le Capitaine Soubeyrol, une équipe se rendit au manoir de la Barrière. Tous les volets étaient clos et les pandores durent se faire ouvrir la demeure avec l’aide de la voisine qui gardait un jeu de clés. Celle-ci n’avait pas vu les propriétaires, mais, bien entendu, ils possédaient chacun leur trousseau.

Quel ne fut pas l’effarement des gendarmes de découvrir dans le jacuzzi attenant à la piscine, tel Marat dans sa baignoire, le cadavre de Joss Vanderlaeren, un large couteau de cuisine planté au niveau du cœur ! Mort et plus que mort. Le corps était déjà froid. La bonde avait été retirée, l’arrivée d’eau fermée, et le sang de la victime s’était écoulé dans le trop-plein de la piscine à débordement voisine. Comment ce sang avait-il pu colorer de manière transitoire l’eau des bassins de la fontaine proche, c’était un mystère ! Mais dans ces villages anciens, les réseaux présentent bien des anomalies et tous les branchements, non seulement ne sont pas aux normes, mais font parfois fi de la légalité.

Aucune trace du reste de la famille. La voiture était dans le garage. Les valises défaites. Les brosses à dents dans les verres. Un branle-bas de combat général fut lancé. Cette fois, il y avait cadavre, disparition et selon toute vraisemblance, enlèvement ! Ça commençait à faire beaucoup !

Le Capitaine Florence Mangin, après de brillantes études de psychologie, avait passé et réussi le concours de l’ENSOP et, à sa sortie de l’École de Cannes-Écluse, s’était spécialisée dans la criminologie, et plus particulièrement celle des tueurs en série au GAC de Rosny-sous-Bois. Avec le temps, elle était devenue l’une des quatre ou cinq spécialistes féminines de cette problématique dans la Gendarmerie Nationale. La quarantaine, avenante, parfois séductrice, elle avait l’art des questions qui vont droit au but et pointent là où ça fait mal. Au dernier moment, elle fut adjointe au groupe du GIR dépêché de Limoges.

Deux heures plus tard, les « combinaisons blanches » opéraient leurs premières constatations et prélèvements. Le légiste délivra quelques informations : le suicide était à écarter dit-il, la victime étant gauchère et le coup ayant été porté de la main droite.

— Comment pouvez-vous dire ça aussi vite, docteur ?
— Qu’il était gaucher ? Très simple. La présence d’une callosité sur la le côté droit de son majeur gauche nous indique que ce monsieur tenait son stylo préférentiellement de cette main.
— Wouah ! Et que le coup a été porté par un droitier ?
— Ça, c’est un peu plus compliqué. Il faut examiner les lèvres de la blessure. Elles sont différentes dans l’un et l’autre cas. Je n’entre pas dans les détails techniques… Ce sera dans mon rapport.

Étant donné l’arme utilisée, un couteau à émincer de cuisinier, sans doute emprunté à l’espace barbecue tout proche, la profileuse tendait à écarter un criminel voyageur, qui préfère en général une arme plus facile à dissimuler. Elle penchait pour une piste locale, très locale même. Elle fit rechercher dans les fichiers, sur les cinq dernières années, tous les meurtres par arme blanche commis par des délinquants sexuels. Trente fiches apparurent sur le territoire français, quinze dans la moitié sud du pays. Mais aucun des quinze fichés du sud ne résidait dans les environs. On se trouvait sans doute en présence d’un « nouveau » criminel, voire un criminel d’occasion, de circonstance. La disparition du reste de la famille pouvait faire penser à un enlèvement, contrecarré par le mari, qui avait payé de sa vie son opposition. En tout cas, le seul coup porté avait été fatal ! Une certaine force donc, ou au moins beaucoup de détermination. Et, étant donné l’angle de pénétration de l’arme, l’agresseur devait être de taille moyenne, moins de 1,70 m. L’expression du cadavre fut le second élément qui interpella le Capitaine Mangin. Bouche et yeux grands ouverts, Joss Vanderlaeren manifestait une infinie surprise – on le serait à moins – mais ni crainte ni frayeur. Connaissait-il son agresseur ? La mort avait été instantanée ou presque – cœur transpercé de part en part – et les empreintes des chaussures de l’assassin étaient absentes du plancher en teck, sur le pourtour de la piscine.

En fin de matinée, une fois les techniciens de la BRIJ repartis vers leur base, se tint en Mairie une assemblée de crise réunissant Monsieur le Maire et ses dix conseillers, le Capitaine Mangin et les trois hommes de son équipe, le Major commandant la Brigade de Meyssac et son Adjoint, le Capitaine Soubeyrol. L’atmosphère était tendue et les nerfs à fleur de peau.

— Monsieur le Maire, que comptez-vous faire pour ramener la sécurité dans le village, vous avez vu qu’une sorte de milice d’autodéfense s’est constituée et a opéré des rondes cette nuit ? attaqua un conseiller d’opposition, d’une voix perchée et impatiente.
— Oui, calmez-vous, je suis au courant, merci, et j’ai même rappelé au responsable autoproclamé les limites légales de l’exercice.
— Ça n’a servi à rien, cette surveillance a bien été déjouée, reprit le contradicteur, acerbe.
— En effet, et ceci nous amène à penser que le criminel connaît bien les lieux et le contexte local, intervint le Capitaine Mangin. Étant donné la rigidité presque maximale du cadavre lors des constatations, le légiste situe le meurtre dans une fourchette de six à huit heures avant son examen.
— C’est-à-dire ?
— Entre minuit et deux heures du matin. Il faut attendre les résultats de l’autopsie pour plus de précisions.
— Dès que la presse va éventer cette affaire, des hordes de curieux vont défiler par ici, intervint un autre conseiller.
— Tranquillisez-vous, nous allons mettre en place un dispositif de sécurité pour les tenir à distance, coupa le Commandant de la Brigade.
— Peut-être, mais il faut quand même préserver l’accueil des touristes ; n’oubliez pas que c’est ce qui nous fait vivre, reprit un conseiller commerçant.
— L’urgence, c’est de retrouver l’épouse de la victime et ses enfants, intervint le Capitaine Mangin. Ont-ils été enlevés par le meurtrier ? Je suis très inquiète. Si la cible était la femme de Joss Vanderlaeren et le mobile sexuel, je doute fort que l’assassin s’encombre des deux enfants. Cette affaire s’avère complexe et mystérieuse.
— Un signalement et un avis de recherches national vont être lancés dès que nous aurons les photos nécessaires. Nous attendons la commission rogatoire du Juge pour fouiller le Manoir de la Barrière. Je suppose que nous en trouverons là-bas.
— Et ça va durer combien de temps tout ce cirque, éclata un conseiller qui contenait sa colère depuis un moment ?
— À situation exceptionnelle, dispositif d’exception. C’est l’affaire de quelques jours, pas plus, j’en suis persuadé, enchaîna le Commandant de la Brigade et je demande la collaboration de tous.
— Vous l’avez, trancha Monsieur le Maire, d’un ton péremptoire.
— Bien, dans ce cas, je crois que nous pouvons lever la séance pour aujourd’hui ; mesdames, messieurs, à demain, même heure, sauf imprévu d’importance.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, mai 2017.

mardi 16 mai 2017

L'Affaire de Collonges-la-Rouge - Chapitre 3

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III

Pas de cadavre de chat, chien ou autre au fond des bassins. L’eau, après avoir continué à couler rougeâtre du bec d’arrivée pendant une heure ou deux, était redevenue limpide. Qu’elle ait pris la couleur de nos pierres pouvait s’expliquer de diverses manières. La plus banale : une variante de la blague de la lessive, à laquelle nous étions périodiquement confrontés par des noctambules en mal d’amusements. Tous les villages où subsistent des fontaines connaissent ces désagréments. Il pouvait aussi s’agir d’une pollution accidentelle ou volontaire de la nappe phréatique qui approvisionnait la bourgade. Le crime de sang, voilà bien la dernière explication à laquelle il fallait songer, tout de même !

Au matin, chacun, mis au courant par la rumeur, qui chez le boulanger, qui à la maison de la presse, qui dans la rue même, s’en alla aussitôt au logis, à pas pressés, vérifier que sa maisonnée n’était pas concernée. Cela s’était passé après minuit, parce que, de conciliabule en conciliabule, on sut rapidement que Monsieur Lorféon, le plus insomniaque de nous tous, qui, pour tromper l’ennui, promenait son basset artésien toutes les nuits ou presque, était passé devant la fontaine alors que sonnaient les douze coups et n’avait rien remarqué d’anormal.

— Peut-être n’avez vous rien vu parce c’était nuit noire, que l’éclairage public était éteint et la lune absente ? lui fut-il rétorqué.
— Mon chien aurait flairé l’odeur du sang, je vous l’assure, répliqua-t-il.
— Mais d’abord, qui a dit que c’en était ?

C’était vrai, ça, quel était l’oiseau de malheur qui avait lancé cette idée stupide ? Il y avait sûrement une autre explication. Un prélèvement fut réalisé et envoyé au laboratoire d’analyses de Tulle, mais ça allait prendre un peu de temps.

À midi, on n’avait encore rien trouvé d’anormal ; les gendarmes, deux par deux, réquisition d’ouverture en main, allaient de maison en maison, rue après rue, et revenaient, toutes les heures, rendre compte à Monsieur le Maire, qui s’apprêtait à convoquer le Conseil Municipal en séance extraordinaire pour le soir même. Les délais habituels n’étaient pas respectés, mais aux grands maux, les grands remèdes !

À quinze heures, toutes les maisons occupées du centre bourg, c’est-à-dire près de deux cents, avaient été visitées. En vain. Ni mort ni blessé, nulle part. Restaient tous les écarts, les résidences secondaires éparpillées dans la campagne et les logements fermés ou vacants de la commune. À peu près autant. Il fallut se résoudre à faire venir deux serruriers pour ouvrir toutes les portes closes. Cela prendrait un sacré bout de temps !

Et le bétail ? Peut-être un prédateur errant, chien, loup, félin échappé d’un cirque ou de chez un particulier..., avait-il égorgé une proie, près de la source ? Hypothèse rassurante, mais hélas, on constata bientôt qu’il n’en était rien. Le captage s’avéra indemne de toute pollution.

Au soir, le résultat des analyses tomba. C’était bien du sang qui était dilué dans l’eau et non un colorant quelconque. Du sang humain, d’un individu de sexe masculin !

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, mai 2017.

mercredi 7 septembre 2016

Nouvelles de rentrée


Au moment où les enseignants de tous niveaux font connaissance avec leurs nouveaux élèves, j'en profite pour remettre à l'honneur deux nouvelles sur ce monde que j'ai bien connu.

Revoici donc, tout d'abord "La Leçon", puis "La Prof".

Bonne lecture !

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La Leçon

''À tous les pédagogues de terrain, qui font fi des modes et des oukases dans leur tâche d'éveil des consciences.''

— Bien, les enfants, dites-moi ce que vous remarquez en premier. — Hé, M'dame, il est chelou grave son look au mec. — Kevin, tu sais très bien que je ne veux pas que tu t'exprimes en cours comme en récréation. Recommence, je t'écoute. — J'veux dire qu'il est pas habillé comme nous, quoi ! — Il te fait penser à quoi, son habit, Kevin ? — Euh... j'peux pas le dire, M'dame, vous allez répéter que j'parle mal et me traiter... — Premièrement, je ne "traite" personne, comme tu dis, et deuxièmement, s'il te manque un mot pour exprimer ta pensée, demande-le-moi, je te le donnerai. — Oui, d'accord, comment-est-ce qu'on dit "tarlouze" en bon parler ?

