Le Blog de Pierre-Alain GASSE

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samedi 2 novembre 2013

Le Jour où... (nouvelle oubliée)


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Petit Jean prépare son petit déjeuner en écoutant la radio. D'habitude, c'est maman, mais ce matin, il s'est levé le premier. Ce n'est pas grave, il y a longtemps qu'il a mémorisé tous ses gestes et il sait comment faire.

D'abord, ouvrir le Frigidaire, prendre la bouteille de lait. Du placard à casseroles, sortir la plus petite. Verser le lait, mais pas jusqu'en haut, sinon après le bol est trop plein et quand il boit, il en renverse et maman gronde.

Ensuite, prendre l'allume-gaz qui est pendu à côté de la gazinière, tourner vers... la fenêtre le bouton en bas du côté où... enfin, il se comprend, et en même temps faire sortir la petite lumière au bout du tube en appuyant sur le manche.

La flamme bleue dessine un rond sur lequel il faut poser la casserole bien au milieu, sinon la queue brûle un petit peu et ça sent très mauvais. La bakélite, dit Maman.

Alors, il faut se dépêcher de mettre sur la table le bol, la cuillère et le couteau, le chocolat, le pain, le beurre et la confiture, sortir son rond de serviette du tiroir de la table et retourner surveiller le lait, parce que sinon, quand la peau du lait commence à faire des vagues, il veut sortir tout seul de la casserole, et ça peut éteindre le gaz et ça sent le brûlé et Maman doit frotter avec le tampon Gex. Mais Petit Jean a bien fait attention et ce matin il a éteint le gaz juste quand le lait commençait à monter.
  Maintenant, il essaie avec du mal de beurrer une tartine qu'il a coupée sur la planche à pain avec le couteau-scie. Le beurre est trop dur. Maman dit tout le temps : "Mets bien le couvercle du beurrier", mais il oublie toujours.

Une autre fois, il y a longtemps déjà, quand il a encore demandé pourquoi il n'avait pas autant de doigts que les autres enfants, Maman, les yeux rouges, a enfin répondu : "C'est parce que, quand tu étais dans mon ventre, j'ai pris un mauvais médicament". Petit Jean l'a regardée sans bien comprendre ; quand il avait mal quelque part et que Maman lui en donnait un, après il était guéri ! Puis, il a demandé s'il existait un médicament qui faisait pousser les doigts quand il en manquait, mais Maman a dit que non. Alors, Petit Jean a compris qu'il faudrait qu'il apprenne bien à se servir de ce qu'il avait de main droite.

Petit Jean, par-dessus le beurre, étale une bonne couche de confiture d'abricots. Il ne sait pas encore s'il va tremper ou pas sa tartine dans son bol de Banania. Maman dit : "C'est écœurant", mais Petit Jean aime bien le mélange du goût du chocolat avec l'abricot. Petit Jean est content : il a réussi à préparer son petit déjeuner, tout seul comme un grand. Avec son unique main gauche. Enfin, pas tout à fait, car maintenant, il sait bien se servir de son petit pouce droit et de son moignon, pour pousser et maintenir les choses.

Petit Jean a fini de déjeuner. Il met son bol, sa cuillère et son couteau dans l'évier. Pour montrer à Maman qu'il peut l'aider maintenant, il décide de les laver. C'est facile quand la petite flamme bleue du chauffe-eau est allumée : il suffit de tourner le robinet avec un point bleu, du côté de sa bonne main, puis le robinet avec un point rouge et surtout pas le contraire, parce qu'il pourrait se brûler ! Ça fait « Vlouf ! » et bientôt de l'eau tiède coule. Il a mis le petit couvercle en caoutchouc au fond de l'évier et versé du Mir dans l'eau. Ça fait des bulles. Le bol flotte et il s'amuse un petit peu à le faire naviguer sur la mousse.

Il ne peut pas essuyer. Avec une seule main, c'est trop dur. Alors, il renverse le bol sur l'égouttoir et pose à côté la cuillère et le couteau. Il ôte la bonde et ça fait glou-glou, puis un drôle de bruit à la fin. Petit Jean regarde son ouvrage. Maman sera contente, c'est sûr.

Mais pourquoi elle n'est pas encore descendue ce matin, Maman ? 

