Le Blog de Pierre-Alain GASSE

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vendredi 31 juillet 2015

Ne disais-tu pas que tu m'aimais ? - Nouvelle

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©B.V., 2014.

À la ville de ma jeunesse.

I

Je viens de publier mon premier roman à compte d’éditeur. Par hasard. Après trois recueils de nouvelles. Il y a quelques mois, j’ai découvert qu’une collègue d’atelier littéraire figurait au catalogue d’une petite maison du Sud de la France. Chose rare, ils acceptaient les manuscrits numériques ; c’est ainsi que j’ai tenté ma chance en envoyant mon dernier opus, à peine achevé. Quinze jours après, miracle, je recevais une réponse positive. C’était en juin. Neuf longs mois d’attente plus tard, l’objet de mes rêves est entre mes mains. Couverture élégante. Mise en page soignée. Un peu cher. Et me voilà qui m’apprête à me rendre à mon premier salon littéraire. À passer dans la lumière. Toujours sous pseudonyme, certes, mais exposé quand même. Cela m’angoisse un peu.

Cette fois, ce n’est pas le hasard qui a guidé mon choix, mais le souvenir. La ville de A. est en effet celle où j’ai vécu depuis l’âge de sept ans et trois mois jusqu’à mon départ pour l’Université.Les auteurs sont légion, pour ne pas dire pléthore, et il faut s’y prendre de plus en plus longtemps à l’avance pour trouver place dans un salon littéraire, m’avait-on dit. Le thème retenu : « Témoignages d’ailleurs », correspondait tout à fait à mon ouvrage intitulé « L'Indonésienne, Singapore maid », mais je n’avais reconnu aucun nom qui pût me parrainer parmi les responsables de l’association organisatrice. J’ai donc soumis ma candidature sans trop d’espoir. Elle a été acceptée. Deuxième coup de dés chanceux.

Dans cette cité provinciale, un demi-siècle plus tôt, je n’étais que le fils d’un petit commerçant de la vieille ville, un débitant de tabac, journaux, bimbeloterie, mercerie, installé au pied de la Basilique Saint-Gervais. Un « hors venu », arrivé le ler janvier 1955, depuis le Pays d’Auge, dans les bagages d’un père atteint d’une maladie incurable et d’une mère encombrée de quatre garçons dont j'étais l’aîné.

Y revenir en écrivain, même débutant, est donc, non pas encore une consécration, mais déjà une forme de revanche.

Je me revois, en culottes courtes, victime d’un eczéma purulent, la tête tondue coiffée d’un béret qu’on m’avait autorisé à garder en classe. En butte aux lazzi sur la cour de récréation de l’école primaire Saint-Joseph.

La consonance finale de mon nom m’avait fait surnommer « Napoléon » et on me serinait à tue-tête la scie bien connue : « Napoléon est mort à Sainte-Hélène/Son fils Léon lui a crevé l’bidon/On l’a r'trouvé, assis sur une baleine/En train d’sucer les fils de son cal’çon ». À force, ça lasse.

J’étais petit et malingre. Sur la cour, j’avais donc dû afficher profil bas. Mais je m’étais rattrapé en classe. Il me fallait réussir. À la fois pour répondre aux attentes de mes parents qui se saignaient aux quatre veines afin de nous assurer, à mes frères et moi, une bonne éducation, mais aussi pour retrouver suffisamment d’estime de moi-même. Cela avait été le cas, une fois passée une pénible période d’adaptation.

Les maîtres, en ce temps-là, n’étaient pas tendres. L’orthographe et les tables de multiplication rentraient souvent dans les têtes à coups de règle sur les doigts. Parfois même, on vous obligeait à vous agenouiller de longues minutes sur la vôtre. Malheur à ceux qui avaient cru bon d’en avoir une en métal !

À la maison aussi, calottes et fessées pouvaient pleuvoir. Nul ne s’en émouvait. C’était encore le temps des blouses grises, des encriers et porte-plume, des WC à la turque, du cidre et du vin à la tireuse, du tabac gris et des gitanes maïs. La France de l’après-guerre apprenait à manger du pain blanc et découvrait ébahie les appareils ménagers.

Je chasse d’un dodelinement de la tête ces quelques souvenirs d’enfance épars pour revenir à mon actualité et préparer mon déplacement du lendemain.

