Le Blog de Pierre-Alain GASSE

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Tag - nouvelle policière

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jeudi 15 juin 2017

L'Affaire de Collonges-la-Rouge - Chapitre 7


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VII

Les quinze fiches des délinquants sexuels du secteur étalées sur son bureau, Florence Mangin réfléchissait. On en avait logé treize ; trois encore en prison, cinq interdits de séjour dans le département et cinq autres tranquilles depuis la fin de leur peine. Leurs alibis tenaient. Il en restait deux. Absents à leur dernière adresse connue, un avis de recherches avait été lancé et leur photo transmise à toutes les brigades. Il fallait attendre, mais cela lui pesait un peu plus à chaque heure qui passait sans information nouvelle.

Elle examina la première des deux fiches restantes : c’était celle d’un pédophile, ex-instituteur des environs, dénoncé par des élèves devenus adultes. À sa sortie de prison, il avait disparu au volant d’un camping-car, plus de dix-huit mois auparavant. Elle n’y croyait pas trop.

L’autre fiche était celle d’un violeur récidiviste, que la presse avait affublé du qualificatif « du violeur aux volets clos », car il s’introduisait chez ses victimes en été, à l’heure de la sieste, quand on tire les volets, fenêtres ouvertes, pour garder la fraîcheur à l’intérieur des maisons. Mais l’enlèvement n’était pas son mode opératoire habituel. D’ordinaire, il sévissait sur place.

En l’absence de revendication, c’était une des principales difficultés du dossier : ne pas savoir si le ravisseur en voulait à l’argent de la famille, aux enfants, à la femme, ou à tout cela en même temps ! Il était possible qu’elle se trompe complètement de profil et de cible, mais elle avait décidé, dans un premier temps, de suivre son instinct et celui-ci lui disait que tout cela relevait d'une motivation sexuelle ! L’intervention du mari avait peut-être contrarié les plans du ravisseur, qui n’avait pas voulu renoncer à sa proie et s’était résolu à enlever la famille restante de manière improvisée ? C’était un peu improbable, mais le sang-froid n’est pas toujours le propre de ces criminels.

Ce dernier suspect était un ouvrier agricole nommé Edmond Favart, qui travaillait à la tâche chez les producteurs de « vin paillé »1 des deux cantons de Meyssac et Beaulieu-sur-Dordogne. Dernier domicile connu : Branceilles. À même pas dix kilomètres de Collonges ! On ne l’avait pas trouvé là-bas. Pas étonnant. Après sa première incarcération pour viols, dans les années quatre-vingt-dix, sa femme avait demandé le divorce et ne connaissait pas sa nouvelle adresse. On disait qu’il avait acheté un mobile home d’occasion qu’il tirait avec un vieux tracteur jusqu’aux exploitations où il trouvait de l’embauche.

Florence Mangin appela ses hommes au rapport et désigna la fiche épinglée au tableau devant elle :

— Vous concentrez les recherches sur cet homme. Attention, il peut être violent.

Aucun autre véhicule que son tracteur n’était enregistré à son nom, selon la préfecture. Il aurait donc volé une voiture ou une fourgonnette ? On examina les déclarations de vol du mois en cours et du mois précédent, dans le département. Rien. Mais on était en zone limitrophe avec le Lot. On étendit la recherche. Une camionnette d’artisan non siglée avait disparu trois semaines avant, une nuit à Condat, à une dizaine de kilomètres de là !

— Les vendanges vont commencer. Vous faites le tour de toutes les exploitations viticoles des communes concernées, en civil et voiture banalisée pour ne pas éveiller l’attention. Il y en a une vingtaine. Vous vous les répartissez. Dès que vous logez notre homme ou son véhicule, vous me prévenez, avant toute intervention. C’est compris ?

Tous les membres du groupe de recherches opinèrent du chef.

— Bon, au boulot ; communications sur le canal 31. Rompez !

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, mai 2017.

jeudi 26 mai 2016

Rétrospective-2016-7 - Week-end à Prague

I

Les quais de la Vlatva émergent à peine de la brume enveloppante de novembre. Les vendeurs les plus matinaux d'estampes, tableaux et photos n'ont pas encore terminé de déballer leur marchandise sur Karluv Most, dont les statues fantomatiques montent la garde entre Staré Mesto et Mala Strana. Un premier clocher y égrène les coups de huit heures. Les flèches de la cathédrale Saint-Guy lui répondent du haut de Hradcany, puis d'autres dans la ville basse de la rive droite. Ce vendredi matin, comme tous les jours que Dieu fait, Prague s'éveille au rythme décalé de ses cent clochers.

Le col de son pardessus relevé et les mains dans ses poches, un homme longe les quais de la rive gauche, en direction du Pont Charles. Il vient de dépasser le musée de la Poste et poursuit son chemin vers les embarcadères des bateaux du pont Cechov. Ses semelles de crêpe doivent crisser légèrement sur les petits pavés de grès de la promenade, assemblés en mosaïques géométriques. Si vous aviez comme moi, des jumelles à fort grossissement pour l'observer, vous verriez qu'il est de type méditerranéen - cheveu noir, teint basané - mais que des lunettes teintées cachent son regard. Taille moyenne, la quarantaine, menton volontaire, nez proéminent, lèvres charnues. De sa démarche souple, se dégage une impression d'assurance et de force tranquille.

Alors que je pensais qu'il allait disparaître de ma vue en entrant dans Staré Mesto pour gagner le Pont Charles par la rue Krizovnicka, le voilà qui emprunte le pont Manesov, qui le précède et prend la première rue à main gauche. Je devine qu'il va rejoindre Karluv Most par la rue du Séminaire. Patience. De mon perchoir, je devrais le voir s'engager sur le pont, si la brume se lève encore un peu. Ces jumelles russes sont étonnantes.

J'ai à peine eu le temps d'aller faire un tour aux toilettes et de reprendre mon poste d'observation qu'il apparaît de nouveau dans mon viseur. L'heure est bien matinale et le pont trop dépeuplé pour que le contact se prenne ce matin : pour ce genre d'opération, les spécialistes préfèrent généralement l'anonymat de la foule : en cas de problème, elle offre une protection des plus efficaces. Il s'agit plutôt d'un parcours de repérage. Mais les ordres sont formels : ne pas quitter notre homme ni des yeux ni d'une semelle pendant la durée de son séjour à Prague. J'ai atteint le fond de mon Thermos de café. L'heure de la relève est venue. J'appelle Milos, mon équipier, qu'on a pourvu d'un micro-émetteur :

- Notre client va arriver dans ton secteur dans deux ou trois minutes. Tu le prends en charge et tu me tiens au courant.
- OK, ça roule, ma poule.
- Garde tes familiarités pour toi, tu veux...

  II

Vendredi 5 novembre 1999, 13 h. L'aéroport de Prague, situé à dix-neuf kilomètres au nord de la capitale, attend le vol Sabena en provenance de Bruxelles. Sur les écrans de contrôle, la mention "landing" s'affiche et se met à clignoter. Un homme, en pardessus d'angora et chapka de fourrure, se lève d'un pas souple pour se diriger vers la zone d'arrivée des vols internationaux. À travers les vitres de la salle des bagages, il observe les voyageurs qui, peu à peu, s'agglutinent autour des tapis roulants pour récupérer valises et sacs de voyage qu'ils entassent sur des chariots.

Repérer un couple en provenance de Bruxelles, avec comme bagages une valise Samsonite bleu marine et un sac polochon noir, marqués tous les deux du logo vert et bleu du département des Côtes d'Armor : Ne pas perdre de vue le sac polochon. La marchandise est à l'intérieur.

Telles sont les instructions orales qu'il a soigneusement enregistrées dans un coin de sa mémoire. Un couple d'une cinquantaine d'années, mari et femme vêtus tous deux d'anoraks bleu marine, vient de récupérer les deux bagages décrits.

Son propre bagage à la main, il leur emboîte le pas, fait semblant d'hésiter sur le trottoir, devant les navettes et les taxis, prêtant l'oreille aux ordres qui sont donnés, généralement dans un anglais succinct. Une bise frisquette balaie le parking. Le couple costarmoricain vient de héler le chauffeur d'une navette :

- Hotel Bila Labut, please. Yes ?
- Yes, of course.

L'homme à la chapka de fourrure s'avance :

- Me too.
- OK. Your luggage, please.

Les voilà installés, à trois sur la banquette arrière du monospace ; le chauffeur démarre, tandis que sa liaison radio crachote en slovaque.

Il essaie, dans un anglais assez fluide, de nouer une conversation :

- Where do you come from, gentlemen ?

C'est le Français, un petit homme à lunettes dorées et barbiche poivre et sel, qui répond le premier :

- France, Brittany, for some holidays, you know.
- And you, sir ?
- Greece, for business.
- Is it the first time you're coming in Prag ?
- Yes, we never came in Eastern Europe before. This journey is a present of our daughters for our thirtieth marriage anniversary, you know.
- Oh ! Splendid ! I'm sure you'll envoy Prag a lot. It's such a beautiful place !
- We hope so, thank you.

L'homme d'affaires grec s'est tu, regardant ostensiblement par la vitre latérale. La radio du chauffeur recrachote, ce qui meuble le silence. Après avoir traversé les beaux quartiers des villas diplomatiques, les voilà en vue des quais de la Vlatva qu'ils franchissent par le pont Stefanikov. La navette enfile l'avenue de la Révolution, qui mène à la place de la République, puis tourne à gauche dans Na Polici. Deuxième à gauche, quelques centaines de mètres plus bas, voilà l'hôtel Bila Labut, tout près de l'église Saint-Pierre. Le trajet a duré vingt minutes.

