Le Blog de Pierre-Alain GASSE

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mercredi 7 septembre 2016

Nouvelles de rentrée


Au moment où les enseignants de tous niveaux font connaissance avec leurs nouveaux élèves, j'en profite pour remettre à l'honneur deux nouvelles sur ce monde que j'ai bien connu.

Revoici donc, tout d'abord "La Leçon", puis "La Prof".

Bonne lecture !

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La Leçon

''À tous les pédagogues de terrain, qui font fi des modes et des oukases dans leur tâche d'éveil des consciences.''

— Bien, les enfants, dites-moi ce que vous remarquez en premier. — Hé, M'dame, il est chelou grave son look au mec. — Kevin, tu sais très bien que je ne veux pas que tu t'exprimes en cours comme en récréation. Recommence, je t'écoute. — J'veux dire qu'il est pas habillé comme nous, quoi ! — Il te fait penser à quoi, son habit, Kevin ? — Euh... j'peux pas le dire, M'dame, vous allez répéter que j'parle mal et me traiter... — Premièrement, je ne "traite" personne, comme tu dis, et deuxièmement, s'il te manque un mot pour exprimer ta pensée, demande-le-moi, je te le donnerai. — Oui, d'accord, comment-est-ce qu'on dit "tarlouze" en bon parler ?

La classe éclate de rire. On se pousse du coude. Claire Chalumeau se retient, elle aussi. Il lui faut répondre. C'est la règle qu'elle a mise en place.

— On peut dire efféminé ou homosexuel, par exemple. Mais qu'est-ce qui te fait penser cela ? — Euh... son col et les trucs au bout de ses manches, là. — C'est parce qu'il s'agit d'un vêtement de travail, et pas de sa tenue normale. Qui a une idée ?

Après un petit temps de réflexion, plusieurs mains se lèvent. Surtout des filles.

— Fatoumata, oui. Tu penses à quoi ? — On dirait une tenue de danse, un peu. — Tu brûles, Fatoumata. Qui a une autre idée. Oui, Alishama ? — C'est comme les acrobates au cirque, des fois. — C'est très bien, toutes les deux. Effectivement, c'est un justaucorps d'acrobate, de funambule que porte ce jeune garçon. Bon, et l'autre personnage, qui est-ce ? Oui, Alexandre : — C'est sa mère, Madame, elle est triste. — Et pourquoi est-elle triste comme cela, à votre avis ?

Une forêt de bras s'élève avec ensemble. Claire Chalumeau y remarque une main timide, à peine soulevée du pupitre :

— OUI, Rachel ? — Je crois qu'il se sont disputés.

D'autres mains s'agitent encore, demandant à intervenir. Il est temps de faire un peu de police.

— Bon, chacun va donner son avis. Rachel a peut-être raison, mais alors, pour quel motif se seraient-ils disputés ? Allez, Antoine, commence : — Le garçon ne veut pas manger ce qu'il y a dans son assiette, il aime pas ça !

Comme toujours, Kevin, renchérit sans avoir demandé la parole :

— Ouais, il est venère, il veut plus voir sa reum, il regarde de l'autre côté. — Kevin !— Faites excuse, M'dame, c'est sorti tout seul.

La classe s'ébroue. Il convient de reprendre la main :

— Kevin a raison. Mais regardez bien le jeune garçon. Dans ce tableau, je dirais que plusieurs éléments différents peuvent traduire son état d'esprit, son obstination. Les voyez-vous ?

Les bras se baissent, on chuchote d'une table à l'autre quelques instants, puis une petite blondinette toute bouclée se voit autoriser d'un signe à intervenir :

— Alors, Élise, qu'est-ce qui, pour toi, souligne le caractère buté du garçon ? — Ses bras croisés et son regard dans le vide, Madame. — Tu as raison. Cela fait deux éléments. En voyez-vous d'autres ? Tu en as trouvé un, Thomas ? — Son cou, peut-être, il est tout tendu... et son menton aussi. — Son menton ? Il est comment son menton ? Oui, Nicolas ? — Il est carré, Madame.

La classe s'esclaffe.

— Tu exagères, Nicolas, il n'est pas carré, mais à angle droit, effectivement. parce qu'il a les mâchoires serrées, sans doute. Mais vous oubliez le principal signe de cette obstination. Cherchez encore.

Le silence s'établit. Un vent de compétition souffle sur la classe. Soudain, deux mains se lèvent ensemble, une fille et un garçon.

— Farida et Mourad, oui ? Mourad, tu veux bien laisser Farida parler la première en galant homme que tu es ?

Mourad ne peut qu'acquiescer.

— Alors Farida ? — Son front, Madame, il est... il est grand. — Il a le front haut, c'est vrai, mais pourquoi est-ce que cela traduirait son obstination ? — Ça veut dire qu'il est têtu, Madame, intervient Mourad. — Oui, Mourad, tu as raison. Mais, réfléchissons ensemble encore un peu. Il s'agit d'un tableau, d'une peinture, et l'artiste, pour le réaliser a utilisé trois éléments différents : des lignes, des formes, pour le dessin dont vous venez de me parler en ce qui concerne le garçon, mais aussi des couleurs, et de la lumière, qui interviennent aussi pour exprimer ce que le peintre veut nous transmettre. Alors, toujours à propos du garçon, que pouvez-vous dire des couleurs et de la lumière ?

La question laisse perplexe la classe durant quelques secondes, puis un échalas qui dépasse d'une bonne tête tous les autres se risque à un premier commentaire :

— Le garçon est habillé en bleu clair surtout et il n'y a rien d'autre de cette couleur. — C'est vrai, Quentin. Et alors ? — Ça attire le regard sur lui. — Oui, mais il est au premier plan aussi, c'est normal qu'on le voie en premier, non ? Mais, de plus, le bleu est considéré comme une couleur froide, à l'inverse du rouge, par exemple, et sert donc ici à traduire un sentiment un sentiment de froideur, d'hostilité vis-à-vis de la maman. Formes, couleurs ; lumière, à présent. Quelle est la partie la plus éclairée du garçon et pourquoi ?

Kevin pour une fois a levé le doigt avant de parler. Pas question de ne pas l'interroger.

— Alors ? Oui, Kevin. — C'est son front, M'dame, ça veut dire qu'il s'est fait une sacrée prise de tête ! — Exactement. Bon, je crois qu'il est temps que nous parlions un petit peu de la maman de ce garçon. Comment le peintre nous la présente-t-elle ? Comment l'imaginez-vous à partir de ce tableau ? Oui, Antoine... — Elle est pas comme son fils. Elle a l'air toute douce. Elle doit être gentille. — D'accord, Antoine, mais comment est-ce que le peintre nous transmet cette idée, par quelle combinaison de formes, de couleurs, de lumière ?

La question ramène un silence attentif sur la classe, puis deux filles lèvent la main :

— Marie, tu veux nous dire quoi à ce sujet ? — Euh... je veux parler des couleurs, Madame. La femme, elle est peinte avec du blanc, du rose et du gris, on dirait, ou une espèce de marron clair, bon, et un peu de noir pour les cheveux et les yeux. A part le noir, c'est des couleurs douces. — Oui, tu as raison, c'est bien observé. Mais les formes, les lignes aussi contribuent à cette expression de la douceur. Regardez, le peintre a utilisé surtout des lignes courbes pour dessiner la maman, ovale du visage, plis du châle, etc. et beaucoup plus des lignes droites pour le garçon, verticales et horizontales, en accord avec son état d'esprit.

