Le Blog de Pierre-Alain GASSE

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lundi 11 mars 2013

Les Trois Lettres

La nuit dernière, alors que je ne dormais pas, trois épisodes oubliés de mes jeunes années me sont soudain revenus en mémoire, je ne sais comment, reliés entre eux par un fil conducteur qui ne m'était encore jamais apparu.

Il s'agit de trois lettres.

Pas de celles de l'alphabet, non. Celles-là ne m'ont jamais posé de problèmes.

Je veux parler de trois missives, écrites entre dix et dix-huit ans ans, dans des circonstances et à des destinataires bien différents.

Lettre cachée à une toquade.

La première fut écrite à la veille des grandes vacances de l'été 1957. J'allais avoir dix ans à la rentrée suivante et, du mariage d'un de mes oncles, j'étais revenu ébloui par ma cavalière. Elle habitait la petite commune du bassin de Rennes où s'était célébrée la cérémonie. Ce n'était pas mon premier mariage. J'avais déjà connu celui en secondes noces de mon grand-père maternel, alors que j'avais trois ans à peine. Cette fois-ci, c'était différent. Elle était fille de commerçants comme moi et sans doute cela nous avait-il rapprochés. J'ai perdu le souvenir exact de son prénom, encore que ce soit Marie-Thé qui me trotte par la tête, tout comme la notion précise de nos actes ce jour-là. Les jeux encore innocents de l'enfance, je présume. J'étais bien trop timide pour tenter quoi que ce soit. C'était la première fois que j'avais une fille pour moi seul toute une journée !

Bref, rentré de la noce, je ne pensais plus qu'à elle. Manque de chance, cette année-là, on m'envoyait en vacances dans le Pays d'Auge, quand je n'aspirais qu'à retrouver Marie-Thé dans le village de mon grand-père paternel. Alors, à la veille du départ, je n'y tins plus. Je pris mon stylo-plume et, dans un élan lyrique, rédigeai ma première lettre d'amour.

Oui, mais, dans mon enthousiasme amoureux, j'avais perdu le sens pratique, et au moment de glisser le feuillet dans son enveloppe, je m'aperçus que je connaissais pas l'adresse postale exacte de ma belle. En ce temps-là, point encore de Minitel, d'annuaire électronique, ne parlons pas d'Internet ! Le bourg n'était pas bien grand et le facteur aurait sans doute remis sans mal mon billet à sa destinataire, mais c'est surtout une appréhension soudaine qui m'arrêta. Qu'allaient dire ses parents et les miens ?Tout d'un coup, mon audace m'apparut démesurée et je n'eus plus qu'une obsession : où cacher cette lettre compromettante avant qu'on ne la trouve ?

Finalement, je me souviens que je dissimulai l'écrit dans mon armoire, sous une pile de linge, en attente d'une adresse à trouver et d'une décision difficile à prendre.

Ne me demandez pas le contenu de la lettre. Je n'en ai plus le moindre souvenir ; de la prose à l'eau de rose, j'imagine ; les premiers émois d'un jeune garçon encore coiffé en brosse.

Je suis parti pour les foins dans le pays d'Auge et à mon retour, devinez quoi, accaparé par la rentrée prochaine, j'ai oublié et mon amour et cette lettre. Je ne m'en suis souvenu que quelques mois plus tard et, au moment de la récupérer pour la détruire... elle avait disparu !

Sans doute ma mère était-elle passée par là, à moins qu'un de mes frères ne se soit aperçu de quelque chose et ne m'ait joué un tour de cochon. Je n'ai jamais cherché à connaître le fin mot de l'histoire.

J'ai, par la suite, écrit d'autres lettres d'amour, que j'ai envoyées celles-là, sans être payé de retour jusqu'à ce qu'un jour, je comprenne que des actes valent souvent mieux qu'un long discours...

Lettre à des parents bien-pensants 

La seconde de ces trois lettres date de 1964, si je me souviens bien. Elle est née d'une révolte, d'un emportement contre une injustice. J'encadrais alors un groupe de préadolescents le jeudi-après-midi, dans le cadre de l'ACE, du "patro", comme on disait. Une vieille bâtisse, reçue en legs par l'Évêché, nous accueillait dans un de ses greniers que nous avions colonisé. Ils étaient une poignée de "Cœurs Vaillants", de tous horizons et de toutes conditions. Jeux d'intérieur et d'extérieur, travaux manuels, lecture, dessin, les enfants d'alors étaient plus faciles à occuper que ceux d'aujourd'hui.