Le portier de l'hôtel est sur le seuil et s'empare de leurs bagages, pendant qu'ils règlent le forfait de la course. À la réception, l'hôtesse d'accueil, une jolie rousse aux yeux verts, sourit de toutes ses dents :

- Good evening. You're welcome. Do you have a reservation, please?
- Yes, we do. Mr and Mrs Lefranc, from France.
- Good. Let me see... Yes, it's OK. This is your key, room 503. Have a nice stay.
- And you, sir? Oh! It's a pleasure to see you again, Mr. Stavros. How long will you stay, this time ?
- I don't know exactly : three or four days, I suppose.
- Good. Don't worry. You've got the same room as usual.
- Thank you.

Le liftier vient de charger leurs bagages dans le spacieux ascenseur. Stavros Mikoulidès s'arrête au premier, tandis que M. & Mme Lefranc poursuivent jusqu'au cinquième. On se salue poliment.

  III

Ce que Stavros Mikoulidès ne sait pas, c'est que sa chambre d'hôtel a été truffée de micros et de caméras. Le liftier, son complice, vient de lui monter le sac de sport des Français. Le Grec n'attend pas : d'un geste brusque, il fait glisser la fermeture éclair et retire du dessus du sac un paquet de sept à huit centimètres d'épaisseur sur soixante de long et vingt de large, enveloppé de plastique noir et scellé avec ces larges bandes adhésives marron qu'on utilise couramment. Il a été glissé là à Bruxelles par un autre homme de la filière. Ça a l'air correct. Mais il faut néanmoins ouvrir et vérifier le contenu. On ne sait jamais.

Mâchouillant un bout de crayon, devant son écran de télésurveillance, dans les locaux de la police praguoise, l'inspecteur principal Stefan Sweig n'en croit pas ses yeux : contrairement à son attente, ce n'est pas de la drogue, ni cannabis, ni cocaïne, que contient ce paquet, mais de la fausse (ou de la vraie) monnaie ! Des dollars ! En billets de 100. Recyclage d'argent sale ou contrebande de fausse monnaie, il est encore trop tôt pour le dire, car d'ici, il a du mal à voir si les billets sont neufs ou usagés, mais la prise a l'air bonne. Le tuyau reçu, la semaine dernière, n'était pas crevé ! Il y en a bien pour 100 000 dollars ! Reste à savoir maintenant à qui est destiné la marchandise ou ce qu'elle doit servir à payer, si ce n'est pas de la monnaie de singe.

Mikoulidès et le liftier n'ont pas échangé un seul mot. Le Grec referme le sac de voyage et son acolyte ressort. Trois minutes à peine se sont écoulées. M. et Mme Lefranc vont recevoir leur bagage d'un instant à l'autre. Ni vu ni connu, j't'embrouille. Leur rôle de passeurs malgré eux est achevé. Demain, d'autres touristes tout aussi innocents prendront la relève. Jusqu'à ce qu'un grain de sable vienne gripper la machine. Et encore. Pour un colis intercepté, combien passeront à travers les mailles du filet, si filet il y a ? Il a fallu six mois, pour remonter jusqu'à Mikoulidès, et par deux fois déjà, il leur a filé entre les doigts.

Stavros Mikoulidès, du geste d'un homme habitué à manier l'argent, vient de vérifier une première liasse. Il hoche la tête, puis la dépose dans un attaché-case, ouvert sur le lit. Et ainsi de suite jusqu'à la dernière. Ses deux mains, posées de chaque côté du couvercle le rabattent aussitôt, puis ses deux pouces manœuvrent les fermoirs. Il fait tourner les molettes de la serrure à numéros. Son complice vient de mettre en boule l'enveloppe plastique qu'il maintient ainsi comprimée avec les bandes adhésives. Ils s'apprêtent à sortir de la chambre et disparaissent du champ de la caméra de Stefan Sweig. Sans être suffisant pour les juges, ce document, c'est ce qu'ils ont de meilleur pour l'instant contre Mikoulidès. Mais il n'est pas encore échec et mat.

  IV

Ouf ! Nous voilà arrivés. La chambre est assez spacieuse, lumineuse, bien chauffée, la salle de bain, claire et fonctionnelle, le minibar rempli à souhait, et le matelas très correct. Pour obtenir quatre étoiles françaises, ce serait sans doute un peu court, mais à cheval donné...

L'hôtel nous ayant pourvus d'un bloc de papier à lettres, j'y jette ces quelques premières impressions de voyage. Je ne dirai rien du vol Sabena (je crois avoir déjà évoqué ce sujet lors de notre voyage à Berlin), qui s'est déroulé sans encombre aucun.

Le liftier, qui avait oublié de mettre un bagage dans l'ascenseur, vient de rapporter notre sac de voyage et je l'ai gratifié d'un billet de vingt couronnes, mais je ne sais trop si c'est peu ou beaucoup. Enfin, il avait l'air content. Marie est en train de prendre possession des étagères et cintres de la penderie, des tiroirs de la commode et des chevets, bref elle marque notre nouveau territoire.

- Dis donc, c'est bizarre, je croyais avoir mis ton écharpe et tes gants sur le dessus du sac, et je les retrouve dans la pochette du devant.
- Tu croyais, eh bien ! c'est que tu ne les avais pas mis là où tu croyais justement.
-Oui, tu as sans doute raison. Mais pourtant, je suis presque sûre...
- Dis donc, il est deux heures, qu'est ce qu'on fait ?
- Je sais pas. Je finis de ranger. Une petite sieste et une première ballade de découverte, non ?
- OK, d'accord. Je vais toujours savourer une petite bière en attendant.

Dans le minibar, deux Staropramen de 33 cl n'attendent que ça. Il y a aussi des alcools et du vin, mais franchement, à Prague, ce serait un crime de ne pas boire de bière, non ?

En sirotant ma bière - mousse onctueuse, couleur ambrée, goût inimitable - je regarde le plan de ville qu'on m'a remis à la réception. Il y a la liste des rues, aussi ai-je vite fait de repérer l'hôtel. Ce n'est effectivement pas loin de la Place de la Mairie. Les filles n'avaient pas menti. Mais c'est encore plus près des quais. J'hésite un peu, et puis une idée d'une première boucle me vient : prendre les quais près de l'hôtel, traverser le pont Manesov - oui, c'est bien celui-là, rejoindre le Pont Charles de l'autre côté, puis par la rue Karlova revenir à Starometske Namesti, la Place de la Mairie : cela nous donnera déjà l'occasion de jeter un premier coup d'œil sur plusieurs des principaux monuments de Prague : le fameux Pont Charles, bien entendu, mais aussi l'horloge astronomique de la Mairie, et toutes les curiosités de la Place : ses maisons de tous les styles, du roman au rococo, en passant par le gothique et le baroque, ses cafés et leurs accueillantes terrasses, Notre-Dame de Tyn, le palais Kinski, la statue de Jean Huss, l'église Saint-Nicolas... Pour un premier après-midi, cela devrait suffire, non ? Je calcule que cela doit faire dans les cinq kilomètres. Prague, à nous deux !

  V

  Notre homme joue les touristes avec assiduité, le bougre ! Aujourd'hui, il a troqué manteau et chapka de fourrure contre un anorak multipoches et une casquette à visière. Et l'attaché-case contre un sac-photo. Depuis ce matin que je lui colle aux basques, j'ai bien dû parcourir six ou sept kilomètres. Et, en plus, il ne s'arrête presque jamais. Un café dans la matinée, et même pas une petite bière dans l'après-midi. Sobre comme un chameau, cet homme-là ! Heureusement qu'on n'est pas en plein été, sinon je ne tenais pas la distance, moi ! Et si encore, il avait décidé de faire du tourisme dans la ville basse ! Mais pensez-vous, c'est Hradcany qu'il a décidé de visiter aujourd'hui, et je me suis payé tous les escaliers jusqu'au château. Moi je vous le dis, la filoche, c'est pas une vie pour les gros ! Enfin, heureusement, il a déjeuné dans ce vieux restaurant de Loretanske namesti, U Svece Matouse, et j'ai pu m'y payer un bon gros goulash, tout en le surveillant du coin de l'œil sans être vu, grâce à un jeu de miroirs qu'il y a dans la salle.

Pour l'instant, il est dans Zlata Ulicka, la Ruelle Dorée. Et ses maisonnettes d'artisans. J'ai profité de la cohue pour placer un mouchard électronique dans son sac-photo. C'est incroyable ces nouveaux matériels : j'ai dans les mains un truc de la taille d'un game-boy : il ya dedans le plan de toute la ville et de tous les édifices accessibles au public, et je le suis à la trace sur mon écran. Je ne peux pas le perdre,... à moins qu'il ne se fasse piquer son appareil-photo, mais ça m'étonnerait parce qu'il fait vachement gaffe, moi j'vous l'dis ! J'ai bien cru que j'allais pas pouvoir lui coller le mouchard, mais dans la queue devant l'ancien domicile de Kafka, il a décidé de changer sa pellicule, alors il a ouvert les deux petites poches extérieures arrondies qu'il y a à chaque extrémité de son sac-photo - un truc vert et bordeaux, assez compact - Sans doute qu'il ne se rappelait plus dans laquelle il avait mis les bobines de secours, et pendant qu'il était occupé à charger le film, j'ai pu laisser tomber discretos le mouchard : c'est vachement bien fait, on dirait exactement une pile de flash. Même s'il la trouve, y'a peu de chances pour qu'il la balance.

Dommage qu'ils n'aient pas pu mettre un micro dedans en plus, parce qu'alors, je pouvais rentrer à la boutique et le suivre et l'entendre, en sirotant une petite bière. Mais là, les ordres sont formels : ne pas le quitter des yeux : son contact doit être identifié à tout prix. Depuis le temps qu'il nous mène en bateau, le salopard ! Le mouchard, c'est seulement une sécurité, au cas où il me repérerait et entreprendrait de me semer, ce qui n'est déjà pas à la portée du premier venu, car je connais la ville sur le bout du doigt, et lui pas !