L'autre main levée s'impatiente. Claire Chalumeau reprend :

— Pardon, Myriam, j'allais t'oublier. Alors, que penses-tu de la maman, toi, et pourquoi ? — Aucun ne veut regarder l'autre. La maman regarde dans le vague. Elle tient sa tête dans sa main. Elle est fatiguée. Peut-être que c'est tous les jours la même chose. Le garçon ne veut jamais manger. Alors, elle en a marre.

Claire Chalumeau fronce les sourcils en direction de Myriam, qui met sa main devant sa bouche. Sans insister, Claire enchaîne :

— Bon, je vais vous donner quelques informations supplémentaires. Le tableau a été peint au début du XXe siècle, en 1904 exactement, à Paris, et les personnages représentent des artistes du cirque Médrano, qui avait à l'époque un chapiteau permanent dans la capitale. Mais beaucoup de ces artistes vivaient dans la pauvreté. Est-ce que cela vous aide ? — Ils crèvent la dalle, tiens ! — Kevin, en bon français, combien de fois faut-il te le répéter, et après avoir levé la main !

Kevin, rigolard, s'exécute :

— Personne veut manger, y'a pas assez, c'est pour ça qu'ils se font la gueule, chacun veut que ce soit l'autre.

Claire Chalumeau s'adresse au reste de la classe :

— Vous en pensez quoi, vous autres ? Myriam ? — Moi, je crois que les deux choses sont possibles. Chacun pense comme il veut. — Effectivement, le peintre n'impose pas une vision, il en suggère plusieurs. Mais regardons maintenant la construction du tableau. Voyez-vous des lignes de force, des alignements significatifs ? Maxime, oui ? — Le tableau est coupé en deux, Madame. — Comment cela, coupé en deux ? — Ben, à gauche, la mère, à droite, le fils. — C'est vrai, mais ne voyez-vous pas une autre division ?

Farida agite frénétiquement la main.

— Vas-y, Farida, ça a l'air urgent. — Mais non, Madame, je voulais dire aussi la gauche et la droite, mais en travers.

La classe rit sous cape de la méprise. Claire Chalumeau choisit d'ignorer l'incident.

— En diagonale, tu veux dire ? — Oui, c'est ça. — Eh bien, tu as tout à fait raison, Farida ; regardez bien, les têtes des personnages sont alignées sur une des diagonales du tableau, en effet. Observez la table, à présent. Elle ne vous paraît pas bizarre ? — On dirait que l'assiette va tomber. — Un peu. C'est parce que la perspective - vous vous rappelez la perspective, on en a déjà parlé - n'est pas tout à fait respectée. Bon, l'heure est presque finie, je vais vous dire à présent qui a peint ce tableau, vous allez être surpris.

Kevin interroge :

— C'est vous, M'dame ? — Hélas, non, car alors je serais millionnaire, mais c'est un peintre très connu, je suis sûr que vous connaissez son nom, il s'appelle Pablo Picasso.

Fatoumata ne peut se retenir :

— Picasso, il peint pas comme ça, Madame, c'est des trucs tout bizarres, des bouches de travers, des yeux sur le côté. Ma mère, quand mon petit frère dessine, elle dit toujours : arrête de faire ton Picasso ! Applique-toi ! — Ce que tu dis est vrai, Fatoumata, parce que Picasso a peint de bien des manières, très différentes les unes des autres, et dans une période du début de sa carrière qu'on appelle la période rose, il a peint de cette manière-ci, dans des tons pastels, exprimant des sentiments mélancoliques, romantiques. Bien. Pour lundi prochain, vous essaierez d'écrire une petite synthèse, une vingtaine de lignes, sur ce tableau qui s'intitule : Mère et enfant. Merci. Vous pouvez ramassez vos affaires et sortir. À lundi.

Un chœur de voix soudain gaies lui répond :

— Au revoir, Madame. À lundi, M'dame.

Claire Chalumeau pense avoir donné la parole à tous les élèves de sa classe, mais soudain elle se rend compte qu'au dernier rang une tête brune n'est pas intervenue. La mine triste, le menton dans ses mains, elle fixe l'écran du vidéo-projecteur. C'est une petite albanaise, arrivée il y a quelques mois, qui maîtrise encore mal le français.Tandis que les élèves sortent en chahutant, Claire Chalumeau s'avance vers elle :

— Eh bien, Zora, tu n'as rien dit aujourd'hui. Tu n'as pas aimé ce tableau ?

Les yeux de la collégienne s'embuent, sa bouche tremble et elle secoue vivement la tête de gauche à droite, puis de haut en bas, avant de confesser dans un sanglot :

— La...dame... on... dirait... ma...man.

Claire Chalumeau était plutôt contente de son cours, mais à présent elle s'en veut terriblement de ne pas avoir anticipé la réaction de la jeune fille en pleurs. Pour quelques minutes, la professeur de Français doit-elle céder le pas à la mère afin de trouver les mots qui adouciront le chagrin de la jeune orpheline ?

— Pardon, Zora, je ne voulais pas...

Mais déjà l'adolescente a repris ses distances :

— Ça va aller, Madame. Merci.

©Pierre-Alain GASSE, mai 2011.


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La Prof

Tous les jours de classe, depuis plus de trente-sept ans, elle répète les mêmes gestes, comme un rituel, pour préparer son cartable.

C'est un vieux cartable en cuir fauve, tanné et culotté par des années de bons et loyaux services, dont la poignée a déjà cédé à plusieurs reprises sous les kilos transportés. A chaque fois, le dernier bourrelier de la ville a pu le lui rafistoler. Il aurait dû essayer de lui en vendre un neuf depuis longtemps, mais en amoureux des vieilles choses et fier de son métier de ramendeur, il a mis un point d'honneur à prolonger l'existence de celui-ci. Il profite aussi de ses interventions pour refaire les coutures fatiguées et entretenir le cuir avec une crème dont il garde le secret.

Dans la petite poche avant, qui ferme avec un simple clip, elle glisse les clés de ses salles ainsi que le cahier de textes, où jour après jour, cours après cours, elle inscrit l'avancement de son enseignement, pour chacune des classes qui lui sont confiées.

Dans la pochette du milieu, protégée par une fermeture-éclair, son cahier de notes. Jusqu'à présent, il lui était offert par l'organisme qui gère ses cotisations de retraite complémentaire, mais cette année, le temps des restrictions est venu : plus de carnet de notes, plus d'agendas ni de stylos-bille, ni même de petit calendrier. Ses collègues et elle ont fait grise mine. Ils s'étaient habitués à ces petits cadeaux, qu'ils avaient fini par considérer comme un dû.

Dans le soufflet du devant, son cahier de préparation, le petit classeur à anneaux où sont rangées ses notes du moment, en fonction de l'œuvre et de l'auteur qu'elle fait étudier à ses élèves.

Dans le soufflet arrière, il y a presque toujours une chemise avec un paquet de copies à rendre ou à corriger, mais aujourd'hui, elle ne contient qu'une trentaine d'exemplaires du texte qu'elle va présenter.

Répartis entre les deux soufflets, selon leur taille et leur nombre, les livres dont elle va avoir besoin. En l'occurrence aucun, puisque l'auteur du texte du jour n'a pas encore séduit le moindre éditeur.

Sa trousse : stylo bille noir à pointe fine pour remplir les bulletins, pour que le double carboné soit bien lisible, feutre rouge à écriture fine pour les corrections, stylo plume à encre bleue pour le cahier de textes, feutre noir pour tirer les traits, crayon à papier, taille-crayon, effaceur, stylo-gomme, blanco, un stabilo jaune pour surligner, quelques trombones. Rien ne manque.