Mon premier problème est de composer ma tenue vestimentaire. Comment m’habiller ? Les nouvelles noires étant mon fonds de commerce, un camaïeu de noir et de gris s’impose-t-il ? Ou, au contraire, faut-il jouer le contraste, voire l’opposition ? Ma nature discrète me conduit à pencher pour la première solution. Je m’en convaincs bientôt. De toute manière, ma garde-robe est vraiment trop pauvre pour envisager sérieusement la seconde.

Une deuxième difficulté se présente, à peine celle-ci est-elle résolue. Combien d’ouvrages emporter ? Tout mon stock ou seulement deux ou trois douzaines ? D’après mon expérience récente dans ma commune de résidence, deux suffiront largement, pensé-je de prime abord. Mais, à cette voix de la raison s’oppose aussitôt celle de la vanité qui me souffle : « Tu aurais l’air fin, si des exemplaires venaient à te manquer ! » Prudence est mère de sûreté. Et puis, je ne possède qu'une centaine de livres, tout au plus.

Troisième souci et non des moindres. Quelles dédicaces ? C’est là un exercice que je ne maîtrise pas encore très bien. Entre le plat et banal « Pour Untel ou Machine. Cordialement » que je déteste et la prolixité pratiquée à l’occasion, il me faut réfléchir à quelques formules brèves mais bien senties définissant mon ouvrage. La qualité des dédicaces peut-elle être un outil de fidélisation du lecteur ? Moins que celle du livre, cela va sans dire, mais quand même…

Dernier point : vérifier les coordonnées du lieu où se tiendra le salon, les horaires et les moyens de m’y rendre en temps et heure. C’est le plus facile. Je connais la ville. Mais elle a dû bien changer en… quarante-cinq ans ! L’avoir traversée une fois ou l’autre dans l’intervalle ne me met pas à l’abri d’une surprise ou d’une déconvenue. Je consulte le site internet de l’association organisatrice, imprime le plan annexé. Salle Victor Hugo. Inconnue au bataillon. Place Carnot.

Devant le Jardin des Plantes ! Ça, je connais, plutôt deux fois qu’une ! Impeccable pour se garer. C’était sur cette place que s’installaient les cirques. Là que j’avais vu, les yeux ronds et le cœur au bord des lèvres, les Orsola monter aux tours de Notre-Dame-des-Champs, à pied et à moto sur leur filin. De toute manière, ce sera fléché, il y aura des affiches. Pourquoi est-ce que je m’inquiète ?

Je décide de partir la veille, tout en sachant que les organisateurs ne me rembourseront sans doute pas ma nuit d’hôtel, considérant que les 150 km à peine qui me séparent de la Cité des Abrincates ne justifient pas une telle dépense. On verra bien. C’est que je veux avoir le temps de prendre le pouls de la ville, de redécouvrir les lieux que j’ai fréquentés, les rues que j’ai arpentées. Retrouver des gens que j’ai connus est plus illusoire, cinquante ans après. Comment les reconnaîtrais-je ? Comment me reconnaîtraient-ils ? Le temps sur tous aura imprimé sa marque. Et je ne pense pas que dans le sexagénaire chenu au léger embonpoint que je suis devenu quiconque puisse reconnaître le gamin coiffé en brosse de mes douze ans ni même l’adolescent boutonneux de mes dix-sept !

Bien entendu, j’aimerais séjourner à l’Hôtel Restaurant de la Croix d'Or. Du temps du Monsieur Bertheaume père, c’était là que ma famille se réunissait les jours de fête. Trois fois seulement en quinze ans, en réalité, car c’était un gros sacrifice financier pour mes parents. Pour ma communion à moi, mon frère cadet et les jumeaux. Devenu l’établissement le plus renommé de la ville dans les années soixante, il l’était resté sous la direction du fils. Mais à présent que le petit-fils du fondateur vient de l’auréoler d’une troisième étoile, peut-être serait-ce un peu cher pour un écrivain encore sans recettes. Je me promets d’y prendre un repas, tout en me rabattant pour dormir sur l’Hôtel Patton, aussi central, mais plus abordable.