Mais je papote, je papote, le voilà qui ressort. Je peux ranger mon joujou pour l'instant et reprendre mes jumelles. Oh, là là, c'est pas vrai, le voilà qui remonte vers le couvent de Strahov, maintenant. Mais, il est increvable, cet homme-là. Moi, j'ai les pieds en compote. Il est temps que je retourne mon imper (les réversibles c'est pratique pour les filoches), que je change la forme de mon bitos en feutre, et que j'enlève ma moustache et mes lunettes. Avec des oiseaux de ce calibre-là, faut pas mégoter sur les détails, moi j'vous l'dis, ou alors, vous pouvez aller vous faire voir chez Plumeau ! Bon, allez, j'y retourne.

Voilà que j'entends mon nom dans mon oreillette (on dirait un sonotone, mais c'est ma liaison avec Stefan Sweig, mon chef, et mon micro est dans mon nœud de cravate) :

- Milos, qu'est ce que tu fabriques ? J'ai dit : au rapport toutes les deux heures, c'est clair, non ?
- Ouais, excusez, mais R.A.S. On quitte N.D. de Lorette, en direction de Strahov.
- Bon. Je suis à l'hôtel. J'ai fait enlever micros et caméras. On a ce qu'il nous faut comme ça.

XYZ (tu parles d'un nom de code ! Autant l'appeler Stavros Mikoulidès, puisque c'est comme ça qu'il se fait appeler) vient de jeter un rapide coup d'œil à son guide Baedeker, il bourre soigneusement sa pipe et l'allume en se retournant pour se protéger du petit vent frais qui souffle sur Hradcany. Il me fait face soudain, à une vingtaine de mètres et tandis que des effluves d'Amsterdamer viennent me chatouiller les narines, j'ai l'impression fugace qu'une lueur s'allume dans son regard. Merde ! il m'a peut-être repéré. Mais il se détourne et repart de son pas tranquille. Il vaut mieux que je laisse tomber. Je marche sur mon lacet et me baisse pour en refaire le nœud. Tout en le renouant, j'appelle Stefan Sweig :

- Milos à Autorité : suis obligé de rester en plan B.

Le plan B, c'est le suivi à distance à l'aide du mouchard, mais l'inspecteur principal Stefan Sweig a compris, il gueule dans mon oreillette :

- Tu t'es encore fait repérer, ducon ? Bon rapplique ici, on change.

Je sens que ça va être ma fête, moi j'vous l'dis.

  VI

  Prague est magnifique sous le soleil. Ce matin, elle s'est déprise de la brume vers dix heures, et depuis un ciel d'un bleu profond a remplacé les nuages effilochés des premières heures de la matinée. Nous refaisons notre itinéraire d'hier soir jusqu'au pont Charles. Sur la place de la Mairie, la sombre statue vert-de-gris de Jean Huss se détache, en perspective, des murs blancs de l'église évangélique Saint-Nicolas. Des groupes de touristes sont abordés par les rabatteurs en costume des spectacles musicaux et concerts de toute nature qui sont donnés chaque jour dans les multiples salles de la ville. En perruques poudrées, jaquette à basques, bas blancs et escarpins, pour les hommes, robes grand siècle décolletées pour les femmes, ils battent le pavé, tapant du pied et soufflant dans leurs mains, pour se réchauffer, car le fond de l'air est encore très frais. Ce sont des étudiants polyglottes, payés à la commission, mais la concurrence est rude : Mozart, Dvorak, Tchaïkovsky, Grieg, Bach, Haëndel, et quelques autres sont mis à toutes les sauces, et les billets se vendent un peu à la tête du client : il faut marchander.

La foule des promeneurs et badauds de tout poil arpente le pont Charles, admirant les photos sépia ou noir et blanc si romantiques qui ont fait sa célébrité, les maisonnettes de céramique multicolore qui reproduisent les plus vieilles demeures de la cité, et les marionnettes à fil des artisans de Bohême. Des japonais mitraillent avec ensemble tout ce qui entre dans leur objectif ; quelques routards, sac au dos, prennent le pouls de la ville ; en attendant le chaland, les artistes vaquent à leur art, boivent leur café, font leur correspondance, discutent entre collègues : ici, on ne hèle pas le client, on le laisse venir, passer et repasser avant qu'il ne se décide à acheter ou à demander un simple renseignement.

Il est trop tôt pour acheter : mieux vaut attendre d'avoir vu d'autres marchés artisanaux, quoique les prix soient probablement plus ou moins les mêmes. Bah ! Attendons quand même.

Par la rue Mostecka et ses vieilles boutiques, nous montons jusqu'à Malostranske Namesti, la place principale du quartier de Mala Strana, le "Petit Côté". Les facades fraîchement crépies d'ocre, vert amande, rose pâle ou orangé des palais renaissance, baroque ou rococo, éclairent d'une lumière quasi-printanière la sombre masse arrière de l'église Saint-Nicolas, sa coupole verte et son clocher décentré. L'intérieur est en travaux. On est en train de restaurer et repolir tous les marbres et stucs, et de redonner aux fresques de la voûte et de la coupole leurs vives couleurs d'origine. Quoique inachevé, l'ensemble est une symphonie baroque de toute beauté, pour qui aime. Personnellement, ce n'est pas ma tasse de thé, mais c'est néanmoins admirable, et j'admire donc.

Avant d'entreprendre le reste de la montée vers Hradcany, ce ne serait pas une mauvaise idée que de faire une pause-café : nous entrons dans le premier "kavarna" venu : dans une salle, un peu en contrebas de la rue, attablés autour de petites tables rondes placées devant une banquette de moleskine rouge, praguois et touristes boivent, qui de la bière, qui du café, dans la fumée bleutée de quelques cigares. Il fait bon, l'atmosphère est chaleureuse, cela donne envie de s'attarder un peu. Il ya bien quelques (insup)portables pour vous ramener à la fin du XXe siècle, mais sinon on pourrait se croire transporté cinquante ou soixante ans en arrière sans problème.

Nous déployons notre plan sur notre petite table pour essayer de repérer le meilleur itinéraire. De là où nous sommes, le mieux à faire est sans doute de monter par la rue Nerudova jusqu'au couvent de Strahov, et ses célèbres bibliothèques de philosophie et de théologie, qui abritent plus de cinq cent mille volumes sous des voûtes baroques à fresques et sur des étagères qui sont des chefs d'œuvre d'ébénisterie. Dixit le guide Visa.

Hélas, lorsque nous y parvenons, nous trouvons porte close : c'est l'heure du déjeuner. Mais, du belvédère, qui surplombe les jardins de Mala Strana, on embrasse toute la ville de Prague, dont les clochers et palais s'harmonisent à merveille avec les tons automnaux des espaces boisés, et le bleu purifié du ciel. C'est un moment de calme, un peu magique, le temps paraît avoir suspendu son vol ; mais non, mon estomac crie famine, en lâchant quelques borborygmes : il est temps de chercher pitance. Du côté de Notre-Dame de Lorette, toute proche, nous devrions trouver ce qu'il nous faut.

En contrebas du massif Ministère des Affaires Etrangères, autrefois Palais Cernin, s'élèvent les élégants bâtiments de Loreto, un des plus beaux exemples de l'architecture catholique flamboyante, face à l'austérité protestante, redit mon guide de poche. Il est une heure et le carillon de vingt-sept cloches de son fin campanile entonne un cantique à la Vierge, dont je reconnais la mélodie, mais impossible de retrouver le titre. Mais trêve de dévotions. À Prague, après 14 heures, inutile d'espérer se faire servir. Alors, entrons si vous le voulez bien, dans le "restaurace" le plus proche, sans plus tarder. Il s'appelle "U Svece Matouse" et c'est un des plus anciens de la ville, paraît-il.

À gauche de l'entrée, le bar et les cuisines, à droite, deux salles, ou plutôt une grande salle divisée par une cloison à jours. Nous nous installons près d'une fenêtre, au fond de la première salle, à une table de quatre, mais c'est que toutes les tables de deux sont déjà occupées. À côté de nous justement, un monsieur de type méditerranéen, dans la quarantaine, cheveu noir et teint basané, termine son repas. Je l'examine à la dérobée. Ce pourrait être quelqu'un des Balkans ou quelque chose comme cela. Mais voilà le garçon qui s'avance avec la carte. Inutile, nous avons déjà choisi : goulasch pour deux, une grande bière et de l'eau, s'il vous plaît. Tout cela en anglais, bien entendu, quoique "pivo", bière, figure déjà à mon vocabulaire, vous l'aurez deviné.

De bonnes vieilles odeurs de cuisine roborative et familiale chatouillent les narines : choucroute, goulasch, tartes salées, tartes sucrées. Si MacDonald sévit déjà en plusieurs endroits de la ville basse, il n'est pas encore monté jusqu'ici, Dieu merci. Bon appétit !

  VII

  - Vous savez, je crois qu'il nous balade, pour nous occuper, inspecteur. Quelqu'un d'autre pendant ce temps-là va refiler le colis dans notre dos, si ce n'est déjà fait. On va encore se faire avoir, moi j'vous l'dis !
- Ah ! tu as compris ça tout seul ! C'est bien, Milos, tu fais des progrès ! Mais ce que tu devrais te demander, c'est comment il a su qu'on le pistait, et s'il le savait à l'hôtel, parce que, dans ce cas-là, ça change tout...
-Ça change tout quoi ?
- Premièrement, ça voudrait sans doute dire qu'il y a une taupe chez nous, mais pourquoi diable aurait-il pris le risque de se laisser filmer quand même ? Ça sent vraiment le coup fourré. On sera fixé quand on aura l'origine des billets, d'après les numéros qu'on a filmés, c'est-à-dire pas avant demain, au mieux.
- Vous pensez à quoi, chef !
- À rien du tout, mais j'ai un mauvais pressentiment.
- Il a pu avoir un moment d'égarement aussi.
- Tu rigoles ou quoi ? Un gaillard de ce calibre ?
- Et le mouchard, qu'est-ce-que ça donne ?
- Tu parles ! S'il t'a vraiment repéré, il va le trouver, le mettre dans la poche de n'importe qui, et on va encore être refaits. Ah, on est mal, moi j'te l'dis !
- Mais patron, c'est mon expression ça !
- Et alors ? C'est pas écrit Milos dessus, non ?
- Bon, qu'est-ce qu'on fait ?
- Toi, tu es grillé, alors tu restes là, au matos, et moi je retourne au contact. Que dit le mouchard pour l'instant ?
- Du côté du Pont Charles, apparemment.
- Bon, j'y vais. Procédure habituelle.
- OK, boss !

