Le Blog de Pierre-Alain GASSE

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lundi 31 octobre 2016

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 4


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IV

Bagus et Lia se fréquentaient – chastement encore – depuis près d’un an, de manière non officielle.

L’éloignement des parents de Lia, son père à la capitale et sa mère à Singapour, la tutelle légère des grands-parents, son statut d’interne externée – elle se rendait dans sa famille chaque mercredi, chaque week-end et à toutes les vacances – avaient favorisé le développement de leurs relations.

Après le retour de Ratih en début d’année, à la rentrée, Bagus était entré à l’Université. En Sciences économiques. Ses parents, qui vivaient dans l’aisance, lui avaient acheté un studio pas très loin de la faculté, dans un nouveau quartier à l’européenne.

Lia, pour sa part, était en première, et se voyait plutôt faite pour la mode, le journalisme ou le commerce, sans avoir tout à fait les moyens – intellectuels comme financiers – de ses ambitions.

Chaque fois qu’ils le pouvaient, les deux jeunes gens se retrouvaient dans une salle de cinéma et, l’obscurité aidant, Lia, peu à peu, avait concédé du terrain à Bagus, le laissant même à quelques occasions lui donner du plaisir qu’elle lui rendit bientôt.

Mais l’indépendance et le statut tout neufs de Bagus amenaient celui-ci à désirer davantage. La scène avait eu lieu un samedi après-midi au sortir d’une séance dont une bonne partie leur était restée inconnue. Bagus venait d’enfourcher son scooter, avec Lia en croupe. Avant de démarrer, il se retourna vers elle :

— J’ai une surprise ! Je viens d’emménager dans le studio que mes parents ont acheté dans le quartier de l’Université. On y va ?
— Et comment ! Je suis curieuse de voir ton petit chez-toi. Combien de mètres carrés ?
— Vingt-cinq. Mais, il y a tout ce qu’il faut, je te jure.

Bien entendu, une fois achevée la visite de la studette – kitchenette, bureau, canapé-lit, w.c., douche – Bagus avait tenté de faire voir à Lia le ciel à l’envers, mais allongée sur le lit, dans les bras de son amoureux, elle l’avait stoppé d’un geste tendre, alors qu’il entreprenait de la déshabiller :

— Arrête, Bagus, je ne prends pas encore la pilule et j’ai promis à ma mère de ne pas tomber enceinte avant mon mariage.
— Eh bien, marions-nous alors, mes parents seront d’accord, je leur ai déjà parlé de toi.
— Je ne suis pas sûre d’avoir envie de me marier aussi jeune. Quand je vois ce que ça a donné avec les miens…
— Encore mieux. Vivons simplement ensemble alors, mais je ne veux plus être séparé de toi. Quand est-ce que tu me présentes à ta famille ?
— Tu as raison. Maintenant que John est là, ma mère voit les choses différemment. Je vais essayer de leur parler.

Mais, en fin de compte, c’est Bagus qui a effectué le premier pas, quelques jours plus tard, au restaurant, après le service du midi.

— Je peux vous dire un mot, monsieur John ?
— Oui, bien sûr, Bagus.

Le jeune homme prit une longue inspiration avant de se lancer :

— Lia et moi, euh… nous voudrions vivre ensemble.

John Cochran le regarda en face en plissant le front :

— Vivre ensemble ! Comme vous y allez ! Lia n’a pas encore dix-huit ans.
— Mais elle va les avoir dans quelques mois et je ne veux plus être séparé d’elle.
— Ça, je le comprends bien, mais tu comprendras aussi que sa mère et moi nous pensions différemment.
— Je croyais que vous…
— Comprends-moi, Bagus. Ratih, après plusieurs années de séparation, vient de retrouver sa fille il y a moins d’un an et toi tu veux la lui reprendre. À sa place, que dirais-tu ?
— Je ne sais pas…
— Tu ne sais pas, mais tu peux imaginer, non ?
— Oui, peut-être…
— Écoute-moi. Je ne suis pas opposé à votre relation. Je trouve que vous allez bien ensemble. Mais j’ai besoin d’un peu de temps pour le faire admettre à Ratih, tu comprends ?

Bagus inclina la tête en silence. Ce n’était pas ce qu’il espérait, mais c’était quand même mieux que ce à quoi il s’attendait. Il ressortit du restaurant, un demi-sourire aux lèvres. Lia le guettait, de l’autre côté de la rue, assise sur le scooter jaune fluo de son petit ami.

— Alors, qu’est-ce qu’il a dit ?
— D’y aller doucement. Ta mère n’est pas encore prête.
— Je te l’avais bien dit. Elle va en faire une jaunisse si je quitte la maison pour aller m’installer chez toi. On va devoir attendre quelques mois de plus. Tu veux bien ?

