Le Blog de Pierre-Alain GASSE

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Tag - science-fiction

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jeudi 14 janvier 2010

Rétrospective 14 - Le Bâton de pouvoir (1999)

Ceci fut d'abord un chapitre inédit d'un roman interactif lancé par les Éditions Cylibris.
La paternité du "TUBE" et du "S.E.C.R.E.T." revient à Philippe Picavet.
Les personnages sont la création collective de :

Jérôme Olinon,
José Caballero,
Philippe Picavet,
Renaud Collet,
Jean-Marc Julia,
et Vincent Fèvre.

Les développements de l'intrigue, de votre serviteur.

baton.jpg

Dans la cabine téléphonique du bas de son immeuble, Antoine Lancelot, inspecteur en congé du commissariat du XIIe arrondissement, décoda une suite de majuscules qu’il releva dans un petit carnet noir qui ne le quittait jamais et composa le numéro correspondant. Un accent texan, grave et chantant, se fit entendre :

— Steve Parish à l‘appareil. J’écoute.
— Salut, Steve, c’est Antoine.J’ai un truc pour toi. Urgent. Est-ce qu’on peut se voir ?
— OK, Antoine. Dans une demi-heure, là où tu sais. Bye.

Marc Pleuvrier, plombier en rupture probable de contrat pour cause de détérioration de son véhicule de travail, songea que le nom entendu devait être une couverture. Ils avaient pris tous les deux trop de précautions par ailleurs. Numéro codé, ni noms propres, ni adresses. Aucune information importante par téléphone. Du travail de pro.

Ils s’étaient retrouvés dans la salle de billard d’une brasserie ordinaire, au milieu d’un boulevard, à un quart d’heure de là. Et c’est autour d’un snooker, dans le fracas des boules et le brouhaha de la musique d’ambiance qu’Antoine raconta à Steve comment Marc, à la suite d’un double accident de voiture, s’était retrouvé en possession d’un tube métallique aux propriétés plus qu’étranges.Celui-ci, accoutumé à la fréquentation du bizarre, mais convaincu par l’expérience que les faits les plus surprenants finissaient presque toujours par trouver des explications logiques, ne s‘étonna de rien. Et personne, sans doute ne remarqua qu’à la fin de la partie, Marc repartait sans son sac noir, posé sur une chaise devant le Coca de Steve.

— Donne-moi 72 h - avait dit Steve.
— D’accord. On fait comme d’habitude...

Au retour de l’entrevue avec l’enquêteur du Service d’Enquêtes Criminelles, de Recherches et d'Eradication du Terrorisme (SECRET !) et après avoir fait le point de la situation avec Antoine et son collègue Berthier, Marc avait quitté le domicile du policier, bras dessus bras dessous avec son amie Christine, pour rentrer chez lui, enfin... chez eux. Le coupé blanc, garé en catastrophe sur le trottoir au pied de l’immeuble par celle-ci à son arrivée, ramena à son esprit l’image fugitive d’une Porsche 911 rouge, avec le souvenir d’une autre jeune femme, élégamment vêtue, elle aussi, belle, très belle. Puis aussitôt après, lui revint en mémoire, l’image violente et nette d’un autobus, lancé à plein gaz, fonçant sur eux, fonçant sur elle.Instinctivement, il eut un geste de protection et attira celle, qui marchait à ses côtés derrière le platane qu’ils venaient de dépasser, alors qu’au même instant, un 4x4, aux vitres fumées, surgi d’on ne sait où, et roulant sur le trottoir, s’en venait racler de tout son côté droit l’arbre providentiel, avant de disparaître au carrefour dans un crissement de pneus.