  VIII

  Stavros, à nous deux !

Finalement, l'inspecteur principal Sweig n'était pas mécontent de pouvoir s'occuper personnellement du grec. En deux années de traque, il avait appris non pas à estimer son adversaire, cela serait exagéré et pour tout dire déplacé, mais au moins à ne pas le mésestimer ni le sous-estimer.

Pendant longtemps Interpol avait cru que Stavros Mikoulidès n'était qu'un malfrat spécialisé dans l'écoulement de toutes sortes de marchandises volées en Europe vers la Turquie et le Moyen-Orient. Sous couvert de vente de pièces détachées d'automobile, il se déplaçait dans tout le bassin méditerranéen, et la police des frontières avait fini par remarquer qu'il avait bien le même véhicule, de la même couleur, à chaque fois, mais que la peinture avait toujours l'air neuve et le kilométrage erratique. Mais désossée plusieurs fois, la berline s'était toujours révélée clean, et le numéro de moteur toujours identique ! Jusqu'au jour où un inspecteur se souvint de l'histoire belge du passeur de vélos contrôlé en vain pendant des années pour son chargement de je ne sais plus quoi, alors que c'était des vélos qu'il passait, jour après jour, au nez et à la barbe des douaniers.

Il avait fallu un an pour prouver que le moteur des Mercedes volées, toujours du même modèle, était envoyé séparément à son destinataire, que les caisses étaient repeintes de la couleur et équipées du vrai moteur de la Mercedes de Mikoulidès, dont les papiers étaient ainsi toujours en règle. À l'arrivée, on remontait le bon moteur, Mikoulidès se faisait renvoyer le sien par camion ou par le train et le tour était joué.

Il avait été condamné à deux ans pour ce trafic, et depuis sa libération, avait complètement changé d'orientation. On le suspectait d'avoir donné dans la drogue, mais les caméras de l'hôtel introduisaient un doute, puisqu'il n'y avait pas eu d'échange argent/marchandise jusqu'ici. Peut-être était-il un de ces passeurs d'argent sale vers les coffres et les comptes à numéros des banques de Suisse ou du Lichtenstein. C'était ce qu'il lui fallait prouver !

Grâce au mouchard électronique, Stefan Sweig retrouva la trace de Stavros dans Staré Mesto, sur Na Prikope, à hauteur du magnifique Palais Savarin, partiellement colonisé par un MacDo. On devait le prendre pour un adolescent attardé à le voir ainsi manipuler en pleine rue les boutons de ce qui ressemblait à un écran de game-boy, la petite antenne en plus ! Donc, le Grec n'avait pas repéré le mouchard, et peut-être n'avait-il rien deviné non plus à l'hôtel ! Cela lui redonna confiance, mais il décida de rester à distance, pour ne pas risquer le même incident que Milos.

Son "client" l'emmena d'abord sur l’avenue Narodni aux guichets du moderne théâtre de la Lanterne Magique, où il prit une place pour le spectacle du lendemain, quasiment au premier rang. S'il jouait les touristes, on peut dire qu'il fignolait la composition ! Puis, après s’être payé un café au fameux café Slavia, de l’autre côté de l’avenue, en face du Théâtre National, il revint vers le Pont Charles et se paya un des spectacles de marionnettes de la rue Karlova. Cette fois, c'était trop ! Stefan pensa que, l'obscurité de la salle aidant, il pouvait l'y suivre, mais il attendit que la cloche de début du spectacle sonne pour entrer.
L'homme qu'il avait vu vendredi matin dans ses jumelles et l'après-midi sur l'écran vidéo, était bien là sur les gradins de bois de la petite salle, devant le castelet des marionnettistes. À sa gauche, un couple de touristes, dans la cinquantaine, en anorak bleu marine, barbichu à lunettes dorées et petite blonde. À sa droite, deux étudiantes américaines, à en juger par leurs tee-shirts. Grâce à ses lunettes infrarouges, il voyait la salle comme en plein jour ! Le nouveau gouvernement avait vraiment bien fait les choses question matériel. Mais question paye, ce n'était pas encore ça !

Le spectacle commença. Un truc mythologique, Orphée aux enfers, ennuyeux à mourir selon lui, mais enfin, à chacun ses goûts ! Dire qu’à la séance précédente, c’était une adaptation de Don Quichotte ! Ce serait d'autant plus facile pour lui de ne pas se laisser distraire. Mais il eut beau scruter, rien ne se produisit : pas d'échange d'aucune sorte, avec ses voisins, pas le moindre contact ni visuel, ni physique repérable. C'était à devenir chèvre !

Au bout d’une petite heure, la salle se ralluma et les spectateurs se bousculèrent dans l'escalier en colimaçon qui ramenait dans le minuscule hall d'entrée. L'inspecteur s'apprêtait à sortir dans les derniers, quand il remarqua devant lui le sac-photo du barbu à lunettes dorées. Un déclic se fit dans son esprit. C'était le même, il l'aurait juré, que celui de Stavros. Ce ne pouvait être une coïncidence. Il se repassa mentalement le film de l'heure écoulée. De quel côté Stavros avait-il posé le sien ? À sa gauche ou à droite ? Et le barbu ? À un moment, ne l'avait-il pas pris sur ses genoux pour y prendre un kleenex ? Et de quel côté l'avait-il reposé ?

À tous les coups, il y avait eu échange sous son nez ! Mais maintenant, qui suivre ? Il opta pour les touristes, puisque le mouchard lui permettrait toujours de retrouver Stavros. Mais, plus maintenant, s'il y avait eu échange ! Trop tard, celui-ci avait disparu. Il appela Milos dans son micro-cravate :

- J'ai une touche. Rapplique dans dix minutes avec un véhicule, du côté de Karlovo. J’ai cru entendre qu’ils voulaient aller par là.
- Bien reçu. J'arrive.

  IX

  C'est d'une cellule, dure et froide, d'un commissariat praguois que j'ai été autorisé, après bien des tergiversations, à écrire cette page de mon journal de voyage. Et ce soir, mon épouse est seule, dans notre chambre d'hôtel, sous bonne garde. C'est qu'aujourd'hui, la journée a été plus que mouvementée ! Enfin, disons l'après-midi.

Ce matin, nous sommes allés à l'ancien cimetière juif de la rue Hrbitova, perdus au milieu d'une marée de pèlerins, parlant yiddish et portant kippa, cherchant d’un air grave, les noms de parents et amis parmi les quatre vingt mille inscrits sur les murs de la synagogue Pinkas. Le ciel était bas et l'air presque glacé. Après un rapide circuit au mileu des pierres tombales que cinq siècles, les bombes, le terrain instable ont fait s'affaisser en tous sens, et un coup d’œil jeté au tombeau de rabbi Low, le père du Golem, nous sommes allés visiter les expositions de la Salle de Cérémonies attenante. Nous voulions en sortant, acheter quelques souvenirs aux étals de la rue Hrbitova, mais pas de chance, c'était shabbat et tous les rideaux étaient baissés. Alors nos pas nous ont menés jusqu'à l’imposante synagogue espagnole de la rue Dusni. Après tout cela, le temps était venu de déjeuner et nous nous sommes retrouvés non loin de là, rue Parizská, au Barock Café. Un établissement branché qu’on nous avait conseillé, décoré de portraits géants de stars hollywoodiennes inoubliables. Nos tagliatelle à la carbonara, eux, ne l'étaient pas. À côté de nous, un jeune couple, visiblement en voyage de noces, s'était offert le menu le plus cher, et tout le personnel s'attroupait à sa table. Finalement, le plus original, c'était les toilettes, tapissées de noir et or !

Cet après-midi, nous avions décidé de flâner dans Nové Mesto, la ville nouvelle, qui date quand même de 1348 ! En partant des Champs-Elysées locaux, la place Venceslas, (Vaclavské namesti), jusqu'au Musée des Sciences Naturelles, le Národni Muzeum. Puis nous nous dirigeâmes, par la rue Vodickova, vers la Mairie de Nové Mesto et un couple d'églises à ne pas rater, paraît-il (dixit.... toujours le même).

Le soleil, qui s'était levé en début d'après-midi, commençait à décliner à présent et, assis sur un banc du square situé devant le bâtiment renaissance et sa tour carrée, je m'apprêtais à changer la bobine de film de mon appareil-photo, lorsqu'un jeune homme m'accosta pour me demander en français (sommes-nous si reconnaissables que cela ?) si je pouvais lui indiquer le chemin du cimetière juif. Nous y étions ce matin, lui dis-je et je m'apprêtais à lui montrer sur le plan qu'il me tendait le chemin à suivre, lorsque deux hommes en civil nous abordèrent d'un ton civil également mais autoritaire, en anglais, puis en français :

- Police de Tchéquie - dit le plus âgé des deux en me montrant une plaque. - Vos papiers s'il vous plaît.

Mon jeune interlocuteur sortit un passeport de je ne sais quel pays. Je tendis également le mien, avec un peu d'appréhension, car mon épouse avait laissé le sien à l'hôtel.

