Le Blog de Pierre-Alain GASSE

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mardi 1 septembre 2015

Ne disais-tu pas que tu m'aimais ? - Chapitre 6


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VI

Il est midi. J'ai distribué la moitié de mon stock de marque-pages ; il faut que j'arrête où je n'en aurai plus pour tantôt. Si je n'ai pas oublié de pointer l'une ou l'autre, six personnes ont examiné mes livres d'un peu près, sur la cinquantaine qui est passée devant. Pas trop mal. J'en ai même vendu un, le dernier publié, « L'Indonésienne ». À quelqu'un qui a déjà voyagé par là-bas. Logique. J'espère qu'il ne sera pas déçu. La mémoire est un prisme sélectif et déformant. La sienne comme la mienne. Nos deux visions s'accorderont-elles ?

Je m'apprête à aller échanger mon bon pour un sandwich et une boisson à la buvette du salon, lorsqu'un événement imprévu se produit devant moi : une visiteuse vient de chuter sur le parquet en trébuchant sur une goulotte électrique mal positionnée qui traverse l'allée.

Je me précipite à sa rencontre et l'aide à se relever :

― Ça va ? Vous ne vous êtes pas fait mal ?

Elle a mis les mains en avant, pour protéger son visage dans la chute, et la gauche est un peu écorchée. Une goutte de sang perle. Une chance : j'ai, pour une fois, un paquet de mouchoirs en papier dans ma poche. J'en propose un qu'elle accepte en souriant.

C'est alors que je la reconnais : âge, stature, coiffure, visage, couleur des yeux : oui, tout concorde. C'est elle. Je me tais. Elle me remercie. S'époussette. Récupère son sac, resté au sol. C'est maintenant ou jamais.

― Votre visage ne m'est pas inconnu…

Ce n'est pas moi, mais elle qui vient de parler. Elle poursuit :

― Seriez-vous d'ici ?

J'enchaîne :

― Presque. J'ai habité quinze ans dans cette ville. Mes parents ont tenu un bureau de tabacs rue des Trois Rois de 1955 à 1970.

Elle rougit légèrement.

― Alors tu es… Julien ?
― Oui. Et toi, Anna, n'est-ce pas ?

Elle acquiesce. Nous mesurons en silence le passage du temps sur chacun, confrontant la dernière image en notre mémoire à la réalité qui nous fait face.

― Ça fait combien de temps ? Sous-entendu : qu'on ne s'est pas vus, dit-elle.
― Plus de trente ans, près de quarante, je pense, dis-je. La dernière fois que je t'ai vue, c'était à Saint-Gervais, un jour de Toussaint. J'étais avec ma mère. Nous nous sommes salués à la sortie.
― Peut-être bien. Alors, tu écris ? Mais, sous un autre nom, donc ?
― J'ai pris celui de ma mère comme nom de plume.

Elle feuillette mes ouvrages sur la table. J'aimerais autant qu'elle ne lise pas le premier dans lequel elle pourrait se reconnaître. Je l'oriente vers le dernier. Trop tard. Elle vient de lire le résumé du « Baiser de la Toussaint ».

― Mais, ça se passe ici, ça ?
― Ou...i, réponds-je en balbutiant.
― Alors, je vais te le prendre. Tu peux me le dédicacer ?
― Bien sûr, Anna. Avec grand plaisir.

J'ai deux minutes à peine pour trouver une formule, aussi allusive qu'imprécise, aussi chaleureuse que discrète. Une vraie gageure. Je commence :« Pour Anna…Mon stylo se relève. J'hésite, serait-ce encore compromettant d'écrire : « À mon premier amour. » ? En suis-je si sûr d'ailleurs ? J'opte pour une formule bien plus passe-partout : « En souvenir du temps béni où nous étions adolescents. »« Avec toute mon amitié. Julien. »

Je lui tends le livre. J'ai glissé à l'intérieur ma carte de visite professionnelle. Elle lit la dédicace et remercie d'un sourire difficile à interpréter. Nous nous embrassons. Quatre bises. Vais-je me lancer ?

