Le Blog de Pierre-Alain GASSE

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lundi 5 décembre 2016

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 9


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VII
Voilà plusieurs jours que je n’ai rien écrit dans ce « journal d’avant ». Une mauvaise passe. Je refusais de descendre au réfectoire et d’aller en promenade. Ce n’est que lorsqu’on a menacé de me supprimer les parloirs téléphoniques que j’ai eu un sursaut. Pas encore voulu couper le mince cordon qui me rattache au monde extérieur.

Je reprends donc le fil de mon récit.

Si je m’étais sentie aussi déstabilisée que fière quand Garin avait proposé d’acheter mon histoire pour en tourner un film, je le fus bien plus encore lorsqu’il revint me demander d’y tenir le rôle principal.

Cette perspective m’effraya au plus haut point. Des images anciennes me revenaient en mémoire : au collège et au lycée, j’avais participé à quelques représentations théâtrales, organisées par des professeurs dans le cadre de l’enseignement, alors que j’étais une adolescente boulote, mal dans sa peau. Bien entendu, je n’y avais pas tenu le premier rôle et j’en avais gardé un souvenir plutôt douloureux. Comme une idiote, j’imaginais le regard de tout le public fixé sur moi, mes boutons et mes bourrelets, alors que je n’étais qu’une figurante anodine dans un tableau d’ensemble !

De ce point de vue, j’avais une revanche à prendre !

Après le départ de nos trois visiteurs, John et moi avions attendu avec impatience et inquiétude le retour de Lia. Comme d’habitude, c’est Bagus qui la ramenait sur son scooter fluo.

Dès qu’elle entra dans le restaurant, elle flaira quelque chose d’inhabituel :

— Vous en faites une drôle de tête ! Il se passe quelque chose ?
— On peut dire ça, oui, intervint John, mais rien de grave, rassure-toi, Lia. On vient de faire à ta mère une proposition inespérée…
— Pour le restaurant ?
— Non, tu n’y es pas du tout, bien que cela ait quand même quelque chose à voir avec.

John souriait en coin, Bagus était interloqué et Lia trépignait d’impatience à présent, en m’interrogeant :

— Bon, allez, ne nous faites pas languir plus longtemps, c’est quoi, alors ?

Je me décidai enfin à parler :

— Tes parents sortent d’ici, Bagus.
— Comment ça ? Pourquoi ? s’inquiéta aussitôt le petit ami de Lia, craignant pour leur relation.
— Ton père voudrait que je joue mon propre rôle dans son film. Il n’a pas trouvé d’actrice à lui convenir pour cela.
— Wôw ! Super ! lancèrent à l’unisson les deux jeunes gens.
— Ce n’est pas si simple, Lia. Tu le sais, toi, Bagus.
— Si mon père dit que vous pouvez tenir le rôle, alors il faut le croire. Ce n’est pas la première fois qu’il emploie des non-professionnels. C’est un de ses dadas. Laissez-vous porter, Ratih, il sait faire.
— Personne ne sera plus crédible que toi dans le rôle, maman, continua Lia. C’est une chance, incroyable, tu te tends compte ?
— Justement, je trouve que j’en ai déjà eu beaucoup, ces derniers temps. Je ne veux pas tenter le diable.
— Ça, c’est de la superstition pure et simple, maman. Tu ne vas quand même pas renoncer à devenir une vedette par superstition ?
— Devenir une vedette ! Tout de suite les grands mots. Ce n’est pas de cela dont il s’agit, mais de vous quitter, vous et le restaurant, pour plusieurs mois. Voilà mon souci, avec, bien entendu, ma capacité à interpréter à l’écran mon propre rôle.

Les deux jeunes gens ne se donnaient pas pour battus. Bagus reprit :

— C’est une chance incroyable, Ratih, une fierté pour vous et pour nous, vous ne pouvez pas laisser passer ça !
— Oui, maman, réfléchis, si le film marche, c’est peut-être la fortune !

John mit un terme à la discussion :

— Bon, nous allons réfléchir, enfin surtout Ratih et on verra demain. La nuit porte conseil, non ?

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, novembre 2016.

lundi 14 novembre 2016

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 6


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VIII

Lorsque Karin est revenue pour une seconde séance d’enregistrement, je m’étais mieux préparée, j’avais un peu choisi mes mots dans ma tête. Je ne voulais pas être prise au dépourvu.