Ce vendredi soir d’avril, ayant tourné et retourné dans ma tête toutes ces questions, je finis par trouver un sommeil apaisé.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, 2015.

jeudi 19 novembre 2009

Rétrospective 7 : Les Amants du Square Thomas Beckett - 2ème Partie (1993)


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III

Square Thomas Beckett

Les amours pseudo-littéraires de Maria et Jérôme durèrent trois bons mois, le temps qu’il fallut au mari débonnaire pour se convaincre, primo, de la réalité de ses récents attributs frontaux et, secundo ,de l’ampleur croissante du scandale dans la cité. Autant Me Lesueur était clairvoyant dans l’analyse des cas qu’il avait à traiter, incisif dans ses interventions et redoutable dans ses réquisitions, autant il devenait aveugle, faible et inoffensif dès qu’il franchissait la porte de son logis et retrouvait son épouse. Elle le menait par le bout du nez ; il lui passait tout. Moyennant quoi, le couple semblait s’entendre à merveille. Mais le bruit - invérifié, précisons-le - a couru que ce coup de canif dans le contrat de mariage n’était pas le premier et certaines mauvaises langues sont même allées jusqu’à dire que ce contrat n’était plus qu’une peau de chagrin depuis déjà belle lurette.

Le lecteur prudent se souviendra qu’on ne prête qu’aux riches et se gardera avec nous de toute conclusion hâtive.

Mais, en la circonstance, la rumeur, étayée d’indices apparemment concordants, avait fait le tour de la ville en si peu de temps qu’on se demande si Monsieur le Bibliothécaire en Chef avait été aussi discret qu’il aurait pu ou dû l’être. Car enfin, il avait bien fallu un point de départ à cette "nouvelle", et Jérôme et Maria ne furent surpris ensemble que la veille du dénouement...

Mais n’anticipons pas sur le cours des événements et revenons à nos considérations premières.

Au cours de ce printemps - ce qui précède eut lieu au sortir de l’hiver - s’installa donc entre nos quatre protagonistes, je n’ose dire un "modus vivendi" mais bien plutôt un "modus amandi", assez classique : Maria et Jérôme se "voyaient" quatre soirs par semaine au domicile de celle-ci, deux fois encore à la Bibliothèque et chaque samedi Maria écrivait à Jérôme un billet doux qu’il récupérait dans sa boîte aux lettres le dimanche matin en allant acheter ses croissants, mais leurs moments d’intimité sereine étaient bien rares et il leur fallut bientôt trouver un nid pour leur amour : en une ville aussi petite, songer à une chambre d’hôtel, même sous des noms d’emprunt, c’était quasiment afficher leur liaison ; et louer un studio présentait peu ou prou les mêmes inconvénients. Mais s’aimer à la sauvette entre deux portes en présentait davantage à leurs yeux. Madame Lesueur loua donc, sous son nom de jeune fille, à un propriétaire parisien qui en avait confié la gestion à une agence locale, un studio en ville, passage Thomas Beckett. Son choix se porta sur cette adresse pour plusieurs raisons : en tout premier lieu parce qu’on y accédait par un couloir indépendant qui ouvrait sur un porche à double issue, qui d’un côté donnait accès à la Bibliothèque toute proche et de l’autre au square Thomas Beckett, qui surplombe toute la vallée. Et puis aussi parce que c’était l’un des seuls parmi ceux qu’elle visita à posséder un grand lit - ces petits studios sont plutôt conçus pour des célibataires -. Et enfin, parce que l’endroit avait été rénové il y avait deux ans à peine.

C’était un meublé ordinaire - je l’ai visité - auquel, avec un minimum de transformations, elle tenta d’apporter un peu de la chaleur de son Italie natale ; même si les amants n’y passaient pas leur temps à contempler la décoration, il leur importait néanmoins que le cadre de leurs amours stimulât leur rêve d’une vie à deux, sous le soleil, libérés de leurs attaches respectives...

C’est à un poster géant de la baie de Naples dont fut recouvert l’un des murs de la pièce que revint ce rôle. Divers objets personnels dont Maria n’avait pas voulu encombrer l’univers matrimonial et qu’elle alla rechercher au fond de ses malles, vinrent compléter l’évocation : une bouteille de chianti transformée en lampe de chevet, un bloc de pouzzolane de Pompéi, une lithographie du Ponte Vecchio de Florence, une autre de la Piazza San Marco... Objets dérisoires d’une Italie de pacotille pour le regard étranger, objets chargés d’histoire et de souvenirs pour la belle napolitaine, objets que Jérôme aima parce qu’il l’aimait.