― J'allais déjeuner. Veux-tu, peux-tu m'accompagner au restaurant d'à-côté ? Tu me raconteras ta vie et moi la mienne.

Elle marque un temps d'hésitation avant de dire :

― D'accord, Julien. Allons-y. Juste le temps de passer un coup de téléphone.

Quelques minutes plus tard, nous nous retrouvons en tête-à-tête, derrière les baies vitrées du « Jardin des Plantes ». La salle, au décor un peu suranné, est aux trois quarts pleine. D'autres collègues ont choisi d'y prendre également leur pause déjeuner. Je reconnais plusieurs têtes. Sans compter quelques touristes, déjà, et les travailleurs en déplacement habituels.

Je propose à Anna le menu du jour, mais elle veut se contenter d'un plat et d'un dessert. Soit. Pour moi, ce sera entrée et plat. Je lui explique que je suis interdit de dessert et pourquoi.

Une fois nos commandes passées, il y a comme un blanc, la conversation ne sachant pas très bien quelle direction prendre. Je décide d'entrer dans le vif du sujet :

― J'ai su par un de mes frères, qui vit toujours ici, que tu avais épousé Paul. Vous avez des enfants ?
― Oui, deux. Un garçon et une fille. Trente-cinq et trente-deux ans. L'aîné, Dominique, est photographe comme son père. C'est lui qui a repris notre affaire. La fille, elle, est kiné. Et trois petits-enfants : deux chez Dominique, un chez Céline.Je ne lui dis pas que je sais déjà tout cela ou presque par Internet. Il faut que je prenne garde à ne pas me couper.
― Quel âge ont-ils ?
― Ludo, l'aîné, sept ans, son frère, Victor, cinq et leur cousine, Emma, trois. Et toi ?
― Deux filles, de quarante-trois et quarante ans. L'aînée vit à l'étranger, en Asie, et l'autre à Nantes. Elles ont deux garçons chacune…

Et nous voilà partis à dévider l'écheveau de nos vies respectives, depuis toutes ces années : diplômes, travail, mariage, enfants, deuils, petits-enfants…Jusqu'à ce qu'un coup d'œil à la salle vide et un autre à ma montre me fasse sursauter : deux heures un quart. Nous n'avons pas vu le temps passer. Je règle l'addition. C'est l'heure des adieux. Sur le trottoir. Nous nous embrassons comme ce matin.

― Je suis contente de t'avoir revu, Julien. J'ai pensé à toi, quelquefois. Ne disais-tu pas que tu m'aimais ?

Je perçois comme une pointe d'ironie amère dans cette formulation. Je la regarde. M'en voudrait-elle de ne pas avoir insisté davantage ?

― C'était vrai, Anna. Mais j'étais bien trop timide pour te le dire en face.

J'aimerais ajouter : « J'ai pensé à toi longtemps, tu sais », mais les mots ne parviennent pas à sortir de ma bouche. Sans doute est-ce mieux ainsi.

Elle sort de la salle Victor Hugo ; je me rassois à ma place. Elle salue de la main. Adieu, Anna. Cette rencontre met enfin un point final à notre histoire.

À présent, je peux tourner la page.

©Pierre-Alain GASSE, août 2015.

lundi 24 août 2015

Ne disais-tu pas que tu m'aimais ? - Chapitre 5


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V

Il existe en France des milliers de salons et festivals littéraires, du premier janvier au bout de l’an, de la capitale au dernier des chefs-lieux de canton.

Le petit peuple des écrivains auto-édités, des auteurs de plus ou moins grande notoriété, des maisons d’édition locales ou régionales, y a ses habitudes.

Les invités de prestige en ont d’autres.Les premiers classent ceux auxquels ils ont été acceptés selon plusieurs critères, outre le ticket d’entrée : la fréquentation, bien entendu, hélas très variable d’une édition à l’autre, mais aussi l’installation matérielle et l’accueil des organisateurs. Ils hésitent souvent entre un salon où les auteurs s’entassent par centaines et le public défile par milliers, mais n’a d’yeux que pour les têtes d’affiche et d’autres, plus petits, où on les bichonne davantage et où, faute de grives, le public consent à se rabattre sur les merles qu’ils sont. Question de survie.