Tout allait bien. Jusqu'à ce qu'une famille de la bonne société de la localité inscrive ses deux garçons de 7 et 9 ans. Deux enfants charmants et bien élevés, au profil d'ange. Qui bientôt rapportèrent à la maison le nom de famille de quelques-uns de leurs condisciples. C'étaient les années de la décolonisation et les HLM de la localité accueillaient toute une kyrielle de rapatriés d'Algérie, d'anciens harkis... Des noms qui commençaient souvent par "Ben" quelque chose. Des familles christianisées pour beaucoup, certes, mais qui ne parlaient pas le même langage et avaient d'autres manières.

Que n'avaient-ils pas dit là ? La même semaine, je recevais un billet (nous n'avions pas le téléphone à la maison) me faisant savoir que la famille (appelons-là Dupont, ce n'est pas loin de la réalité) se trouvait dans l'obligation de retirer ses enfants de l'activité.

Mon sang ne fit qu'un tour. Le soir même, je postais une missive dans laquelle j'avouais mon incompréhension et sollicitais une entrevue pour éclaircir la situation et tenter de persuader les parents de ne pas retirer leurs rejetons. Entrevue qui me fut accordée. Un peu à ma surprise, car je n'en avais référé à personne et la famille n'avait pas d'obligation envers moi. Je n'étais qu'un animateur bénévole.

Toujours est-il qu'un soir, à quelques jours de là, je fus reçu par un papa et une maman, un peu déstabilisés par ma démarche. C'est la première fois que j'étais introduit dans le salon d'une maison cossue : tapis, velours et bois sombres. Table basse, cheminée, jus de fruits et gâteaux secs. Chez moi, nous étions six autour d'une table en formica de 1,20 m de long et nous n'avions pas la télévision. Alors, être reçu au salon était une expérience si nouvelle que c'est à peine si je sus m'asseoir dans le fauteuil profond que l'on m'indiqua.

Je ne sais comment j'avais pu dominer ma timidité pour effectuer cette démarche. Une sacrée dose d'adrénaline, sans doute. Bref, poliment, reprenant les termes de ma lettre, je demandai aux parents ce qu'ils avaient à me reprocher à moi et au groupe dans lequel figuraient leurs enfants.

Silence gêné. "À vous, rien, vraiment, mais peut-être sont-ils encore un peu jeunes pour être confrontés à certaines réalités..."

Ayant tiré les vers du nez des deux garçons, je savais pertinemment ce qu'il en était. Mais dissimulant mon sentiment, je tentai une sortie honorable pour les deux parties : "Ce serait dommage de les priver du résultat de leurs efforts, car nous sommes en train de construire une barre de navire, qui est l'emblème de notre petit groupe. Inspirés par la lecture des albums de Tintin, notre vaisseau-amiral s'appelle "La Licorne" et nous projetons de bâtir autour de ce thème un petit spectacle, auquel les parents seront invités au mois de juin prochain. Laissez-les terminer l'année. À la rentrée prochaine, vous aviserez. Vous savez, vos enfants, par leur comportement et leur éducation, ont une excellente influence sur le groupe. 

Les parents se regardèrent un instant en silence, puis le papa prit la parole : "C'est davantage pour récompenser l'investissement dont vous faites preuve dans cette affaire que par conviction personnelle, mais c'est d'accord. Nous vous faisons confiance.

Aujourd'hui, avec le recul, tout cela me paraît improbable et pourtant, cela a été.

Lettre à un prof au bord de la crise de nerfs

La dernière de ces trois lettres, j'ai dû l'écrire en Première, au cours de l'année 1963-1964 également. Cette année-là nous était échu un nouvel arrivant, le Père M., chargé de nous dispenser les cours de Français, Latin, Enseignement Religieux et Instruction civique.Comment était-il arrivé là, je l'ignore ? Quelle expérience avait-il de l'enseignement ? Je ne sais. Je n'ai pas le souvenir que ses cours eussent été particulièrement ennuyeux. Mais très rapidement, ils ne furent tout simplement pas écoutés de la plupart des élèves de la classe. Au mieux, son cours s'adressait aux deux rangées de devant, au milieu d'un brouhaha qu'il devait se résoudre à tempérer en s'emportant de temps à autre.