Dans une dernière petite pochette intérieure, se trouvent sa paire de ciseaux pour gauchère, sa pochette de feutres pour les transparents, un ou deux marqueurs pour écran blanc, une petite boite de dépannage avec quelques bâtons de craie, un cutter.

Dans le fond du soufflet avant, sa règle métallique.Tout est là.Ses mains ont procédé, machinales, à ces vérifications.

Elle enfile son manteau, noue son écharpe, chausse ses escarpins qui attendaient derrière la porte, attrape son sac à main, posé sur le petit meuble de l'entrée, ouvre la porte et change la clé de côté, avant de prendre son cartable posé à ses pieds et de sortir sur le palier.Il est seize heures quarante-cinq, ce vendredi d'octobre. Madeleine Lavergne va donner son cours à sa classe de 2de 9. Le seul de son après-midi.

Elle donne deux tours de clé et fourre celle-ci dans son sac.

Autant son cartable est bien rangé, autant son sac à main est un foutoir. Tout à l'heure, pour la retrouver, il lui faudra fouiller à l'aveuglette un bon moment avant de mettre la main dessus. Cela fait des années qu'elle se promet d'y remédier. Peine perdue.

— Bonsoir, Madame Lavergne.

Elle est à l'heure. Comme chaque après-midi, la concierge est en train de passer la toile dans le hall de l'immeuble. Elle fait un petit détour pour ne pas marcher là où la wassingue humide vient de laisser son empreinte luisante. Tout travail mérite respect, non ? Madame Serinet fait son ménage à cette heure inhabituelle pour ne pas le voir sali, à peine achevé, par la cohue du matin.

—Bonsoir, Madame Serinet. A demain.

Elle sait que lorsqu'elle rentrera, la concierge aura réintégré sa loge et fermé son carreau. Surtout ne pas oublier de la saluer : elle est si susceptible.

La voilà sortie.

Elle connaît le nombre de pas qui la séparent des grilles du Lycée, et parfois son esprit les recompte sans qu'elle s'en rende compte.

Mais pas aujourd'hui.

Ce soir, elle a autre chose en tête.

Les trottoirs, devant le lycée, sont encombrés de jeunes de tout acabit, sac au dos ou à l'épaule, qui se saluent, s'interpellent, tirent nerveusement sur des cigarettes bien fines avant de sortir pour la plupart ou d'entrer pour quelques-uns dans un lycée déclaré depuis peu "sans tabac". Il lui faut slalomer entre les groupes dont seuls quelques-uns s'écartent pour la laisser passer.

La première sonnerie de la dernière heure retentit comme elle franchit la grille.

D'ordinaire, elle monte en salle des professeurs jeter un coup d'œil aux panneaux d'information et vérifier que son casier est vierge de toute injonction administrative.

Mais pas ce soir. A quoi bon ?

Aujourd'hui, elle se dirige directement vers la salle 37, au rez-de-chaussée, du bâtiment C. Sa salle de cours, au bout d'un couloir qui fait un coude. La même depuis bien longtemps maintenant. Ça l'arrange bien. Les escaliers commencent à lui être un peu pénibles. Elle sort ses clés de la pochette de son cartable et ouvre la porte, peinte d'un vieux rose défraîchi.

La salle est dans la pénombre. Quelqu'un a dû utiliser la vidéo, hier, après son départ. Elle bascule les deux interrupteurs et referme derrière elle. Dans le couloir, quelques élèves, assis par terre, écoutent leur walkman. Deux esseulés ont un livre dans les mains. Les autres arriveront après la deuxième sonnerie, à leur habitude.

Elle a posé sans s'en rendre compte son cartable à plat en travers du coin gauche du bureau, comme toujours, mais ce soir elle ne l'ouvre pas encore.

Elle s'assied et regarde cette classe vide, ces rangées de tables que les agents de service ont réalignées rapidement hier soir, après avoir balayé, effacé le tableau et vidé les poubelles. Cinq rangées de tables à deux places, disposées pour laisser deux allées de part et d'autre du bureau. Quarante places, heureusement pas toutes occupées, la plupart du temps. Dans le fond, à droite, une armoire métallique et des panneaux d'affichage encombrés de vieilleries laissées par des collègues insouciants. A sa droite, sur une console fixée en hauteur, un téléviseur et son magnétoscope ; à sa gauche, sur le mur, un écran escamotable et, devant, un rétroprojecteur sur sa table de projection roulante. Elle pense que les choses ont quand même bien changé depuis ses débuts. Sauf le bureau. C'est un bon vieux bureau à panneaux de chêne, assemblés par tenons et mortaises, comme on n'en fait plus. Deux tiroirs et sur la droite, à l'intérieur, une petite tablette pour la boite à craie. Sa chaise aussi doit être une rescapée : toute en hêtre, avec des accoudoirs, c'est presque un fauteuil. Les tables et les chaises des élèves, elles, ont été remplacées, il y a une dizaine d'années. Le formica a détrôné le bois que compas et canifs avaient creusé, perforé, sculpté, et couvert d'inscriptions sans cesse renouvelées. Sur celles-ci on ne trouve plus que des graffiti au crayon à papier qu'un coup d'éponge fait disparaître.La salle n'a pas encore été utilisée de la journée et elle n'a pas besoin d'y remettre de l'ordre avant l'entrée des élèves. Elle se lève pour aller ouvrir les stores d'occultation. Un soleil pâle et déjà bas entre dans la pièce, faisant danser dans la lumière la poussière qu'elle vient de soulever. La deuxième sonnerie retentit. Il est dix-sept heures. Elle va ouvrir la porte de la salle. Jamais, depuis le début de sa carrière, les élèves ne sont rentrés avant son invitation. Elle leur fait face et les regarde s'asseoir dans un brouhaha sympathique. Ils savent et attendent le signal : ce bruit de règle qui les fera se taire sans qu'elle ait un mot à dire et marquera le début de son cours.

Pour eux, c'est la sixième, septième ou huitième heure de la journée, un cours comme les autres, la suite de celui d'hier ou d'avant-hier, mais surtout le dernier du jour, le plus difficile à suivre comme à assurer, pense-t-elle.

Pour elle aussi, c'est le dernier. De sa journée, bien entendu, de sa semaine, heureusement, mais de sa carrière aussi, et elle ne sait si elle doit dire enfin ou hélas.

Dans une heure, elle aura mis fin à trente sept ans et demi d'enseignement du Français.

Elle se revoit, jeune normalienne brillamment reçue à l'agrégation de Lettres Modernes, devant sa première classe, animée d'un grand trac certes, mais de cette fougue juvénile aussi, de cet enthousiasme à soulever les montagnes qui lui font défaut aujourd'hui.

Elle essaie de déterminer son état d'esprit de ce soir.Il y a de la lassitude. Comment n'y en aurait-il pas ? Les ans ne passent pas impunément. Aujourd'hui pour elle, les marches sont plus hautes, les caractères d'imprimerie plus petits et les autobus plus rapides qu'autrefois. C'est la vie et nul n'échappe à ses évolutions.

Pourtant, elle ne s'en est pas trop mal sortie de ce côté-là. Les lunettes, elle les avait déjà à vingt ans, elle s'est un peu voûtée de s'être tant penchée sur livres et copies et son oreille gauche est devenue un peu paresseuse, mais à par ça, elle se porte comme un charme. A tel point qu'elle n'a même pas de médecin attitré. Ses filles le lui reprochent assez.