Les seconds chipotent sur la qualité de leur hôtel, ou la classe de leur billet de train ou d’avion. Question de standing.

L’accueil tient la plupart du temps à la volonté d’un homme ou souvent d’une femme, entourés d’une petite équipe, qui se décarcasse pour mettre sur pied des manifestations toujours difficiles à pérenniser.

Connu ou pas, l’invité d’un salon apprécie un accueil un tant soit peu personnalisé. Certains arrivent quelques minutes avant l’ouverture au public, dans l’effervescence qui précède ; moi, ce matin, je préfère le calme d’une arrivée précoce qui me donne tout le temps de déballer, de faire le tour des lieux, bref de me préparer au mieux à cet exercice nouveau.

Ma timidité demeure ; malgré les années, je dois toujours accomplir un effort pour aller vers les autres. Et, bien entendu, je suis loin d’en être au stade où ce sont les autres qui viendraient vers moi !

Traînant ma valise, chargée d’une dizaine d’exemplaires de chacun des quatre ouvrages à mon catalogue, j’entre dans la grande salle Victor Hugo.

D’une capacité de 600 personnes, cette salle polyvalente des années 80 domine le Jardin des Plantes, sur son côté gauche, en arrière de l’Hôtel Restaurant du même nom. Pourquoi n’ai-je pas réservé là ? C’était à deux pas !

Des rangées de tables sont alignées dans le sens de la longueur de la salle. Deux choix se présentent à moi : ou la parcourir en zig zag pour lire les chevalets indiquant les noms des participants jusqu’à trouver ma place, ou recourir aux organisateurs pour m’y guider.

Je n'ai pas le temps de trancher : déjà on s’avance vers moi. Un listing et un plan de la salle en main, une accorte jeune femme marche d’un pas décidé dans ma direction.

― Bonjour ! Vous êtes…
― Julien Lodéon.
― Enchantée. Corinne, une des trois libraires du centre-ville à l’origine du Salon.
― Comment s'appelle votre librairie ?
― Librairie des Trois Rois. Pourquoi ?
― Ah, c'est drôle ! J'ai habité cette ville et votre rue pendant une quinzaine d'années, dans ma jeunesse. Je connaissais bien le libraire d'alors. Un vieux monsieur, toujours tiré à quatre épingles. J'ai oublié son nom, Verdier, je crois. À présent, je réside en Côtes d'Armor.
― C'est un retour aux sources, alors ?
― En quelque sorte. J'ai encore de la famille sur place. ― Vous vendez vos livres directement, je crois ?
― Oui, désolé, mon éditrice n’a pas encore de distributeur.
― Pas de souci. Nous avons aussi réservé des places pour les petites maisons et les indépendants. Venez. Je vais vous indiquer votre emplacement.

Je savais, pour l’avoir lu sur des forums de participants que, dans un salon du livre, le moment du placement est toujours empreint d’appréhension, car s’il y a quelques très bonnes places, en général dévolues aux invités d’honneur, et une majorité de correctes, certaines peuvent s’avérer mauvaises, voire impossibles, lorsqu’elles sont en plein courant d’air ou dans les coins, où presque personne ne passe. C’est une loterie, livrée au libre arbitre des organisateurs.

Pour cette première fois, bonne pioche, ma place est en tête d’allée dans la seconde rangée. Je remercie avant de commencer à m’installer.

D’abord, je dessangle et sors mon carton de la valise, puis mes chevalets, le parapheur avec ma documentation : coupures de presse, visuels de tous mes recueils, affiches.Dans le carton, s’empilent une boîte à chaussures où j’ai soigneusement rangé quelques exemplaires de chacun de mes ouvrages, d’autres livres encore emballés en paquets de cinq ou dix, des marque-pages et flyers, une boîte à thé ronde qui va me servir de caisse et quelques accessoires : ruban adhésif, ciseaux, pinces, au cas improbable où je disposerais d’une grille d’exposition. C’est rare et généralement payant.