Ce jour-là, j’ai raconté comment je suis tombée amoureuse de Li Tsou, ma lutte impossible contre ce sentiment, son indifférence du début, puis cette espèce de camaraderie à laquelle nous sommes parvenus au bout de quelques mois, quand il a commencé à m’emmener chaque jour ou presque au Sentosa Express.

Il est clair qu’avec ses vingt ans, il me voyait comme une aînée à qui il devait le respect et, au début, cette conduite me convenait. Je peux même dire que je l’ai encouragé dans cette voie.

Mais bientôt, j’ai commencé à me maquiller davantage, à m’habiller avec plus de soin et, bien entendu, ma patronne l’a tout de suite remarqué. Elle a aisément lu dans mon jeu, sans s’en inquiéter de trop au début, bien consciente de ses armes à elle, qui étaient bien plus puissantes que les miennes, j’en conviens ! Je suis peut-être jolie, mais Mme Chang, elle, est sexy, terriblement sexy, et, aux yeux d’un homme, jeune de surcroît, cela fait toute une différence !

Et puis, elle n’a pas attendu bêtement comme moi que Li Tsou fasse le premier pas, non, elle l’a sciemment provoqué ce matin-là, dans le garage, en descendant, déshabillé ouvert. Et comme Li Tsou tentait de repousser ses avances, elle lui a clairement dit qu’elle voulait qu’il la prenne, là, tout de suite, comme une chienne qu’elle est !

Il a cédé. Une partie de moi lui en veut, l’autre lui pardonne. Il n’était pas amoureux de moi, hélas, et elle a exercé un chantage ignoble à son encontre.

Karin me laissait parler, sans m’interrompre. Ce n’est que lorsque je marquais un temps d’arrêt un peu plus long que les autres qu’elle relançait la conversation par une question, souvent incidente, secondaire, qui me remettait en marche sans me pousser dans mes retranchements. Preuve de son habileté dans son exercice. J’ai su par la suite, parce que j’ai fini par la questionner à mon tour, qu’avant d’être scénariste, elle avait exercé comme psychologue clinicienne.

— Quel âge avait Mme Chang ?
— Je dirais mon âge, mais maquillée et habillée comme elle l’était, elle en paraissait presque dix de moins. Si son mari la trompait, il était néanmoins très fier de l’exhiber à son bras dans les soirées mondaines auxquelles ils participaient, dans la gentry singapourienne.

J’ai raconté ensuite mon départ précipité. Elle m’a fait détailler l’épisode de la clé que j’avais omis de rendre et que j’avais jetée dans la rivière avant d’embarquer. Ce geste, à haute portée symbolique, était pour elle d’un grand intérêt.

Puis ce furent le long voyage du retour, mon étonnement devant les transformations que mon pays avait connues depuis mon départ – la montée du terrorisme musulman, l’invasion de la publicité et du portable – et mon arrivée chez mes parents.

Arrivée à ce point de mon récit, j’ai à nouveau connu comme un blocage. C’était encore trop douloureux. Karin a hésité, je l’ai lu sur son visage, puis elle a dit :

— Ne crois-tu pas que le temps est venu de te (nous avions adopté le tutoiement dès cette seconde rencontre) libérer de ce poids qui t’oppresse ?

J’ai soupiré :

— Tu as sans doute raison.

Et j’ai poursuivi.

— Mon père était un homme sévère, mais juste. Et moi, enfant unique, j’étais le seul soutien de la famille. C’est pourquoi il n’a pas admis qu’une affaire de cœur – dans le meilleur des cas, a-t-il dit – ait pu m’amener à mettre en péril la subsistance de tous. J’avais eu tort, je le savais bien, mais j’espérais son pardon. Il a tout juste eu le temps de me le donner. La honte et le chagrin, ajoutés à des problèmes cardiaques, l’ont emporté quelques mois après mon retour.

Ce fut ensuite l’anecdote de la carte de visite de John retrouvée dans l’anorak que je portais lors de mon ascension désespérée du Sundoro et l’aveu que ma première rencontre avec mon sauveur était restée gravée dans ma mémoire, mais aussi dans mon cœur. Et la seconde, bien plus encore.