Petit Jean monte l'escalier. Il entre-baille la porte de la chambre et voit Maman dans le lit défait. Elle dort encore. Sur la table de nuit, le verre et le petit tube avec ses pilules. Petit Jean s'approche. Les deux sont vides.

Une des mains de Maman pend au bord du lit. Petit Jean se penche pour la toucher.

Elle est froide.

Alors, Petit Jean s'assied au bord du lit et prend cette main dans les siennes pour la réchauffer. Il embrasse Maman pour la réveiller, l'appelle longtemps, longtemps...

Mais rien.

Lui aussi veut dormir avec elle.

©Pierre-Alain GASSE, juillet 2008.

vendredi 11 décembre 2009

Rétrospective 10 - Adieu, Jean-Marie ! (1998)


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Cette nuit-là, au hameau de Roch Bihan, comme dans toute la Bretagne, de Brest à Saint-Malo et de Quimper à Vannes, le vent de mars soufflait en tempête. De longues rafales puissantes suivies de silences inquiétants. Un volet, qui offrait prise à la tourmente et claquait contre le mur, réveilla Jean-Marie à la fin du premier sommeil et, pour combattre l’insomnie, les yeux grands ouverts dans l’obscurité de sa chambre, il entreprit de passer le reste de la nuit à vérifier que tout était au point. Mais de temps à autre, sa pensée fuyait, refusait de se projeter en avant et lui ramenait en mémoire les pans morcelés d’un passé révolu, qu’il écartait machinalement, d’un mouvement de tête sur l’oreiller, pour se reconcentrer sur les derniers événements et les heures décisives du jour à venir.

Il était né en 13. Un bon chiffre. C’était lui l’aîné des deux garçons de Théophile Le Minter et Marie-Jeanne Pencolé. François, son frère, avait quatre ans de moins. Leurs parents tenaient, à Canihuel, au début du siècle, une petite ferme, démembrée, pour cause de nombreuse descendance, de l’héritage de son grand-père paternel, qui était juge de paix. L’école, il ne l’avait fréquentée que jusqu’au certificat, puis s’en était allé faire quelques saisons dans la tomate à Jersey …

La veille au soir, il avait disposé des sous-vêtements propres sur la chaise à côté de son lit. Sur le dossier, la chemise et le pull qu’il préférait et son pantalon de velours côtelé. Ses chaussures cirées étaient en bas, derrière la porte d’entrée. Il lui faudrait attendre que le facteur, l’infirmière et l’aide ménagère soient passés. Cela ne pourrait donc se faire avant le début de l’après-midi. Demain matin, il ferait une grande toilette. Comme avant tous ses grands voyages. C’était la bonne solution. Il s’en était convaincu depuis longtemps déjà, mais jusqu’ici tout avait échoué, l’alcool et les médicaments comme le gaz. Il n’avait réussi qu’à s’intoxiquer, à faire à deux reprises un petit séjour à l’hôpital psychiatrique, et à plonger ses proches dans l’embarras. Mais cette fois-ci, il avait pris sa décision et mené à bien son plan jusqu’à présent : récupérer autant que possible, se montrer coopératif, endormir la méfiance de la doctoresse et rentrer à la maison. Finalement, il n’était resté absent que quinze jours. Le point noir, c’était cet argent disponible que ses enfants n’avaient pas voulu prendre la dernière fois qu’ils étaient venus. Il avait insisté, mais pas trop quand même. Tant pis, les comptes seraient bloqués et l’État prendrait sa part. Il avait bien pensé un moment à le retirer en liquide, mais le receveur n’aurait pas manqué de trouver cela louche. Dans son portefeuille, il ne restait que six cents francs. Ce serait assez pour le curé, qui préférait être payé en espèces sonnantes et trébuchantes, il le savait…''

Comme bien souvent, en ces temps-là, c’était lors d’une noce qu’il avait rencontré Mélanie. Ils s’étaient fréquentés le temps qu’il fallait pour que soient respectées les coutumes et pris les arrangements nécessaires à leur installation. Après son mariage, sa femme et lui avaient loué une petite ferme, à Lavaquer en Magoar. Leur première fille était née là, puis ils avaient pris plus grand, à Ker Bras, un hameau de bientôt dix maisons en Lanrivain. La leur n’était pas bien grande et longtemps le sol était resté en terre battue…