La classe éclate de rire. On se pousse du coude. Claire Chalumeau se retient, elle aussi. Il lui faut répondre. C'est la règle qu'elle a mise en place.

— On peut dire efféminé ou homosexuel, par exemple. Mais qu'est-ce qui te fait penser cela ? — Euh... son col et les trucs au bout de ses manches, là. — C'est parce qu'il s'agit d'un vêtement de travail, et pas de sa tenue normale. Qui a une idée ?

Après un petit temps de réflexion, plusieurs mains se lèvent. Surtout des filles.

— Fatoumata, oui. Tu penses à quoi ? — On dirait une tenue de danse, un peu. — Tu brûles, Fatoumata. Qui a une autre idée. Oui, Alishama ? — C'est comme les acrobates au cirque, des fois. — C'est très bien, toutes les deux. Effectivement, c'est un justaucorps d'acrobate, de funambule que porte ce jeune garçon. Bon, et l'autre personnage, qui est-ce ? Oui, Alexandre : — C'est sa mère, Madame, elle est triste. — Et pourquoi est-elle triste comme cela, à votre avis ?

Une forêt de bras s'élève avec ensemble. Claire Chalumeau y remarque une main timide, à peine soulevée du pupitre :

— OUI, Rachel ? — Je crois qu'il se sont disputés.

D'autres mains s'agitent encore, demandant à intervenir. Il est temps de faire un peu de police.

— Bon, chacun va donner son avis. Rachel a peut-être raison, mais alors, pour quel motif se seraient-ils disputés ? Allez, Antoine, commence : — Le garçon ne veut pas manger ce qu'il y a dans son assiette, il aime pas ça !

Comme toujours, Kevin, renchérit sans avoir demandé la parole :

— Ouais, il est venère, il veut plus voir sa reum, il regarde de l'autre côté. — Kevin !— Faites excuse, M'dame, c'est sorti tout seul.

La classe s'ébroue. Il convient de reprendre la main :

— Kevin a raison. Mais regardez bien le jeune garçon. Dans ce tableau, je dirais que plusieurs éléments différents peuvent traduire son état d'esprit, son obstination. Les voyez-vous ?

Les bras se baissent, on chuchote d'une table à l'autre quelques instants, puis une petite blondinette toute bouclée se voit autoriser d'un signe à intervenir :

— Alors, Élise, qu'est-ce qui, pour toi, souligne le caractère buté du garçon ? — Ses bras croisés et son regard dans le vide, Madame. — Tu as raison. Cela fait deux éléments. En voyez-vous d'autres ? Tu en as trouvé un, Thomas ? — Son cou, peut-être, il est tout tendu... et son menton aussi. — Son menton ? Il est comment son menton ? Oui, Nicolas ? — Il est carré, Madame.

La classe s'esclaffe.

— Tu exagères, Nicolas, il n'est pas carré, mais à angle droit, effectivement. parce qu'il a les mâchoires serrées, sans doute. Mais vous oubliez le principal signe de cette obstination. Cherchez encore.

Le silence s'établit. Un vent de compétition souffle sur la classe. Soudain, deux mains se lèvent ensemble, une fille et un garçon.

— Farida et Mourad, oui ? Mourad, tu veux bien laisser Farida parler la première en galant homme que tu es ?

Mourad ne peut qu'acquiescer.

— Alors Farida ? — Son front, Madame, il est... il est grand. — Il a le front haut, c'est vrai, mais pourquoi est-ce que cela traduirait son obstination ? — Ça veut dire qu'il est têtu, Madame, intervient Mourad. — Oui, Mourad, tu as raison. Mais, réfléchissons ensemble encore un peu. Il s'agit d'un tableau, d'une peinture, et l'artiste, pour le réaliser a utilisé trois éléments différents : des lignes, des formes, pour le dessin dont vous venez de me parler en ce qui concerne le garçon, mais aussi des couleurs, et de la lumière, qui interviennent aussi pour exprimer ce que le peintre veut nous transmettre. Alors, toujours à propos du garçon, que pouvez-vous dire des couleurs et de la lumière ?

La question laisse perplexe la classe durant quelques secondes, puis un échalas qui dépasse d'une bonne tête tous les autres se risque à un premier commentaire :

— Le garçon est habillé en bleu clair surtout et il n'y a rien d'autre de cette couleur. — C'est vrai, Quentin. Et alors ? — Ça attire le regard sur lui. — Oui, mais il est au premier plan aussi, c'est normal qu'on le voie en premier, non ? Mais, de plus, le bleu est considéré comme une couleur froide, à l'inverse du rouge, par exemple, et sert donc ici à traduire un sentiment un sentiment de froideur, d'hostilité vis-à-vis de la maman. Formes, couleurs ; lumière, à présent. Quelle est la partie la plus éclairée du garçon et pourquoi ?

Kevin pour une fois a levé le doigt avant de parler. Pas question de ne pas l'interroger.

— Alors ? Oui, Kevin. — C'est son front, M'dame, ça veut dire qu'il s'est fait une sacrée prise de tête ! — Exactement. Bon, je crois qu'il est temps que nous parlions un petit peu de la maman de ce garçon. Comment le peintre nous la présente-t-elle ? Comment l'imaginez-vous à partir de ce tableau ? Oui, Antoine... — Elle est pas comme son fils. Elle a l'air toute douce. Elle doit être gentille. — D'accord, Antoine, mais comment est-ce que le peintre nous transmet cette idée, par quelle combinaison de formes, de couleurs, de lumière ?

La question ramène un silence attentif sur la classe, puis deux filles lèvent la main :

— Marie, tu veux nous dire quoi à ce sujet ? — Euh... je veux parler des couleurs, Madame. La femme, elle est peinte avec du blanc, du rose et du gris, on dirait, ou une espèce de marron clair, bon, et un peu de noir pour les cheveux et les yeux. A part le noir, c'est des couleurs douces. — Oui, tu as raison, c'est bien observé. Mais les formes, les lignes aussi contribuent à cette expression de la douceur. Regardez, le peintre a utilisé surtout des lignes courbes pour dessiner la maman, ovale du visage, plis du châle, etc. et beaucoup plus des lignes droites pour le garçon, verticales et horizontales, en accord avec son état d'esprit.

L'autre main levée s'impatiente. Claire Chalumeau reprend :

— Pardon, Myriam, j'allais t'oublier. Alors, que penses-tu de la maman, toi, et pourquoi ? — Aucun ne veut regarder l'autre. La maman regarde dans le vague. Elle tient sa tête dans sa main. Elle est fatiguée. Peut-être que c'est tous les jours la même chose. Le garçon ne veut jamais manger. Alors, elle en a marre.

Claire Chalumeau fronce les sourcils en direction de Myriam, qui met sa main devant sa bouche. Sans insister, Claire enchaîne :

— Bon, je vais vous donner quelques informations supplémentaires. Le tableau a été peint au début du XXe siècle, en 1904 exactement, à Paris, et les personnages représentent des artistes du cirque Médrano, qui avait à l'époque un chapiteau permanent dans la capitale. Mais beaucoup de ces artistes vivaient dans la pauvreté. Est-ce que cela vous aide ? — Ils crèvent la dalle, tiens ! — Kevin, en bon français, combien de fois faut-il te le répéter, et après avoir levé la main !

Kevin, rigolard, s'exécute :

— Personne veut manger, y'a pas assez, c'est pour ça qu'ils se font la gueule, chacun veut que ce soit l'autre.

Claire Chalumeau s'adresse au reste de la classe :

— Vous en pensez quoi, vous autres ? Myriam ? — Moi, je crois que les deux choses sont possibles. Chacun pense comme il veut. — Effectivement, le peintre n'impose pas une vision, il en suggère plusieurs. Mais regardons maintenant la construction du tableau. Voyez-vous des lignes de force, des alignements significatifs ? Maxime, oui ? — Le tableau est coupé en deux, Madame. — Comment cela, coupé en deux ? — Ben, à gauche, la mère, à droite, le fils. — C'est vrai, mais ne voyez-vous pas une autre division ?

Farida agite frénétiquement la main.

— Vas-y, Farida, ça a l'air urgent. — Mais non, Madame, je voulais dire aussi la gauche et la droite, mais en travers.

La classe rit sous cape de la méprise. Claire Chalumeau choisit d'ignorer l'incident.

— En diagonale, tu veux dire ? — Oui, c'est ça. — Eh bien, tu as tout à fait raison, Farida ; regardez bien, les têtes des personnages sont alignées sur une des diagonales du tableau, en effet. Observez la table, à présent. Elle ne vous paraît pas bizarre ? — On dirait que l'assiette va tomber. — Un peu. C'est parce que la perspective - vous vous rappelez la perspective, on en a déjà parlé - n'est pas tout à fait respectée. Bon, l'heure est presque finie, je vais vous dire à présent qui a peint ce tableau, vous allez être surpris.

Kevin interroge :

— C'est vous, M'dame ? — Hélas, non, car alors je serais millionnaire, mais c'est un peintre très connu, je suis sûr que vous connaissez son nom, il s'appelle Pablo Picasso.

Fatoumata ne peut se retenir :

— Picasso, il peint pas comme ça, Madame, c'est des trucs tout bizarres, des bouches de travers, des yeux sur le côté. Ma mère, quand mon petit frère dessine, elle dit toujours : arrête de faire ton Picasso ! Applique-toi ! — Ce que tu dis est vrai, Fatoumata, parce que Picasso a peint de bien des manières, très différentes les unes des autres, et dans une période du début de sa carrière qu'on appelle la période rose, il a peint de cette manière-ci, dans des tons pastels, exprimant des sentiments mélancoliques, romantiques. Bien. Pour lundi prochain, vous essaierez d'écrire une petite synthèse, une vingtaine de lignes, sur ce tableau qui s'intitule : Mère et enfant. Merci. Vous pouvez ramassez vos affaires et sortir. À lundi.

Un chœur de voix soudain gaies lui répond :

— Au revoir, Madame. À lundi, M'dame.

Claire Chalumeau pense avoir donné la parole à tous les élèves de sa classe, mais soudain elle se rend compte qu'au dernier rang une tête brune n'est pas intervenue. La mine triste, le menton dans ses mains, elle fixe l'écran du vidéo-projecteur. C'est une petite albanaise, arrivée il y a quelques mois, qui maîtrise encore mal le français.Tandis que les élèves sortent en chahutant, Claire Chalumeau s'avance vers elle :

— Eh bien, Zora, tu n'as rien dit aujourd'hui. Tu n'as pas aimé ce tableau ?

Les yeux de la collégienne s'embuent, sa bouche tremble et elle secoue vivement la tête de gauche à droite, puis de haut en bas, avant de confesser dans un sanglot :

— La...dame... on... dirait... ma...man.

Claire Chalumeau était plutôt contente de son cours, mais à présent elle s'en veut terriblement de ne pas avoir anticipé la réaction de la jeune fille en pleurs. Pour quelques minutes, la professeur de Français doit-elle céder le pas à la mère afin de trouver les mots qui adouciront le chagrin de la jeune orpheline ?

— Pardon, Zora, je ne voulais pas...

Mais déjà l'adolescente a repris ses distances :

— Ça va aller, Madame. Merci.