N'ayant pas su prendre le taureau par les cornes à temps, il s'enferra bientôt dans ce système ingérable, quittant de plus en plus souvent la classe sur un coup de colère pour nous confier à un pion que nous faisions tourner en bourrique également.

Il finit par se porter pâle de plus en plus souvent, toujours couvert par sa hiérarchie. Si les cours d'Enseignement religieux et d'Instruction Civique ne me manquaient pas trop, j'enrageais de rater des cours de Français et Latin, qui étaient mes matières de prédilection.

Si bien que cette année-là, je pris encore ma plume pour déplorer l'enseignement en pointillés que nous avions eu, lui conseiller de rénover ses pratiques pédagogiques poussiéreuses et l'exhorter à faire preuve de plus d'autorité, s'il ne voulait pas sombrer dans la dépression. Ayant glissé le pli dans une enveloppe, un soir après la classe, sur la pointe des pieds, le cœur battant, je montai jusqu'à l'étage des professeurs et passai ma diatribe sous la porte marquée : Père M.

C'était à la veille des grandes vacances. Si j'étais audacieux, je n'étais pas téméraire et je ne tenais pas à rencontrer ce professeur avant un certain temps après tous ces reproches.

Mais par justice immanente, sanction hiérarchique ou décision personnelle, je l'ignore, à la rentrée suivante, le Père M. ne faisait plus partie du corps professoral de l'établissement et je n'eus donc pas à affronter son regard de myope.

Lorsque je réfléchis à tout cela, j'y trouve un certain fonds de lâcheté masculine allié à une timidité indéniable, mais aussi les prémices d'une vie tout entière marquée par l'écriture et de modestes mais constants combats contre l'injustice et la médiocrité.

La vie nous change, certes, mais on ne se refait pas vraiment.

©Pierre-Alain GASSE, mars 2013.

jeudi 8 octobre 2009

Rétrospective 1 - Lettre imaginaire à ma fille (1973)


La mode des blogs fait que celui-ci reçoit à présent davantage de visites que le site internet qui lui est associé.

Alors que ma production va franchir le seuil des six douzaines de nouvelles et récits (la centaine si je compte les traductions en espagnol), peut-être n'est-il pas inutile pour les lecteurs les plus récents de procéder à une petite rétrospective. Du moins, dans un premier temps, de tout ce qui est antérieur à l'an 2000 et appartient donc à présent au siècle dernier !

Commençons donc par le début.

Voici "Lettre imaginaire à ma fille".

Son contexte : Nous étions en 1973. Un an plus tôt, ma fille aînée avait vu le jour. Et un texte de quelques pages m'était venu, en espagnol, au lendemain de son anniversaire.

Je rédigeais alors un travail universitaire sur Francisco Candel, l'écrivain catalan, récemment décédé. En relations amicales avec lui, je lui envoyai mon texte, pour avoir son avis. Il m'encouragea. C'était bien aimable de sa part, comme vous allez pouvoir en juger.

Mais cet avis indulgent et quelques autres allaient changer, non pas vraiment ma vie, qui resta celle d'un petit prof de province, mais mes hobbies dont l'écriture allait devenir le principal, quoique toujours secret.


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Tu es ma fille, Sandra. Ma première fille. Je veux dire : notre première fille. Et aussi une enfant unique. Enfant unique, cela peut se comprendre de plusieurs manières, diras-tu, mais pour l’instant, toutes sont valables. Pour combien de temps ? Je l’ignore, car ta maman et moi n’avons pas encore imaginé ni planifié la suite. À chaque jour suffisent sa peine et ses joies. 