Jérôme, en quittant la Bibliothèque, empruntait forcément le passage Thomas Beckett. Il lui suffit donc de faire modifier ses horaires hebdomadaires pour pouvoir disposer deux fois par semaine d’un temps compté pour ses amours extraconjugales. Maria, bien plus libre de son temps aux heures ouvrables, était toujours là bien avant lui. Et c’est ainsi qu’un observateur attentif aurait pu voir chaque mardi et vendredi après-midi, notre bon Jérôme quitter la Bibliothèque à seize heures trente, s’engager dans le passage Thomas Beckett et n’en ressortir qu’une heure et demie plus tard, pour se rendre... chez sa maîtresse dont les enfants, qui l’attendaient pour leur leçon, avaient été ramenés de l’école par la petite bonne. Maria, quant à elle, rentrait à quelque temps de là, les bras chargés des courses qu’elle avait faites avant ou après leur cinq à sept décalé.

Tout bien conçu qu’il fût, ce stratagème n’était pas dépourvu des risques inhérents à ce genre d’entreprises : le sommeil des amants apaisés qui laissent passer l’heure de la séparation, le grain de sable imprévu qui dérègle toute la mécanique, la délation volontaire ou involontaire qui ruine le secret. Sans compter la jalousie et la lassitude qui viennent à bout des sentiments les mieux trempés.

Le premier mois se passa pourtant sans incident. L’euphorie de leurs retrouvailles dans leur nid douillet eut même d’heureuses répercussions sur l’ambiance de leurs foyers respectifs et Jérôme redevint plus tendre avec Alexandra, tout comme Maria fut plus attentionnée envers son mari - compensation au sentiment de culpabilité, sans doute.

Ce vendredi-là, cela faisait deux mois qu’ils avaient échangé dans le salon de la rue Crèvecœur le baiser qui avait scellé le début de leur liaison et pour fêter cet anniversaire Maria avait apporté sept roses rouges et une bouteille de Rœderer passage Thomas Beckett. Souvent elle attendait Jérôme en robe d’intérieur - la même exactement que celle... - bien que celui-ci n’aimât rien autant que déshabiller sa belle maîtresse entre la porte et le lit,.. quand leur passion leur permettait de l’atteindre, car ils faisaient aussi l’amour debout derrière la porte d’entrée, sur la moquette de haute laine ou dans la douche qu’ils prenaient toujours ensemble avant de se séparer. Ils étaient comme deux aimants invinciblement attirés l’un vers l’autre dès qu’ils étaient seuls face à face et ce, d’autant plus fort qu’il leur fallait maîtriser et contenir cet élan aux yeux des autres le reste du temps où ils étaient ensemble en société.

Maria était encore en train de disposer les roses dans un vase en verre soufflé sur la table basse du coin salon lorsqu’elle entendit frapper sur la porte les cinq coups - deux longs, trois courts - qui leur servaient de signe de reconnaissance ; puis la clé tourna le verrou qu’elle avait refermé à double tour derrière elle.

— Jérôme chéri, vous êtes en avance aujourd’hui. Cela mérite une récompense. Venez vite que je vous embrasse. Et puis nous boirons ce champagne pour fêter les deux mois de notre premier baiser.

Mais Jérôme n’avait pas sa tête des bons jours. Maria le sut dès qu’elle se retourna pour lui faire face, avant qu’il eût dit quoi que ce soit. Cette arcade sourcilière froncée, ces mâchoires contractées révélaient une tension intérieure inhabituelle.
— Que se passe-t-il, Jérôme, quelque chose ne va pas ?

Jérôme, après avoir refermé, était en train d’ôter son manteau qu’il accrocha à la patère fixée derrière la porte d’entrée.

— Qu’y a-t-il, Jérôme chéri ?

Il se laissa choir dans une des chauffeuses.

— Il y a que je crains que nous n’ayons été découverts.Dugué m’a fait aujourd’hui une drôle de réflexion : "Beaufils, m’a-t-il dit, quand vous aurez un moment, vous devriez vérifier le classement des correspondances que nous avons en bas et me faire des propositions sur ce que nous pouvons proposer à une large consultation et ce qui doit être réservé à un public autorisé". Étrange, non ?