Le policier chargé de faire le gentil, les prit, les examina et nous les rendit sans un mot, mais avec un hochement de tête. Son collègue, plus polyglotte mais moins aimable, reprit dans un français correct et d'un ton sec :

- Veuillez nous suivre sans opposer de résistance jusqu'au commissariat pour un contrôle. Vous avez de l'argent sur vous ? Combien ? Où l'avez-vous obtenu ? Vous savez qu'il est très risqué pour vous de changer dans la rue. Il y a énormément de trafic de fausse monnaie ici à Prague ? Vous n'avez pas changé d'argent dans la rue ? Pouvez-vous me montrer vos billets, s'il vous plaît.

Mon interlocuteur juif, sortit quelques billets qu'on examina et qu'on lui rendit, en lui enjoignant de s'éloigner de nous, ce qu'il fit sans demander son reste, content de s'en tirer à si bon compte, car visiblement on l'avait pris pour un trafiquant de fausse monnaie. Quelque peu rassuré par ce traitement, j'obtempérai également et montrai l'argent tchèque que j'avais retiré le matin même au distributeur le plus proche de notre hôtel, avec le ticket de retrait que la machine m'avait délivré.

La somme, cinq mille couronnes, parut modeste au pandore, qui insista :

- Vous n'avez pas d'autre argent sur vous, des dollars ?

Je fis non de la tête. Des dollars, non, mais j'avais des francs français, cinq ou six cents francs encore. Je me tus. Allait-il me fouiller ?

Garée de l'autre côté de la place, une fourgonnette marquée "Policie" nous attendait. Nous échangions ma femme et moi des regards interrogateurs et inquiets, mais en silence, puisque nos "hôtes" parlaient aussi français.

Dix minutes plus tard, dans les locaux de la police, on nous fit vider toutes nos poches, ainsi que mon sac-photo : ô surprise, ce n'était pas mon appareil, qui était dedans, (le mien est un Minolta et celui-là était un Canon, plutôt mieux que le mien d'ailleurs). Je ne comprenais rien à cette substitution, mais, au ton et à l'attitude de nos interlocuteurs, je captai fort bien que nous étions dans de beaux draps ! Je demandai à téléphoner au Consul de France, ce qui me fut accordé au bout d'un moment, après que l'un des policiers eut montré à son collègue avec un air de victoire, une espèce de pile-bouton, comme celle du flash de mon appareil. Je comprenais de moins en moins. Une heure plus tard, le consul était sur place, et après un entretien avec les policiers, il m'informa que j'étais soupçonné de complicité de trafic de fausse monnaie et que mon interrogatoire allait commencer en sa présence.

On me montra une vidéo et si je n'avais pas déjà été assis, je serais tombé sur le cul : on y voyait, dans une chambre de notre hôtel un homme que je reconnus comme étant celui que j'avais entrevu au restaurant U Svece Matouse, sortir de NOTRE sac de voyage (facilement identifiable grâce aux logos des Côtes d'Armor) une quantité importante de dollars américains. J'étais atterré.

J'eus beau jurer que j'ignorais tout de la provenance de cet argent, rien n'y fit. On me révéla que cet homme (un Grec, à ce que je compris) assistait également au spectacle de marionnettes avec nous, et qu'à la faveur de l'obscurité, il avait échangé son sac-photo contre le mien, les deux étant identiques en tous points. Et comme on n'avait rien trouvé dans le sien, si ce n'était le mouchard électronique qu'on y avait caché, on en concluait que c'était dans le mien qu'il y avait quelque chose d'intéressant. On voulut me faire dire quoi : de l'argent encore, des documents, de la drogue, que sais-je. Je n'en pouvais mais et je finis par m'effondrer dans une crise de nerfs, qui laissa mes interlocuteurs de marbre, mais parut émouvoir quelque peu le Consul, qui, alors qu'on allait me mettre en cellule, me fit signe de ne pas désespérer, qu'il allait prendre les choses en main avec l'Ambassade.

N'empêche. Se trouver au bloc, sous une accusation grave, dans son propre pays est déjà une situation peu enviable, mais dans un pays étranger dont on ne parle pas la langue, cela vous fait vite toucher le fond.

Avant l'extinction des feux de ma première nuit en prison, je pus téléphoner à mon épouse, dont je compris, au petit déclic qui se produisit lorsqu'elle décrocha, que son téléphone avait été mis sous écoutes. J'essayai d'abord de le lui faire comprendre, sans trop y réussir, puis, je songeai que cette tactique ne pouvait que conforter mes geôliers dans leurs soupçons, s'ils percevaient que je retenais mes propos. De son côté, elle avait essayé de mobiliser nos relations en France. Mais c'était le week-end, il fallait maintenant un peu de temps.

  X

  - Vous le croyez, vous, inspecteur, le mangeur de grenouilles ?
- Je ne te savais pas francophobe, Milos, dis donc ! Non, mais je trouve qu'il n'a pas le profil du trafiquant, et je commence à me demander si Stavros ne nous a pas encore joué un tour de cochon à sa façon. - Je ne vois pas comment, chef.
- Eh bien, imagine qu'il t'ait effectivement repéré à Hradcany. Il a dû alors suspecter qu'on l'avait filmé à l'hôtel. C'était mal barré pour lui, sauf s'il pouvait nous faire croire qu'il n'était que le maillon faible de la chaîne, et que le gros poisson était ailleurs. Il a su, sans doute par le personnel de l'hôtel, et de toute manière, le circuit habituel des touristes est connu, que les Lefranc iraient voir les marionnettes. Il connaissait déjà leurs bagages. Il a pu se procurer un sac-photo de la même marque...
- Mais, chef, il l’avait déjà à Hradcany, ce sac-photo...
- Oui, c’est vrai, un coup de chance, mais c’est un modèle couramment vendu dans toute l’Europe. J’ai vérifié. Bref, en pratiquant l'échange, il nous faisait croire que c'était Lefranc le vendeur et que c'était l’homme à suivre, ce que nous avons fait, lui laissant sans doute le temps de déguerpir !
- Mais Lefranc n’a pas les épaules...
- Exact. Visiblement, ce qui lui arrive le dépasse. On n’a rien trouvé dans ses bagages, les écoutes ne donnent rien et je crois qu’il ne sait rien. Si, dans quarante-huit heures on en est au même point, le délai de garde à vue en matière de trafic de drogue et fausse monnaie sera écoulé, et le juge va nous demander de le relâcher.
- Espérons que le mandat d’amener lancé contre Stavros va donner quelque chose et qu’en les confrontant... Stavros a été vu à l’aéroport, ils logent dans le même hôtel, ils ont visité Hradcany le même jour, et on les retrouve aux marionnettes ensemble, ça fait beaucoup, non ?
- Justement, Milos, ça fait trop ! Il n’aurait jamais dû être à l’aéroport, ni loger dans le même hôtel, s’ils sont vraiment complices. C’est contraire à toutes les règles du métier, et cela ne ressemble pas à Stavros d’oublier les règles. Non, j’y crois de moins en moins à cette complicité active. Complicité passive, sans doute. Et le reste, un écran de fumée que Stavros a improvisé pour se donner de l’air. Ce qu’il a réussi. C’est pas encore cette fois qu’on va avoir la médaille de la Reconnaissance, Milos.
- Rien à cirer de leur médaille. Moi, ce que je veux, c’est un nouvel appartement. Ça fait cinq ans qu’on attend, moi, ma femme et les gosses, dans nos quarante-cinq mètres carrés. C’est plus tenable.
- Eh, oui, Milos, je sais.

Le téléphone sonna. L’inspecteur Stefan Sweig décrocha. Son interlocuteur fut bref. Au bout d’une à deux minutes, Sweig reposa lentement le combiné en disant, l’air ahuri :

- Ça alors, je n’en reviens pas !
- Qu’est-ce qui y’a, chef ?
- Il faut libérer Lefranc, tout de suite. C’est un flic français en mission contre Stavros, qui a fait des siennes là-bas aussi.
- Mais enfin, ça tient pas debout, chef . Pourquoi, il n’a rien dit au Consul ?
- Il ne voulait pas griller sa couverture, bien imitée d’ailleurs. Jamais, je n’aurais pensé...
- Et sa femme ?
- C’est vraiment la sienne, à ce qu’on sait. Renforcement de couverture. Elle ne sait pas ce qu’il fait exactement.
- Et occasion de faire du tourisme aux frais du Gouvernement ! Ces français, tous les mêmes ! Dès qu’ils peuvent frauder....
- Et l’argent ?
- Le vrai - des dollars en provenance de Colombie - a été intercepté à Bruxelles par des collègues de Lefranc. Stavros n’a que de la monnaie de singe, fort bien imitée apparemment.
- Et pourquoi, on n’a pas été mis dans le coup, nous ?
- Comme Stavros nous avait déjà filé dans les pattes deux fois, de manière bizarre, on suspectait une taupe dans nos services.
- Qui ça on ?
- Les Français, Interpol... - Putain, elle est dure à avaler, celle-là !
- Ouais, et moralité : Stavros court toujours.
- Jamais deux sans trois, chef, j’vous l’avais bien dit !
- La partie n’est pas finie, Milos, on va faire parler le liftier et faire équipe avec les Français.
- Quoi ? Ca, c’est la meilleure !
- En tout cas, ce sont les ordres, Milos, et je peux te dire que ça vient d’en-haut.
- Le... le Président ?
- Ses services, Milos. Faut quand même pas rêver...

Le ciel s'était assombri sur la Vlatva. Le soir tombait sur Prague. Un week-end de Novembre s’achevait, et aux cent clochers de la ville, le tintement des angélus se répondait. Sur le Pont Charles, dans la brume qui s’élevait du fleuve, les derniers touristes arpentaient le pavé, sous les halos orangés des réverbères.

©Pierre-Alain GASSE, avril 2000. Tous droits réservés.

jeudi 8 janvier 2015

Quand le vin est tiré... Nouvelle policière - Chapitre 8

 
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Tribulations policières et amoureuses 

L'aéroport de Jinan avec les superstructures apparentes de ses halls a un peu le look d'un hangar de foire-exposition. Rien à voir avec le luxe parfois tapageur de certains autres de par le monde. Situé à 33 km de la capitale, au nord de la ville de Yaoquiang, il voit arriver deux Français, un peu déphasés après une vingtaine d'heures de vol et deux escales. 