De la lassitude, mais pas de renoncement.

Et toujours le même amour de la littérature, la grande compagne de sa vie. A chaque saison littéraire, elle trouve à s'enthousiasmer, en cherchant un peu au loin du déversement médiatique. Et puis, les grands anciens sont toujours là, qu'on peut lire et relire avec la même émotion, le même plaisir renouvelés. Et jusqu'à présent, elle a réussi à y intéresser ses élèves. Oh, certes les programmes officiels y ont sans doute perdu un peu et ses choix lui ont parfois valu quelques critiques, mais de temps à autre, elle rencontre encore d'anciens élèves qui viennent lui dire : "Oh, madame, c'est grâce à vous que j'ai découvert tel écrivain ; vous savez, je viens de terminer ma maîtrise, mon doctorat sur telle partie de son oeuvre, justement..." Alors, les remontrances de tel ou tel inspecteur, englué dans ses instructions officielles...

Aujourd'hui, pour terminer une séquence sur la nouvelle, elle a choisi un texte d'un auteur contemporain, découvert sur Internet. Elle toussote deux fois pour s'éclaircir la voix et commence :

Km 1500

Les 110 CV de la 307 HDI répondent à la moindre sollicitation de son pied droit, avalant les courbes inversées de l'autoroute qui l'emmènent loin vers le sud. De temps à autre, aux péages, il prend un ticket ou présente sa carte bancaire. Les facturettes s'accumulent à côté de lui. Où va-t-il ? Aucune idée préconçue. Son corps sera seul juge. Il guette un signal qui ne vient pas et l'automobile file vers le midi, et lui avec, sans savoir vraiment pourquoi.

Cet après-midi, à l'ouverture de la concession de Nantes, quand il a pris livraison de la voiture après avoir signé les papiers de l'achat en LOA, on lui a dit : "sur ce modèle l'entretien a lieu tous les vingt mille kilomètres, mais après cinq mille, vérifiez quand même les niveaux, et ne poussez pas le moteur avant 1500 km". Son regard oblique vers le compteur. Il n'y est pas encore. Un déclic se fait dans une zone de son cerveau. Il vient de découvrir le terme de ce voyage impromptu, inespéré, inattendu.

Nantes. Bordeaux. L'autoroute déroule devant lui son ruban luisant de soleil et lui s'applique à l'enrouler le plus régulièrement possible pour ne pas faire de faux-plis dans sa tête. Toulouse. Le soir tombe. Perpignan. Le Perthus. A peine un képi endormi au pied d'une guérite abandonnée. Les temps ont bien changé. Deux pinceaux de lumière filent dans la nuit. Gérone. Barcelone. La France est loin déjà. Tarragone. Valence.  Une très légère odeur d'ammoniaque lui rappelle que la climatisation fonctionne. Il louche sur l'ordinateur de bord : température extérieure : 12°; kilométrage parcouru : 1352.

Viennent aussi sur l'afficheur la fréquence de la radio qui déroule son fil musical et l'heure. Il lit : 4 h 23. Il appuie sur la commande, espérant que la machine lui dise depuis combien d'heures il est parti, mais cela n'a pas été prévu par le programme. Il doit faire un effort de calcul : à cent trente de moyenne ou pas loin, et compte tenu de quelques arrêts physiologiques, une bonne douzaine d'heures. Ses paupières s'alourdissent malgré les cafés bus régulièrement toutes les trois heures. Cent quarante huit kilomètres encore. Son ordinateur de bord personnel vient de commencer un compte à rebours qu'il ne veut plus arrêter.

Mais s'il atteignait les mille cinq cents kilomètres au plein milieu de nulle part, entre deux sorties ? Attention ! Ne pas se laisser piéger. Mais quand même faire confiance à l'instinct. Au destin. A la loi des nombres. Il sent comme une espèce de communion entre lui et la machine, sans trop savoir lequel commande l'autre.

1420. Alicante ne devrait pas être loin à présent. L'autoroute continue-t-elle au-delà, vers Almería et l'Andalousie ? Il essaie de rassembler ses souvenirs de géographie ibérique et des montagnes arides surgissent devant lui. Mais la dynamite et l'argent des hordes teutonnes et bataves viennent à bout de tout, lui souffle une petite voix malintentionnée. - Tu oublies toutes les voitures françaises que tu as doublées depuis la frontière ! Il est obligé de convenir en son for intérieur que cette Costa Blanca sur laquelle il est engagé est aussi la dernière banlieue de Paris : les immeubles d'appartements de vacances poussent au soleil depuis bientôt quarante ans, repoussant au delà de l'autoroute les agrumes et les légumes de jadis, et les smicards de Suresnes, Montreuil ou Aubervilliers viennent se donner l'illusion de l'aisance, sous un soleil de plomb, dans des cages à lapins qu'ils n'accepteraient pas d'habiter dans leur pays. Tous les mirages ne sont pas au désert !

1460. Dans les lueurs de l'aube, le Peñón de Ifach, planté sur le rivage, veille sur les villas cossues de Calpe étagées sur les contreforts de la sierra, tandis qu'à ses pieds des immeubles clonés à des dizaines d'exemplaires, tentent vainement de s'élever à sa hauteur. 

1480. Le dernier café bu est loin et ses yeux clignent dangereusement. Il ralentit l'allure. Heureusement, ici les bandes blanches latérales sont rugueuses et le remettent dans le droit chemin quand il s'écarte de la trajectoire idéale. Il sait que seule une frayeur plus importante que les autres pourrait désormais libérer en lui l'adrénaline qui le réveillerait tout à fait et l'emmènerait sans heurt au terme de son voyage. De toute façon, il lui faut tenter sa chance. Il s'y abandonne. 

1490. Encore dix kilomètres. Sortie Alicante 5000 m. Il veut voir la mer. Péage. El Campello. Platjas. C'est vrai qu'ici on parle valencien avant de parler espagnol. Rues parallèles d'immeubles de brique aux balcons alignés. Rond-points en construction. Boulevard de la mer.

1499. Ses yeux se ferment malgré lui. Au bout de l'avenue, un sens interdit et une route qui oblique vers l'intérieur, pour laisser place à un "paseo marítimo" dont les pavages dessinent des reliefs à la Vasarély.

1499,9. Il s'engage dans la première rue sur la gauche. Cent mètres encore.

1500. Bingo ! Pensión La Pepa. Il coupe le moteur. Et s'endort comme une masse sur son volant. Jusqu'à ce qu'une sonnerie stridente lui vrille les tympans. Il empêche sans doute quelqu'un de sortir ou de rentrer. Il ouvre un œil.

Horreur ! Le fanal rouge du radio-réveil clignote sans merci. "Il est cinq heures et Paris s'éveille...". A côté de lui, le lit est vide et dans la main il tient la clé de sa toute nouvelle voiture...

P.-A. G.

Un friselis de murmures à la lecture des trois dernières phrases lui a révélé que la chute avait produit son effet. Elle distribue le texte photocopié, tout en posant sa première question :

— Alors, selon vous, pourquoi ai-je choisi de vous lire cette nouvelle ?