— Heureusement que tu as vu arriver ce fou, sinon... - dit Christine de Limelette, tremblante et pendue au cou de Marc.
— Je ne l’avais pas vu. J’ai eu un flash, en voyant ta voiture. Ça m’a rappelé mon accident de l’autre jour.
— Quel accident ? Tu as eu un accident ?
— Un accrochage avec la camionnette du patron, Boulevard Saint-Germain. Une fille, dans un coupé, qui a grillé un feu rouge. Elle voulait pas faire de constat et a offert de me dédommager en liquide, et largement.
— Et tu as accepté ?
— Je pouvais pas, et c’est ce que j’étais en train de lui dire, quand un autobus a foncé sur nous...
— Un autobus ? Comment cela, un autobus ?
— Oui, j’te jure, j’ai tout raconté à Antoine, t’auras qu’à lui demander : un autobus de touristes asiatiques.
— Et...
— Et j’ai réussi à l’éviter en faisant un bond de côté, mais il a chopé la fille et sa bagnole, et c’était pas beau à voir après.
— Deux tentatives d’assassinat, en quelques jours, contre un honnête plombier, c’est un peu beaucoup, non ?. J’espère que tu vas porter plainte ?
— T’en fais pas. C’est Antoine qui s’en occupe.
— Ah, alors, si c’est Antoine qui s’en occupe, évidemment...
— On fait dans l’ironie, maintenant ?
— Excuse-moi. Je décompresse. C’est que cela devient dangereux de te fréquenter, semblerait-il. Tu vas me faire regretter d’être revenue.
— Tu sais, la cible, ça pouvait être toi aussi ?
— Moi ? Et pourquoi cela ?
— Je ne sais pas moi, être la fille de Jacques de Limelette, haut fonctionnaire des services secrets français, ça peut aussi être dangereux, la preuve.
— Arrête, veux-tu, ce n’est pas drôle.

Ils s’étaient réfugiés dans le coupé blanc, et machinalement Marc avait remonté la capote, bien qu’il n’y eût aucun nuage dans le ciel. Toutes ces semaines sans Christine avaient été si longues, mais c’était fini à présent... Elle était là dans ses bras. Finalement, Marc songea qu’il avait mieux à faire que le travail de la police. Demain, à la première heure, il irait mettre Antoine au courant de ce qui n’était plus qu’une péripétie, mais leur avait causé une belle frayeur. D’ailleurs, sous ses baisers, Christine tremblait encore un peu...

Steve Parish n’avait pas vraiment le choix. Antoine lui avait demandé le black-out pour quelques jours. Mais pour résoudre l’énigme scientifique du problème, et vu les implications étrangères, voire plus, du phénomène, il fallait bien s’adresser à un laboratoire compétent. Et il n’y en avait pas trente-six à Paris. Une fois écartés ceux de la Préfecture de Police, puisqu’Antoine n’avait pas voulu pour l’instant mettre ses supérieurs au courant, ce qui, entre parenthèses, pouvait lui causer des ennuis, il y avait encore ceux de la “piscine” des Tourelles, siège de la DGSE, le contre-espionnage français. Mais Marc les lui avait déconseillés, en raison de l’implication, improbable sans doute, mais néanmoins possible, de Christine de Limelette, dont le père, comme on vient de l’apprendre, gravitait dans l’orbite des services secrets français. Quant à ceux de l’OTAN, ils se trouvaient tous à l’extérieur du territoire français, et il valait mieux ne pas sortir “ça” de France pour l’instant. Restait le COFAS. !

Le Centre Opérationnel des Forces Aériennes Stratégiques de Taverny n’abritait pas seulement dans ses silos souterrains des installations stratégiques de défense, mais aussi tout un tas de laboratoires plus sophistiqués les uns que les autres, financés par les fonds secrets du Ministère de la Défense et connus d’un très petit nombre de hauts responsables de l’Etat. Et Steve, y avait ses entrées. Leurs physiciens, chimistes et astrophysiciens sauraient à coup sûr, eux, déterminer la nature, la provenance, et toutes les propriétés du TUBE.

En effet, le plus urgent, selon lui, était, primo, de déterminer quel pouvait bien être l’usage de cet engin (était-ce une arme, un vecteur de communication, un outil thérapeutique, les trois à la fois... ?) et ce serait le boulot des laboratoires, et secundo d’identifier avec précision tous ceux qui couraient après ; cet Américain qui avait agressé Marc chez lui, il y avait quelques heures et que le tube, manœuvré par mégarde, avait réduit en glace pilée, ces petits hommes aux yeux bridés, entrevus par Marc dans l’autobus qui avait pulvérisé la Porsche, ces êtres difformes venus d’ailleurs (cette femme à la tête oblongue et aplatie, apparue puis disparue chez Antoine), sans compter sans doute plusieurs services secrets, et ça c’était son boulot, à lui et au SECRET. L’affaire ne s’annonçait pas simple. Apparemment, Marc avait mis le nez là où il ne fallait pas, et Antoine aussi, maintenant...