©Pierre-Alain GASSE, mai 2011.


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La Prof

Tous les jours de classe, depuis plus de trente-sept ans, elle répète les mêmes gestes, comme un rituel, pour préparer son cartable.

C'est un vieux cartable en cuir fauve, tanné et culotté par des années de bons et loyaux services, dont la poignée a déjà cédé à plusieurs reprises sous les kilos transportés. A chaque fois, le dernier bourrelier de la ville a pu le lui rafistoler. Il aurait dû essayer de lui en vendre un neuf depuis longtemps, mais en amoureux des vieilles choses et fier de son métier de ramendeur, il a mis un point d'honneur à prolonger l'existence de celui-ci. Il profite aussi de ses interventions pour refaire les coutures fatiguées et entretenir le cuir avec une crème dont il garde le secret.

Dans la petite poche avant, qui ferme avec un simple clip, elle glisse les clés de ses salles ainsi que le cahier de textes, où jour après jour, cours après cours, elle inscrit l'avancement de son enseignement, pour chacune des classes qui lui sont confiées.

Dans la pochette du milieu, protégée par une fermeture-éclair, son cahier de notes. Jusqu'à présent, il lui était offert par l'organisme qui gère ses cotisations de retraite complémentaire, mais cette année, le temps des restrictions est venu : plus de carnet de notes, plus d'agendas ni de stylos-bille, ni même de petit calendrier. Ses collègues et elle ont fait grise mine. Ils s'étaient habitués à ces petits cadeaux, qu'ils avaient fini par considérer comme un dû.

Dans le soufflet du devant, son cahier de préparation, le petit classeur à anneaux où sont rangées ses notes du moment, en fonction de l'œuvre et de l'auteur qu'elle fait étudier à ses élèves.

Dans le soufflet arrière, il y a presque toujours une chemise avec un paquet de copies à rendre ou à corriger, mais aujourd'hui, elle ne contient qu'une trentaine d'exemplaires du texte qu'elle va présenter.

Répartis entre les deux soufflets, selon leur taille et leur nombre, les livres dont elle va avoir besoin. En l'occurrence aucun, puisque l'auteur du texte du jour n'a pas encore séduit le moindre éditeur.

Sa trousse : stylo bille noir à pointe fine pour remplir les bulletins, pour que le double carboné soit bien lisible, feutre rouge à écriture fine pour les corrections, stylo plume à encre bleue pour le cahier de textes, feutre noir pour tirer les traits, crayon à papier, taille-crayon, effaceur, stylo-gomme, blanco, un stabilo jaune pour surligner, quelques trombones. Rien ne manque.

Dans une dernière petite pochette intérieure, se trouvent sa paire de ciseaux pour gauchère, sa pochette de feutres pour les transparents, un ou deux marqueurs pour écran blanc, une petite boite de dépannage avec quelques bâtons de craie, un cutter.

Dans le fond du soufflet avant, sa règle métallique.Tout est là.Ses mains ont procédé, machinales, à ces vérifications.

Elle enfile son manteau, noue son écharpe, chausse ses escarpins qui attendaient derrière la porte, attrape son sac à main, posé sur le petit meuble de l'entrée, ouvre la porte et change la clé de côté, avant de prendre son cartable posé à ses pieds et de sortir sur le palier.Il est seize heures quarante-cinq, ce vendredi d'octobre. Madeleine Lavergne va donner son cours à sa classe de 2de 9. Le seul de son après-midi.

Elle donne deux tours de clé et fourre celle-ci dans son sac.

Autant son cartable est bien rangé, autant son sac à main est un foutoir. Tout à l'heure, pour la retrouver, il lui faudra fouiller à l'aveuglette un bon moment avant de mettre la main dessus. Cela fait des années qu'elle se promet d'y remédier. Peine perdue.

— Bonsoir, Madame Lavergne.

Elle est à l'heure. Comme chaque après-midi, la concierge est en train de passer la toile dans le hall de l'immeuble. Elle fait un petit détour pour ne pas marcher là où la wassingue humide vient de laisser son empreinte luisante. Tout travail mérite respect, non ? Madame Serinet fait son ménage à cette heure inhabituelle pour ne pas le voir sali, à peine achevé, par la cohue du matin.

—Bonsoir, Madame Serinet. A demain.

Elle sait que lorsqu'elle rentrera, la concierge aura réintégré sa loge et fermé son carreau. Surtout ne pas oublier de la saluer : elle est si susceptible.

La voilà sortie.

Elle connaît le nombre de pas qui la séparent des grilles du Lycée, et parfois son esprit les recompte sans qu'elle s'en rende compte.

Mais pas aujourd'hui.

Ce soir, elle a autre chose en tête.

Les trottoirs, devant le lycée, sont encombrés de jeunes de tout acabit, sac au dos ou à l'épaule, qui se saluent, s'interpellent, tirent nerveusement sur des cigarettes bien fines avant de sortir pour la plupart ou d'entrer pour quelques-uns dans un lycée déclaré depuis peu "sans tabac". Il lui faut slalomer entre les groupes dont seuls quelques-uns s'écartent pour la laisser passer.

La première sonnerie de la dernière heure retentit comme elle franchit la grille.

D'ordinaire, elle monte en salle des professeurs jeter un coup d'œil aux panneaux d'information et vérifier que son casier est vierge de toute injonction administrative.

Mais pas ce soir. A quoi bon ?

Aujourd'hui, elle se dirige directement vers la salle 37, au rez-de-chaussée, du bâtiment C. Sa salle de cours, au bout d'un couloir qui fait un coude. La même depuis bien longtemps maintenant. Ça l'arrange bien. Les escaliers commencent à lui être un peu pénibles. Elle sort ses clés de la pochette de son cartable et ouvre la porte, peinte d'un vieux rose défraîchi.

La salle est dans la pénombre. Quelqu'un a dû utiliser la vidéo, hier, après son départ. Elle bascule les deux interrupteurs et referme derrière elle. Dans le couloir, quelques élèves, assis par terre, écoutent leur walkman. Deux esseulés ont un livre dans les mains. Les autres arriveront après la deuxième sonnerie, à leur habitude.

Elle a posé sans s'en rendre compte son cartable à plat en travers du coin gauche du bureau, comme toujours, mais ce soir elle ne l'ouvre pas encore.

Elle s'assied et regarde cette classe vide, ces rangées de tables que les agents de service ont réalignées rapidement hier soir, après avoir balayé, effacé le tableau et vidé les poubelles. Cinq rangées de tables à deux places, disposées pour laisser deux allées de part et d'autre du bureau. Quarante places, heureusement pas toutes occupées, la plupart du temps. Dans le fond, à droite, une armoire métallique et des panneaux d'affichage encombrés de vieilleries laissées par des collègues insouciants. A sa droite, sur une console fixée en hauteur, un téléviseur et son magnétoscope ; à sa gauche, sur le mur, un écran escamotable et, devant, un rétroprojecteur sur sa table de projection roulante. Elle pense que les choses ont quand même bien changé depuis ses débuts. Sauf le bureau. C'est un bon vieux bureau à panneaux de chêne, assemblés par tenons et mortaises, comme on n'en fait plus. Deux tiroirs et sur la droite, à l'intérieur, une petite tablette pour la boite à craie. Sa chaise aussi doit être une rescapée : toute en hêtre, avec des accoudoirs, c'est presque un fauteuil. Les tables et les chaises des élèves, elles, ont été remplacées, il y a une dizaine d'années. Le formica a détrôné le bois que compas et canifs avaient creusé, perforé, sculpté, et couvert d'inscriptions sans cesse renouvelées. Sur celles-ci on ne trouve plus que des graffiti au crayon à papier qu'un coup d'éponge fait disparaître.La salle n'a pas encore été utilisée de la journée et elle n'a pas besoin d'y remettre de l'ordre avant l'entrée des élèves. Elle se lève pour aller ouvrir les stores d'occultation. Un soleil pâle et déjà bas entre dans la pièce, faisant danser dans la lumière la poussière qu'elle vient de soulever. La deuxième sonnerie retentit. Il est dix-sept heures. Elle va ouvrir la porte de la salle. Jamais, depuis le début de sa carrière, les élèves ne sont rentrés avant son invitation. Elle leur fait face et les regarde s'asseoir dans un brouhaha sympathique. Ils savent et attendent le signal : ce bruit de règle qui les fera se taire sans qu'elle ait un mot à dire et marquera le début de son cours.

Pour eux, c'est la sixième, septième ou huitième heure de la journée, un cours comme les autres, la suite de celui d'hier ou d'avant-hier, mais surtout le dernier du jour, le plus difficile à suivre comme à assurer, pense-t-elle.

Pour elle aussi, c'est le dernier. De sa journée, bien entendu, de sa semaine, heureusement, mais de sa carrière aussi, et elle ne sait si elle doit dire enfin ou hélas.

Dans une heure, elle aura mis fin à trente sept ans et demi d'enseignement du Français.

Elle se revoit, jeune normalienne brillamment reçue à l'agrégation de Lettres Modernes, devant sa première classe, animée d'un grand trac certes, mais de cette fougue juvénile aussi, de cet enthousiasme à soulever les montagnes qui lui font défaut aujourd'hui.

Elle essaie de déterminer son état d'esprit de ce soir.Il y a de la lassitude. Comment n'y en aurait-il pas ? Les ans ne passent pas impunément. Aujourd'hui pour elle, les marches sont plus hautes, les caractères d'imprimerie plus petits et les autobus plus rapides qu'autrefois. C'est la vie et nul n'échappe à ses évolutions.

Pourtant, elle ne s'en est pas trop mal sortie de ce côté-là. Les lunettes, elle les avait déjà à vingt ans, elle s'est un peu voûtée de s'être tant penchée sur livres et copies et son oreille gauche est devenue un peu paresseuse, mais à par ça, elle se porte comme un charme. A tel point qu'elle n'a même pas de médecin attitré. Ses filles le lui reprochent assez.

De la lassitude, mais pas de renoncement.

Et toujours le même amour de la littérature, la grande compagne de sa vie. A chaque saison littéraire, elle trouve à s'enthousiasmer, en cherchant un peu au loin du déversement médiatique. Et puis, les grands anciens sont toujours là, qu'on peut lire et relire avec la même émotion, le même plaisir renouvelés. Et jusqu'à présent, elle a réussi à y intéresser ses élèves. Oh, certes les programmes officiels y ont sans doute perdu un peu et ses choix lui ont parfois valu quelques critiques, mais de temps à autre, elle rencontre encore d'anciens élèves qui viennent lui dire : "Oh, madame, c'est grâce à vous que j'ai découvert tel écrivain ; vous savez, je viens de terminer ma maîtrise, mon doctorat sur telle partie de son oeuvre, justement..." Alors, les remontrances de tel ou tel inspecteur, englué dans ses instructions officielles...

Aujourd'hui, pour terminer une séquence sur la nouvelle, elle a choisi un texte d'un auteur contemporain, découvert sur Internet. Elle toussote deux fois pour s'éclaircir la voix et commence :

Km 1500

Les 110 CV de la 307 HDI répondent à la moindre sollicitation de son pied droit, avalant les courbes inversées de l'autoroute qui l'emmènent loin vers le sud. De temps à autre, aux péages, il prend un ticket ou présente sa carte bancaire. Les facturettes s'accumulent à côté de lui. Où va-t-il ? Aucune idée préconçue. Son corps sera seul juge. Il guette un signal qui ne vient pas et l'automobile file vers le midi, et lui avec, sans savoir vraiment pourquoi.