Maria vint s’asseoir à ses pieds, et posa la tête sur ses genoux.

— Ce n’était que cela ? Pourquoi vous alarmer à ce point ? Ce n’est sans doute qu’une coïncidence. Mais il vaudrait mieux que dès demain vous rameniez ici mes lettres. On ne sait jamais. Vous savez bien que je soupçonne ce vieux cochon de vous avoir vu m’embrasser aux archives. Il crève d’envie, je le sais bien. Mais il peut toujours attendre, ce vieux babouin !

C’est ainsi que Jérôme apprit que son supérieur s’était également permis quelques familiarités envers Maria qui l’avait sèchement remis en place.

Mais qui pouvait rester insensible à la terrible et animale féminité de Maria ? Comment en vouloir à ceux qui comme lui s’étaient brûlé les ailes ? Seulement lui, avait eu la chance d’être choisi et, pour rien au monde, il n’aurait abandonné sa place. Il s’inclina pour déposer deux baisers sur les paupières bleutées levées vers lui.

Maria se releva et vint s’asseoir sur ses genoux. Et plus rien ne compta pour les amants que leurs souffles accordés, leurs mains emmêlées, leurs corps à nouveau embrasés...

Sur la table basse du salon, dans un seau à champagne, fondaient des glaçons autour d’une bouteille qu’on n’avait pas eu le temps d’ouvrir. Dehors, les feuilles vert tendre du printemps naissant avaient recouvert les moignons de la double rangée d’ormes mutilés du square. "Le ciel par-dessus le toit, si bleu, si calme... "

La première alerte sérieuse vint quinze jours plus tard. Cet après-midi là - c’était un mardi - vers dix-sept heures, Alexandra eut un malaise vagal à la pharmacie et sa patronne lui conseilla de partir en avance et de prendre du repos. On appela donc son mari à la Bibliothèque pour qu’il vienne la chercher en voiture. Mais point de mari. M. Dugué expliqua au téléphone que les horaires de Jérôme avaient été modifiés depuis deux mois environ sur sa demande et que le mardi et le vendredi après-midi, il terminait à seize heures trente. Madame Turgot, femme d’expérience, se contenta de rapporter à Alexandra que son mari avait été envoyé en courses - ce qui lui arrivait rarement - et finalement Alexandra regagna son domicile par ses propres moyens.

Jérôme, assuma ce soir-là comme quatre soirs par semaine son rôle de répétiteur auprès de Julie et Mélissa, et c’est donc peu avant dix-neuf heures trente qu’il rentra au logis, où l’attendait une Alexandra qui avait eu le temps d’échafauder mille hypothèses, dont certaines étaient fort proches de la réalité.

— Où étais-tu cet après-midi ?
— Comment ça, où j’étais ? Au travail, évidemment !
— En tout cas, j’ai eu besoin de toi, on t’a téléphoné et tu n’étais pas là. On a dit que tu étais sorti.
— Qui ça, on ?
— Monsieur Dugué à ma patronne. J’ai eu un malaise et on voulait te prévenir de venir me chercher.
— Tu as eu un malaise...
— Oui, mais finalement ce n’était pas grand-chose. Mais où étais-tu ?

Jérôme réfléchissait à toute vitesse. Il n’y avait pas eu de contact direct entre Dugué et Alexandra et apparemment celui-ci n’avait pas vendu la mèche. Mais cela voulait donc dire qu’il savait quelque chose à leur sujet, car sinon, par ignorance, il aurait dit la vérité. Et dans quel but ne l’avait-il pas dite ? Ou bien l’avait-il dite et Madame Turgot avait-elle cru inopportun d’inquiéter Alexandra avec cela ? De toute manière, il fallait rétablir la situation d’urgence.

— J’étais... sorti, effectivement. C’est moi qui suis chargé des achats à l’extérieur ; je dispose d’un crédit de trois heures par semaine, et le mardi et le vendredi après-midi je quitte la Bibliothèque plus tôt.
— Je ne t’ai jamais vu rapporter aucun achat pour la Bibliothèque ici.
— C’est tout nouveau, du mois dernier, et lorsque j’ai le temps, je les dépose là-bas avant de rentrer.