Ah ! Deux choses encore : un sarong indonésien pour me servir de nappe, si c’est autorisé et un coussin, car les chaises empilables des salles sont souvent fort incommodes, trop basses, trop profondes pour moi. Je ne voudrais pas rentrer bredouille et en plus avec un lumbago !

Il s’agit maintenant d’organiser tout cela de la manière la plus harmonieuse possible, en fonction de l’espace qui m’est alloué. C’est correct, les tables, à piétement métallique repliable, mesurent un mètre soixante de long, l’espace n'est pas trop compté.

Autour de moi, mes collègues s’affairent pareillement. Quelques-uns, visiblement habitués de longue date, possèdent du matériel semi-professionnel : diable repliable pour transporter leurs caisses de plastique ou de bois, aux dimensions exactes de leurs ouvrages, roll-up ou totem à leur effigie ou celle de leur maison d’édition. Je fais pâle figure à côté !Mais la plupart jouent, peu ou prou, dans la même cour que moi : une valise, deux ou trois douzaines de livres et vogue la galère !

Dix heures ! Pratiquement tous les stands sont en place, mis à part ceux des sempiternels retardataires, venus de loin, difficiles à lever ou peu respectueux des consignes. Nous attendons le public de pied ferme, qui une boule au ventre, qui une fausse indifférence sur le visage, derrière nos piles d'ouvrages, nos chevalets, nos marque-pages, en sirotant notre énième café.

Pour avoir assez souvent fréquenté les salons littéraires, je sais que beaucoup de visiteurs procèdent en deux temps : d'abord un passage en revue rapide de tous les stands pour identifier ce qui les intéresse, quelques arrêts pour regarder, soupeser, feuilleter tel ou tel titre, s'enquérir d'un renseignement, voire dialoguer avec un auteur déjà connu ou carrément inconnu ; ensuite, en fonction de leur budget, de tel cadeau envisagé, de tel coup de cœur, revenir pour procéder aux achats et demander une dédicace.

La crise économique n'a fait que renforcer cette tendance. Rares sont ceux qui cèdent du premier coup à un élan du cœur pour un livre. De plus en plus rares.

Quelle attitude adopter ? Celle du camelot de foire, plein de gouaille, n'est pas trop dans mes cordes. Celle de l'écrivain désabusé, absorbé dans la lecture du journal en attendant le chaland, me paraît un brin méprisante.Je me résous à un entre-deux : une attente bienveillante et souriante, ponctuée de bonjours et d'invites discrètes. C'est parti pour neuf heures d'un parcours immobile.

Combien de personnes s'arrêteront devant mon éventaire ? Vendrai-je quelques livres ? Derrière ces questions pragmatiques, une autre se cache, insistante et encore incomplètement formulée : viendra-t-elle ?

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, août 2015.

lundi 17 août 2015

Ne disais-tu pas que tu m'aimais ? - Chapitre 4


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IV

J’ai mal dormi. À chaque fois que je change de lit, c’est pareil. Le sommeil me fuit. J’ai beau savoir que l’alarme de mon téléphone retentira à l’heure programmée et encore une fois dix minutes plus tard, au cas où, je passe la nuit sur le qui-vive et m’éveille fatigué.

Ma chambre donne sur la rue et, à travers le rideau, je devine la silhouette du Monument Patton, dans la grisaille du petit matin. Dans mon dos, sept heures sonnent à la basilique Saint-Gervais. Je me lève.Une demi-heure plus tard, je suis le premier dans la salle où sont servis les petits déjeuners. C’est un buffet, très correctement garni.

Jus de pamplemousse, yaourt brassé, thé earl grey, œuf dur et jambon blanc, toasts beurrés et un bout de baguette. C’est un peu plus que d’ordinaire, mais la restauration du midi dans les salons est souvent sommaire, paraît-il, il vaut mieux prendre ses précautions. J’ai délaissé la viennoiserie, pourtant appétissante, mais déconseillée par mon médecin.