Cet après-midi, à l'ouverture de la concession de Nantes, quand il a pris livraison de la voiture après avoir signé les papiers de l'achat en LOA, on lui a dit : "sur ce modèle l'entretien a lieu tous les vingt mille kilomètres, mais après cinq mille, vérifiez quand même les niveaux, et ne poussez pas le moteur avant 1500 km". Son regard oblique vers le compteur. Il n'y est pas encore. Un déclic se fait dans une zone de son cerveau. Il vient de découvrir le terme de ce voyage impromptu, inespéré, inattendu.

Nantes. Bordeaux. L'autoroute déroule devant lui son ruban luisant de soleil et lui s'applique à l'enrouler le plus régulièrement possible pour ne pas faire de faux-plis dans sa tête. Toulouse. Le soir tombe. Perpignan. Le Perthus. A peine un képi endormi au pied d'une guérite abandonnée. Les temps ont bien changé. Deux pinceaux de lumière filent dans la nuit. Gérone. Barcelone. La France est loin déjà. Tarragone. Valence.  Une très légère odeur d'ammoniaque lui rappelle que la climatisation fonctionne. Il louche sur l'ordinateur de bord : température extérieure : 12°; kilométrage parcouru : 1352.

Viennent aussi sur l'afficheur la fréquence de la radio qui déroule son fil musical et l'heure. Il lit : 4 h 23. Il appuie sur la commande, espérant que la machine lui dise depuis combien d'heures il est parti, mais cela n'a pas été prévu par le programme. Il doit faire un effort de calcul : à cent trente de moyenne ou pas loin, et compte tenu de quelques arrêts physiologiques, une bonne douzaine d'heures. Ses paupières s'alourdissent malgré les cafés bus régulièrement toutes les trois heures. Cent quarante huit kilomètres encore. Son ordinateur de bord personnel vient de commencer un compte à rebours qu'il ne veut plus arrêter.

Mais s'il atteignait les mille cinq cents kilomètres au plein milieu de nulle part, entre deux sorties ? Attention ! Ne pas se laisser piéger. Mais quand même faire confiance à l'instinct. Au destin. A la loi des nombres. Il sent comme une espèce de communion entre lui et la machine, sans trop savoir lequel commande l'autre.

1420. Alicante ne devrait pas être loin à présent. L'autoroute continue-t-elle au-delà, vers Almería et l'Andalousie ? Il essaie de rassembler ses souvenirs de géographie ibérique et des montagnes arides surgissent devant lui. Mais la dynamite et l'argent des hordes teutonnes et bataves viennent à bout de tout, lui souffle une petite voix malintentionnée. - Tu oublies toutes les voitures françaises que tu as doublées depuis la frontière ! Il est obligé de convenir en son for intérieur que cette Costa Blanca sur laquelle il est engagé est aussi la dernière banlieue de Paris : les immeubles d'appartements de vacances poussent au soleil depuis bientôt quarante ans, repoussant au delà de l'autoroute les agrumes et les légumes de jadis, et les smicards de Suresnes, Montreuil ou Aubervilliers viennent se donner l'illusion de l'aisance, sous un soleil de plomb, dans des cages à lapins qu'ils n'accepteraient pas d'habiter dans leur pays. Tous les mirages ne sont pas au désert !

1460. Dans les lueurs de l'aube, le Peñón de Ifach, planté sur le rivage, veille sur les villas cossues de Calpe étagées sur les contreforts de la sierra, tandis qu'à ses pieds des immeubles clonés à des dizaines d'exemplaires, tentent vainement de s'élever à sa hauteur. 

1480. Le dernier café bu est loin et ses yeux clignent dangereusement. Il ralentit l'allure. Heureusement, ici les bandes blanches latérales sont rugueuses et le remettent dans le droit chemin quand il s'écarte de la trajectoire idéale. Il sait que seule une frayeur plus importante que les autres pourrait désormais libérer en lui l'adrénaline qui le réveillerait tout à fait et l'emmènerait sans heurt au terme de son voyage. De toute façon, il lui faut tenter sa chance. Il s'y abandonne. 

1490. Encore dix kilomètres. Sortie Alicante 5000 m. Il veut voir la mer. Péage. El Campello. Platjas. C'est vrai qu'ici on parle valencien avant de parler espagnol. Rues parallèles d'immeubles de brique aux balcons alignés. Rond-points en construction. Boulevard de la mer.

1499. Ses yeux se ferment malgré lui. Au bout de l'avenue, un sens interdit et une route qui oblique vers l'intérieur, pour laisser place à un "paseo marítimo" dont les pavages dessinent des reliefs à la Vasarély.

1499,9. Il s'engage dans la première rue sur la gauche. Cent mètres encore.

1500. Bingo ! Pensión La Pepa. Il coupe le moteur. Et s'endort comme une masse sur son volant. Jusqu'à ce qu'une sonnerie stridente lui vrille les tympans. Il empêche sans doute quelqu'un de sortir ou de rentrer. Il ouvre un œil.

Horreur ! Le fanal rouge du radio-réveil clignote sans merci. "Il est cinq heures et Paris s'éveille...". A côté de lui, le lit est vide et dans la main il tient la clé de sa toute nouvelle voiture...

P.-A. G.

Un friselis de murmures à la lecture des trois dernières phrases lui a révélé que la chute avait produit son effet. Elle distribue le texte photocopié, tout en posant sa première question :

— Alors, selon vous, pourquoi ai-je choisi de vous lire cette nouvelle ?

Une dizaine de mains, garçons et filles, mais plus de filles, se sont levées :

— Oui, Mélanie.
— C'est à cause de la fin, Madame.
— Pourquoi, qu'est-ce qu'elle a de particulier la fin ? Oui, Harold :
— Elle est surprenante. Pendant toute l'histoire on croit que c'est un vrai voyage et qu'il va y avoir un accident et, finalement, ce n'est qu'un rêve.
— Exactement. C'est là une caractéristique commune à beaucoup de nouvelles et pour ainsi dire une loi du genre : la chute est inattendue. Et certains diront même que plus inattendue est la chute, meilleure est la nouvelle. Mais ce critère, nous l'avions déjà rencontré dans nos lectures précédentes ; alors pour quelles autres raisons ai-je bien pu choisir ce texte ? Relisez-le silencieusement et vous allez trouver.

Les têtes se penchent sur le texte pendant un temps variable, allant d'une dizaine de secondes à quelques minutes, mais la relecture s'achève toujours au premier indice décelé. Deux mains sont déjà levées.

— Oui, Claire :
— Le titre est bizarre, Madame.
— Bizarre. Qu'est-ce que tu veux dire par là ?
— Ben, d'habitude le titre explique un peu le sujet, ou c'est le nom d'un personnage.
— Et pas là ?
— Ben, non, déjà Km 1500, on ne comprend pas bien si ça veut dire qu'il y a 1500 km à faire, une distance, quoi, parce qu'il n'a pas mis deux points après Km.
— Qui ça, "il" Claire ?
— Euh, l'auteur.
— Et alors, s'il n'y a pas ces deux points, il veut dire quoi le titre ? Oui, Mickaël :
— Moi, je crois que c'est une destination, pas une distance.
— Bien, Mickaël, mais en fait c'est les deux : le narrateur veut atteindre ce km 1500, ce mille cinq centième kilomètre parcouru qu'il s'est fixé comme terme de son voyage, dans son rêve. Mais quel est l'objectif de ce titre ambigu ?
— Nous intriguer - dit une paire de tresses filasse.
— Oui, Marie-Claude et même, dans ce cas précis, nous induire en erreur puisqu'il nous incite à croire à un voyage alors qu'il ne s'agit que d'un rêve, ce qui fait que la chute nous apparaîtra comme plus inattendue. Bien, après cette chute inattendue et ce titre surprenant, qui retient l'attention, citez-moi une autre caractéristique de la plupart des nouvelles, que nous avons déjà vue et que l'on rencontre ici aussi.

Silence. Puis une tignasse de rasta lève un bras :

— On t'écoute, Clovis.
— Ça commence tout de suite, quoi, y'a pas de temps perdu à nous les casser avec ceci cela. Il y va direct, le mec.
— Exactement, mais tu ne pourrais pas me traduire ça en termes plus choisis ? On utilise une expression latine pour qualifier ce genre de début, qui est une des caractéristiques principales des nouvelles, et cette expression on l'a déjà vue...
— Ah, ouais, c'est un début médiatique...

Fous-rires.

— Mais non. On n'est pas à Star Academy, ici. C'est un début "in medias res", c'est à dire, en plein milieu des choses, sans introduction ni description préalables. La nouvelle, c'est court, alors, comme le dit Clovis, y'a pas de temps à perdre.

— Ouais, ça c'est cool !
— Bon, Clovis, ça va bien ; autre question, plus difficile. Dans cette nouvelle, et cela arrive assez souvent aussi, il y a des indices laissés par l'auteur qui devraient permettre au lecteur de prévoir, de deviner la chute. Dans celle-ci, j'en vois deux, un au début et un autre juste avant la chute. Qui-est-ce qui pourrait me les trouver ?

Les têtes replongent sur le texte. Madeleine Lavergne s'assied quelques instants, avant de se redresser à la première main levée :

— Alors, Tiphaine, tu as trouvé ?
— Euh, je sais pas, Madame, mais quand il dit "pour ne pas faire de faux-plis dans sa tête", je trouve que ça va pas avec le reste, c'est pas possible, je crois.
— Tu as raison. Effectivement, la deuxième partie de cette phrase "L'autoroute déroule devant lui son ruban luisant de soleil et lui s'applique à l'enrouler le plus régulièrement possible pour ne pas faire de faux-plis dans sa tête" nous fait basculer dans l'irréel, mais de manière incomplète car on pourrait croire à une simple métaphore, ou si voulez une image pour nous faire comprendre que le conducteur cherche à suivre la courbe idéale, et donc, le lecteur ne va pas, au moment de sa lecture, prendre cet indice au sérieux. Alors, l'auteur va nous donner un deuxième indice, juste avant la chute, vous le voyez ?

Silence.

— A vrai dire, c'est un demi-indice seulement. Vous donnez votre langue au chat ?

Un chœur de OUIIII ! tonitruants s'élève.

— Bon, on se calme. C'est quand il cite les paroles de la célèbre chanson de Jacques Dutronc "Il est cinq heures... Paris s'éveille". Cela peut avoir un double sens : tout d'abord que le radio-réveil diffuse réellement cette chanson, mais aussi que notre personnage se réveille à Paris et que donc son voyage de Nantes à Alicante n'était qu'un rêve. Ce que va nous confirmer la phrase suivante. La dernière. Mais cette dernière phrase, vous la comprenez comment ? Oui, Ronan :

— Il a oublié de se lever.
— Mais non, son réveil vient de sonner. Oui, Maïa :
— Y'en a que pour sa nouvelle bagnole, il s'est même couché avec les clés pour pas qu'on les lui pique, alors sa copine elle en a eu marre et elle s'est tirée.
— C'est bien, Maïa, c'est effectivement ce que laisse entendre l'auteur, mais tu pourrais nous dire cela en bon français ; allez, vas-y :
— Euh, l'auteur veut nous montrer que l'automobile tient beaucoup trop de place dans l'esprit des garçons.
— Eh bien, tu vois, quand tu veux. Effectivement, les enquêtes d'opinion montrent que le français en général accorde une importance exagérée à sa voiture et au sentiment de puissance qu'elle lui donne, au détriment de son budget, de sa sécurité, voire des membres de sa famille.