L’après-midi même, au fond du silo 3 de Taverny, a vingt mètres sous terre, l’astrophysicien qui examina le TUBE n’eut pas beaucoup de peine à déterminer que le métal dont il était constitué était du carbure de titane. Cela ne l’étonna pas, car le titane est un des trois principaux composants des nodules métalliques des météorites avec l’aluminium et le calcium. La nature extra-terrestre de l’objet était donc possible. Mais ses collègues, physicien et chimiste, lui rétorquèrent qu’il y avait belle lurette qu’on utilisait le carbure de titane dans la fabrication des outils les plus divers, et que le titane abondait sur terre sous deux formes oxydées principales ; le rutile et l’ilménite. Le rutile - TiO2 - se présentait sous forme de cristaux dorés, d’où son nom ancien (du latin rutilus, brillant) et l’ilménite - FeTiO3 - sous celle de cristaux rhomboédriques.

— Et, ça veut dire quoi, ça, en clair ?
— C’est vrai, excuse-moi, l’habitude... que leurs six faces ont une forme de losange.
— Eh bien voilà, tu vois, quand tu veux...

Bref, dans son apparence et sa composition, le TUBE était banal à pleurer. Restait le problème des faux boutons-poussoirs. Il n’y avait aucun mécanisme. C’étaient donc seulement deux emplacements en creux, situés sur celui-ci, à quelques centimètres de chaque extrémité. Steve avait prévenu les savants que des phénomènes étranges s’étaient produits à plusieurs reprises lorsque certaines personnes avaient appuyé simultanément leurs pouces à ces endroits. On fit donc dans une enceinte confinée un premier test avec un robot manipulateur. Il ne se passa rien. Steve se préparait à se porter volontaire pour expérimenter l’engin dans des conditions réelles, lorsque le physicien eut l’idée de faire passer dans les extrémités manipulatrices du robot un micro-courant électrique équivalent à ceux qui parcourent la peau. Miracle ! Le tube commença à vibrer et à émettre une modulation continue que l’on mesura et enregistra aussitôt. Mais rien d’autre ne se produisit.

— Laissez-moi essayer, les gars - dit Steve.
— Tu nous signes une décharge avant, alors.
— Vous alors, vous êtes bien des fonctionnaires !
— Bon, d’accord, mais tu restes en dehors de l’enceinte et tu passes les bras dans les manchons de manipulation ; je vais ôter les gantelets.

Steve s’approcha de la paroi vitrée qui divisait le laboratoire en deux, passa les deux bras dans les manchons qui reposaient sur la table de l’autre côté et se saisit du TUBE, qui y reposait. Il eut un regard pour ses deux amis, qui firent un signe d'acquiescement ; alors, tenant le tube par en-dessous, il appuya d’abord sur le creux de gauche. Rien. Puis sur celui de droite. Rien non plus. Les trois hommes échangèrent un nouveau regard, puis cette fois, il appuya simultanément sur les deux emplacements. Aussitôt, de nouveau, la vibration apparut et la modulation se fit entendre, et Steve eut la surprise de voir et d’entendre Antoine, à qui il était en train de penser, dans une espèce de halo qui flottait devant lui, au centre de l’enceinte de confinement.

— Eh, les gars, vous voyez ce que je vois ?
— Non, rien. Pourquoi ?
— J’ai mon ami, Antoine, “en ligne” comme au visiophone, devant moi, dans un halo.
— Bon. Essaye de lui parler, pour voir si la communication est en duplex.
— OK. Antoine, c’est Steve ? Tu m’entends ?
— Non seulement, je t’entends, mais je te vois, flottant sur une espèce de nuage dans mon bureau. Ça m’a fait un choc. Attends deux secondes, je vais fermer la porte, je tiens pas à ce que quelqu’un entre et voie ça.
— Un autre ne verrait sans doute rien, mais ferme-la quand même.