Avec toute l’insouciance de leur âge et leur mépris des codes établis, les deux jeunes gens scellèrent leur accord d’un long baiser, sans remarquer que d’une fenêtre du premier étage, Ratih, cachée derrière les jalousies, les observait avec une moue de désapprobation, tout comme les quelques témoins de la rue.

(à suivre).

©Pierre-Alain GASSE, octobre 2016.

lundi 10 octobre 2016

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 1


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A partir de cette semaine et pendant les 24 qui vont suivre, c'est-à-dire, jusque fin mars de l'an prochain, je vais livrer ici, chaque lundi, sauf imprévu, l'état présent de mon dernier travail, un roman intitulé : "La Prisonnière de Rikers Island".

Voici tout d'abord le projet de quatrième de couverture :

Bien qu'il soit, au sens strict, la suite de L'Indonésienne, Singapore maid, (La Rémanence, 2015), La Prisonnière de Rikers Island, le second roman de Pierre-Alain GASSE, se lit sans aucune difficulté de manière indépendante.
On y retrouve le personnage attachant de Ratih Suharto, la jeune « maid » indonésienne injustement expulsée de Singapour.
Elle vient de prendre un nouveau départ, sentimental, familial et professionnel, quand sa vie opère un tournant inattendu.
Le roman alterne des extraits du journal intime de Ratih avec le récit des événements, les uns heureux, les autres dramatiques, qui vont découler de ce rebondissement.

I

Je ne sais par où commencer ce journal. J’ai si peu écrit depuis ma sortie de l’école, à part des recettes de cuisine et quelques lettres d’amour, que je suis bien embarrassée.

Je ne vais pas raconter dans ces pages ce qui s’est passé dans ma vie avant ma rencontre avec John. Quelqu’un à qui j’ai eu la faiblesse de me confier l’a déjà fait à ma place. Bien sûr, je pourrais corriger quelques erreurs et apporter certaines précisions. Mais à quoi cela servirait-il ? Mon malheur actuel serait-il moindre ? Assurément non.

Consigner ici tout ce qui m’est arrivé depuis l’ouverture du Sundoro Sunshine et m’a amené au fond de cette prison, est d’abord pour moi une façon de faire le point, de mettre en ordre des événements qui parfois s’embrouillent dans mon esprit, à force de les ressasser. Les coucher sur le papier permettra peut-être de me les sortir de la tête. De meubler des journées interminables aussi.

Tout a commencé il y a plus de deux ans et demi maintenant. John et moi filions le parfait amour, comme on dit, depuis un an. Le restaurant que nous avions ouvert tous les deux marchait bien, grâce à lui pour la publicité et grâce à moi pour la cuisine.

Je débutais à six heures chaque matin. Les journées étaient longues jusqu’à la fermeture, vers minuit, mais je ne ressentais pas la fatigue. Mon bonheur tout neuf me donnait des ailes. John m’emmenait au marché en voiture, je ne pouvais pas lui laisser l’entière responsabilité des achats. Avant moi, c’était Salim, son cuisinier, qui s’en chargeait. Mais Salim nous avait quittés. Il ne voulait pas travailler sous les ordres d’une femme, surtout de son pays ! Et John, tout seul, en tant que blanc, se serait fait escroquer par bon nombre de commerçants. C’est ainsi. Minuscules revanches sur l’exploitation coloniale, toujours ancrées dans les habitudes de la plupart ici.

Si John avait su me séduire par sa douceur et son respect, si nouveaux pour moi, qui n’avais connu que le machisme et la violence de mon ex-mari, il avait su aussi gagner la confiance de Lia, ma fille. Ce qui m’étonnait et me ravissait à la fois. Elle avait énormément progressé en anglais, en discutant avec lui, bien qu’il parlât très correctement le bahasa indonesia(1) avec un amusant accent australien.

Bref, tout allait bien.

En y réfléchissant, je crois que c’est l’attitude de John face au petit ami de Lia qui a été déterminante dans leurs rapports. Dès le départ, avec son éducation libérale, que je vais qualifier d’occidentale, faute de formule mieux adaptée, il a admis sans réticence la présence de Bagus aux côtés de ma fille. C’est la norme, chez lui, et presque personne ne s’offusque de relations, y compris intimes, entre jeunes mineurs. Ici, c’est différent.

Mais je mets la charrue avant les bœufs. Vous ne savez pas qui est Bagus. Un camarade de lycée de ma fille, en Terminale cette année-là. Elle, était en seconde à l’époque de leur rencontre.