Comment nous est venue l’idée de t’appeler ainsi ? À dire vrai et pour rapporter les choses comme elles se sont passées, parce que c’est le seul qui nous soit venu à l’esprit quand nous y avons réfléchi et parce qu’ensuite nous n’en avons plus discuté. Ainsi donc, lorsque qu’après la naissance, on m’a demandé ton nom, j’ai tout de suite répondu : Sandra. Et c’est ce que l’employée a inscrit dans le registre d’état civil : Sandra Vasseur. Sans deuxième ni troisième prénom.

Hier, tu as eu un an. Un an qu’elle a déjà, la petiote ! comme ont dit des amis au parler mâtiné de patois. Eh, oui, un an déjà. Un enfant, cela fait passer le temps plus vite.

Ce fut le motif - ou le prétexte - pour réunir à la maison divers parents et amis - trop, parce qu’il manquait des chaises, mais nous y avons suppléé avec quelques tabourets. En général, dans les fêtes, cérémonies et réceptions, il y a toujours des invités absents ; eh bien, en l’occurrence, ce fut le contraire : il en est venu plus que nous n’en attendions ! Il fallait que cela tombe sur nous ! Pour un peu, la nourriture aurait manqué. 

Alors que j’officiais pour couper l’inévitable gâteau d’anniversaire, avec sa petite bougie plantée au milieu, je songeais à cette année écoulée - mais par où donc, sans que nous ne nous en rendions compte ? - et toute une foule de souvenirs me revenaient en mémoire.

Je revoyais comment, un an auparavant, - c’était un samedi - nous jouions aux cartes (au tarot, je crois) après dîner avec un couple d’amis, quand Nathalie avait ressenti les premières douleurs.

Après avoir lu et relu les conseils du livre de Laurence Pernoud, J’attends un enfant, pour la circonstance, nous avions pensé que le temps n’était pas encore venu et étions allés nous coucher vers onze heures. Mais, avant minuit, il fallait partir pour la Maternité : les contractions étaient plus fortes et de plus en plus rapprochées. Enfin, c’est ce qu’il nous parut. En réalité, nous avions encore largement le temps, puisque tu n’es née qu’à onze heures le lendemain matin, ma fille.

La Maternité venait d’être inaugurée, et il y flottait encore des odeurs de peinture fraîche mêlées à celles de l’éther et autres produits caractéristiques de ces établissements, que la température élevée qui y règne renforce et intensifie.

Dans la salle d’attente, il y avait des fauteuils confortables, des magazines et l’on pouvait fumer.

Après l’examen d’entrée qui se révéla positif- dilatation du col au stade d’une pièce de cinq francs - on plaça Nathalie, ta maman, dans une pièce du rez-de-chaussée, près des salles de “travail” où officiaient les sage-femmes. Et là, il n’y avait plus qu’une chaise assez incommode accompagnée d’une interdiction de fumer.

Toute la nuit, entre veille et demi-sommeil, j’attendis avec une angoisse croissante le moment fatidique. Ce n’est qu’à neuf heures du matin que Nathalie fut transférée en salle d’accouchement. Il était prévu que je l’y accompagne.

Le chariot roula silencieusement à travers le large couloir, puis nous tournâmes dans un second à droite pour entrer dans une salle froide, aux murs de faïence blanche. Une armoire vitrée, une table et une chaise et sur la table des fiches, du papier, un stylo-bille et des étiquettes aussi. Le centre de la pièce était occupé par un lit de métal chromé, muni d’accessoires pour attacher jambes et bras, de vis, de courroies, de leviers. On y installa Nathalie, couverte d’un simple drap. Comme les contractions se rapprochaient, elle se plaignait assez. Puis, on me passa une blouse blanche, trop grande pour moi.

La sage-femme arriva, me jeta un regard comme à un drôle d’oiseau - elle, était jeune et jolie - dit à ta mère ce qu’elle devait faire - des choses dont je ne me souviens plus très bien - et repartit. De temps à autre, une aide-soignante ou une infirmière jetait un œil. C’était dimanche et il n’y avait qu’une seule sage-femme pour trois accouchements simultanés !