J’avise La Manche Libre et Ouest-France sur une table près de l’entrée, les consulte pour vérifier que le Salon du Livre y est annoncé. C’est le cas. L’hebdomadaire manchois se contente d’une photo de la dernière édition, où l’on voit Monsieur le Sénateur maire en train de prononcer le discours d’ouverture, accompagnée de quelques lignes de présentation ; le quotidien rennais, qui sponsorise l’événement, se fend, lui, de trois questions aux organisateurs et d’un article de bas de page sur quatre colonnes. Bien joué, mesdames, messieurs les organisateurs !

Par la fenêtre, j’aperçois deux panneaux de fléchage aux couleurs du journal. Le travail de signalisation a été réalisé dans la nuit, car hier soir, je n’avais rien remarqué.

Huit heures. Encore une heure à tuer avant de me présenter pour l’installation des stands. J’hésite quelques instants, puis une décision s’impose à moi : empoignant mon vêtement, accroché au portemanteau, je sors de la salle à manger, remets ma clé à la réception et commence à descendre la « Constit' ». Arrivé Place Angot, je retrouve de vieux réflexes et utilise la vespasienne installée là, avant d’emprunter la rue Saint-Gervais en face.

Je me retrouve en un territoire si bien connu que je pourrais le parcourir les yeux fermés, passe devant la Poste, le Presbytère, l’ancienne droguerie Le Barbanchon et, à côté, la boutique du père de Paul, photographe à cet endroit depuis les années d’après-guerre. Dans ce studio furent prises toutes mes photos d’identité jusqu’à mes dix-huit ans et aussi celle de notre communion solennelle, à moi et mes frères.

La charcuterie Chapdelaine subsiste, mais a changé de nom. Me voilà place Saint Gervais, devant la basilique, puis, rue des Trois Rois. Elle est restée la même, à l’exception près qu’on a remis le caniveau au milieu, comme aux temps anciens, mais je ne reconnais aucun des commerces. En réalité, il n’y en a presque plus. À l’angle de la place et de la rue Saint-Gervais, la droguerie Tabur a disparu, la pharmacie Marquet aussi, l’épicerie Guillot depuis longtemps, comme le coiffeur Véron d’à côté. Le tabac, journaux, bimbeloterie où j’ai vécu quinze ans n’est plus un commerce, mais une façade aveugle, une entrée d’appartement sans doute.

Jusqu’au bas de la rue, c’est la même chanson. À gauche, plus de boucherie Pellerin, plus de marchand de cidre, vins et spiritueux Caillebotte. De l’autre côté, plus de boutique de chapellerie Pépin. Seule la poissonnerie tout en bas existe encore, avec la librairie qui fait le coin. En face, les meubles Batel conservent un magasin d’exposition et, le jouxtant, la boucherie Grouazel est toujours là. Enfin, un pôle de pérennité !

Rue du Tripot ; le nom et quelques maisons fleurent encore bon le Moyen Âge. Rue du Pot d’Étain : de son passé, la reconstruction d’après-guerre ne lui a laissé qu’une enseigne… Je débouche Place Littré, la mal nommée : c’est la Mairie qui s’y trouve et non le Lycée qui porte le nom de l’illustre grammairien, dont la famille était de la cité.

Je grimpe la rue du Docteur Gilbert, puis la rue Saint-Saturnin, passant sur le côté de la vieille église. Me voilà place du Petit Palet, devant la boulangerie pâtisserie où j’achetais des têtes de nègre ou des rochers à la noix de coco dont j’étais si friand. La rue du Collège est en face.

Je n’ose pas aller plus loin. Je regarde ma montre. Il est grand temps de regagner ma voiture, garée Place Patton avec mon matériel dedans ! Et de remonter le Boulevard du Maréchal Foch au pas de course.

Mes sentiments sont mitigés. La surprise d’avoir retrouvé intacts quelques vestiges de mon passé le dispute à la conscience douloureuse du temps enfui.

Mon entreprise n’est-elle pas vaine ?

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, 2015.

jeudi 6 août 2015

Ne disais-tu pas que tu m'aimais ? - Chapitre 2

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II

J’ai quitté mon domicile de la Côte de Goëlo après déjeuner. Petit bagage. Carton de livres. Affiches. Marque-pages. J’espère n’avoir rien oublié.