J’avais découvert ce garçon par hasard sur une photo où ils figuraient seuls tous les deux, en consultant le profil FB mal protégé de ma fille, qui s’était inscrite sur le réseau social dès que je lui avais payé le smartphone qu’elle me réclamait, l’année précédente. Accaparée par les événements qui se succédaient à vive allure dans ma vie à Singapour, je l’avais ensuite oublié.

Lorsque j’ai été injustement congédiée par mes patrons et contrainte de rentrer au pays, faute de visa de travail, quelle ne fut pas ma surprise en allant attendre Lia à la sortie de son lycée, de voir qu’elle se laissait raccompagner par un garçon. J’avais quitté une adolescente encore timide qui fuyait les garçons, je retrouvais une jeune fille bien plus libérée.

Bagus était de bonne famille, d’accord, mais j’ai quand même réagi de prime abord comme toute mère le ferait ici. C’est-à-dire assez mal. Je veux dire en prononçant des formules d’interdiction qui ne font qu’aggraver les choses. Et en la menaçant de tout révéler à son père, qui n’allait pas manquer de vouloir la marier au plus vite, pour la mettre sous la coupe d’un autre homme que lui.

Il faut que je me libère de cette scène en la transcrivant, car elle me pèse trop.

C’était quelques mois après mon retour. Un lundi. Déjà, j’étais mécontente, parce que j’avais remarqué que Lia cachait dans son sac un élégant tchador pailleté qu’elle substituait au blanc de son lycée coranique dès qu’elle sortait de cours. Alors, ce lundi-là, lorsqu’elle m’annonça que ce n’était pas la peine d’aller la chercher, qu’elle reviendrait en motocyclette avec Bagus, j’explosai :

— Lia, je t’interdis de rentrer avec ce garçon !
— Tu ne m’interdis rien du tout, maman ! Je ne suis plus une enfant. J’ai dix-sept ans !
— Lia, tu ne peux pas t’afficher comme ça avec un garçon dans la rue. C’est inconvenant. Et dangereux. La circulation est impossible et vous roulez sans casque.
— Regarde autour de toi, maman. Garçons et filles se fréquentent sans chaperon. On n’est plus au temps de grand-mère ! Et le casque n’est pas obligatoire, tu le sais.
— Je ne veux pas le savoir. Si je te vois rentrer en scooter, moto ou cyclomoteur avec ce garçon et sans casque, je te renvoie chez ton père. Lui saura te faire entendre raison.

C’était la phrase de trop.

— Si tu fais ça, je m’enfuis de la maison et vous ne me reverrez jamais !

Nos éclats de voix avaient attiré John, appuyé contre le chambranle de la cuisine, qui me fixait intensément en remuant la tête de gauche à droite.

Lia le vit et tenta de s’échapper en courant par la porte arrière du restaurant, mais John la prit de vitesse et lui barra le chemin :

— Viens, on va t’acheter un casque, avait-il dit en lui agrippant le bras.

Ils s’étaient toisés quelques instants, avant de sortir ensemble. En sept mots, John avait réussi à désamorcer le conflit que mes maladresses avaient déclenché !

Depuis ce jour, Lia et lui s’entendaient au mieux. Elle l’utilisait pour obtenir de moi ce qu’elle voulait. Et moi je passais par le relais de John pour ce que je savais ne pouvoir obtenir directement d’elle. Et le plus souvent, ça marchait !

Enfin, ça, c’était avant mon incarcération ici. À présent, Dieu sait ce que Lia fait ! De toute façon, dans quelques mois elle sera majeure et entièrement libre de ses décisions. Mais elle me manque tellement ! J’attends avec une impatience qui me rend malade les heures de parloir téléphonique. Mon avocate essaie de lui obtenir un visa et un permis de visite, mais comme elle est encore mineure, c’est compliqué.

Même pour le courrier, c’est difficile. Je lui ai fait passer ma nouvelle adresse dès que j’ai pu, mais j’ai attendu près de trois semaines sa première lettre. Et pourtant elle était datée du lendemain de mon arrivée ici !

Alors, une visite… Sans compter le prix. J’ai de l’argent, mais son utilisation est bloquée. Là encore, il faut une décision du juge.

Pour l’instant, Lia dirige le restaurant avec ma mère. Tant bien que mal. Le personnel en prendrait à son aise, depuis que John n’est plus là. Le Sundoro Sunshine bat de l’aile, à ce qu’on dirait. Encore un rêve qui s’écroule…

Cette saleté de sonnerie qui me vrille les tympans retentit. J’entends la matonne avec son trousseau de clés ouvrir nos cellules l’une après l’autre. Le bruit se rapproche. Je dois arrêter d’écrire maintenant. Nous allons descendre au réfectoire.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, octobre 2016.

(1) Langue officielle de l'Indonésie.