Une dizaine de mains, garçons et filles, mais plus de filles, se sont levées :

— Oui, Mélanie.
— C'est à cause de la fin, Madame.
— Pourquoi, qu'est-ce qu'elle a de particulier la fin ? Oui, Harold :
— Elle est surprenante. Pendant toute l'histoire on croit que c'est un vrai voyage et qu'il va y avoir un accident et, finalement, ce n'est qu'un rêve.
— Exactement. C'est là une caractéristique commune à beaucoup de nouvelles et pour ainsi dire une loi du genre : la chute est inattendue. Et certains diront même que plus inattendue est la chute, meilleure est la nouvelle. Mais ce critère, nous l'avions déjà rencontré dans nos lectures précédentes ; alors pour quelles autres raisons ai-je bien pu choisir ce texte ? Relisez-le silencieusement et vous allez trouver.

Les têtes se penchent sur le texte pendant un temps variable, allant d'une dizaine de secondes à quelques minutes, mais la relecture s'achève toujours au premier indice décelé. Deux mains sont déjà levées.

— Oui, Claire :
— Le titre est bizarre, Madame.
— Bizarre. Qu'est-ce que tu veux dire par là ?
— Ben, d'habitude le titre explique un peu le sujet, ou c'est le nom d'un personnage.
— Et pas là ?
— Ben, non, déjà Km 1500, on ne comprend pas bien si ça veut dire qu'il y a 1500 km à faire, une distance, quoi, parce qu'il n'a pas mis deux points après Km.
— Qui ça, "il" Claire ?
— Euh, l'auteur.
— Et alors, s'il n'y a pas ces deux points, il veut dire quoi le titre ? Oui, Mickaël :
— Moi, je crois que c'est une destination, pas une distance.
— Bien, Mickaël, mais en fait c'est les deux : le narrateur veut atteindre ce km 1500, ce mille cinq centième kilomètre parcouru qu'il s'est fixé comme terme de son voyage, dans son rêve. Mais quel est l'objectif de ce titre ambigu ?
— Nous intriguer - dit une paire de tresses filasse.
— Oui, Marie-Claude et même, dans ce cas précis, nous induire en erreur puisqu'il nous incite à croire à un voyage alors qu'il ne s'agit que d'un rêve, ce qui fait que la chute nous apparaîtra comme plus inattendue. Bien, après cette chute inattendue et ce titre surprenant, qui retient l'attention, citez-moi une autre caractéristique de la plupart des nouvelles, que nous avons déjà vue et que l'on rencontre ici aussi.

Silence. Puis une tignasse de rasta lève un bras :

— On t'écoute, Clovis.
— Ça commence tout de suite, quoi, y'a pas de temps perdu à nous les casser avec ceci cela. Il y va direct, le mec.
— Exactement, mais tu ne pourrais pas me traduire ça en termes plus choisis ? On utilise une expression latine pour qualifier ce genre de début, qui est une des caractéristiques principales des nouvelles, et cette expression on l'a déjà vue...
— Ah, ouais, c'est un début médiatique...

Fous-rires.

— Mais non. On n'est pas à Star Academy, ici. C'est un début "in medias res", c'est à dire, en plein milieu des choses, sans introduction ni description préalables. La nouvelle, c'est court, alors, comme le dit Clovis, y'a pas de temps à perdre.

— Ouais, ça c'est cool !
— Bon, Clovis, ça va bien ; autre question, plus difficile. Dans cette nouvelle, et cela arrive assez souvent aussi, il y a des indices laissés par l'auteur qui devraient permettre au lecteur de prévoir, de deviner la chute. Dans celle-ci, j'en vois deux, un au début et un autre juste avant la chute. Qui-est-ce qui pourrait me les trouver ?

Les têtes replongent sur le texte. Madeleine Lavergne s'assied quelques instants, avant de se redresser à la première main levée :

— Alors, Tiphaine, tu as trouvé ?
— Euh, je sais pas, Madame, mais quand il dit "pour ne pas faire de faux-plis dans sa tête", je trouve que ça va pas avec le reste, c'est pas possible, je crois.
— Tu as raison. Effectivement, la deuxième partie de cette phrase "L'autoroute déroule devant lui son ruban luisant de soleil et lui s'applique à l'enrouler le plus régulièrement possible pour ne pas faire de faux-plis dans sa tête" nous fait basculer dans l'irréel, mais de manière incomplète car on pourrait croire à une simple métaphore, ou si voulez une image pour nous faire comprendre que le conducteur cherche à suivre la courbe idéale, et donc, le lecteur ne va pas, au moment de sa lecture, prendre cet indice au sérieux. Alors, l'auteur va nous donner un deuxième indice, juste avant la chute, vous le voyez ?

Silence.

— A vrai dire, c'est un demi-indice seulement. Vous donnez votre langue au chat ?

Un chœur de OUIIII ! tonitruants s'élève.

— Bon, on se calme. C'est quand il cite les paroles de la célèbre chanson de Jacques Dutronc "Il est cinq heures... Paris s'éveille". Cela peut avoir un double sens : tout d'abord que le radio-réveil diffuse réellement cette chanson, mais aussi que notre personnage se réveille à Paris et que donc son voyage de Nantes à Alicante n'était qu'un rêve. Ce que va nous confirmer la phrase suivante. La dernière. Mais cette dernière phrase, vous la comprenez comment ? Oui, Ronan :

— Il a oublié de se lever.
— Mais non, son réveil vient de sonner. Oui, Maïa :
— Y'en a que pour sa nouvelle bagnole, il s'est même couché avec les clés pour pas qu'on les lui pique, alors sa copine elle en a eu marre et elle s'est tirée.
— C'est bien, Maïa, c'est effectivement ce que laisse entendre l'auteur, mais tu pourrais nous dire cela en bon français ; allez, vas-y :
— Euh, l'auteur veut nous montrer que l'automobile tient beaucoup trop de place dans l'esprit des garçons.
— Eh bien, tu vois, quand tu veux. Effectivement, les enquêtes d'opinion montrent que le français en général accorde une importance exagérée à sa voiture et au sentiment de puissance qu'elle lui donne, au détriment de son budget, de sa sécurité, voire des membres de sa famille.

Une sonnerie aigrelette vient de retentir, déclenchant une agitation soudaine.
Madeleine Lavergne hésite. Entre se retirer sur la pointe des pieds en silence et leur dire... Elle n'a que dix secondes pour se décider :

— Une dernière chose avant que vous ne sortiez : la semaine prochaine, vous aurez un autre professeur de français, jusqu'à la fin de l'année.
— Pourquoi, Madame ? Vous êtes malade ?
— Non, Benoît, mais je pars en retraite. Ce cours était mon dernier. Je vous souhaite bonne chance à tous.

Sa voix a un peu tremblé, mais cet âge est sans pitié et cette heure la dernière de la journée ; aussi le brouhaha de la sortie couvre-t-il son émotion. La classe s'est vidée comme par enchantement. Elle ramasse ses affaires, efface le tableau où elle avait inscrit les différents points d'intérêt évoqués, éteint l'éclairage, passe son manteau accroché à la patère, y reprend son sac à main.

Elle a empoigné son cartable, est sortie de la classe. Pour la première fois depuis bien longtemps, elle n'a pas fermé à clé.

Elle chemine dans les couloirs sombres du bâtiment d'externat. C'était la dernière heure de cours d'une journée d'automne et elle est une des rares à ne pas tolérer de sortie avant la sonnerie ; aussi ne s'étonne-t-elle pas de parcourir seule les cent mètres qui la séparent de l'extérieur.

Mais au détour du couloir, deux ombres encapuchonnées s'agitent devant la porte de la réserve à matériel.

— Hé, qu'est-ce que vous faites, là ? - essaye-t-elle de dire d'une voix forte, pour cacher sa surprise et son appréhension.