Une sonnerie aigrelette vient de retentir, déclenchant une agitation soudaine.
Madeleine Lavergne hésite. Entre se retirer sur la pointe des pieds en silence et leur dire... Elle n'a que dix secondes pour se décider :

— Une dernière chose avant que vous ne sortiez : la semaine prochaine, vous aurez un autre professeur de français, jusqu'à la fin de l'année.
— Pourquoi, Madame ? Vous êtes malade ?
— Non, Benoît, mais je pars en retraite. Ce cours était mon dernier. Je vous souhaite bonne chance à tous.

Sa voix a un peu tremblé, mais cet âge est sans pitié et cette heure la dernière de la journée ; aussi le brouhaha de la sortie couvre-t-il son émotion. La classe s'est vidée comme par enchantement. Elle ramasse ses affaires, efface le tableau où elle avait inscrit les différents points d'intérêt évoqués, éteint l'éclairage, passe son manteau accroché à la patère, y reprend son sac à main.

Elle a empoigné son cartable, est sortie de la classe. Pour la première fois depuis bien longtemps, elle n'a pas fermé à clé.

Elle chemine dans les couloirs sombres du bâtiment d'externat. C'était la dernière heure de cours d'une journée d'automne et elle est une des rares à ne pas tolérer de sortie avant la sonnerie ; aussi ne s'étonne-t-elle pas de parcourir seule les cent mètres qui la séparent de l'extérieur.

Mais au détour du couloir, deux ombres encapuchonnées s'agitent devant la porte de la réserve à matériel.

— Hé, qu'est-ce que vous faites, là ? - essaye-t-elle de dire d'une voix forte, pour cacher sa surprise et son appréhension.

Dérangées alors qu'elles tentaient de refermer la porte à clé pour retarder la découverte de leur méfait, les deux ombres se redressent, les bras encombrés de deux magnétoscopes. Elles ne l'avaient pas entendue venir ; elle est déjà sur eux. C'est la panique. Un appareil tombe. Une lame jaillit au bout d'une main dans la pénombre, décrivant une courbe à la hauteur de sa gorge et Madeleine Lavergne s'écroule dans un cri.

C'est le veilleur de nuit, lors de sa première ronde, qui l'a découverte dans une flaque de sang, encore tiède. Le jour de ses soixante ans. Ma prof.

La pénurie d'agents d'entretien n'avait pas permis pas que le ménage fût fait ce soir-là dans cette partie du lycée.

 ©Pierre-Alain GASSE, février 2003. Tous droits réservés.

mardi 1 septembre 2015

Ne disais-tu pas que tu m'aimais ? - Chapitre 6


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VI

Il est midi. J'ai distribué la moitié de mon stock de marque-pages ; il faut que j'arrête où je n'en aurai plus pour tantôt. Si je n'ai pas oublié de pointer l'une ou l'autre, six personnes ont examiné mes livres d'un peu près, sur la cinquantaine qui est passée devant. Pas trop mal. J'en ai même vendu un, le dernier publié, « L'Indonésienne ». À quelqu'un qui a déjà voyagé par là-bas. Logique. J'espère qu'il ne sera pas déçu. La mémoire est un prisme sélectif et déformant. La sienne comme la mienne. Nos deux visions s'accorderont-elles ?

Je m'apprête à aller échanger mon bon pour un sandwich et une boisson à la buvette du salon, lorsqu'un événement imprévu se produit devant moi : une visiteuse vient de chuter sur le parquet en trébuchant sur une goulotte électrique mal positionnée qui traverse l'allée.

Je me précipite à sa rencontre et l'aide à se relever :

― Ça va ? Vous ne vous êtes pas fait mal ?

Elle a mis les mains en avant, pour protéger son visage dans la chute, et la gauche est un peu écorchée. Une goutte de sang perle. Une chance : j'ai, pour une fois, un paquet de mouchoirs en papier dans ma poche. J'en propose un qu'elle accepte en souriant.

C'est alors que je la reconnais : âge, stature, coiffure, visage, couleur des yeux : oui, tout concorde. C'est elle. Je me tais. Elle me remercie. S'époussette. Récupère son sac, resté au sol. C'est maintenant ou jamais.

― Votre visage ne m'est pas inconnu…

Ce n'est pas moi, mais elle qui vient de parler. Elle poursuit :

― Seriez-vous d'ici ?

J'enchaîne :

― Presque. J'ai habité quinze ans dans cette ville. Mes parents ont tenu un bureau de tabacs rue des Trois Rois de 1955 à 1970.

Elle rougit légèrement.

― Alors tu es… Julien ?
― Oui. Et toi, Anna, n'est-ce pas ?

Elle acquiesce. Nous mesurons en silence le passage du temps sur chacun, confrontant la dernière image en notre mémoire à la réalité qui nous fait face.

― Ça fait combien de temps ? Sous-entendu : qu'on ne s'est pas vus, dit-elle.
― Plus de trente ans, près de quarante, je pense, dis-je. La dernière fois que je t'ai vue, c'était à Saint-Gervais, un jour de Toussaint. J'étais avec ma mère. Nous nous sommes salués à la sortie.
― Peut-être bien. Alors, tu écris ? Mais, sous un autre nom, donc ?
― J'ai pris celui de ma mère comme nom de plume.

Elle feuillette mes ouvrages sur la table. J'aimerais autant qu'elle ne lise pas le premier dans lequel elle pourrait se reconnaître. Je l'oriente vers le dernier. Trop tard. Elle vient de lire le résumé du « Baiser de la Toussaint ».

― Mais, ça se passe ici, ça ?
― Ou...i, réponds-je en balbutiant.
― Alors, je vais te le prendre. Tu peux me le dédicacer ?
― Bien sûr, Anna. Avec grand plaisir.

J'ai deux minutes à peine pour trouver une formule, aussi allusive qu'imprécise, aussi chaleureuse que discrète. Une vraie gageure. Je commence :« Pour Anna…Mon stylo se relève. J'hésite, serait-ce encore compromettant d'écrire : « À mon premier amour. » ? En suis-je si sûr d'ailleurs ? J'opte pour une formule bien plus passe-partout : « En souvenir du temps béni où nous étions adolescents. »« Avec toute mon amitié. Julien. »

Je lui tends le livre. J'ai glissé à l'intérieur ma carte de visite professionnelle. Elle lit la dédicace et remercie d'un sourire difficile à interpréter. Nous nous embrassons. Quatre bises. Vais-je me lancer ?

― J'allais déjeuner. Veux-tu, peux-tu m'accompagner au restaurant d'à-côté ? Tu me raconteras ta vie et moi la mienne.

Elle marque un temps d'hésitation avant de dire :

― D'accord, Julien. Allons-y. Juste le temps de passer un coup de téléphone.

Quelques minutes plus tard, nous nous retrouvons en tête-à-tête, derrière les baies vitrées du « Jardin des Plantes ». La salle, au décor un peu suranné, est aux trois quarts pleine. D'autres collègues ont choisi d'y prendre également leur pause déjeuner. Je reconnais plusieurs têtes. Sans compter quelques touristes, déjà, et les travailleurs en déplacement habituels.

Je propose à Anna le menu du jour, mais elle veut se contenter d'un plat et d'un dessert. Soit. Pour moi, ce sera entrée et plat. Je lui explique que je suis interdit de dessert et pourquoi.

Une fois nos commandes passées, il y a comme un blanc, la conversation ne sachant pas très bien quelle direction prendre. Je décide d'entrer dans le vif du sujet :

― J'ai su par un de mes frères, qui vit toujours ici, que tu avais épousé Paul. Vous avez des enfants ?
― Oui, deux. Un garçon et une fille. Trente-cinq et trente-deux ans. L'aîné, Dominique, est photographe comme son père. C'est lui qui a repris notre affaire. La fille, elle, est kiné. Et trois petits-enfants : deux chez Dominique, un chez Céline.Je ne lui dis pas que je sais déjà tout cela ou presque par Internet. Il faut que je prenne garde à ne pas me couper.
― Quel âge ont-ils ?
― Ludo, l'aîné, sept ans, son frère, Victor, cinq et leur cousine, Emma, trois. Et toi ?
― Deux filles, de quarante-trois et quarante ans. L'aînée vit à l'étranger, en Asie, et l'autre à Nantes. Elles ont deux garçons chacune…

Et nous voilà partis à dévider l'écheveau de nos vies respectives, depuis toutes ces années : diplômes, travail, mariage, enfants, deuils, petits-enfants…Jusqu'à ce qu'un coup d'œil à la salle vide et un autre à ma montre me fasse sursauter : deux heures un quart. Nous n'avons pas vu le temps passer. Je règle l'addition. C'est l'heure des adieux. Sur le trottoir. Nous nous embrassons comme ce matin.

― Je suis contente de t'avoir revu, Julien. J'ai pensé à toi, quelquefois. Ne disais-tu pas que tu m'aimais ?

Je perçois comme une pointe d'ironie amère dans cette formulation. Je la regarde. M'en voudrait-elle de ne pas avoir insisté davantage ?

― C'était vrai, Anna. Mais j'étais bien trop timide pour te le dire en face.

J'aimerais ajouter : « J'ai pensé à toi longtemps, tu sais », mais les mots ne parviennent pas à sortir de ma bouche. Sans doute est-ce mieux ainsi.

Elle sort de la salle Victor Hugo ; je me rassois à ma place. Elle salue de la main. Adieu, Anna. Cette rencontre met enfin un point final à notre histoire.

À présent, je peux tourner la page.

©Pierre-Alain GASSE, août 2015.

lundi 24 août 2015

Ne disais-tu pas que tu m'aimais ? - Chapitre 5


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V

Il existe en France des milliers de salons et festivals littéraires, du premier janvier au bout de l’an, de la capitale au dernier des chefs-lieux de canton.

Le petit peuple des écrivains auto-édités, des auteurs de plus ou moins grande notoriété, des maisons d’édition locales ou régionales, y a ses habitudes.

Les invités de prestige en ont d’autres.Les premiers classent ceux auxquels ils ont été acceptés selon plusieurs critères, outre le ticket d’entrée : la fréquentation, bien entendu, hélas très variable d’une édition à l’autre, mais aussi l’installation matérielle et l’accueil des organisateurs. Ils hésitent souvent entre un salon où les auteurs s’entassent par centaines et le public défile par milliers, mais n’a d’yeux que pour les têtes d’affiche et d’autres, plus petits, où on les bichonne davantage et où, faute de grives, le public consent à se rabattre sur les merles qu’ils sont. Question de survie.

Les seconds chipotent sur la qualité de leur hôtel, ou la classe de leur billet de train ou d’avion. Question de standing.

L’accueil tient la plupart du temps à la volonté d’un homme ou souvent d’une femme, entourés d’une petite équipe, qui se décarcasse pour mettre sur pied des manifestations toujours difficiles à pérenniser.

Connu ou pas, l’invité d’un salon apprécie un accueil un tant soit peu personnalisé. Certains arrivent quelques minutes avant l’ouverture au public, dans l’effervescence qui précède ; moi, ce matin, je préfère le calme d’une arrivée précoce qui me donne tout le temps de déballer, de faire le tour des lieux, bref de me préparer au mieux à cet exercice nouveau.