Le curé et lui n’étaient pas grands amis, loin de là. Premier reproche : on ne le voyait à l’église qu’aux mariages et aux enterrements. Ces dernières années, surtout aux enterrements, il fallait en convenir car, dans la famille, il n’y avait plus personne à marier. Ou plutôt si, mais ceux qui ne l’étaient pas encore n’affichaient pas la moindre intention de le devenir. Les temps avaient bien changé. Les jeunes ne s’embarrassaient plus du mariage. À quoi bon ? Puisqu’ils savaient que les statistiques les donnaient perdants une fois sur quatre. Ils préféraient vivre en concubinage, comme on dit. Second reproche : il n’avait pas mis la moindre messe ni le moindre service à aucune des inhumations auxquelles il avait assisté depuis le décès de son épouse. Elle, elle le faisait généralement, par observance de la coutume et souci du qu'en-dira-t-on. Mais lui, le qu'en-dira-t-on, il s’en moquait pas mal. Alors, forcément, entre le curé et lui…

Ce jour-là, les cloches avaient sonné la mobilisation générale et le lendemain, il avait fallu partir, laisser au logis une fillette de deux ans à peine, et à une épouse courageuse une ferme de vingt hectares de prés mouillants, de champs parsemés de roches et de landes incultes. Et comme bien d’autres, il avait été fait prisonnier dans les sables de Dunkerque, puis avait rallié la Belgique à marches forcées, avant d’être envoyé en Allemagne dans un stalag, près de Marbourg, en Hesse, dont il fut rapidement extrait pour être placé dans une ferme, à Wittelberg, comme laitier. Au moins, les prisonniers agricoles étaient-ils nourris correctement…

Lui et le curé, ils ne s’aimaient pas, et se contentaient de respecter chacun les convictions de l’autre, ce qui est déjà beaucoup. Et il n’avait jamais manqué de payer son denier au culte, ou plus exactement la partie qu’il pensait correspondre à l’abonnement au bulletin paroissial qui l’informait des décès, naissances et mariages, car pour le reste, il estimait qu’il y avait assez de culs-bénits dans la commune et qu’avec les litanies de messes et de services qu’il récoltait le curé avait bien de quoi vivre. On avait beau lui dire qu’il ne gardait pas tout pour lui, il n’en pensait pas moins.

L’Allemagne, il en était revenu, en 1945, début juillet, avec quelques-uns seulement des camarades partis avec lui. Le monstre nazi avait englouti les autres, et tous ceux qu’il avait happés et recrachés rentraient meurtris, la plupart dans leur chair et tous dans leur âme. Il s’était remis au travail d’arrache-pied. Il avait racheté un Dodge américain qu’il avait transformé en tracteur, passé et obtenu son permis. Il voulait aller de l’avant, rattraper les cinq ans qu’on lui avait volés... Cinq ans de labeur, cinq ans de récoltes, cinq ans d’affection…

Lors de sa pneumonie de l’hiver dernier, il avait fait promettre à son entourage immédiat de respecter en tous points ses dernières volontés, s’il lui arrivait quelque chose : un simple passage à l’église pour faire comme tout le monde, une seule gerbe de roses, ni services, ni messes, ni condoléances. Mais une collation offerte aux gens du bourg. Et surtout un seul avis de décès dans la presse APRES son inhumation. Pas de faire-part à la famille, qui ne venait plus le voir depuis longtemps. C’était tout. Il espérait qu’ils s’en souviendraient. Le partage de ses biens étant fait depuis bientôt trois ans, il avait trouvé ridicule de faire un testament pour si peu. C’est que Jean-Marie n’écrivait pas souvent non plus. La dernière fois, c’était quand il s’était fâché avec ses infirmières. Là, il avait carrément déconné…