À un moment donné, nous entendîmes crier comme une damnée la parturiente qui se trouvait de l’autre côté de la cloison et, peu après, la sage-femme réapparut. Il fallut presque trois quarts d’heure et deux entailles assez profondes - avec des ciseaux, comme s’il s’était agi de papier - après de vains efforts, car les contractions avaient presque disparu, malgré deux piqûres pour les renforcer, pour que tu voies le jour, ma fille, et que tu jettes ton premier cri. Ne t'offusques pas, c'est souvent ainsi, tu étais plus ridée qu’un petit vieux, d’une couleur bleuâtre, avec une tête presque aussi ovale qu’un ballon de rugby, des cheveux noirs déjà drus et les ongles longs. Les yeux ? Bleus. Tu pesais deux kilos huit cent cinquante et mesurais cinquante centimètres.

On te mit autour d’un poignet une étiquette avec ton prénom et ton nom, pour qu’il n’y ait pas d’erreur par la suite, on te langea et on te plaça dans un berceau, avec un couvercle en Plexiglas pour qu‘en te regardant, les visiteurs ne te soufflent pas leurs miasmes dans le nez.

Ta maman dut attendre une heure de plus - le temps de recoudre la blessure, de laver l’accouchée et de la vêtir - avant qu’on la place avec toi dans une chambre coquette et gaie. Dehors, le soleil brillait. C’était le 23 avril 1972. Midi. Ni elle ni moi n’arrivions à croire tout à fait que maintenant nous avions une fille : toi, Sandra.

Je me souviens comment je suis allé chercher les faire-part deux jours plus tard sans me rendre compte que l’imprimeur s’était trompé dans la date - ou peut-être m’étais-je trompé moi-même, la chose n’a pas vraiment été éclaircie - en inscrivant 23 mai au lieu de 23 avril. Mais, bien peu de gens s’en sont rendu compte. Ou les autres n’ont pas voulu nous dire qu’ils l’avaient fait.

Bien entendu, tout était préparé pour ton arrivée à la maison, quelques jours plus tard. 

Les deux premières semaines, ta maman a dû te donner le sein en pleine nuit, vers deux heures du matin, et ce fut une période assez pénible. Mais, ensuite, nous n’avons pas eu à nous relever la nuit. Tu dormais et tu dors toujours à poings fermés.

Le baptême, nous le fîmes début juin seulement, parce que réunir tous les papiers nécessaires nous prit pas mal de temps. Il faut dire que nous voulions qu’il ait lieu là où vivait ma mère et soit célébré par un prêtre de mes amis. Enfin, toutes les conditions furent remplies, sauf la présence du parrain - un de mes frères - qui, en raison d’examens, déclara qu’il ne pouvait venir. Un autre (j’en ai trois, c’est bien utile, comme on le voit) le remplaça et la cérémonie put avoir lieu au jour dit.

C’était un baptême collectif, (à présent, on fait cela par fournées, les prêtres se font rares) et l’église était presque pleine de toutes les familles réunies là. Devant l’autel, à la croisée du transept, avait été disposée en arc de cercle une rangée de chaises sur lesquelles nous étions tous assis, pères, mères (avec leurs rejetons dans les bras), parrains et marraines, sages comme des images.

Nous répondîmes, chacun notre tour - aux questions que Marcel, le prêtre, nous posa, en lisant les réponses dans le livret qu’il nous avait confié (et celui qui n’en avait pas – cela arrive toujours - bredouilla de son mieux), puis l’officiant, d’abord avec l’eau, puis avec l’huile, procéda au baptême.

Après les félicitations d’usage et les signatures sur le registre, dans la sacristie, nous allâmes au Jardin Public. C’était une belle journée. Chacun prit des photos tout son saoul. Tous se déclarèrent enchantés de la journée, sauf mon beau-père qui dit alors et répéta depuis chaque fois qu’il en eut l’occasion, qu’au restaurant, on lui chipota la boisson.

Pour lors, tu croissais et grossissais et ce qui t’amusait beaucoup, c’était un oiseau de plastique rouge, pendu au bout d’un ressort, au plafond de ta chambre. Chaque fois que nous allions te voir, nous tirions dessus et il remuait les ailes : cela te faisait rire ! À présent, il ne t’intéresse plus du tout et, si nous te le montrons, tu lui jettes un regard qui hésite entre le dédain et l’agacement. 

Les classes s’achevèrent et nous allâmes d’abord passer quelques jours de vacances sur la Côte d’Émeraude, chez un couple d’amis qui avaient un fils, plus âgé que toi d’un mois et demi, me semble-t-il, mais déjà grand et fort et un tant soit peu tyrannique.