Ouf ! Le danger semblait écarté pour cette fois. Alexandra parut en effet accepter l’explication. Mais décidément, il lui faudrait se méfier sans relâche de Dugué.

Une fois admise l’hypothèse selon laquelle Mathurin Dugué était au courant de la liaison de Jérôme et convoitait Maria, il n’est pas bien difficile de déterminer le cours de la suite des événements ; deux solutions s’offraient à notre homme : la première, la lettre anonyme au mari, mettrait sans aucun doute fin à cette relation qu’il ne pouvait tolérer plus longtemps, mais ne lui rapporterait rien ; la seconde, la tentative de chantage auprès de Maria, en revanche pouvait lui permettre de parvenir au moins une fois à ses fins. Selon la violence de ses appétits, il pouvait opter pour l’une ou l’autre. Et pourquoi pas les deux ? Le chantage d’abord, pour assouvir ses désirs ; la dénonciation ensuite pour assouvir sa vengeance.

La scène eut lieu trois semaines plus tard, dans son bureau, alors que Maria venait l’avertir qu’elle avait terminé ses recherches historiques et le remercier pour l’aide apportée par lui-même et par Jérôme...

— Je vous en prie, Madame Lesueur, cela a été pour moi un plaisir que de vous être agréable et pour Monsieur Beaufils également, j’en suis sûr, et... je dirais même plus, j’en ai les preuves, si vous voyez ce que je veux dire...
— Je ne comprends pas, Monsieur Dugué...
— Excusez-moi d’être aussi abrupt, mais je crois que Me Lesueur serait désagréablement surpris d’apprendre où et avec qui vous passez certaines fins d’après-midi depuis quelques semaines.

Ainsi donc, il savait tout. Maria avait blêmi sous l’attaque. Elle eut un début d’étourdissement, qui l’empêcha de se lever comme elle en avait eu l’intention.

— Mais vous m’êtes très sympathique, vous le savez, Madame Lesueur et je ne demanderais pas mieux que d’oublier ce que je sais et de vous céder les preuves que voici...
Il venait de sortir d’un tiroir de son bureau une enveloppe brune dont il tira un lot de photographies
— Quoi ? Du chantage ?
— Ce n’est pas exactement ce que vous croyez. Ces clichés ont été pris par un détective privé embauché récemment par votre mari. Je l’ai surpris dans son travail et moyennant finances, il a accepté de modifier son rapport à votre mari et de me céder sa bobine de film. Jusqu’à présent, grâce à moi, votre secret a été préservé. Et il ne tient qu’à vous qu’il le reste.

Les yeux noirs de Maria lancèrent des éclairs :
— Combien ?
— Je ne veux pas d’argent.
— Quoi alors ?

— Rien de plus que Jérôme Beaufils.
— Ça jamais !
— Réfléchissez ! Votre secret contre une nuit avec vous.
— Vous êtes complètement fou !
— De vous, oui, hélas, Maria, et je sais que c’est là ma seule chance...

Maria, elle aussi, réfléchissait à toute allure. Son mari avait des soupçons. Dugué quelques photographies pas très compromettantes encore, mais suffisantes pour tout mettre par terre, si son mari les recevait, et pour gâcher sa carrière ici, si elles étaient publiées. Dans un cas comme dans l’autre, ils déménageraient pour fuir le scandale. Mais, elle était incapable d’envisager un seul instant d’être séparée de Jérôme. Il fallait transiger tout de suite. Et faire que la honteuse victoire de Dugué devienne une humiliation pour lui. Elle prit une longue inspiration, et ses yeux noirs se clouèrent sur le visage soudain attendri qui lui faisait face :

— Soit. Mais ici et maintenant. Contre les clichés et les négatifs.

Maria s’était levée et alla jusqu’à la porte du bureau qu’elle ferma à clé. Puis, se retournant vers Mathurin Dugué, elle saisit l’enveloppe brune dont elle vérifia le contenu, l’enferma dans son sac à main et d’un geste rapide fit glisser sa robe chasuble à ses pieds, offrant au bibliothécaire ébahi ce qu’il avait si souvent rêvé de prendre...

— L’Italia farà da sé...