Dérangées alors qu'elles tentaient de refermer la porte à clé pour retarder la découverte de leur méfait, les deux ombres se redressent, les bras encombrés de deux magnétoscopes. Elles ne l'avaient pas entendue venir ; elle est déjà sur eux. C'est la panique. Un appareil tombe. Une lame jaillit au bout d'une main dans la pénombre, décrivant une courbe à la hauteur de sa gorge et Madeleine Lavergne s'écroule dans un cri.

C'est le veilleur de nuit, lors de sa première ronde, qui l'a découverte dans une flaque de sang, encore tiède. Le jour de ses soixante ans. Ma prof.

La pénurie d'agents d'entretien n'avait pas permis pas que le ménage fût fait ce soir-là dans cette partie du lycée.

 ©Pierre-Alain GASSE, février 2003. Tous droits réservés.

mercredi 16 janvier 2013

Le Pensionnaire


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Accrochée au flanc du coteau, à la sortie est de la ville, la sombre bâtisse de l’Institut Saint-Vincent de Paul dominait l'estuaire de la Sée et les polders environnants de sa masse imposante.

Transformée en hôpital pendant la dernière guerre, les Allemands l'avaient badigeonnée d'un bitume qui s'était révélé indélébile - ou trop cher à effacer - et qui enlaidissait sa silhouette austère.

C'était un ensemble de bâtiments qui, vu du ciel, dessinait un E majuscule. On y circulait dans de grands couloirs hauts et sonores. Dans le corps de logis principal, se trouvaient, au rez-de-chaussée, la Conciergerie, le Parloir et des salles de classe. En face de l'entrée, de l'autre côté du vestibule, d'où partaient des escaliers à tapis rouges, c'était la chapelle. Sous l'escalier de droite de cachait la Procure, aux odeurs de bibliothèque, et sous celui de gauche une petite porte conduisait à la chaufferie.

Les deux escaliers d'honneur conduisaient aux bureaux et appartements du Directeur et du Préfet des Études. Après, il n'y avait plus de tapis. C'étaient les chambres des différents prêtres du corps professoral, et au deuxième étage, celles des surveillants et des quelques laïcs qui enseignaient et logeaient dans l'établissement.

Dans l'aile gauche, en bas, le réfectoire et les cuisines, dans les étages des dortoirs. Dans l'aile droite, au rez-de-chaussée des salles d'étude ; à l'étage d'autres dortoirs.

Et dans l'espace double délimité par la chapelle, deux cours de récréation, avec leurs préaux de style Baltard : la première pour les classes de la sixième à la troisième ; l'autre pour les grands de seconde, première et terminale.

Toute la bonne société de la ville et de l'arrondissement envoyait là ses rejetons, y compris beaucoup de non-pratiquants, car la vieille maison avait la réputation d'assurer de bons résultats. Mais n'y entrait pas qui voulait, et surtout on n'y redoublait pas - le lycée était là pour ça - à moins de se destiner à la prêtrise, auquel cas l’Évêché fermait les yeux.

Jérôme Beaufils n'avait fréquenté "la boîte" qu'en tant qu'externe ; il découvrait tout d'un coup les multiples obligations de la vie de pensionnaire et ce n'était pas vraiment drôle : il fallait se sortir du lit à six heures, se laver à l'eau froide devant des lavabos collectifs qui avaient l'air d'abreuvoirs et puis entendre ou servir une messe basse à la chapelle avant d'avoir le droit d'aller déjeuner. À la maison, il déjeunait en robe de chambre, aussitôt levé, avant de faire sa toilette, et il n'était donc pas étonnant qu'il ait souvent des "grenouilles" dans l'estomac à la Chapelle.

Et puis l'ambiance non plus n'était pas terrible ! Au lieu de France-Inter ou d'Europe 1, c'était la voix monocorde du lecteur de service égrenant la vie du saint du jour qu'il fallait écouter, et en silence s'il vous plaît ! Tout cela sous l'œil sévère du Préfet de Discipline, perché sur son estrade avec les surveillants de semaine. Heureusement que le petit déjeuner était copieux et le pain frais ! Son premier moment de satisfaction au cours de ces longues journées d'étude, c'était le café, thé ou chocolat fumant dans les bols, les grandes tartines de pain blanc, et le beurre ou la confiture à volonté. L’Évêché ne lésinait pas sur la nourriture. La lecture terminée, le silence était rompu et un brouhaha de conversations emplissait le réfectoire : on se hélait, s'invectivait, se saluait à qui mieux mieux, sans cesser d'engloutir l'ordinaire, car à sept heures et demie pile, terminé ou pas, il fallait abandonner la place pour regagner les salles d’étude, où jusqu'à huit heures les internes étaient censés revoir les leçons du jour.

Ensuite, c'était la première récréation de la journée : dix minutes mises à profit pour aller fumer une première cigarette dans les WC du fond de la cour ou pour récupérer auprès des externes qui envahissaient cours et couloirs, les marchandises commandées la veille et qu'ils délivraient sous le manteau, au nez et à la barbe des surveillants.

À huit heures dix, des cohortes plus ou moins rangées partaient vers les salles de cours, à la porte desquelles les abandonnaient des surveillants plus ou moins débonnaires. Debout à la droite de sa table, mains jointes ou bras croisés, il fallait alors réciter la prière dont le choix était laissé à l'initiative de chaque professeur, puis on s'asseyait et commençait la première heure de cours de la matinée. Il y en aurait quatre comme cela, jusqu'à midi et demi, avec l'intervalle d'un quart d'heure de récréation de dix heures et quart à dix heures et demie.

Mais Jérôme connaissait déjà tout cela et s'en était fait des habitudes auxquelles il ne prêtait plus guère attention. Le seul changement qui lui parut vraiment important, ce fut d'abandonner sa chambre sous les combles, ses photos, ses livres, et son carré de ciel pour un lit de fer au bout d'une rangée dans un dortoir de cinquante pensionnaires, aux murs nus, et aux plafonds craquelés d'où pendaient à intervalles réguliers de grosses ampoules à la lumière crue. Entre deux lits, d'un côté une armoire à deux compartiments, de l'autre deux tables de nuit métalliques. Des couvertures grises, vertes ou marron. Et au bout du dortoir, près de la porte qui communiquait avec les sanitaires, le réduit du "pion", fermé d'un rideau, pour que rien de la vie nocturne du dortoir ne lui échappe.

C'était sinistre lorsqu'on y entrait seul, à la lumière du jour, comme il le fit ce matin-là, pour y déposer ses affaires sur le lit 48 du dortoir B ; mais le soir, dans le halo des lampes de chevet et les conversations feutrées d'avant l'extinction des feux, cela devenait vivable. Hormis les soirs de tempête et les nuits de grand froid quand d'insidieux vents coulis parcouraient les travées, vous sifflaient aux oreilles et vous glaçaient des pieds à la tête. Car les dortoirs n'étaient pas chauffés. Mais sa chambre non plus.

L'étude du soir terminait à neuf heures et l'extinction des feux avait lieu à dix heures. Mais la vie du dortoir se prolongeait souvent jusque minuit ou une heure du matin, entre les rondes du pion ou du Préfet de Discipline.