Lever, laver, faire manger et promener ces deux marmots nous prenait tout notre temps, ou plutôt prenait tout celui de nos épouses, et nous les maris, nous passions le nôtre à faire les courses, lire le journal de A à Z et jouer aux cartes ou aux dés. Quelles vacances !

Pour le pont du quinze août, nous t'avons fait découvrir les joies du camping sur la côte, pas bien loin, parce qu’avec tes quatre mois à peine, nous ne voulions pas nous éloigner de trop. Trois couples d'amis nous accompagnaient et pour des raisons obscures trop longues à raconter ici, nous n’atteignîmes notre destination qu’à la nuit tombante. Il fallut donc monter les tentes à la lumière des phares et dîner de sandwiches improvisés. Alors que, sur nos matelas pneumatiques, nous avons eu plutôt froid, toi, Sandra, dans ton petit lit pliant monté dans notre tente, tu as dormi comme si de rien n’était pour cette nuit de plein air inaugurale. 

C’est le lendemain que nous t’avons emmenée à la plage pour la première fois, mais le contact du sable ou le vent t’ont déplu, tu t’es mise à pleurer et nous avons dû rentrer au camping avant les autres.

Avec septembre revinrent les feuilles dorées, la rentrée des classes et la monotonie du travail. À la maison, nous t’installions pour jouer sur le tapis du séjour et tu te roulais dessus comme s’il s’était agi de l’herbe d’un coteau ou du sable des dunes : tu ne savais pas encore ramper, ni marcher à quatre pattes, mais tu te débrouillais déjà très bien pour attraper par terre ce que tu voulais.

C’est également alors que nous t’avons laissée pour la première fois (peut-être pas tout à fait la première en réalité) à la garde de ta grand-mère. Ta maman t’emmenait avec elle le matin, te laissait chez ma mère, et passait te reprendre le soir. C’est ainsi que tu as pris goût aux voyages en voiture.

Bien entendu, de tes cinq biberons du début, tu n’en avais plus que quatre, et même, si je me souviens bien , peut-être avais-tu déjà commencé à manger de la purée de légumes. Ensuite et peu à peu vinrent la viande hachée, l’œuf à la coque, le foie de veau, la cervelle d’agneau et le filet de merlan, le tout haché, ainsi qu’en dessert de la pomme, de la banane et du jus d’orange.

Ceci sans compter les gâteaux secs que nous avons commencé à te donner dès l’apparition de tes premières dents. À présent, tu en as quatre. Qui te suffisent largement pour nous mordre de temps en temps.

Dernièrement (disons deux ou trois mois), sans avoir lu Jean-Jacques Rousseau ni Voltaire, tu as découvert les plaisirs de la marche à quatre pattes, et depuis tes salopettes et tes pyjamas ont tous des poches aux genoux et sont plus vite salis que robe de mariée.

Tu parcoures ainsi l’appartement entier a des vitesses prodigieuses, tu ouvres les tiroirs où nous cachons nos livres et nos papiers, tu arraches une à une les feuilles des plantes vertes, tu vides complètement les sacs à main de ta maman et mes dossiers à moi et nous passons notre temps à enlever et mettre ailleurs les bibelots et autres objets qui pourraient s’avérer à ta portée.

Tu as presque plus de jouets que tous ceux que nous avons eu dans notre enfance, mes trois frères et moi, et tu fais déjà des caprices de petite fille gâtée. Tu pourrais marcher seule, mais il semble que tu aies peur, et dès que tu sens que tu vacilles, tu préfères t’asseoir et attendre que nous te relevions.

La couleur de tes yeux a changé et ils sont à présent gris-bleu. Parfois, tu ris aux éclats et parfois tu nous examines comme des animaux de zoo. Tu aimes la musique et quand tu es contente, tu bats des mains comme un pingouin...

Ce sont tous ces souvenirs-là, et quelques autres encore, que revoyait mentalement ton papa, Sandra, hier, en découpant ton premier gâteau d’anniversaire...

Un an qu’elle a déjà, ma petiote !

Pierre-Alain GASSE, avril 1973. - CC