Ma timidité demeure ; malgré les années, je dois toujours accomplir un effort pour aller vers les autres. Et, bien entendu, je suis loin d’en être au stade où ce sont les autres qui viendraient vers moi !

Traînant ma valise, chargée d’une dizaine d’exemplaires de chacun des quatre ouvrages à mon catalogue, j’entre dans la grande salle Victor Hugo.

D’une capacité de 600 personnes, cette salle polyvalente des années 80 domine le Jardin des Plantes, sur son côté gauche, en arrière de l’Hôtel Restaurant du même nom. Pourquoi n’ai-je pas réservé là ? C’était à deux pas !

Des rangées de tables sont alignées dans le sens de la longueur de la salle. Deux choix se présentent à moi : ou la parcourir en zig zag pour lire les chevalets indiquant les noms des participants jusqu’à trouver ma place, ou recourir aux organisateurs pour m’y guider.

Je n'ai pas le temps de trancher : déjà on s’avance vers moi. Un listing et un plan de la salle en main, une accorte jeune femme marche d’un pas décidé dans ma direction.

― Bonjour ! Vous êtes…
― Julien Lodéon.
― Enchantée. Corinne, une des trois libraires du centre-ville à l’origine du Salon.
― Comment s'appelle votre librairie ?
― Librairie des Trois Rois. Pourquoi ?
― Ah, c'est drôle ! J'ai habité cette ville et votre rue pendant une quinzaine d'années, dans ma jeunesse. Je connaissais bien le libraire d'alors. Un vieux monsieur, toujours tiré à quatre épingles. J'ai oublié son nom, Verdier, je crois. À présent, je réside en Côtes d'Armor.
― C'est un retour aux sources, alors ?
― En quelque sorte. J'ai encore de la famille sur place. ― Vous vendez vos livres directement, je crois ?
― Oui, désolé, mon éditrice n’a pas encore de distributeur.
― Pas de souci. Nous avons aussi réservé des places pour les petites maisons et les indépendants. Venez. Je vais vous indiquer votre emplacement.

Je savais, pour l’avoir lu sur des forums de participants que, dans un salon du livre, le moment du placement est toujours empreint d’appréhension, car s’il y a quelques très bonnes places, en général dévolues aux invités d’honneur, et une majorité de correctes, certaines peuvent s’avérer mauvaises, voire impossibles, lorsqu’elles sont en plein courant d’air ou dans les coins, où presque personne ne passe. C’est une loterie, livrée au libre arbitre des organisateurs.

Pour cette première fois, bonne pioche, ma place est en tête d’allée dans la seconde rangée. Je remercie avant de commencer à m’installer.

D’abord, je dessangle et sors mon carton de la valise, puis mes chevalets, le parapheur avec ma documentation : coupures de presse, visuels de tous mes recueils, affiches.Dans le carton, s’empilent une boîte à chaussures où j’ai soigneusement rangé quelques exemplaires de chacun de mes ouvrages, d’autres livres encore emballés en paquets de cinq ou dix, des marque-pages et flyers, une boîte à thé ronde qui va me servir de caisse et quelques accessoires : ruban adhésif, ciseaux, pinces, au cas improbable où je disposerais d’une grille d’exposition. C’est rare et généralement payant.

Ah ! Deux choses encore : un sarong indonésien pour me servir de nappe, si c’est autorisé et un coussin, car les chaises empilables des salles sont souvent fort incommodes, trop basses, trop profondes pour moi. Je ne voudrais pas rentrer bredouille et en plus avec un lumbago !

Il s’agit maintenant d’organiser tout cela de la manière la plus harmonieuse possible, en fonction de l’espace qui m’est alloué. C’est correct, les tables, à piétement métallique repliable, mesurent un mètre soixante de long, l’espace n'est pas trop compté.

Autour de moi, mes collègues s’affairent pareillement. Quelques-uns, visiblement habitués de longue date, possèdent du matériel semi-professionnel : diable repliable pour transporter leurs caisses de plastique ou de bois, aux dimensions exactes de leurs ouvrages, roll-up ou totem à leur effigie ou celle de leur maison d’édition. Je fais pâle figure à côté !Mais la plupart jouent, peu ou prou, dans la même cour que moi : une valise, deux ou trois douzaines de livres et vogue la galère !

Dix heures ! Pratiquement tous les stands sont en place, mis à part ceux des sempiternels retardataires, venus de loin, difficiles à lever ou peu respectueux des consignes. Nous attendons le public de pied ferme, qui une boule au ventre, qui une fausse indifférence sur le visage, derrière nos piles d'ouvrages, nos chevalets, nos marque-pages, en sirotant notre énième café.

Pour avoir assez souvent fréquenté les salons littéraires, je sais que beaucoup de visiteurs procèdent en deux temps : d'abord un passage en revue rapide de tous les stands pour identifier ce qui les intéresse, quelques arrêts pour regarder, soupeser, feuilleter tel ou tel titre, s'enquérir d'un renseignement, voire dialoguer avec un auteur déjà connu ou carrément inconnu ; ensuite, en fonction de leur budget, de tel cadeau envisagé, de tel coup de cœur, revenir pour procéder aux achats et demander une dédicace.

La crise économique n'a fait que renforcer cette tendance. Rares sont ceux qui cèdent du premier coup à un élan du cœur pour un livre. De plus en plus rares.

Quelle attitude adopter ? Celle du camelot de foire, plein de gouaille, n'est pas trop dans mes cordes. Celle de l'écrivain désabusé, absorbé dans la lecture du journal en attendant le chaland, me paraît un brin méprisante.Je me résous à un entre-deux : une attente bienveillante et souriante, ponctuée de bonjours et d'invites discrètes. C'est parti pour neuf heures d'un parcours immobile.

Combien de personnes s'arrêteront devant mon éventaire ? Vendrai-je quelques livres ? Derrière ces questions pragmatiques, une autre se cache, insistante et encore incomplètement formulée : viendra-t-elle ?

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, août 2015.

lundi 17 août 2015

Ne disais-tu pas que tu m'aimais ? - Chapitre 4


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IV

J’ai mal dormi. À chaque fois que je change de lit, c’est pareil. Le sommeil me fuit. J’ai beau savoir que l’alarme de mon téléphone retentira à l’heure programmée et encore une fois dix minutes plus tard, au cas où, je passe la nuit sur le qui-vive et m’éveille fatigué.

Ma chambre donne sur la rue et, à travers le rideau, je devine la silhouette du Monument Patton, dans la grisaille du petit matin. Dans mon dos, sept heures sonnent à la basilique Saint-Gervais. Je me lève.Une demi-heure plus tard, je suis le premier dans la salle où sont servis les petits déjeuners. C’est un buffet, très correctement garni.

Jus de pamplemousse, yaourt brassé, thé earl grey, œuf dur et jambon blanc, toasts beurrés et un bout de baguette. C’est un peu plus que d’ordinaire, mais la restauration du midi dans les salons est souvent sommaire, paraît-il, il vaut mieux prendre ses précautions. J’ai délaissé la viennoiserie, pourtant appétissante, mais déconseillée par mon médecin.

J’avise La Manche Libre et Ouest-France sur une table près de l’entrée, les consulte pour vérifier que le Salon du Livre y est annoncé. C’est le cas. L’hebdomadaire manchois se contente d’une photo de la dernière édition, où l’on voit Monsieur le Sénateur maire en train de prononcer le discours d’ouverture, accompagnée de quelques lignes de présentation ; le quotidien rennais, qui sponsorise l’événement, se fend, lui, de trois questions aux organisateurs et d’un article de bas de page sur quatre colonnes. Bien joué, mesdames, messieurs les organisateurs !

Par la fenêtre, j’aperçois deux panneaux de fléchage aux couleurs du journal. Le travail de signalisation a été réalisé dans la nuit, car hier soir, je n’avais rien remarqué.

Huit heures. Encore une heure à tuer avant de me présenter pour l’installation des stands. J’hésite quelques instants, puis une décision s’impose à moi : empoignant mon vêtement, accroché au portemanteau, je sors de la salle à manger, remets ma clé à la réception et commence à descendre la « Constit' ». Arrivé Place Angot, je retrouve de vieux réflexes et utilise la vespasienne installée là, avant d’emprunter la rue Saint-Gervais en face.

Je me retrouve en un territoire si bien connu que je pourrais le parcourir les yeux fermés, passe devant la Poste, le Presbytère, l’ancienne droguerie Le Barbanchon et, à côté, la boutique du père de Paul, photographe à cet endroit depuis les années d’après-guerre. Dans ce studio furent prises toutes mes photos d’identité jusqu’à mes dix-huit ans et aussi celle de notre communion solennelle, à moi et mes frères.

La charcuterie Chapdelaine subsiste, mais a changé de nom. Me voilà place Saint Gervais, devant la basilique, puis, rue des Trois Rois. Elle est restée la même, à l’exception près qu’on a remis le caniveau au milieu, comme aux temps anciens, mais je ne reconnais aucun des commerces. En réalité, il n’y en a presque plus. À l’angle de la place et de la rue Saint-Gervais, la droguerie Tabur a disparu, la pharmacie Marquet aussi, l’épicerie Guillot depuis longtemps, comme le coiffeur Véron d’à côté. Le tabac, journaux, bimbeloterie où j’ai vécu quinze ans n’est plus un commerce, mais une façade aveugle, une entrée d’appartement sans doute.

Jusqu’au bas de la rue, c’est la même chanson. À gauche, plus de boucherie Pellerin, plus de marchand de cidre, vins et spiritueux Caillebotte. De l’autre côté, plus de boutique de chapellerie Pépin. Seule la poissonnerie tout en bas existe encore, avec la librairie qui fait le coin. En face, les meubles Batel conservent un magasin d’exposition et, le jouxtant, la boucherie Grouazel est toujours là. Enfin, un pôle de pérennité !

Rue du Tripot ; le nom et quelques maisons fleurent encore bon le Moyen Âge. Rue du Pot d’Étain : de son passé, la reconstruction d’après-guerre ne lui a laissé qu’une enseigne… Je débouche Place Littré, la mal nommée : c’est la Mairie qui s’y trouve et non le Lycée qui porte le nom de l’illustre grammairien, dont la famille était de la cité.

Je grimpe la rue du Docteur Gilbert, puis la rue Saint-Saturnin, passant sur le côté de la vieille église. Me voilà place du Petit Palet, devant la boulangerie pâtisserie où j’achetais des têtes de nègre ou des rochers à la noix de coco dont j’étais si friand. La rue du Collège est en face.

Je n’ose pas aller plus loin. Je regarde ma montre. Il est grand temps de regagner ma voiture, garée Place Patton avec mon matériel dedans ! Et de remonter le Boulevard du Maréchal Foch au pas de course.

Mes sentiments sont mitigés. La surprise d’avoir retrouvé intacts quelques vestiges de mon passé le dispute à la conscience douloureuse du temps enfui.

Mon entreprise n’est-elle pas vaine ?

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, 2015.

dimanche 9 août 2015

Ne disais-tu pas que tu m'aimais ? - Chapitre 3


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III
En ce temps-là, je faisais mystère d’un amour au secret éventé depuis longtemps pour une brunette prénommée Anna, qui habitait non loin de là, rampe d’Olbiche.

Cet amour datait de mes quinze ans, peut-être avant, j’en ai perdu le souvenir exact, et depuis je pensais avoir acquis auprès d’elle le statut de « petit ami », comme on disait alors.