Julien et Bénédicte récupèrent leurs bagages sans encombre et, leur fiche d'immigration soigneusement remplie, se dirigent avec un légère appréhension vers la file des étrangers au contrôle de la police des frontières.

Passeport et fiche en main, stationnés derrière la ligne jaune peinte au sol, le hasard des postes qui se libèrent plus ou moins vite et une injonction policière sans équivoque les séparent soudain. Julien, à gauche, tend son passeport à une jeune femme aux yeux très bridés, tandis qu'à droite, Bénédicte présente le sien à un fonctionnaire au visage impassible. On leur enjoint de retirer coiffure et lunettes. Une caméra les filme et un logiciel compare le cliché avec la photographie de leur document d'identité. De longues secondes s'écoulent. La crainte d'un nom mal orthographié, d'une date oubliée, les étreint, mais ils se forcent à sourire. Puis Bénédicte entend divers coups de tampon donnés sur le passeport de Julien qu'on lui rend bientôt. Le voilà qui franchit la barrière.

Son policier à elle, semble plus suspicieux. Sur sa fiche, comme sur sa demande de visa, elle a indiqué comme profession : agent spécialisé. Et voilà la question qui fâche :

— What is your administration, miss ?

Le temps s'accélère. Pas d'échappatoire. Il faut répondre. 

— Police laboratories, sir.

Bénédicte a opté pour une demi-vérité.

— You should have mentioned it !
— I'm sorry. I'm not on duty, just on engagement holiday.

La dernière partie de la phrase s'est formulée toute seule, indépendamment de sa volonté consciente. La main qui tient le tampon fatidique est suspendue en l'air depuis une vingtaine de secondes qui semblent s'éterniser. Finalement celui-ci s'abat sur son passeport, suivi de plusieurs autres et on lui enjoint d'avancer en lui rendant son sauf-conduit. Ouf ! 

De l'autre côté de la barrière, Julien ouvre de grands yeux en signe d'interrogation. Bénédicte le rejoint en courant et lui tombe dans les bras. Il ne demande pas mieux. Et les voilà en train d'échanger leur premier baiser depuis dix ans.

Mais Bénédicte ne veut pas encore totalement lâcher prise.

— Oh, la vache ! J'ai bien cru que je n'allais pas passer, ajoute-t-elle bientôt, détachant ses lèvres de celles de Julien. Bon, on y va ?

Scrutant la foule des visages et les multiples pancartes qui lui font face, elle remarque bientôt un écriteau avec son prénom, brandi un peu en arrière des autres par une jeune femme brune en jean et T-shirt siglé Breizh. Pas de doute, c'est leur hôte !

— Bonjour Mathilde !
— Bienvenue à Jinan, Bénédicte. Tu as fait bon voyage ?

Aux deux bretonnes, le tutoiement est venu naturellement et elles s'embrassent comme du bon pain, les trois bises rituelles. Julien, en retrait, attend. Bénédicte se tourne vers lui, puis vers Mathilde :

— Mathilde, je te présente Julien, mon fiancé.

Cela fait partie de leur couverture, mais Julien est quand même bien content d'entendre ces mots dans la bouche de Bénédicte.

— Enchanté, Julien.

Ils se donnent une poignée de main, puis finissent par s'embrasser, eux aussi.

Trois quarts d'heure plus tard, dans le centre de Jinan, près du Lycée des langues étrangères, la Toyota Prius de Mathilde se gare sous un immeuble de brique et béton tout neuf. C'est la résidence dévolue aux professeurs étrangers.

L'appartement, au deuxième étage, est petit, à l'image de l'habitat chinois en général, mais bien agencé et confortable. Dans le salon, un canapé blanc fait face à un écran plat fixé au mur, devant une table basse aux lignes épurées.

Le mari de Mathilde, Lin Gao, parle un français châtié, appris en partie ici et en partie en France durant ses études supérieures, mais toujours avec ce phrasé saccadé si reconnaissable.

Ce sont les vacances scolaires et Mathilde s'offre à servir de guide à nos deux "touristes". Ça tombe bien, car ici le permis international n'est pas reconnu et on ne peut pas louer de voiture sans chauffeur. De plus, la conduite chinoise est "particulière", assez peu respectueuse de la signalisation.

Pour leur première soirée en Chine, leurs hôtes ont prévu un dîner typique de la cuisine de leur région, l'une des huit principales de Chine : des raviolis en bouillon, une carpe à l'aigre-douce, du maïs avec des crevettes séchées, du concombre de mer frit aux oignons et en dessert des poires en boule au miel. Le tout accompagné de riz blanc et de thé vert et d'une bouteille de Chardonnay pour faire honneur à leurs invités.

Sur la table ronde de la salle à manger, un carrousel central accueille les différents plats et chacun de le faire tourner pour se servir dans les différents bols garnis de nourriture le plus souvent pré-découpée.Tous ces mets mêlent habilement l'aigre, l'épicé, l'amer, le sucré et le salé ainsi que les textures : moelleux, croquant, juteux, grillé.

Le tout est excellent. Bénédicte et Julien se régalent sous l'œil amusé de leurs hôtes qui sourient gentiment de leur maladresse dans le maniement des baguettes.

— C'est toi qui as préparé tout ça, Mathilde ? demande Bénédicte admirative.
— Moi et Lin Gao, oui, avec l'aide de ma belle-mère qui est venue ce matin. Mes beaux-parents n'habitent pas très loin.

La conversation roule sans encombre sur la vie des uns et des autres, l'évolution si rapide de la Chine, la situation inquiétante de la France...

Le repas terminé, alors que les lumières de la ville s'emparent du paysage, leurs hôtes décident bientôt de se retirer, une fois la table desservie.

Lin Gao montre à Julien le mécanisme du canapé-lit, la table basse est poussée sur le côté, on leur indique la salle de bains et les toilettes.

— Vous devez être fatigués. Nous allons vous laisser vous reposer. À demain. Dormez bien.

Julien s'essaie bien à quelques manœuvres sous la couette, mais Bénédicte, par un reste de pruderie, le repousse - "Pas ici, t'es fou, et puis je suis crevée. Allez, bonne nuit." - avant de se pelotonner en chien de fusil contre lui.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, janvier 2015.

samedi 27 décembre 2014

Quand le vin est tiré - Nouvelle policière - Chapitre 7


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VII

Chine, nous voilà !

Le patron vient de m’annoncer la mauvaise nouvelle.

Officiellement, je suis toujours en congés et absolument pas chargée de suivre Saintilan. Mais ni moi ni lui n’aimons qu’on fasse notre boulot à notre place. Personnellement, je garde un mauvais souvenir d’une enquête où j’ai été doublée par une mamie pas ordinaire, du temps où j’étais affectée au Commissariat de Lannion (cf. Quand Mam Goz s’en mêle). Enfin, là, c’est un peu différent puisque la pièce rapportée, je la connais, très bien même. N’empêche, maintenant que notre client est en passe de s’envoler pour la Chine, on fait quoi, Julien et moi ? Est-ce que son budget pour ce boulot lui permet d’aller enquêter à l’étranger ? Je lui pose la question :

— T’as de quoi suivre Saintilan jusque là-bas ?

Il sourit jaune.

— C’était pas vraiment prévu dans le devis, mais, bon, si tu m’accompagnais… ça nous ferait des vacances pendant lesquelles nous pourrions joindre l’utile à l’agréable, dit-il avec un petit clin d’œil en coin.

Julien vient de se souvenir qu’au Lycée Louis Guilloux, à Saint-Brieuc, j’ai fait partie des pionniers qui, dans les années 90, ont étudié le chinois 3e langue. J’ai même réalisé un voyage de quinze jours là-bas, en Terminale. C’est loin, mais je devrais pouvoir me débrouiller sur place. Je cherchais une destination de villégiature : en voilà une, toute trouvée ! Oui, mais c’est grand, la Chine. Ils venaient d’où, les Chinois arrêtés à Roissy ? La province de Shandong. C’est quoi, la capitale, là-bas ?

— Jinan, je crois.
— Première nouvelle. Il faut combien de temps pour obtenir un visa ?
— Un à deux jours, en urgence, si le dossier est complet, au lieu de cinq normalement.
— Quand ils vont voir nos professions, journaliste et flic, ça va pas être simple d’obtenir un visa de tourisme.
— T’es en vacances, non ? Et je peux être ton… fiancé, par exemple.
— Mais bien sûr. On peut aussi prendre deux vols différents, tu sais. Voyons d’abord ce que ça coûte.

Je pianote comme une malade sur mon smartphone. Paris-Jinan : 15 heures de vol, au minimum avec une ou deux escales. Meilleur prix autour de 800 €, moyenne autour de 1000 €. C’est pas donné quand même !

— Qu’est-ce qu’on fait ?, je demande à Julien.

Il me regarde et sourit :

— On lance les demandes de visa en express et on réserve deux places sur un vol en partance dans trois jours. On essaiera de changer si ça va plus vite.

Je réfléchis un instant. Toutes mes économies vont y passer. Bah, tant pis :

— OK, c’est parti.

Nous remplissons les demandes de visa en ligne. Quatre pages assez détaillées. Prudemment, j’indique comme profession : fonctionnaire. Eh oui, mais ils demandent la fonction : agent spécialisé ? Résidence en Chine : je mentionne le nom d’un hôtel de moyenne gamme trouvé sur la Toile. Motif du déplacement : voyage de fiançailles ? Traitement express de la demande. C’est vingt euros de plus. Julien demande un visa de tourisme également, mais sans cacher son activité. Ah ! J’ai failli oublier le formulaire médical. Deux pleines pages à faire remplir et signer par un médecin. Pourvu qu’on puisse transmettre le tout par e-mail ! Va falloir faire vite.