Parce qu’elles refusaient d’augmenter les doses de somnifères et de tranquillisants dont il abusait et qui ne lui faisaient plus d’effet, dans une de ses phases d’excitation, il s’était emporté violemment contre elles. Oui, mais c’est que rien ne les obligeait à s’arrêter tous les jours dans leur tournée, seulement pour lui préparer ses médicaments de la journée. C’était un arrangement amiable, facturé de temps à autre par quelques soins de pédicure. Alors, excédées de ses sempiternels reproches, quand elles ne faisaient que respecter la déontologie de leur métier, elles avaient décidé de ne plus venir, et prévenu la famille de cette décision. Ce nouveau souci était à peine en voie de résolution que Jean-Marie, qui regrettait toujours ses emportements à peine étaient-ils commis, avait déjà pris sa plume pour une lettre d’excuses contrites où il leur demandait de revenir. Ce qu’elles avaient finalement fait, pour quelques poignées de jours seulement, mais ça, elles ne le savaient pas…

Un second enfant lui était né alors que le premier avait huit ans déjà et ne l’avait pas reconnu, à son retour. L’électricité, tant attendue, était enfin arrivée au village en 1951. Avec la lumière électrique, le rythme des journées avait été un peu modifié. La radio trônait dans la cuisine. Le lit-clos fut banni, la cheminée murée et une cuisinière à mazout fit son apparition. Puis ce fut la télévision, la table et le buffet en Formica. Avant le congélateur. Il vendit bientôt la jument pour acheter son premier tracteur Lentz. Il adhéra à la coopérative La Pélémoise qui se créa à cette époque. Et pratiqua la mise en commun du matériel avec un de ses voisins avant l’arrivée des Cuma. La culture du maïs-fourrage lui permit d’étoffer son troupeau de vaches laitières. Quelques cochons, quelques moutons et une petite basse-cour venaient compléter la petite ferme. Il avait toujours réussi à payer rubis sur l’ongle sa Saint-Michel. Et quelques économies commencèrent à faire des petits au crédit-patate…

Sur le matin, le vent faiblit, le volet cessa de claquer et Jean-Marie, ayant mentalement mis ses affaires en ordre, s’endormit du sommeil du juste. C’est la voiture du facteur qui commençait sa tournée qui le réveilla sur le coup de huit heures.

Il se leva, prépara son bol de Nescafé soluble, y mit un peu de Régilait en poudre et y fit tremper les lichettes de pain habituelles. Il déjeuna de bon appétit. Il avait toujours eu excellent appétit, et l’action résolue l’avait plutôt mis de bonne humeur. Finalement, il n’avait pas si mal dormi que cela. L’habitude lui fit prendre ses cachets habituels, préparés par l’infirmière la veille au soir. Ce n’est qu’au troisième qu’il songea que c’était ridicule. Puis il lava son bol et sa cuillère et les mit à égoutter sur l’évier. En principe, il devait rester dans la bouilloire assez d’eau chaude pour faire sa barbe. Cela faisait plus d’un an qu’il n’utilisait plus le chauffe-eau électrique : à quoi bon chauffer trente litres d’eau pour n’en utiliser qu’un ou deux par jour ! Au début, ses enfants protestaient lorsqu’ils venaient, et ces jours-là, il essayait de penser à allumer l’appareil, mais finalement lui comme eux avaient renoncé. Dans la petite salle de bains attenante à la cuisine, il se regarda dans la glace : le mois dernier, deux jours avant le décès inopiné de son coiffeur amateur, il s’était fait couper les cheveux et sa brosse était tout à fait présentable. Il changea la lame de son rasoir Gillette, car il tenait à être rasé de près.

Mélanie, avait hérité d’une maisonnette, près du bourg, qu’ils décidèrent de rénover en prévision de la retraite. C’est là qu’ils étaient venus s’installer lorsqu’il avait pu la prendre, il y a vingt-deux ans de ça. Longtemps, il avait espéré qu’un gendre vienne assurer sa relève à la ferme, mais ses deux filles n’avaient trouvé que des fonctionnaires pour maris et s’en étaient allées à la ville. Il avait gardé quelques terres, une dizaine d’hectares, qu’il exploita encore quelque temps, puis, sentant ses forces diminuer, il entreprit de les planter. Lorsque cela fut fait, il avait encore passé quelques années entre son jardin et son atelier, allant d’une idée à l’autre : la construction d’une éolienne décorative, d’une serre à tomates, un élevage de lapins, le tournage d’objets en buis… Sans compter les parties de boules du dimanche et les jours de club. Jamais malade, pas comme Mélanie, usée avant l’âge, et que l’arthrose faisait boiter, malgré deux opérations…