Il n’en était rien. Tout juste tolérait-elle que je la raccompagne jusqu’à son domicile, le soir, après les cours, lorsqu’elle se séparait de son amie Laurence, qui habitait place Littré, quelques centaines de mètres plus haut.

Paralysé par le trac et la timidité, j’avais vécu dans cette illusion jusqu’à l’été de mes seize ans, où la frustration et l’éloignement m’avaient amené à me déclarer dans une missive enflammée.

Hélas, ma lettre était restée sans réponse. J’avais espéré encore, mais elle n’était pas venue au rendez-vous fixé, au Jardin des Plantes tout proche. Alors, pour exorciser cet échec, je m’étais amouraché d’autres filles, avec aussi peu de succès.

Puis, bac littéraire en poche, le jour de la rentrée universitaire, j’avais rencontré celle qui, trois ans plus tard, allait devenir mon épouse. Mais, pendant des années, et jusqu’il y a peu encore, cette fille que je n’avais embrassée que sur la joue et dont je ne savais plus trop si je lui avais tenu la main, avait peuplé mes rêves, par intermittence.

Mystérieuse persistance du premier amour.

Le jour baisse. Mon café est bu depuis longtemps. Je commande un cognac, pour me remettre d’une vérité qui vient de se révéler à moi : si j’ai sollicité mon inscription à ce salon, c’est avec l’espoir secret de la revoir !

Autant chercher une aiguille dans une botte de foin, me souffle ma raison.

Un autre fait récent me revient alors en mémoire, en guise d’avertissement : aux obsèques de l’épouse d’un de mes amis, décédée des suites d’une longue maladie, comme on dit pudiquement pour ne pas nommer ce mal si commun qu’est le cancer, une autre de mes amies de jeunesse est venue vers moi et… je ne l’ai pas reconnue !

─ Et pourtant, je l’avais déjà revue dix ou quinze ans auparavant, lors d’une journée de retrouvailles d’anciens moniteurs et monitrices de centre aéré.
─ Eh bien, ton Anna non plus, tu ne la reconnaîtrais pas !
─ Silence ! Moi, je te dis que je la reconnaîtrais, peut-être pas au premier regard, mais je la reconnaîtrai…
─ Chiche !

Je sors mon smartphone, ouvre le navigateur et tape son nom dans la fenêtre de recherche. Zut ! Je me suis trompé d’orthographe. Toujours cette confusion avec le nom d’un personnage de Balzac. Je rectifie. Plusieurs liens apparaissent.Le premier date de quatre ans et relate le décès d’un guitariste de jazz bien connu en Normandie et même au-delà. Je blêmis. C’était son frère. Dom et moi étions ensemble en Terminale. C’était déjà un formidable musicien, remarquable au piano et à la guitare.

Cela me fait un coup d’apprendre que quelqu’un de mon âge, à peine retraité, a trouvé la mort, de façon brutale, sans signes avant-coureurs.

J’ajoute le prénom d’Anna à ma recherche avec une appréhension secrète.

Deux liens apparaissent. L’un vient de ces sites qui recensent les photos de classe. Mais il n’y a pas de photo ! Le second émane d’un réseau social. Et cette fois, avec une photo de profil. Une photo de couple.

Eh, oui, elle est mariée. Un de mes frères, qui vit toujours sur place, me l’a appris incidemment plusieurs années en arrière. Avec Paul. J’ai joué au tennis de table avec lui, quelquefois, dans les anciennes halles, quand nous avions douze ou treize ans.

Ils sont là, sur cette photo de profil, Paul et Anna, tous les deux enlacés, chaudement vêtus, photographiés devant une architecture de style Baltard.

Curieusement, je ne ressens rien.

Je grossis le cliché, scrute les visages. Dans mon souvenir, Paul était petit et mince, Anna plus grande. C’est le contraire ! Non, je ne la reconnais pas vraiment. Elle me rappelle quelqu’un, c’est tout. Il faut dire que je ne l’ai pas vue depuis plus de quarante ans !

Et la seule photographie en ma possession, ce n’était pas elle qui me l’avait donnée ! Je l’avais achetée chez le professionnel qui couvrait chaque année le défilé de la Fête des Fleurs. Costumée d’une tunique courte en satin, elle fronçait le sourcil, à cause du soleil peut-être ou mécontente de sa tenue, tout en marchant au pas de la fanfare. Ce cliché figure toujours dans mon premier album photo.

Après que ma mère ait déménagé pour venir vivre auprès de moi, je ne suis revenu dans ma ville de jeunesse que pour la Toussaint, et jamais je n’ai croisé Anna, ni au cimetière où repose son père décédé brutalement quelques années après (ou avant ?) le mien, ni en ville, lors de mes brèves promenades.

Habite-t-elle toujours la ville, d’abord ? Un instinct mystérieux me dit que oui. J’ouvre l’application des pages jaunes. Passe à l’onglet des pages blanches. Tape son nom de femme mariée. Une adresse apparaît. J’hallucine. Drôle de coïncidence, tout de même !

Elle habite à quelques centaines de mètres de son ancienne adresse, toujours aux abords du Jardin des Plantes, à deux rues de là où doit se tenir le salon auquel je me rends. N’est-ce pas un signe ?

Sonné par cette découverte, je dîne rapidement dans l'établissement le plus proche, autrefois dépendance de la maison Bertheaume. Du museau vinaigrette, suivi d’une andouillette purée. Toutes choses habituellement bannies de mon régime.

La soirée est douce. On est fin avril et le printemps s’épanouit. À peine suis-je sorti de table que mes pas m’emmènent comme malgré moi vers le Jardin des Plantes.

Parvenu Place Carnot, j'entreprends de traverser les pelouses pour me diriger vers la salle Victor Hugo, mais soudain je bifurque pour regagner la Place du Petit Palet, emprunter la rue du Collège, avec l'intention de boucler par la rue Changeons, puis celle du Gué de l'Épine.

Cela a tout de l’acte manqué.

Devant la maison supposée d'Anna, ayant cru percevoir un mouvement de rideau, je me sens ridicule brusquement, rebrousse chemin et m’éloigne à grandes enjambées vers mon hôtel.

Dans quel guêpier me suis-je fourré ?

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, 2015.

jeudi 6 août 2015

Ne disais-tu pas que tu m'aimais ? - Chapitre 2

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II

J’ai quitté mon domicile de la Côte de Goëlo après déjeuner. Petit bagage. Carton de livres. Affiches. Marque-pages. J’espère n’avoir rien oublié.

Nationale 12, Saint-Brieuc, Lamballe, puis nationale 176, Dinan. Dol-de-Bretagne, Pontorson… Jadis, la traversée de chacune de ces villes allongeait la durée du trajet d’une bonne dizaine de minutes. À présent, une voie express les contourne toutes. Seule subsiste à double sens une portion dangereuse d’une quinzaine de kilomètres, jalonnée de macabres panneaux sur le nombre d’accidents et de morts. Et quelques goulots d’étranglement que la disposition des lieux n’a pas permis de résorber.

Si je connais bien cette route parce que c’est celle de ma Normandie natale, je ne l’ai pas empruntée depuis longtemps. Le Pays d’Auge, pour moi, ce ne sont plus que des souvenirs. De ma famille, il n’y a plus âme qui vive là-bas. Tout juste si j’y possède encore quelques hectares de terres héritées de ma mère. Sans grande valeur, au demeurant.

Je place Best of Sade dans le lecteur de CD et augmente un peu le volume. La voix chaude et veloutée de l’artiste envahit l’habitacle. Pourquoi cette fille est-elle devenue si rare ? On n’a rien enregistré de mieux dans le genre. Les orchestrations sont magistrales. Même si je crains un peu d’être déçu, il faut que j’achète d’urgence Soldier of Love, son dernier opus.Une heure et vingt minutes plus tard, je quitte la voie express pour monter la fameuse côte des M qui garde A. du côté Ouest. Je me souviens d’être venu y assister avec mon père à l’une des premières courses de côte qui y furent organisées. Pas le Tour de France, non, il ne devait y passer que beaucoup plus tard.

Le Monument au Général Patton, libérateur de la ville, dresse toujours sa massive obélisque en haut de la rue de la Constitution. Le char Sherman M4 qui trône au pied, avec son canon de 75 mm, aurait pu donner à la place un petit air inquiétant, n’était sa peinture toute fraîche.

La « Constit » ! C’était le principal terrain de chasse de ma bande, au temps béni de notre adolescence. Combien de fois avons-nous pu arpenter, de bas en haut et de haut en bas, ces quelques centaines de mètres de trottoirs, jalonnés d’arrêts incontournables ! La librairie Lasseron du bas de la rue pour acheter SLC ou l’Os à Moëlle, la galerie du Grand Passage pour nous réchauffer à moindres frais, les jours de froidure, l’un ou l’autre des bureaux de tabacs pour les Camel, les Pall Pall ou les Gauloises quand nous étions fauchés, le cinéma Star et sa cafeteria pour le billard… Des quatre coins de la ville, sous l’œil vigilant de boutiquiers et passants, garçons et filles venaient là pour s’observer, se rencontrer, se plaire, et plus si affinités. Mais alors, il fallait choisir d’autres lieux plus discrets, car, si vous étiez fils ou fille de commerçant, le moindre écart de conduite était observé et rapporté quasiment dans l’heure à qui de droit.

La rue a été mise en sens unique descendant. Les trottoirs élargis et redessinés. D’élégants candélabres jalonnent le trajet. J’arrive place de la Mairie où je trouve à me garer.

Du parking, toujours sommairement ombragé par des tilleuls amputés, les mêmes escaliers de granit descendent au Jardin de l’Évêché où trône la martiale statue de marbre du général Valhubert dont Charles X fit don à la ville natale du héros en 1828. Mais les grilles d’antan ont disparu.

Je revois soudain les tréteaux et les décors poussiéreux des compagnies théâtrales itinérantes qui s’installaient là pour des séances en plein air où se donnaient des drames classiques, des farces moyenâgeuses ou des opérettes dans leur âge d’or. Là, sur un banc inconfortable, j’avais entendu pour la première fois, avec ravissement, « Les Saltimbanques » de Louis Ganne dont mon père allait ensuite acheter le 33 tours que je conserve encore. Je me surprends à fredonner le naïf refrain de l’air vedette écrit par le prolifique Maurice Ordonneau en 1899, cet air qui convenait si bien aux années d’après-guerre :

C’est l’amour qui flotte dans l’air à la ronde
C’est l’amour qui console le pauvre monde
C’est l’amour qui rend chaque jour la gaîté
C’est l’amour qui nous rendra la liberté !

J’ai oublié les couplets, mais ça, c’est resté, paroles et musique !

Les pelouses où nous jouions au foot, mes copains et moi, quand le gardien n’était pas les parages, ont été transformées en parc de stationnement, mais l’allée majestueuse de grands tilleuls offre toujours ses ombrages fournis aux promeneurs. Le jardin a également conservé ses deux gradins auxquels on n’accède que par les extrémités. Trop long pour des gamins de douze ans.

Un jour, ne m’étais-je pas risqué à sauter du premier niveau en bas. Deux mètres cinquante environ. Arrivée en déséquilibre sur la souche d’un arbre coupé. Résultat : une entorse de la cheville gauche dont je m’étais bien gardé de révéler la vraie cause à mes parents. Vingt-quatre heures plus tard, je m’étais retrouvé de l’autre côté de la rue, dans la chambre d’un hôtel où un rebouteux donnait ses consultations deux fois par semaine. Tout juste si le bonhomme ne portait pas encore blaude et sabots, mais en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, il m’avait remis l’articulation en place. Moyennant un billet de 5 francs nouveaux.