Les premiers mois, Jérôme constata avec effarement les trafics divers qui s'y opéraient ; on se revendait, s'échangeait, se partageait, se volait toutes sortes de marchandises : des cigarettes d'abord, que l'on fumait dans les toilettes, en se rinçant la bouche ou en mâchant du chewing-gum ensuite, pour déjouer les contrôles éventuels. Certains même fumaient sous leurs draps au risque d'y mettre le feu. Les fauchés de contentaient de P4 ou de High Life, blondes bon marché en paquet de dix, les endurcis affirmaient préférer les Gitanes ou les Gauloises, mais le fin du fin, le nec plus ultra, c'était de pouvoir sortir de sa poche une boite métallique noire de Black and White ou encore des Benson and Hedge.

Venaient ensuite diverses "douceurs" : de l'anodin paquet de caramels jusqu'à la mini-bouteille de whisky, passaient sous le manteau toutes sortes de victuailles qui donnaient lieu à des "bâfrées" nocturnes, silencieuses et précipitées, à base de chocolat, de camembert, de saucisson et de pâté, arrosées de toutes sortes de liquides, passés en fraude eux aussi. Circulaient également des nourritures plus intellectuelles, si l'on peut dire, sous la forme de livres interdits ou de revues qualifiées d'osées à l'époque, lus ou feuilletés sous les draps, à la lumière d'une lampe de poche. Mais d'un lit à l'autre s'échangeaient et se partageaient aussi des choses qu'il n'aurait jamais soupçonné voir dans un tel lieu.

C'était le mois suivant son arrivée. Les huit premiers jours, il avait trouvé son lit en portefeuille chaque soir, mais depuis plus rien. Le bizutage semblait terminé ; après tout, il n'était pas vraiment un nouveau. Au dortoir, à sa gauche, les deux derniers lits étaient vides. Quant à son voisin de droite, c'était un blondinet dont tout le monde connaissait la mère sous le nom de "la belle Eva". Lorsqu'elle venait chercher son fils, son parfum et ses toilettes provocantes mettaient en révolution cours et couloirs. On racontait même qu'une fois, Monsieur Bruchet; le préposé à la procure, dans son réduit, n'avait pu se contrôler et avait eu envers elle un geste... déplacé. Avec ses boucles blondes et son sourire de chérubin, Emmanuel - c’était son nom - avait aussi du succès, surtout auprès de quelques grands de Terminale dont le dortoir se trouvait de l'autre côté du palier.

Détail insolite, ce soir-là, Vergès, un grand de Terminale justement, s'était glissé dans la chambre de "la Bourrique", le surveillant d'internat, pendant la toilette. Jérôme l'avait vu en ressortir, en longeant les murs. Vers minuit, la porte palière grinça et le cercle lumineux d'une lampe-torche avança sur le parquet. En pareil cas et si l'on n'était pas concerné, l'habitude et la prudence voulaient que l'on fît semblant de dormir comme une souche. Le nez dans son oreiller, un œil entrouvert, il voyait une forme s'avancer vers lui et tremblait déjà de peur, quand le visiteur s'arrêta devant le lit d'Emmanuel, secoua celui-ci pour le réveiller, avant de se glisser avec lui dans les draps, non sans avoir laissé glisser sur le parquet... son pantalon de pyjama.

C'étaient maintenant des froissements, des soupirs... Effaré, enfoui sous ses couvertures, Jérôme retenait son souffle, essayant de calmer les battements de son cœur affolé. Si jamais Vergès apprenait qu'il l'avait vu, il était bon comme la romaine ! Il réfléchissait. La Bourrique, qui avait le sommeil léger, n'avait rien entendu. Il se souvint qu'il disposait toujours un verre d'eau sur sa table de nuit, le soir avant de se coucher ; Vergès avait dû y verser un somnifère quelconque. Sans oser relever le nez, il entendit Vergès repartir, quelque temps après, mais il mit bien plus longtemps à retrouver le sommeil. Ce sabbat nocturne l’avait fortement impressionné et plusieurs semaines durant, il fit d’étranges rêves dans lesquels Vergès venait se glisser dans le lit d’Emmanuel, mais le trouvait, lui, Jérôme, à sa place...

À la Toussaint, cette année-là, un séminariste de dernière année, du nom de Victor Lemasson, fut détaché auprès de l’Institut pour assurer les cours d’Instruction Religieuse aux élèves du second cycle. Il terminait son diaconat et l’Évêché avait pensé que l'exemple d'un jeune de six ou sept ans leur aîné pouvait mieux inciter ces jeunes têtes à s'engager dans la voie du sacerdoce que les radotages d'un vieux curé, déchargé de paroisse.

C'était vrai, sans doute, mais cela présentait d'autres inconvénients, car Victor Lemasson n'avait rien du séminariste que l'on se plaît à imaginer dans les salons et les chaumières. Grand, athlétique, distingué, issu d'une bonne famille du chef-lieu, c'était surtout un sportif de premier ordre qui n'hésitait pas à laisser tomber la soutane pour le short, le maillot et le survêtement à la première occasion venue.

Il devint rapidement l'entraîneur de l'équipe de football juniors de la "Boîte", équipe que Jérôme venait d'intégrer. Avant-centre doué, éblouissant dans ses dribbles, doté d'un excellent jeu de tête, tirant indifféremment du pied droit ou du pied gauche et d'une grande clairvoyance dans la conduite du jeu, Victor fit bientôt l'admiration de tous les élèves. Ayant su s'imposer à eux, sur un de leurs terrains d'élection, le sport, il lui fut facile de leur en imposer sur le sien, l'enseignement, et jamais on ne vit cours d'Instruction Religieuse mieux suivi. Victor Lemasson "avait le contact" avec ses élèves. Ils étaient quelques-uns à qui il prêtait livres et disques, les recevant volontiers dans sa chambre.

Entraîné par un camarade de classe, Jérôme faisait partie de ceux-là. Dans leurs conversations à bâtons rompus, une question revenait souvent, sous une forme ou sous une autre : comment un garçon aussi doué que lui sur tous les plans, pouvait-il envisager de renoncer aux filles qui auraient été folles de lui, au public qui l'aurait acclamé sur les stades, à l'argent qu'il aurait pu gagner à sa guise ? "La foi, mon vieux Jérôme.... comme à toi Dieu m'a donné la foi et je veux le servir", répondait-il avec un clair sourire. "Dans quelques mois, je serai ordonné prêtre, et je ferai le plus beau métier du monde : soulager la misère des autres en portant témoignage de ma foi". Jérôme acquiesçait, dubitatif, pas vraiment convaincu.

Curieusement, cet exemple le décourageait plutôt de sa toute jeune vocation : ses qualités à lui étaient tellement moindres que celles de Victor qu'il se trouvait complètement indigne de l'imiter.

C'est le cinéma qui devait le rapprocher encore davantage de Victor. Depuis quelques mois en effet, s'était ouvert en ville un ciné-club, en collaboration avec tous les établissements scolaires secondaires de la cité, au rythme de deux séances par mois. Cela se passait le lundi soir généralement. Une sortie nocturne et la possibilité de rencontrer les filles du Lycée ou de l'École de la Providence, quelle aubaine ! Tous les internes voulaient en être. Et c'est ainsi que tous les quinze jours une colonne bon enfant d'une centaine de garçons montait en ville accompagnée par quelques professeurs. Victor fut chargé plus particulièrement des secondes. Et Jérôme, qui depuis deux ans déjà, se confectionnait patiemment, à l'aide de toute la documentation qu'il pouvait amasser, un fichier par film et par auteur, trouva en Victor un interlocuteur attentif que ses connaissances cinématographiques étonnèrent, mais aussi un mentor qui sut lui faire partager sa passion pour le septième art et lui en faire découvrir les chefs-d'œuvre.