Lorsqu’il eut fini, le facteur toquait à la porte pour apporter le Télégramme et une lettre de l’Hôpital du Bon Sauveur. Il eut un mauvais pressentiment. Pourtant, il avait bien réglé la cotisation de son assurance complémentaire qui lui donnait droit à un mois d’hospitalisation par an, pris en charge à 100 %. C’était bien ce qu’il craignait : on lui réclamait quinze jours de forfait hospitalier : plus de mille francs quand même ! Alors qu’il n’avait été que quelques jours à l’hôpital général depuis le début de l’année ! Il pesta contre ses enfants qui l’avaient presque emmené de force au Bon Sauveur. Eh bien, tant pis, ce serait à eux de payer la facture. Cette pensée d’une espèce de châtiment le rasséréna, et après avoir posé la facture en évidence sur le buffet de la cuisine, il alla s’allonger dans son relax au salon, devant la télé qu’il ne regardait pratiquement plus, et la digestion aidant, il fit un somme.

Ce Noël-là, une bronchite mal soignée avait laissé Mélanie sans forces, mais ils étaient quand même allés chez leurs enfants. Quinze jours plus tard, elle était en terre. Et lui, perdu dans une maison vide. Alors, au bout de quelques mois, ne supportant pas la solitude, il avait cherché et trouvé, sur la côte, par petites annonces, une compagnie : Simone, soixante-quinze printemps, veuve de marin, que ses enfants avaient accueilli avec plus que de la réticence. Mais, au moins avait-il recommencé à faire des projets. Pourtant, quelque chose s’était brisé. Ils s’apprêtaient à prendre un petit deux-pièces dépendant du foyer-logements au chef-lieu de canton, où ils allaient déjà prendre leurs repas le dimanche, lorsque ça lui était arrivé : son cœur avait lâché…

Vers onze heures, il alla s’asseoir à sa place à la table de la cuisine, après avoir remonté le coucou, en tirant sur la chaîne des poids. L’horloge retardait d’un quart d’heure, mais il n’avait pas envie de monter sur une chaise pour risquer de tomber et de se blesser. Ce n’était pas le moment ! Il ouvrit le journal à la page des obsèques. Mais il n’y avait personne de connaissance. Pourtant, on lui avait dit que Trouillard était sur le point de passer. Mais apparemment son heure n’était pas encore venue. Il ne raterait donc aucun enterrement. Tant mieux !

Oh, certes, il avait pu être opéré à temps, à cœur ouvert. Et après une longue convalescence, il était rentré à la maison, mais... plus de Simone, repartie en quête d’un compagnon mieux portant. À partir de là, ç’avait été la dégringolade, d’opération en dépression, d’hôpital en maison de repos, entre des étés trop courts et des hivers interminables. Décollement de la rétine, prostate, hernie, pneumonie, bronchite chronique, insuffisance respiratoire. Il avait pourtant tout surmonté. Mais la solitude était trop lourde, les heures trop longues, le sommeil trop court. La vie ne voulait pas le quitter, mais lui ne lui trouvait plus d’intérêt. Et cette fois-ci serait la bonne, il le savait…

Le jour était gris et encore un peu venteux, mais il n’avait pas plu. À son arrivée, la jeune aide ménagère, le trouva assez gaillard et put lui faire signer le récapitulatif des heures faites en février, qu’elle n’avait pas osé lui présenter la veille, car il avait dormi presque tout le temps qu’elle était là. Comme trop souvent depuis quelque temps. Et, bien entendu, le soir venu, impossible de trouver le sommeil ! Il faillit lui proposer de lui donner son chèque sans attendre de recevoir la facture du Comité Cantonal d’Entraide, mais au dernier moment, la prudence le retint. Elle fit rapidement le ménage au rez-de-chaussée, puis s’éclipsa sans demander son reste lorsque Jean-Marie lui eut signifié qu’il mettrait lui-même son couvert.