Mathurin Dugué eut ainsi son heure de gloire, si l’on peut dire, car un quart d’heure à peine s’était écoulé lorsque les employées de la Bibliothèque virent ressortir, Madame Lesueur, tête haute et pas décidé, du bureau de leur patron, qui contrairement à son habitude, ne raccompagna pas sa visiteuse.

Le sacrifice de Maria devait,hélas, s’avérer inutile car sa provocation ne fit que renforcer chez Mathurin Dugué son intention de mettre en œuvre la seconde partie de son plan. Après avoir hésité quelques jours, le temps de se persuader que Maria ne céderait plus jamais au chantage, perdu pour perdu, il confectionna avec les lettres des gros titres de La Manche Libre de la semaine une lettre anonyme que le Procureur reçut au Palais un lundi matin :

Me LESUEUR,

QUE FAIT VOTRE FEMME

PASSAGE THOMAS BECKETT

LE MARDI ET LE VENDREDI

DE 16 h 30 A 18 h ?

Dans ce message d’une grande clarté, seule la signature : "Un admirateur jaloux", surprit Maître Lesueur, qui au cours de sa carrière, en avait vu bien d’autres. De plus, ce que son expéditeur ignorait, c’était que, depuis certaine maladie qui l’avait laissé impuissant, Me Lesueur avait rendu sa liberté sexuelle à son épouse, aux seules conditions qu’elle préservât son honorabilité et leur union. Ce qu’elle avait toujours fait jusqu’ici, les quelques fois où son tempérament latin avait eu raison de sa tendresse pour son mari. Mais cette fois-ci, tout semblait différent. Depuis quelque temps, il la sentait s’éloigner de lui ; elle négligeait la maison, n’allait plus chercher régulièrement Julie et Mélissa à l’école ; ils ne faisaient plus de projets ensemble, à telle enseigne que leurs vacances d’été n’étaient pas encore programmées alors que le premier mai approchait. Cette fois-ci, c’était plus grave, cela ne faisait pour lui aucun doute et il n’avait plus vraiment la force de lutter pour la garder. Il essuya deux larmes au coin de ses yeux et plia la lettre en quatre dans son portefeuille. Sur le bureau devant lui, une photo rayonnante de Maria, entourée de Julie et Mélissa lui rappelait le bonheur enfui...
L’étau se resserrait. Et la rumeur enflait, mêlant habilement une once de vérité, une pincée de vraisemblable et un tombereau d’inventions. Le tout répété, déformé, aggravé, multiplié, enjolivé ou magnifié selon le talent et l’humeur de chacun. Un matin, le palais de justice se réveilla avec une inscription jaune fluorescente sur le granit de son mur ouest : "Lesueur cocu". Le lendemain, un rimailleur vandale mais esthète avait ajouté : "ta femme a un beau c.. !". Et la ville de s’esclaffer, tandis qu’on usait des brosses de chiendent à tenter d’effacer les inscriptions vengeresses.
L’hallali était proche. Me Lesueur quittait le moins possible son bureau, rasait les murs et regardait ses souliers quand il croisait autrui dans le Palais. Il signifia à Jérôme "qu’il le remerciait pour le travail qu’il avait accompli auprès de Julie et Mélissa, mais que dans leur intérêt à tous, il se trouvait dans l’obligation d’y mettre fin". Alexandra, enfin confirmée dans ses soupçons, sombra dans la mélancolie et dut prendre un congé de maladie. Jérôme, les yeux secs d’avoir trop pleuré, essayait de faire face aux outrances de la cité outragée. Seule Maria, imperturbable, continuait d’aller faire ses courses et son marché, défiant ouvertement la réprobation des commerçants et de leurs clients ; bientôt elle ne put plus faire un pas en ville sans que l’on chuchotât sur son passage. Les vacances de Pâques approchaient. Alors, en accord avec son mari, elle décida de partir pour un temps dans sa famille avec Julie et Mélissa.

Avant son départ pour l’Italie, Maria voulut revoir Jérôme une dernière fois. Mais depuis son "entrevue" avec Mathurin Dugué, elle ne voulait pas retourner à la Bibliothèque. Elle résilia son abonnement par courrier et fit rapporter ses livres par son employée de maison. Dans la pochette intérieure de l’un d’entre eux était glissée une enveloppe cachetée qui portait la mention suivante :
À remettre en mains propres
à Monsieur Jérôme Beaufils.