Ensuite, après exploration des comparateurs de prix sur le web, nous jetons notre dévolu sur un vol aller assez rapide (17h 55), malgré deux escales à Istanbul et Urumqi, assuré conjointement par Air France et China Southern. Seconde escale à Urumqi, c’est où ça ? Ah ! En Chine aussi ? Capitale du Xinjiang ? Première nouvelle !

Par contre, le vol retour, une semaine plus tard, bonjour ! Il passe par la Russie avec dix heures d’escale. Autrement dit, une nuit à Moscou, quoi !

Départ dans trois jours, Roissy, 18 h 55. Cool ! De Rennes, il y a un TGV direct qui arrive à 17 h 11. Il ne reste plus qu’à attendre nos visas électroniques. Je croise les doigts.

Nous rentrons aux “Mouettes” prendre congé de Dame Jeannine avant de regagner nos domiciles respectifs. Ou pas ? Je n’ai pas encore tranché. J’ai tout le trajet pour y réfléchir.

… Finalement, ce soir-là, je suis revenue seule chez moi, pour achever les préparatifs de ce voyage imprévu. Trop de trucs dans la tête.

Hier lundi, en me renseignant sur le climat à Jinan, j’ai découvert que la ville est jumelée avec Rennes depuis 2002 ! Un contact téléphonique avec le Comité de Jumelage m’a renvoyé vers le Président de l’Association, qui m’a accueillie à bras ouverts en tant que sinisante. Quelques échanges de mails plus tard, je me retrouve pourvue d’adresses de divers points de chute dans la capitale du Shandong.

Mon choix se porte sur une famille sino-française dont le mari a fait ses études à l’Université de Rennes, dans les mêmes années que moi. Son épouse est une Bretonne de Quimperlé. Ils ont deux petites filles. Elle, enseigne le français au Lycée des langues étrangères de Jinan et lui est ingénieur en informatique. Je raconte une salade pour justifier ce voyage improvisé. Cela semble passer. Ils ont une chambre double à mettre à notre disposition pour l’équivalent de 25 € la nuit. Payable en dollars américains. C’est inespéré. Ce doit être le signe que j’attendais. J’ai quitté Julien il y a quarante-huit heures maintenant et il me manque terriblement.

Nos deux premières étapes dans les zones viticoles du Shandong seront pour Yantai et Quingdao, respectivement à 445 et 350 kilomètres de notre point d’arrivée. C’est un peu loin, à notre échelle française et tout proche à l’aune chinoise. L’échelle des valeurs n’est pas la même dans ce pays grand comme dix-huit fois la France. Notre logeuse mettra son véhicule à notre disposition. En bons fiancés français gastronomes, n’est-il pas logique que nous fassions du tourisme et visitions les plus grandes caves de la région ? Il y a quelques années encore, seuls les groupes dûment encadrés pouvaient pratiquer ce type de tourisme, mais l’émergence d’une « middle class » chinoise a créé un immense marché que le régime s’est donc résolu à ouvrir aux particuliers.

Julien m’a appris que les deux principaux domaines vinicoles de la province, Chang Yu Winery et Hua Dong Winery, en dépit de leur importance, ou justement à cause de leur croissance à deux chiffres, ne produisent pas eux-mêmes tous les raisins qu’ils vinifient et ont recours à des achats de moûts de producteurs indépendants, chinois et étrangers. C’est dans ces filières qu’une partie de la contrefaçon se cacherait aisément. En parcourant les sites internet de ces deux maisons de négoce, il a également eu la surprise de retrouver sur des clichés d'invités de marque... Jacques Saintilan ! D'où notre décision d'aller faire nos curieux de ce côté-là.

Hourra, mon visa électronique vient de tomber dans ma boîte mail ! Je n’ai plus qu’à l’imprimer et l’insérer dans mon passeport.

Il faut que j’appelle Julien pour savoir s’il a reçu le sien aussi. C’est moins sûr. En dépit de sa spectaculaire ouverture commerciale, la Chine est encore politiquement verrouillée et se méfie toujours un peu des journalistes, freelance ou pas. Qu’est-ce que je fais, s’il ne l’a pas ? Je pars seule ? Ce serait la tuile ! C’est tout moi, ça, envisager le pire avant l’heure. Appelle donc, idiote !

… Pas eu le temps. La réponse est tombée dans ma boîte mail. Positive. Mais je suis déçue. Je voulais entendre sa voix. J’envoie un texto. Professionnel : « Super ! J’ai le mien aussi. On se retrouve à l’aéroport demain 16 h ? ». J’aimerais qu’il me dise : « Non. Viens maintenant, 35 rue Vasselot, 2e gauche. Le code c’est… ». J’ai fait ma curieuse pour trouver son adresse. Mais moi non plus je ne me décide pas à faire le premier pas. J’ai peur. Sa réponse ne tarde pas : « Ça marche ! A demain. Je t’embrasse xxx. Julien ». Une bouffée d’espoir me remonte le moral. Allez, un petit bourbon et au lit. Ma valise est quasiment prête.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, octobre 2014.

jeudi 16 octobre 2014

Quand le vin est tiré... Nouvelle policière - Chapitre 6



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VI

Filatures

La berline noire file sur la départementale en direction de Pleurtuit. À l'approche de l'aérodrome de Dinard, elle oblique vers la zone où sont implantées les entreprises de maintenance aéronautique, puis repique vers les pistes. Simon, toujours à distance, s'arrête et sort son appareil photo et un téléobjectif d'une des sacoches arrière de sa moto. Il comprend lorsqu'il repère sur le tarmac un grand H blanc : l'héliport ! Bientôt, Saintilan ressort des bâtiments en compagnie d'un pilote. Tous deux se dirigent vers un Eurocopter EC 145, garé à proximité. Le dernier né de la coopération franco-allemande, habillé par Mercedes-Benz, à ce qu'on dit. Du haut de gamme. Ce client, ou son commanditaire, ont les moyens ! Pas de doute : un départ s'annonce. Sans commission rogatoire, impossible d'obtenir le plan de vol ! Il mitraille l'appareil et tout le personnel au sol.

Un quart d'heure plus tard, l'appareil décolle et met le cap à l'Est. Simon parierait qu'il va prendre la direction de la capitale. À destination d'un aéroport parisien ? Il fait son rapport à Bénédicte, laquelle, après avoir tergiversé un peu, se décide à appeler le Commissaire Dutertre, son supérieur.

Celui-ci contemple les plantes verres de son bureau qu'il vient d'arroser comme chaque lundi matin, à son arrivée. C'est un rituel, avant son second café de la journée. Ensuite seulement, l'expédition des affaires courantes peut commencer. C'est alors précisément que le téléphone sonne :

— Commissaire ?
— Plassard ? Qu'est-ce qui vous arrive encore ? Cela fait à peine trois jours que vous êtes partie en congés...
— Désolée, patron, je donne un coup de main à un ami journaliste d'investigation et on est tombés sur un type bizarre.
— Et...
— Si on pouvait vérifier ce qu'on a sur lui au sommier, ça nous aiderait beaucoup.
— Et pourquoi, je ferais ça, Plassard ?
— Parce qu'il semble que les Douanes soient déjà sur le coup.

Bénédicte n'oublie pas la vieille rivalité qui oppose son commissaire divisionnaire au service des Douanes, qui lui a plusieurs fois mis des bâtons dans les roues lors d'enquêtes sur du trafic de drogue.

L'argument semble peser son poids.

— Bon, expliquez-moi tout ça, Plassard, que j'y voie plus clair.

Bénédicte relate succinctement les informations en sa possession. Le commissaire est d'accord pour demander l'ouverture d'une information judiciaire au procureur si un lien s'avère entre les deux chinois retenus à Roissy et Saintilan. Il convient donc de filer ce dernier et pour cela d'avoir connaissance de la destination de son hélicoptère, s'il en est encore temps.

Bénédicte se prend à regretter d'avoir hésité avant d'appeler.

L'engin a une vitesse de croisière de 250 km/h environ. Dans une heure, il sera en région parisienne. Il convient de faire vite.

La machinerie judiciaire se met en branle. Une fois reçu le fax du procureur qu'il transmet aussitôt à la tour de contrôle de Pleurtuit, le Commissaire Dutertre se fait remettre le plan de vol de l'hélicoptère qui venait de décoller une demie-heure plus tôt.

Surprise : sa destination est un petit aérodrome de l'est parisien : Meaux Esbly. En matière d'aviation d'affaires, cela n'a rien d'exceptionnel, mais en l'occurrence, demeure intrigant.
  Un coup de téléphone au Commissariat local permet, en un quart d'heure, de positionner deux inspecteurs à la sortie passagers de l'aéroport, munis de la photocopie du passeport de Saintilan que Dinard a également transmise.

Mais l'homme est sur ses gardes. À peine a-t-il repéré derrière les vitres deux silhouettes scrutant alternativement les visages et une feuille de papier, qu'il rebrousse chemin au pas de course pour emprunter la sortie réservée au personnel navigant, au milieu d'un petit groupe de pilotes et hôtesses.Le temps que les deux fonctionnaires de police réagissent, l'oiseau s'est envolé. Tout juste les deux policiers peuvent-ils relever la plaque d'immatriculation du véhicule qui l'emporte. Pas de chance, un appel au service des cartes grises révèle qu'il doit s'agir d'un VTC clandestin. Impossible d'obtenir la destination de la course auprès de la centrale de réservation.

Par chance, l'informatique aidant, trente minutes plus tard, le propriétaire est identifié. Arrêté en douceur par deux policiers déguisés en clients, il ne tarde pas à révéler la destination de sa course récente : un commerce dans une rue du triangle de Choisy. Le commissaire Dutertre, bientôt informé, demande la collaboration de la BRI parisienne.