Nationale 12, Saint-Brieuc, Lamballe, puis nationale 176, Dinan. Dol-de-Bretagne, Pontorson… Jadis, la traversée de chacune de ces villes allongeait la durée du trajet d’une bonne dizaine de minutes. À présent, une voie express les contourne toutes. Seule subsiste à double sens une portion dangereuse d’une quinzaine de kilomètres, jalonnée de macabres panneaux sur le nombre d’accidents et de morts. Et quelques goulots d’étranglement que la disposition des lieux n’a pas permis de résorber.

Si je connais bien cette route parce que c’est celle de ma Normandie natale, je ne l’ai pas empruntée depuis longtemps. Le Pays d’Auge, pour moi, ce ne sont plus que des souvenirs. De ma famille, il n’y a plus âme qui vive là-bas. Tout juste si j’y possède encore quelques hectares de terres héritées de ma mère. Sans grande valeur, au demeurant.

Je place Best of Sade dans le lecteur de CD et augmente un peu le volume. La voix chaude et veloutée de l’artiste envahit l’habitacle. Pourquoi cette fille est-elle devenue si rare ? On n’a rien enregistré de mieux dans le genre. Les orchestrations sont magistrales. Même si je crains un peu d’être déçu, il faut que j’achète d’urgence Soldier of Love, son dernier opus.Une heure et vingt minutes plus tard, je quitte la voie express pour monter la fameuse côte des M qui garde A. du côté Ouest. Je me souviens d’être venu y assister avec mon père à l’une des premières courses de côte qui y furent organisées. Pas le Tour de France, non, il ne devait y passer que beaucoup plus tard.

Le Monument au Général Patton, libérateur de la ville, dresse toujours sa massive obélisque en haut de la rue de la Constitution. Le char Sherman M4 qui trône au pied, avec son canon de 75 mm, aurait pu donner à la place un petit air inquiétant, n’était sa peinture toute fraîche.

La « Constit » ! C’était le principal terrain de chasse de ma bande, au temps béni de notre adolescence. Combien de fois avons-nous pu arpenter, de bas en haut et de haut en bas, ces quelques centaines de mètres de trottoirs, jalonnés d’arrêts incontournables ! La librairie Lasseron du bas de la rue pour acheter SLC ou l’Os à Moëlle, la galerie du Grand Passage pour nous réchauffer à moindres frais, les jours de froidure, l’un ou l’autre des bureaux de tabacs pour les Camel, les Pall Pall ou les Gauloises quand nous étions fauchés, le cinéma Star et sa cafeteria pour le billard… Des quatre coins de la ville, sous l’œil vigilant de boutiquiers et passants, garçons et filles venaient là pour s’observer, se rencontrer, se plaire, et plus si affinités. Mais alors, il fallait choisir d’autres lieux plus discrets, car, si vous étiez fils ou fille de commerçant, le moindre écart de conduite était observé et rapporté quasiment dans l’heure à qui de droit.

La rue a été mise en sens unique descendant. Les trottoirs élargis et redessinés. D’élégants candélabres jalonnent le trajet. J’arrive place de la Mairie où je trouve à me garer.

Du parking, toujours sommairement ombragé par des tilleuls amputés, les mêmes escaliers de granit descendent au Jardin de l’Évêché où trône la martiale statue de marbre du général Valhubert dont Charles X fit don à la ville natale du héros en 1828. Mais les grilles d’antan ont disparu.

Je revois soudain les tréteaux et les décors poussiéreux des compagnies théâtrales itinérantes qui s’installaient là pour des séances en plein air où se donnaient des drames classiques, des farces moyenâgeuses ou des opérettes dans leur âge d’or. Là, sur un banc inconfortable, j’avais entendu pour la première fois, avec ravissement, « Les Saltimbanques » de Louis Ganne dont mon père allait ensuite acheter le 33 tours que je conserve encore. Je me surprends à fredonner le naïf refrain de l’air vedette écrit par le prolifique Maurice Ordonneau en 1899, cet air qui convenait si bien aux années d’après-guerre :

C’est l’amour qui flotte dans l’air à la ronde
C’est l’amour qui console le pauvre monde
C’est l’amour qui rend chaque jour la gaîté
C’est l’amour qui nous rendra la liberté !