Les deux savants, pour ne pas perturber “la séance” venaient d’écrire sur un panneau, au feutre, des instructions pour Steve. Il lut mentalement : “Dis à ton correspondant de se contenter de penser ce qu’il veut te dire, sans parler, pour voir”. Avant qu’il ait eu le temps de réagir, Antoine répondit aussitôt : “O.K, j’ai compris”.

— Apparemment, ce truc fait au moins fonction de vidéo-transmetteur télépathique murmura le physicien à l’oreille de son collègue. Il poursuivit :
— Il faudrait maintenant vérifier si c’est aussi une arme, de défense, d’attaque, ou les deux, selon la volonté de l’utilisateur, car cela semble obéir à la volonté.

Vu ce qui s’était produit chez Antoine avec l’américain, l’expérience était plus risquée que la précédente, et comme il n’y avait aucun mécanisme de sélection des fonctions, il fallait supposer que le réglage se faisait en fonction de la situation et de la volonté du porteur, et que l’objet devenait une arme létale de défense cryogénique face à une agression et une épée ou un pistolet-laser pour attaquer.

On alla réquisitionner dans les cages du laboratoire de biologie voisin, un des chiens utilisés au mépris de la loi pour certaines expériences, (ici tout ou presque était en marge de la légalité). On l’excita un peu pour qu’il se montre agressif, mais cela ne donna rien. Steve avait beau pointer le TUBE sur le chien qui commençait à montrer les crocs, rien. Mais Steve n’avait pas vraiment la volonté de tuer le chien et il n’en avait pas peur non plus...

Au terme d’une après-midi entière d’expériences, plus folles les unes que les autres et qu’il vaut mieux ne pas révéler ici, Steve et ses amis en vinrent à émettre l’ahurissante hypothèse suivante : le TUBE était une sorte de bâton de pouvoir, un outil polyvalent qui obéissait à la volonté de son porteur et pouvait servir à tout : communiquer, se défendre, attaquer, soigner, diminuer, agrandir, soumettre,... Pas étonnant qu’on se batte pour entrer en sa possession. Et plus question de garder ça pour soi plus longtemps.

Des téléphones sur lignes spéciales se mirent à sonner dans Paris. Des véhicules aux vitres opaques se déplacèrent à travers la capitale. En quelques heures, la nouvelle fit le tour de la terre, grâce aux agents doubles des uns et des autres. Mais officiellement, il ne s’était rien passé. Le “bâton de pouvoir” était enterré au fond du silo 3 de Taverny. Et le monde allait son chemin. Pendant que toutes les grandes puissances politiques, industrielles et criminelles commençaient à ourdir des plans pour s’en emparer...

©Pierre-Alain GASSE, 1999.

jeudi 7 janvier 2010

Rétrospective 13 - Aperçu du 3e Millénaire (1998)

Note liminaire :

Ami lecteur,

Les noms des quelques personnages terrestres de cette nouvelle et leurs actions sont empruntés, avec l’aimable autorisation des Éditions Cylibris à un roman interactif. Ils sont la création collective de :

Jérôme Olinon,
José Caballero,
Philippe Picavet,
Renaud Collet,
Jean-Marc Julia,
et Vincent Fèvre.

Tout le reste est de votre serviteur.

galaxie.jpg

En ce temps-là, au détour de la XXIe galaxie, une douzaine d’esprits purs, venus des horizons multiples de l’espace intersidéral, étaient réunis sur un astre éteint, désert et poussiéreux, à des milliards d’années-lumière de la Planète Bleue.

Au centre d’un énorme astroblème évasé, flottait, dans l’atmosphère ténue, une représentation tridimensionnelle de l’univers connu, à une échelle infinitésimale. Au-dessous, une surface minérale, lisse et brillante comme un miroir, était entaillée de douze cercles concentriques, aussi larges et profonds que le Grand Canyon du Colorado. Chacun d’entre eux était occupé par l’Esprit en chef des Douze Galaxies Principales, selon l’éloignement de leur galaxie du Point Zéro.