Karin a souri :

— Raconte-moi les deux, si tu veux bien.
— Curieusement, le souvenir de la première à présent a perdu de sa netteté : après plusieurs heures d’une ascension de plus en plus pénible, à travers champs, forêt, puis broussailles et pierriers, j’avais finalement atteint le sommet à 3136 mètres d’altitude, au bord de l’apoplexie. Pour moi, qui ne suis pas très sportive, c’était un exploit ! Je venais de contourner le cratère principal par la gauche pour gagner une sorte de plateau herbeux appelé Alun Alun, où les ascensionnistes montent leurs tentes : c’est là qu’à bout de forces, je me laissai tomber au sol et… m’évanouis. Lorsque j’ai rouvert les yeux, c’est le visage constellé de taches de rousseur de John que j’ai vu en premier, au-dessus de moi. Puis son sourire étincelant, et ses yeux bleu pervenche. Avant que ses mots rassurants ne parviennent à mes oreilles, dans le brouillard cotonneux où je flottais encore. Lui et ses collègues m’ont aidée à redescendre, par l’autre versant du volcan, jusqu’au village de Sigedang où j’ai pu reprendre des forces. Et, avant de partir, il m’a laissé sa carte de visite, en me disant de passer à l’occasion au restaurant qu’il tenait en ville avec un ami, car il aurait aimé me revoir.

Cette dernière phrase m’avait à la fois laissée songeuse et pleine d’émotion. Il y avait si longtemps qu’on ne s’était intéressé à moi comme une vraie personne !

Après le décès de mon père, j’étais revenue à la maison aider ma mère après les ménages que je réalisais en ville et, le travail aidant, j’avais enfoui le souvenir de cette rencontre dans un coin perdu de ma mémoire, jusqu’à ce qu’un jour, je retrouve la carte de visite de John dans une poche de mon anorak. Le lendemain, nous nous rencontrions pour la seconde fois ! Ce jour-là, je m’en souviens fort bien.

J’avais hésité toute la nuit, pour l’achever sur une décision positive. Alors, au matin, je m’étais habillée et maquillée avec plus de soin que d’ordinaire. Et dès que j’ai eu terminé les quelques heures de ménage que j’avais trouvé à accomplir, je suis allée flâner du côté du restaurant qu’il tenait avec son ami. Cela s’appelait alors « The Kitchen ». Je suis passée devant plusieurs fois, espérant qu’il m’apercevrait et me hèlerait. En vain. J’ai dû me décider à pousser la porte.

Il est venu vers moi, il m’a complimentée et j’ai rougi. Puis, assis à une table, lui devant une bière, moi devant un thé au jasmin, il m’a raconté sa vie aventureuse d’Australien et moi un peu de mon année à Singapour.

Quelques jours plus tard, il est venu chez nous me demander de travailler avec lui au restaurant et nous ne nous sommes plus quittés jusqu’à aujourd’hui. Voilà.

Karin a arrêté le magnétophone.

— Très bien. Merci beaucoup Ratih. À partir de ces deux enregistrements que nous avons réalisés, je vais préparer un questionnaire détaillé pour fixer les détails de temps, de lieu, de décor, de vêtements, d’ambiance, etc. Puis, lorsque nous aurons tes réponses, avec Garin, nous écrirons un scénario et un script que nous te soumettrons pour avis et retouches.

— Excuse-moi, Karin, c’est quoi la différence entre les deux ?
— Pour faire simple, le scénario, c’est l’histoire mise noir sur blanc, le script y ajoute le découpage en séquences, plans et mouvements de caméra. Tout cela peut prendre quelques mois, ne t’inquiète pas si tu n’entends pas parler de nous avant plusieurs semaines, d’accord ?

J’acquiesçai.

— En attendant, Garin m’a chargé de te remettre ce contrat que tu vas devoir étudier avec John et éventuellement un avocat, si vous le souhaitez, avant de le signer.

Elle me tendait une chemise cartonnée. Je l’ouvris. Celle-ci contenait une vingtaine de feuillets dactylographiés, remplis d’articles, d’alinéas, d’astérisques, de renvois, qui m’arrachèrent une grimace à l’idée de devoir les lire et les comprendre dans le détail.

Je ne pouvais cependant pas signer les yeux fermés non plus. On y mentionnait des sommes en dollars dont j’étais totalement incapable de juger du bien-fondé ou non.

Je verrais cela demain.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, novembre 2016.