J’ai oublié les couplets, mais ça, c’est resté, paroles et musique !

Les pelouses où nous jouions au foot, mes copains et moi, quand le gardien n’était pas les parages, ont été transformées en parc de stationnement, mais l’allée majestueuse de grands tilleuls offre toujours ses ombrages fournis aux promeneurs. Le jardin a également conservé ses deux gradins auxquels on n’accède que par les extrémités. Trop long pour des gamins de douze ans.

Un jour, ne m’étais-je pas risqué à sauter du premier niveau en bas. Deux mètres cinquante environ. Arrivée en déséquilibre sur la souche d’un arbre coupé. Résultat : une entorse de la cheville gauche dont je m’étais bien gardé de révéler la vraie cause à mes parents. Vingt-quatre heures plus tard, je m’étais retrouvé de l’autre côté de la rue, dans la chambre d’un hôtel où un rebouteux donnait ses consultations deux fois par semaine. Tout juste si le bonhomme ne portait pas encore blaude et sabots, mais en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, il m’avait remis l’articulation en place. Moyennant un billet de 5 francs nouveaux.

Cela fait déjà beaucoup de souvenirs d’un coup ! Je ressens le besoin d’aller m’asseoir dans un des cafés que mes copains et moi avons assidûment fréquenté, en face de la Mairie, au temps de notre adolescence. La plupart d’entre nous fréquentaient l’Institut Notre-Dame, un petit séminaire de bonne réputation, qui présentait cependant un gros défaut à nos yeux : il n’était pas mixte ! C’est dire si nous enviions ceux dont les parents les avaient inscrits au Lycée, par conviction ou par économie. Ce café était plus ou moins à mi-chemin entre les deux établissements, sauf que du Lycée, cela descendait pour y venir, alors que de l’Institut, il fallait gravir un raidillon malaisé ! C’était l’un des premiers à installer une terrasse couverte moderne, avec de larges banquettes de moleskine, des tables couvertes de formica et surtout un juke-box avec les disques de toutes nos idoles : rock avant tout comme Eddy Cochran, Buddy Holly, Chuck Berry, Gene Vincent, Vince Taylor, Elvis Presley, Les Beatles, les Stones, Les Chaussettes Noires, Les Chats Sauvages, Johnny Halliday, mais folk aussi avec Pete Seeger, Woody Guthrie, Bob Dylan, Hugues Aufray, sans oublier les chanteurs à texte comme Gainsbourg, Georges Brassens, Bécaud, Brel, Ferré… plus quelques minettes françaises, Sylvie Vartan, Françoise Hardy, Sheila… C’était le début des années 60.

L’établissement existe toujours, mais a changé de nom, de look, et de multiples fois de propriétaires, bien entendu. Je m’assieds dans un coin et commande un café. Les visages de mes copains m’apparaissent alors : Christian, dont j’ai perdu la trace, Jean-Paul, parti trop tôt manger les pissenlits par la racine, Jean-Marie et Pierre, les deux frères, que je vois toujours, de temps à autre… Nous avions formé un groupe musical au nom révélateur : « Les Téméraires » ! Leur répertoire : du rock et du folk, surtout des reprises. Moi, incapable de tirer plus de trois accords de ma guitare et sans voix, j’avais dû me contenter du rôle de régisseur et présentateur. Puis apparaissent aussi ceux des filles qui gravitaient autour de nous ; pour l’essentiel, des monitrices du Gué de l’Épine, le centre aéré de la paroisse… Dominées par la figure emblématique de Martine, auréolée de son titre de miss locale et qui tournait toutes les têtes. Hélas, aucun d’entre nous n’avait réussi à la séduire. Mais un de nos autres copains, si. Grâce à ses deux ou trois ans de plus et son « titre » d’étudiant en médecine, il avait remporté la palme. Elle le dépassait d’une tête, mais sans doute trouvait-il de grandes compensations à cette petite humiliation !

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, 2015.