Ses premiers souvenirs cinématographiques c'étaient "Le Grand Pavois", "Marcelino, pan y vino", "Le Ballon Rouge", des films vus au Patronage, quand il avait une dizaine d'années. Depuis, il notait scrupuleusement, sur un petit carnet noir tous ceux qu'il allait voir le jeudi après-midi, le dimanche en famille ou pendant les vacances. Tout, il aimait tout : "Le monde du silence" du Commandant Cousteau comme les films de cape et d'épée de Jean Marais, et les exploits guerriers comme "Le Jour le plus long" ou "Les canons de Navarone". Et puis "West Side Story" qu'il avait déjà vu trois fois. Et tant d'autres déjà. Il était vraiment bon public. Et il aimait l'ambiance de la salle du "Star" : ses fauteuils confortables de velours rouge, ses lumières tamisées et jusqu'au couleurs criardes de son rideau de publicité peinte vantant les mérites des commerçants aisés de la ville, sans oublier le gavroche de Jean Mineur Publicité lançant son pic dans le mille et annonçant l'entracte avec la vendeuse d'esquimaux dans sa minijupe de skaï noir.

Victor lui raconta les grands films, les classiques de cinémathèque qu'il n'avait pu voir encore. La comédie musicale américaine. L’expressionnisme allemand. Les grandes stars du muet. Sans oublier Carné, Renoir, Truffaut... Ils se retrouvaient souvent dans sa chambre de professeur pour de longues conversations passionnées sur les mérites de tel acteur, les audaces de telle mise en scène, le génie d'un Orson Welles, d'un Hitchcock, d'un Minelli ou d'un Chaplin. Ils se voyaient trop déjà, mais l'arbre magique du cinéma cachait encore à leurs yeux la forêt de leurs sentiments.

Pour le regard sans pitié de ses condisciples, plus préoccupés par les choses de la vie que par les beautés des chambres obscures, cette amitié exclusive eut tôt fait de devenir "particulière". Ce furent d'abord des allusions perfides au livre de Roger Peyrefitte et à son adaptation à l'écran, puis des gestes équivoques, enfin des graffiti qui apparurent sur les tables et les couloirs. Jusqu’à - lui a-t-on dit plus tard- la lettre anonyme, glissée un soir sous la porte du Directeur : "Jusqu'à quand laisserez-vous le beau Victor pervertir les petits secondes ?" En lettres capitales grossièrement découpées dans un journal et collées sur une feuille de papier bleu. Classique, mais efficace.

Certes, ce ne devait pas être la première fois que ce genre de correspondance parvenait sur le bureau de l'Abbé Ramel et l'expérience lui avait sans doute appris qu'il ne fallait généralement pas prendre très au sérieux de telles missives, plus souvent dictées par la jalousie et la rancune que par des griefs sérieux, Néanmoins il décida d'ouvrir une enquête, à toutes fins utiles.

C'est ainsi que Victor fut convoqué dans le bureau ovale du Directeur quelques jours plus tard. Grand, maigre, presque décharné, les cheveux blancs taillés en brosse, l'Abbé Ramel était assis à son bureau Directoire, devant les lourdes tentures de brocart carmin qui encadraient la baie principale de la pièce. Le Mont Saint-Michel pointait son triangle de pierre à l'horizon. Les grèves et les polders s'étiraient devant les grasses prairies ou zigzaguait la Sée.

— Vous m'avez fait demander, Père Directeur ?
— En effet, mais veuillez vous asseoir Victor, dit-il d'un ton affable.

Victor s'assit donc, dans un des deux fauteuils qui se faisaient face, au centre de la pièce.

— Mon cher Victor, vous êtes parmi nous depuis quatre mois et j'ai tout lieu de me féliciter de votre présence ici : les cours d'Instruction Religieuse sont mieux suivis que jamais, notre équipe juniors de football est en passe de gagner le championnat UGSEL, grâce à vous, et vous prenez également une part active, m'a-t-on dit, à l'animation du ciné-club qui s'est mis en place à cette rentrée. À ce sujet, précisément, je voudrais vous donner un petit conseil, mon cher Victor. Si vous voulez être respecté de vos élèves, ne vous commettez pas trop avec eux. Sans compter que trop de familiarité pourrait à la longue vous valoir des désagréments.
— Mais, Père Directeur, je vous assure...
— Croyez-moi, Victor, gardez vos distances. Et tout ira pour le mieux. Mais, vous avez cours dans cinq minutes, je vous libère. À bientôt, mon cher Victor.

Il s'était levé et le raccompagnait vers la porte. Pendant toute la durée de ce bref entretien, il avait gardé une main bien à plat sur une feuille de papier bleu, retournée sur le maroquin de son bureau.

C'était on ne pouvait plus clair. Cette mise en garde nette et répétée. Pour l'instant, on ne l'accusait de rien, mais ce papier bleu sur le bureau, c'était sans doute une dénonciation. Mais de quoi, grand Dieu ? Une phrase à demi-entendue sur son passage la veille, avait soudain fait avalanche dans son esprit : "Ça défile drôlement les minets chez Victor ; Jérôme va finir par être jaloux !" Les salauds ! C'était donc ça ! Une foule de détails curieux s'éclairait maintenant d'une lumière crue et violente : ces sourires, ces voix de fausset sur son passage, qu'il prenait pour des lazzi traditionnels d'élèves à professeur, et ce cœur avec des initiales entrelacées J. V., gravé sur sa porte, il y a huit jours. Comment n'y avait-il pas songé plus tôt ! Il fallait qu'il prévienne Jérôme au plus vite...

Ils s'étaient retrouvés pour de trop courts instants, le midi même, dans les jardins à la française qui bordaient l'esplanade où Victor avait l'habitude d'aller réciter son bréviaire. Il était arrivé en courant, essoufflé, averti par le Concierge : "Le Père Lemasson vous demande". D'un ton grave, Victor lui avait asséné le récit de l'entrevue du matin, conseillé de ne plus chercher à le voir et demandé de prier pour leurs calomniateurs : "Jamais ! Qu'ils crèvent !" s’était-il écrié les larmes aux yeux. "Jérôme, lui avait-il dit en posant sa main sur mon épaule, ils ne savent pas ce qu'ils font. Il faut leur pardonner".

Jérôme alors en était bien incapable et devait le rester longtemps encore. Jusqu'à ce que la lumière se fasse en lui et qu'il découvre la nature ambiguë de ses sentiments pour Victor. La séparation que ces événements leur imposèrent - car ils s'appliquèrent à éviter tout tête-à-tête jusqu'aux grandes vacances - fut peut être révélatrice pour lui aussi. Toujours est-il qu'à la rentrée suivante, ne voyant pas son nom sur la liste des professeurs, il apprit par une indiscrétion que Victor avait demandé et obtenu son retour au Grand Séminaire.

Jérôme en voulait à ses condisciples malveillants ; il en voulait à l'administration de lui avoir enlevé un ami innocent alors qu'elle fermait plus ou moins les yeux sur les bassesses de Vergès et de ses émules ; il s'en voulait à lui-même de la faiblesse et de l’aveuglement qui avaient été les siens. Et il en voulait à Dieu finalement de lui avoir envoyé cette épreuve. Et cela finit par l'écarter de Lui. Il commença à mentir à son confesseur, puis à espacer ses confessions : il ne voulait pas avouer qu'il pensait toujours à Victor. Il devint plus évasif sur son avenir. Il ambitionnait en priorité d'obtenir une Licence de Lettres…

Sa période mystique était révolue.

©Pierre-Alain GASSE, 1993-2012.