Si les Grands Esprits, qui ne quittaient qu’exceptionnellement leurs galaxies propres, s’étaient ainsi réunis dans le plus grand secret, pour ce qui était, depuis la nuit des temps, la quatrième conférence intergalactique, c’est qu’un événement de la plus extraordinaire gravité les y avait contraints. D’ailleurs, après concertation télépathique, ils avaient décidé de ne pas se matérialiser, ce qui les avait dispensés d’utiliser les moyens de transport habituels et préservait l’anonymat de leur présence. L’une des propriétés d’un esprit non matérialisé, ou plus exactement, en l’occurrence, non incarné, c’est qu’il peut occuper tout l’espace mis à sa disposition, à la manière d’un gaz. Les douze Grands Esprits occupaient donc les douze cercles concentriques tout à leur aise.

Et c’est pourquoi les pseudonymes qu’ils utilisaient pour communiquer avaient été empruntés avec humour à la nomenclature des gaz rares et de leurs composés : Hélium, Néon, Argon Krypton, Xénon, Radon, XeF2, XeF4, KrF2, KrF4, RnF2, RnF4.

Un système sophistiqué de brouillage des transmissions télépathiques avait été établi autour de l’astre mort, aussitôt leur arrivée, et à présent ils ne pouvaient plus communiquer qu’entre eux douze et un treizième esprit, disparu, alors qu’il voyageait dans une météorite qui avait échappé à son contrôle et s’était écrasée sur le toit d’un pavillon de banlieue parisien, sur la planète Terre, dans le système solaire.

Cet accident, en soi, n’était pas grave. : le localiser avait été l’affaire de quelques années-lumière seulement. Mais son retour posait plus de problèmes, car les débris d’astéroïdes, comme chacun sait, ne disposent pas d’énergie mobilisable pour échapper à l’attraction terrestre. Et d’autre part, par le plus malheureux des hasards, il avait chu dans le grenier d’une espèce de savant fou, de Docteur Folamour, de Professeur Foldingue, qui avait entrepris et réussi, on ne sait comment, à fondre et usiner le principal métal de la météorite, en y emprisonnant du même coup le Treizième Esprit, qui malheureusement, ne pouvait se déprendre des atomes de la matière, à cause de la pesanteur bien trop importante sur Terre.

Mais ce n’était pas tout. Les deux objets que l’individu - un certain Vincent Dorme - avait confectionnés dans le sous-sol de son pavillon, avaient de manière inexplicable ou plutôt inexpliquée jusqu’à présent, la propriété de mobiliser le Treizième Esprit, dont les pouvoirs passaient alors sous le contrôle de l’utilisateur de l’objet. Mais jusqu’à présent, cela n’avait pas été compris par les Terriens, fort heureusement.

Enfin, comble de malchance, l’un des deux objets en question - un tube métallique d’une bonne vingtaine de centimètres, muni à ses extrémités de deux boutons-poussoirs - avait été volé dans la voiture de Dorme, et s’entre-déchiraient pour le récupérer les membres d’une secte soi-disant philanthropique, les services secrets de l’État Français - une minuscule région de la Terre - ainsi que les services de police à la suite d’un accident de la circulation encore mystérieux entre une camionnette de plombier et une voiture de sport.

Bref, la situation était grave. Et la conférence piétinait depuis un bon moment déjà. Il y avait eu tout d’abord la proposition cynique de Xénon de considérer le Treizième Esprit perdu pour le système et de procéder à la désintégration de la matière qui l’abritait. Cette solution radicale et si simple - un seul rayon d’un canon à faisceau de particules suffirait - avait l’avantage certain de préserver la sécurité des Douze Galaxies, en faisant disparaître la météorite aux nodules métalliques qui leur avait échappé, mais nul ne savait si un esprit pur pouvait résister à une désintégration, car cette manière fruste de quitter la matière en la détruisant n’avait jamais été utilisée auparavant. Seul Xénon, qui n’avait jamais pu supporter le Treizième Esprit, vota pour cette proposition.

XeF2 avait ensuite suggéré un débarquement massif, sous une matérialisation quelconque - martiens, lézards verts, aliens, ou fourmis géantes en arguant que l’armée n’avait pas eu d’entraînement réel depuis trop longtemps, et que cela lui ferait le plus grand bien. Mais c’était une solution chère et risquée car les Terriens avaient fait des progrès dans les armes de destruction, et on ne pourrait éviter quelques pertes en cas de contact. Or, les esprits purs incarnés étant devenus stériles depuis la dernière conflagration intergalactique, toute perte était un dommage irrémédiable. Cette solution fut donc écartée par dix voix contre deux.