Mais ce jour-là, c’est Jérôme qui était à l’accueil et nul autre que lui ne reçut le choc de cette inscription solennelle.

Cette dernière lettre de Maria à Jérôme n’a pas été retrouvée. Mais elle a bien voulu m’en confier la teneur approximative quand je me suis rendu à Naples pour éclaircir avec elle les dernières zones d’ombre et lui soumettre les épreuves de ce récit.

Elle lui révélait, sans entrer dans les détails, que ses soupçons à l’encontre de Mathurin Dugué étaient fondés, qu’il avait tenté de la faire chanter et probablement tout raconté à son mari qui semblait très affecté, qu’elle ne voulait absolument pas nuire à la carrière de celui-ci et qu’étant donné les proportions que prenait l’affaire en ville, elle avait décidé, la mort dans l’âme, de s’éloigner pour un temps.

Puis elle lui fixait un dernier rendez-vous, passage Thomas Beckett, pour le jour même - on était vendredi -, à l’heure habituelle.

La lecture de ce message plongea d’abord Jérôme dans un état de prostration profonde à la pensée que Maria allait partir, le quitter sans doute et peut-être même ne pas revenir et qu’il ne la verrait plus ; puis sans qu’il sût pourquoi, il fut soudain persuadé que Mathurin Dugué n’avait pas réclamé d’argent à Maria, mais qu’il avait bel et bien porté la main sur elle et tenté de toucher en nature le vil prix de son silence. La seule pensée des mains de Dugué sur le corps de Maria le révulsa et en quelques secondes une fureur intérieure le submergea. Bientôt une décision s’imposa à lui, aussi claire et limpide que de l’eau de roche. C’était l’heure de la pause de midi et au lieu de rentrer chez lui déjeuner, il alla acheter une demi-baguette et deux tranches de jambon, de quoi faire un sandwich qu’il s’apprêta à manger dans le square. Il avait faim maintenant qu’il avait décidé d’agir alors que tout à l’heure son estomac était complètement noué. Vers treize heures trente, Mathurin Dugué repasserait par là pour aller reprendre son service. Il ouvrit son Laguiole et fendit en deux sa demi-baguette...

Vers quinze heures, ce jour-là, en traversant le square Thomas Beckett, alors qu’elle arrivait en avance à leur dernier rendez-vous, à l’endroit même de la stèle qui commémore l’assassinat du saint dans sa cathédrale de Canterbury le 29 décembre 1170 par les sbires du roi, Maria découvrit l’horreur et s’évanouit dans un cri de douleur déchirant qui fit s’ouvrir plusieurs fenêtres : sur la dalle commémorative gisait le corps ensanglanté de Mathurin Dugué sur lequel était tombé le corps de son agresseur qui s’était planté son arme dans le cœur. Au pied de la colonne brisée, une enveloppe avec ces deux mots : A Maria

Maria,

Tout est fini. Et justice est faite. Je n’aurais pu vivre loin de toi. Jusqu’à mon dernier souffle, je t’ai aimée plus que ma vie. Pardon.

Jérôme

Épilogue

Ce même jour, au Palais de Justice, on découvrit dans son bureau, Me Lesueur, affalé sur sa table de travail, un revolver à la main et une balle dans la tempe. Sur le maroquin bordeaux, il expliquait dans une lettre ne plus pouvoir assumer son infirmité et demandait à tous ses proches de lui pardonner la peine et les ennuis que son geste allait leur causer...

S’il n’y avait plus rien à faire pour Jérôme Beaufils, lorsqu’on accourut au cri terrible de Maria, Mathurin Dugué, lui, respirait encore ; transporté d’urgence au Centre Hospitalier, il fut opéré pendant sept longues heures. Mais il s’en est sorti et coule aujourd’hui des jours paisibles dans sa retraite du Haut-Cotentin.

Pendant quelques semaines, la ville fut en révolution. Caméras, journalistes, paparazzi et autres échotiers la parcoururent en tous sens à la recherche de leur vérité ; puis la cité retomba dans le conformisme ouaté de sa vie provinciale.

©Pierre-Alain GASSE, 1993-1997.Tous droits réservés.