Cela fait déjà beaucoup de souvenirs d’un coup ! Je ressens le besoin d’aller m’asseoir dans un des cafés que mes copains et moi avons assidûment fréquenté, en face de la Mairie, au temps de notre adolescence. La plupart d’entre nous fréquentaient l’Institut Notre-Dame, un petit séminaire de bonne réputation, qui présentait cependant un gros défaut à nos yeux : il n’était pas mixte ! C’est dire si nous enviions ceux dont les parents les avaient inscrits au Lycée, par conviction ou par économie. Ce café était plus ou moins à mi-chemin entre les deux établissements, sauf que du Lycée, cela descendait pour y venir, alors que de l’Institut, il fallait gravir un raidillon malaisé ! C’était l’un des premiers à installer une terrasse couverte moderne, avec de larges banquettes de moleskine, des tables couvertes de formica et surtout un juke-box avec les disques de toutes nos idoles : rock avant tout comme Eddy Cochran, Buddy Holly, Chuck Berry, Gene Vincent, Vince Taylor, Elvis Presley, Les Beatles, les Stones, Les Chaussettes Noires, Les Chats Sauvages, Johnny Halliday, mais folk aussi avec Pete Seeger, Woody Guthrie, Bob Dylan, Hugues Aufray, sans oublier les chanteurs à texte comme Gainsbourg, Georges Brassens, Bécaud, Brel, Ferré… plus quelques minettes françaises, Sylvie Vartan, Françoise Hardy, Sheila… C’était le début des années 60.

L’établissement existe toujours, mais a changé de nom, de look, et de multiples fois de propriétaires, bien entendu. Je m’assieds dans un coin et commande un café. Les visages de mes copains m’apparaissent alors : Christian, dont j’ai perdu la trace, Jean-Paul, parti trop tôt manger les pissenlits par la racine, Jean-Marie et Pierre, les deux frères, que je vois toujours, de temps à autre… Nous avions formé un groupe musical au nom révélateur : « Les Téméraires » ! Leur répertoire : du rock et du folk, surtout des reprises. Moi, incapable de tirer plus de trois accords de ma guitare et sans voix, j’avais dû me contenter du rôle de régisseur et présentateur. Puis apparaissent aussi ceux des filles qui gravitaient autour de nous ; pour l’essentiel, des monitrices du Gué de l’Épine, le centre aéré de la paroisse… Dominées par la figure emblématique de Martine, auréolée de son titre de miss locale et qui tournait toutes les têtes. Hélas, aucun d’entre nous n’avait réussi à la séduire. Mais un de nos autres copains, si. Grâce à ses deux ou trois ans de plus et son « titre » d’étudiant en médecine, il avait remporté la palme. Elle le dépassait d’une tête, mais sans doute trouvait-il de grandes compensations à cette petite humiliation !

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, 2015.

vendredi 31 juillet 2015

Ne disais-tu pas que tu m'aimais ? - Nouvelle

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©B.V., 2014.

À la ville de ma jeunesse.

I

Je viens de publier mon premier roman à compte d’éditeur. Par hasard. Après trois recueils de nouvelles. Il y a quelques mois, j’ai découvert qu’une collègue d’atelier littéraire figurait au catalogue d’une petite maison du Sud de la France. Chose rare, ils acceptaient les manuscrits numériques ; c’est ainsi que j’ai tenté ma chance en envoyant mon dernier opus, à peine achevé. Quinze jours après, miracle, je recevais une réponse positive. C’était en juin. Neuf longs mois d’attente plus tard, l’objet de mes rêves est entre mes mains. Couverture élégante. Mise en page soignée. Un peu cher. Et me voilà qui m’apprête à me rendre à mon premier salon littéraire. À passer dans la lumière. Toujours sous pseudonyme, certes, mais exposé quand même. Cela m’angoisse un peu.

Cette fois, ce n’est pas le hasard qui a guidé mon choix, mais le souvenir. La ville de A. est en effet celle où j’ai vécu depuis l’âge de sept ans et trois mois jusqu’à mon départ pour l’Université.Les auteurs sont légion, pour ne pas dire pléthore, et il faut s’y prendre de plus en plus longtemps à l’avance pour trouver place dans un salon littéraire, m’avait-on dit. Le thème retenu : « Témoignages d’ailleurs », correspondait tout à fait à mon ouvrage intitulé « L'Indonésienne, Singapore maid », mais je n’avais reconnu aucun nom qui pût me parrainer parmi les responsables de l’association organisatrice. J’ai donc soumis ma candidature sans trop d’espoir. Elle a été acceptée. Deuxième coup de dés chanceux.

Dans cette cité provinciale, un demi-siècle plus tôt, je n’étais que le fils d’un petit commerçant de la vieille ville, un débitant de tabac, journaux, bimbeloterie, mercerie, installé au pied de la Basilique Saint-Gervais. Un « hors venu », arrivé le ler janvier 1955, depuis le Pays d’Auge, dans les bagages d’un père atteint d’une maladie incurable et d’une mère encombrée de quatre garçons dont j'étais l’aîné.

Y revenir en écrivain, même débutant, est donc, non pas encore une consécration, mais déjà une forme de revanche.

Je me revois, en culottes courtes, victime d’un eczéma purulent, la tête tondue coiffée d’un béret qu’on m’avait autorisé à garder en classe. En butte aux lazzi sur la cour de récréation de l’école primaire Saint-Joseph.

La consonance finale de mon nom m’avait fait surnommer « Napoléon » et on me serinait à tue-tête la scie bien connue : « Napoléon est mort à Sainte-Hélène/Son fils Léon lui a crevé l’bidon/On l’a r'trouvé, assis sur une baleine/En train d’sucer les fils de son cal’çon ». À force, ça lasse.

J’étais petit et malingre. Sur la cour, j’avais donc dû afficher profil bas. Mais je m’étais rattrapé en classe. Il me fallait réussir. À la fois pour répondre aux attentes de mes parents qui se saignaient aux quatre veines afin de nous assurer, à mes frères et moi, une bonne éducation, mais aussi pour retrouver suffisamment d’estime de moi-même. Cela avait été le cas, une fois passée une pénible période d’adaptation.

Les maîtres, en ce temps-là, n’étaient pas tendres. L’orthographe et les tables de multiplication rentraient souvent dans les têtes à coups de règle sur les doigts. Parfois même, on vous obligeait à vous agenouiller de longues minutes sur la vôtre. Malheur à ceux qui avaient cru bon d’en avoir une en métal !

À la maison aussi, calottes et fessées pouvaient pleuvoir. Nul ne s’en émouvait. C’était encore le temps des blouses grises, des encriers et porte-plume, des WC à la turque, du cidre et du vin à la tireuse, du tabac gris et des gitanes maïs. La France de l’après-guerre apprenait à manger du pain blanc et découvrait ébahie les appareils ménagers.

Je chasse d’un dodelinement de la tête ces quelques souvenirs d’enfance épars pour revenir à mon actualité et préparer mon déplacement du lendemain.

Mon premier problème est de composer ma tenue vestimentaire. Comment m’habiller ? Les nouvelles noires étant mon fonds de commerce, un camaïeu de noir et de gris s’impose-t-il ? Ou, au contraire, faut-il jouer le contraste, voire l’opposition ? Ma nature discrète me conduit à pencher pour la première solution. Je m’en convaincs bientôt. De toute manière, ma garde-robe est vraiment trop pauvre pour envisager sérieusement la seconde.

Une deuxième difficulté se présente, à peine celle-ci est-elle résolue. Combien d’ouvrages emporter ? Tout mon stock ou seulement deux ou trois douzaines ? D’après mon expérience récente dans ma commune de résidence, deux suffiront largement, pensé-je de prime abord. Mais, à cette voix de la raison s’oppose aussitôt celle de la vanité qui me souffle : « Tu aurais l’air fin, si des exemplaires venaient à te manquer ! » Prudence est mère de sûreté. Et puis, je ne possède qu'une centaine de livres, tout au plus.

Troisième souci et non des moindres. Quelles dédicaces ? C’est là un exercice que je ne maîtrise pas encore très bien. Entre le plat et banal « Pour Untel ou Machine. Cordialement » que je déteste et la prolixité pratiquée à l’occasion, il me faut réfléchir à quelques formules brèves mais bien senties définissant mon ouvrage. La qualité des dédicaces peut-elle être un outil de fidélisation du lecteur ? Moins que celle du livre, cela va sans dire, mais quand même…

Dernier point : vérifier les coordonnées du lieu où se tiendra le salon, les horaires et les moyens de m’y rendre en temps et heure. C’est le plus facile. Je connais la ville. Mais elle a dû bien changer en… quarante-cinq ans ! L’avoir traversée une fois ou l’autre dans l’intervalle ne me met pas à l’abri d’une surprise ou d’une déconvenue. Je consulte le site internet de l’association organisatrice, imprime le plan annexé. Salle Victor Hugo. Inconnue au bataillon. Place Carnot.

Devant le Jardin des Plantes ! Ça, je connais, plutôt deux fois qu’une ! Impeccable pour se garer. C’était sur cette place que s’installaient les cirques. Là que j’avais vu, les yeux ronds et le cœur au bord des lèvres, les Orsola monter aux tours de Notre-Dame-des-Champs, à pied et à moto sur leur filin. De toute manière, ce sera fléché, il y aura des affiches. Pourquoi est-ce que je m’inquiète ?

Je décide de partir la veille, tout en sachant que les organisateurs ne me rembourseront sans doute pas ma nuit d’hôtel, considérant que les 150 km à peine qui me séparent de la Cité des Abrincates ne justifient pas une telle dépense. On verra bien. C’est que je veux avoir le temps de prendre le pouls de la ville, de redécouvrir les lieux que j’ai fréquentés, les rues que j’ai arpentées. Retrouver des gens que j’ai connus est plus illusoire, cinquante ans après. Comment les reconnaîtrais-je ? Comment me reconnaîtraient-ils ? Le temps sur tous aura imprimé sa marque. Et je ne pense pas que dans le sexagénaire chenu au léger embonpoint que je suis devenu quiconque puisse reconnaître le gamin coiffé en brosse de mes douze ans ni même l’adolescent boutonneux de mes dix-sept !

Bien entendu, j’aimerais séjourner à l’Hôtel Restaurant de la Croix d'Or. Du temps du Monsieur Bertheaume père, c’était là que ma famille se réunissait les jours de fête. Trois fois seulement en quinze ans, en réalité, car c’était un gros sacrifice financier pour mes parents. Pour ma communion à moi, mon frère cadet et les jumeaux. Devenu l’établissement le plus renommé de la ville dans les années soixante, il l’était resté sous la direction du fils. Mais à présent que le petit-fils du fondateur vient de l’auréoler d’une troisième étoile, peut-être serait-ce un peu cher pour un écrivain encore sans recettes. Je me promets d’y prendre un repas, tout en me rabattant pour dormir sur l’Hôtel Patton, aussi central, mais plus abordable.

Ce vendredi soir d’avril, ayant tourné et retourné dans ma tête toutes ces questions, je finis par trouver un sommeil apaisé.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, 2015.

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