Argon, qui jusqu’ici était resté silencieux, prit alors la parole : enfin, disons plutôt que sa pensée parvint simultanément à ses onze interlocuteurs sur le mode pondéré qui était toujours le sien :

— Ne pourrions-nous pas par télépathie suggestionner les Terriens afin qu’ils considèrent les deux tubes issus de la météorite comme tellement dangereux pour eux qu’ils s’empressent de les mettre dans une fusée pour les renvoyer d’où ils viennent ?
— Dans une de nos galaxies ?
— Tout au plus dans notre direction. Ils ne nous ont pas encore détectés avec précision.
— C’est réalisable techniquement, quoique la Terre se trouve à une distance limite pour nous.
— Une fois dans l’espace, ce serait un jeu d’enfant que de récupérer les tubes sans le moindre dommage.
— Et nos savants seraient enchantés de recevoir de nouveaux échantillons de la technologie terrienne. Ils n’ont rien eu à se mettre sous le microscope depuis le contenu de cette sonde que nous avons détournée en faisant croire à sa disparition.

Un concert d’applaudissements télépathiques et de lasers de communication multicolores salua cet échange et la proposition lumineuse d’Argon fut aussitôt adoptée à l’unanimité.

Tous les problèmes cependant n’étaient pas résolus, loin de là, par son adoption. Le facteur temps en particulier jouait contre les Douze Grands Esprits, car la pensée se déplaçait, certes, plus vite que la lumière, mais il faudrait quand même un délai pour faire parvenir aux Terriens le message, et surtout pour qu’ils prennent les mesures nécessaires au réacheminement des objets, qui étaient pour eux des mesures lourdes, très lourdes, et cela risquait d’être long, trop long.

D’autant plus que les deux tubes étaient entre des mains différentes à présent, avec à leur poursuite, au moins trois groupes rivaux de terriens, disposant de moyens divers, et peut-être, peut-être, une quatrième puissance extra-terrestre celle-là, identifiée sous l’expression petits hommes gris !

Lâchée par Hélium, qui occupait le cercle extérieur, car sa galaxie était la plus proche de la Terre, cette dernière information, qui par voie de conséquence n’avait pu encore parvenir aux galaxies plus lointaines, fit à l’assemblée l’effet d’une bombe à fusion nucléaire.