En réalité, il n’avait pas l’intention de déjeuner. Mais il disposa quand même assiette, verre, couteau et fourchette sur la table comme tous les jours et attendit le passage de l’infirmière qui lui posa les questions habituelles auxquelles il répondit sur un ton aussi neutre que possible. Elle remarqua qu’il avait changé ses vêtements et lui en fit compliment, y voyant un signe d’un meilleur moral. Il se garda bien de la démentir. Hier, il avait failli vendre la mèche lorsque l’employé de chez Vitalaire était passé vérifier l’appareil à oxygène, car, sans y prendre garde, il lui avait dit : “ Vous savez, c’est sans doute la dernière fois que vous me voyez ”. Mais habitué à ce genre de discours, celui-ci n’y avait pas porté une attention spéciale. Mais, avec l’infirmière, ce n’était pas pareil. Depuis son retour de l’hôpital, elle passait à nouveau tous les jours lui délivrer les médicaments nécessaires, car ses enfants ne voulaient plus prendre de risques. Quoique’en réalité, elle n’eût pas encore osé lui enlever ce qui lui en restait, attendant le prochain renouvellement, dans quelques jours maintenant, pour le faire en douceur. Elle disposa dans le semainier, les cachets correspondant aux trois repas du lundi midi, du lundi soir et du mardi matin. Jean-Marie aurait bien voulu l’embrasser, car de toutes les infirmières qu’il avait eues, Marie-Annick était celle avec qui il s’entendait le mieux, mais il dut se contenter de la formule d’adieu habituelle, presque vide de sens à force d’être prononcée. Mais c’était mieux ainsi.

L’angoisse qui le rongeait depuis des mois le saisit à nouveau lorsqu’il se retrouva seul et réveilla en lui la tentation d’absorber encore un cocktail d’alcool et de cachets, pour faire disparaître cet étau qui lui enserrait la poitrine, cette masse qui lui martelait le front, ces poings qui lui battaient les tempes. Dormir. Dormir encore. Dormir toujours. Dans un sursaut de volonté, il alla respirer un peu d’oxygène, puis s’autorisa le dernier verre du condamné, du bon calva qui lui restait d’un Noël passé, qui lui donna un éphémère coup de fouet.

Il rangea la vaisselle, vérifia que tout était en ordre dans la maison, passa aux toilettes puis monta lentement l’escalier. Sous son lit était caché depuis deux jours un mètre cinquante d’une bonne vieille corde munie d’un nœud coulant. Jean-Marie attacha solidement l’autre extrémité au poteau-maître en haut de l’escalier et mit le nœud coulant à pendre dans l’escalier. Il avait calculé la longueur de corde et les nœuds à faire pour que ses pieds ne puissent toucher tout à fait la marche qui était à la verticale. Il redescendit la dernière volée de marches de l’escalier, puis trois autres encore, attira à lui le bout de corde et passa le nœud coulant autour de son cou en se dressant sur la pointe des pieds. Puis, sans marquer le moindre temps de pause, il resserra celui-ci et se laissa aller en avant... Au dernier moment, sa main droite chercha malgré lui à quoi se raccrocher, et son dernier éclair de conscience fut pour la rabattre contre son corps avant qu’elle ne trouve la rampe…

Vers quatorze heures trente, un voisin qui n’avait pas pris de ses nouvelles depuis son retour de l’hôpital sonna, puis ouvrit la porte sans plus attendre, comme il avait coutume de le faire, car Jean-Marie tout comme lui, était un peu dur d’oreille. La première chose que son regard accrocha, ce furent deux pieds, comme "flottants" sur la deuxième marche de l’escalier, face à la porte d’entrée, et avant que son regard ne remonte plus haut, il comprit qu’un malheur était arrivé. Ses jambes chancelèrent, sa vue se brouilla et il dut s’adosser au mur de l’entrée pour ne pas tomber, malgré son bâton qui ne le quittait jamais. Aux gendarmes, il ne sut dire combien de temps s’était écoulé entre sa macabre découverte et le moment où il put ressortir en courant pour aller prévenir les voisins les plus proches. Une minute ou un quart d’heure, il était incapable de le dire. Lorsqu’on put intervenir, il n’y avait plus rien à faire : Jean-Marie Le Minter avait, selon sa volonté, rejoint Mélanie, son épouse, disparue huit ans plus tôt d’un œdème pulmonaire foudroyant…

Kénavo, Jean-Marie Le Minter !

©Pierre-Alain GASSE, 1998. Tous droits réservés.