— Quoi ? Mais cela change tout. Et qui c’est, ceux-là ? hurla Krypton silencieusement.
— Nous n’en avons aucune idée pour l’instant. Leurs pensées nous sont impénétrables.
— Et combien sont-ils ?
— Peu.
— C’est un peu juste, comme précision, mon cher Hélium. Vous êtes bien chargé de la sécurité extérieure du système, non ?
— En effet. Mais, nous n’étions pas concernés par cette affaire avant que cet astéroïde ne vous échappe, si je ne m’abuse.
— Ne nous échappe, si vous le voulez bien. Ai-je besoin de vous rappeler que le Treizième Esprit appartient au S.A.I et qu’il était en mission d’observation des espaces interplanétaires du système solaire quand cet incident est survenu ?
— Exact. Mais je vous rappelle que cette mission n’a pas fait l’unanimité parmi nous.
— Nous nous égarons. Que savez-vous exactement de ces petits hommes gris ?
— Nous avons écarté l’hypothèse d’une intoxication du type Rosewell parce que s’il s’agissait d’humains, d’hominidés, ou de clones des uns ou des autres, nous capterions leurs signaux de pensée. Nous pensons donc, par élimination à des êtres extra-terrestres, sans savoir d’où, ni quand ni comment ils sont venus. Nous ignorons encore leurs intentions exactes, mais tout laisse à croire qu’elles sont malignes, étant donné leurs méthodes.
— Quelles méthodes ? s’enquit Néon, le responsable de l’Information et de la Propagande
— Ils ont inféodé la secte du Pardon Universel dirigée par un certain Jacques de Limelette, qui leur sert de bras séculier et s’appliquent pour l’instant à recueillir des informations stratégiques sur la planète Terre.
— Mais pourquoi la France ?
— Ils ont déjà été repérés ailleurs, entre autres, en Chine.
— Pourquoi - dit alors XeF4- avez-vous écarté l’hypothèse d’humanoïdes à la solde d’un ou plusieurs pays ou continents de la Terre ?
— Leurs robots nous sont aussi transparents que l’eau la plus claire. Ils sont programmés dans un langage qu’un enfant de deux ans comprendrait.
— Ne parlez pas de ce que vous ne connaissez pas. Savez-vous ce que c’est qu’un enfant ? En avez-vous seulement vu un ?
— Non seulement j’en ai vu, j’en ai même eu, mon cher, il y a bien longtemps, alors que j’étais en mission sur terre, à l’ère quaternaire, pendant la guerre du feu. Hélas, mon enveloppe charnelle, lui et ma compagne n’ont pas survécu à un séisme himalayen.
— Trêve de souvenirs, voulez-vous. Revenons à nos petits hommes gris, trancha Argon. S’agit-il d’esprits réincarnables comme nous, ou sont-ce plutôt des êtres mortels à vie unique ?
— Nous l’ignorons encore, mais certains indices pourraient faire pencher en faveur de la première hypothèse.
— Quels indices ?
— Les policiers français ont découvert sur le palier d’un appartement où se trouvait l’un des tubes un être vivant qu’ils ont qualifié de pizza au vu de sa forme et de ses couleurs étranges, et qui a disparu peu après à leur insu.
— Et vous en concluez... - coupa Radon.
— Qu’il s’est peut-être télétransporté ou désincarné, désintégrant son enveloppe.
— Admettons...

Ce qui finalement inquiéta le plus les Douze Grands Esprits, ce fut de constater que leurs immenses pouvoirs ne leur permettaient pas de lire les pensées des petits hommes gris. Cet aspect du problème occulta même complètement la récupération du Treizième Esprit. C’était en effet la première fois que dans l’univers des êtres doués de pensée leur résistaient. Et c’était pour tout dire très inquiétant. Car dans le système des Douze Galaxies, la cohésion et la sécurité étaient assurées principalement par le fait qu’à tout moment, les pensées de chacun pouvaient être connues. Bien entendu, la sphère privée échappait à la transparence automatique, et il fallait en connaître la clé, mais la sphère sociale non. Si jamais un petit homme gris accédait à leurs galaxies, son invulnérabilité mentale le rendrait tout-puissant. À condition qu’il puisse aussi lire dans nos pensées - tenta de dire quelqu’un. Et les contrôler - renchérit un autre. On n’en est pas encore là - fit un troisième. Peut-être même ne sont-ce que des animaux, puisque nous ne détectons pas de pensée construite chez eux.

— Des animaux ? Etes-vous fou ? dit Argon. Et pourquoi s’intéresseraient-ils de si près à nos tubes, je vous prie ?
— Des animaux apprivoisés, éduqués, pour une tache précise, comme ces chiens, ces singes ou ces dauphins que les Terriens utilisent pour aider leurs handicapés... ou leurs militaires.
— Attendez... coupa Hélium. Ce pourraient être par exemple des humains lobotomisés, asservis à la volonté d’un maître ?
— Par exemple.
— Dans lesquels on aurait remplacé la pensée autonome par un circuit électronique préprogrammé ou même téléprogrammable.
— On revient aux humanoïdes, si je ne m’abuse.
— En effet, excusez-moi...

Dans un autre espace-temps, aux confins de l’univers, dans la galaxie de la Voie Lactée, à l’intérieur du système solaire, sur la planète Terre, quelques milliards d’humains noyaient dans le champagne pour les plus riches, et dans n’importe quelle boisson fermentée pour les plus pauvres, la dernière nuit de l’an 2000 de l’ère chrétienne. Instruits par les chroniques du passage à l’an 1000, chamanes, sorciers, astrologues, savants, journalistes, autorités religieuses et politiques, avaient tous minimisé cette fois les conséquences de l’avènement du troisième millénaire.
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©Pierre-Alain GASSE, 1998.