Une équipe met aussitôt la rue sous surveillance. Hélas, le milieu asiatique parisien est très bien structuré, les multiples commerçants ayant pignon sur rue font office d'informateurs et toutes les allées et venues inhabituelles sont rapportées à qui de droit.

C'est ainsi que dans l'arrière-salle d'un restaurant chinois de la rue Baudricourt, alors que Saintilan est en pleine conversation avec deux plénipotentiaires des Triades, un guetteur vient prévenir que deux véhicules suspects sont stationnés depuis plus d'une heure aux entrée et sortie de la rue. Aussitôt, des gardes du corps évacuent les trois hommes par les arrières-cours. Une grosse Mercedes les prend en charge rue de Tolbiac.

Miracle, la voiture de police banalisée stationnée à l'entrée de la rue Baudricourt repère ce véhicule dans lequel on tente de faire baisser la tête à un passager arrière. Avec deux feux de retard, une filature s'engage alors. La consultation, par les policiers, du système de contrôle automatisé, couplé avec le fichier des plaques d'immatriculation révèle bientôt qu'il s'agit de l'automobile d'un restaurateur de la rue. Bingo !

Le capitaine de police Martin et sa collègue hésitent : mettre le gyrophare, s'affranchir des règles de circulation et tenter une interpellation manu militari à deux contre trois ou se fondre dans le trafic et laisser leur proie les guider vers sa destination ? La réponse de leur hiérarchie crépite dans l'habitacle :

— Autorité à Delta One. N'intervenez pas. On met en place des véhicules de relève. Suivez vos clients sans vous faire remarquer. Code opération : POISSON PILOTE.
— Delta One à Autorité. Bien reçu.

La Mégane des deux policiers, insérée dans le trafic, progresse sans encombre derrière la Mercedes poursuivie jusqu'à la porte de Choisy. Là, un second véhicule la prend en chasse sur le périphérique. Elle se dirige vers le Nord.

Porte de la Chapelle. Une troisième voiture intervient. Autoroute A1. Plus de doute. La Mercedes se dirige vers Roissy. Saintilan a décidé de filer. Qu'a-t-il donc de si grave à se reprocher ?

Le Commissaire Dutertre n'a pas assez d'éléments pour lancer un mandat d'arrêt contre lui. Pas d'autre solution que de le laisser partir.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, octobre 2014.

jeudi 2 octobre 2014

Quand le vin est tiré... Nouvelle policière - Chapitre 5

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V

Le retour de Simon Le Lagadec

Tous les fils de notre enquête sont brisés. Mais une certitude nous habite à présent, Julien et moi : les vignerons du Mont Garrot, tout comme Jacques Saintilan, nous cachent quelque chose. Quoi ? Telle est la question.

— Qu'est-ce qu'on fait ? me demande Julien.
— Je vais faire appel à un ami, dis-je, parodiant un célèbre jeu télévisé, pour qu'il nous rencarde sur Saintilan et les deux autres. Ils ne me semblent pas très nets.

Simon Le Lagadec, dit Sim, par commodité et sans autre ressemblance avec le défunt comique qu'une calvitie précoce, avait rendu sa carte et son arme, pour s'occuper de sa vieille mère, à cinquante et quelques balais, à mon grand dam, car je regrettais beaucoup cet équipier débonnaire et sûr. Depuis son départ, je ne manque aucune occasion de faire appel à lui - à l'insu de ma hiérarchie, cela va sans dire - pour des travaux de renseignement dont je ne peux me charger moi-même.

Aussitôt dit, aussitôt fait.

Une sonnerie de téléphone antique se fait bientôt entendre :

— Allô, oui ?
— Salut vieille branche ! Alors, ça boume ? Et ta mère, ça va ?

Simon le Lagadec utilise encore des expressions des années soixante que je m'amuse à lui resservir.

— Salut, Béné. Ouais, la routine, quoi. T'as du taf pour moi, on dirait ?
— Tu l'as dit, bouffi. J'aimerais que tu te rencardes sur un trio qui nous interpelle, Julien et moi, surtout un.
— Julien, c'est qui, celui-là ?
— Un ex à moi, du temps de la fac. Je suis en vacances et je l'aide dans une enquête sur le pinard. Tu vois si c'est sérieux !
— Et t'as mis ton nez là où il fallait pas, comme d'habitude.
— Ça se pourrait. Bon, voilà. Il faudrait suivre incognito un certain Jacques Saintilan, qui habite 35, rue du Garot, à la Ville ès Nonais, près de Saint-Suliac. C'est pas loin de chez toi, ça ?
— Vingt bornes à peu près.
— Il semble qu'on l'ait inquiété et il se pourrait qu'il bouge d'ici peu, mais, nous, on est grillés.
— Je peux être sur place dans une demie-heure. Le temps d'appeler la mamie-sitter.
— Super. On reste en planque, S'il sort, je t'appelle. Sa bagnole, c'est une Laguna noire, 255 FX 35. T'as toujours ta Kawa 750 ?
— Plus que jamais, tu penses !

Je hoche la tête : avec son passé de pilote de rallye, c'est pas demain que l'amour des grosses cylindrées va abandonner Simon.

— Alors, parfait ! Mais fais-toi discret. À plus.

Julien a écouté toute la scène d'une oreille admirative. Bénédicte est diablement efficace. Sa réputation n'est pas usurpée. Les souvenirs d'une étudiante brillante mais dissipée lui reviennent en mémoire. Elle était capable de faire trois choses en même temps : jouer au morpion, prendre des notes, lui faire du genou et souvent plus, pendant que lui, à ses côtés, avait bien du mal à se concentrer sur quoi que ce soit !

Il revient sur terre.

— On reste dans les parages, si j'ai bien compris ?
— Je viens de vérifier sur Woogle Maps. Saintilan habite dans un cul-de-sac. S'il sort en voiture, il passera par ce carrefour. Planquons-nous dans ce chemin creux, on le verra forcément passer.

Julien, que cette perspective réjouit visiblement, formule un accord enthousiaste.

Trop. Je m'empresse de réfréner ses ardeurs :

— Ne crois pas que tu vas en profiter, Juju. On n'est pas là pour ça.
— Dommage !
— Chaque chose en son temps !

Sur ces mots d'espoir (ou pas !), Julien gare son Alfa Romeo Giuletta 940 dans le chemin creux, prête à embrayer dans les roues de la Laguna Éxécutive de Saintilan.

Mon pressentiment est le bon : quinze minutes plus tard, après quelques mains baladeuses, facilement contrôlées, et un baiser volé à la sauvette par Juju, la Laguna noire croise notre cachette. J'ai demandé à mon ex de suivre le véhicule à bonne distance. Au bout d'un kilomètre, une grosse Kawasaki argent émet des appels de phare dans notre dos. C'est Simon. Je lui fais signe de nous doubler et de poursuivre la filature à notre place. Nous décrochons. Je lui transmets par téléphone tout ce que je n'ai pas eu le temps de lui communiquer lors de mon appel. Il crachote dans le casque-micro relié à son téléphone :

— Ben, dis donc, c'est quoi, ce binz ?
— Je ne sais pas encore très bien : simple espionnage économique ou entreprise mafieuse. Pour l'instant, seuls des délits sont avérés : sortie frauduleuse de marchandises sous embargo, infractions douanières. Mais ce qui intéresse Julien pour son article, c'est de remonter la filière jusqu'aux commanditaires, d'exposer à ses lecteurs le pourquoi et le comment.
— Si les triades chinoises sont là-dedans, faites gaffe où vous mettez les pieds, leurs méthodes sont expéditives, à ce qu'on dit.
— T'inquiète ! Tu me connais.
— Ouais, justement ! Je te conseille, si vous trouvez quoi que ce soit qui s'apparente à un crime, de prévenir procureur et commissaire aussitôt !
— OK, Simon. Tu vois bien que j'ai besoin de toi. Quand est-ce que tu reviens ?
 — Arrête avec ça, tu sais bien que je ne peux pas.
— OK, d'accord. Bon, tu me tiens au courant ?
— Ça marche !

Je raccroche.

Fini le bon temps ! L'ennui, avec des co-équipiers plus jeunes, c'est qu'ils me draguent tous, qu'une fois sur deux, je finis par coucher avec et que ça se termine toujours en eau de boudin, par une demande de mutation de leur part ou de la mienne ! La vie de couple dans la police, c'est pas de la tarte ! Et à ceux qui sont pas de la maison, "flic" ça fait peur, encore plus au féminin ! Alors, Julien ou pas Julien ? J'hésite à replonger. Le réchauffé, c'est pas trop mon truc. Pourtant, lorsque je le regarde, il se passe quelque chose, là, dans mon bas-ventre, que je n'ai pas ressenti depuis longtemps.

Fin de la minute d'auto-commisération.

Fin du chapitre aussi, tiens, pendant qu'on y est.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, octobre 2014.

mercredi 24 septembre 2014

Quand le vin est tiré.... - Nouvelle policière - Chapitre 4

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IV

Un homme de science intrigant

Julien avait encore deux noms dans son carnet d'adresses : la fille du "Syndicat d'Initiative" comme avait dit le vigneron du mont Garrot et un universitaire du CNRS, spécialisé dans la vigne et le vin, domicilié sur une commune voisine. Rendez-vous est pris avec le second et une visite impromptue rendue à la première.

Celle-ci, une jolie brunette, fille de mareyeurs du cru, devant Julien, sort avec plaisir son relevé de fréquentation de l'année en cours et de l'année précédente : deux douzaines d'Asiatiques, la plupart chinois, ont franchi le seuil de son établissement en quête de renseignements touristiques, mais les vignes du Mont Garrot n'apparaissent pas dans les questions posées. C'est logique. Des espions de l'empire du Milieu un tant soit peu professionnels ne vont pas éventer leur présence aussi bêtement. Bénédicte, victime d'une survivance de jalousie aussi subite qu'inattendue, se hâte de tirer Julien hors de portée de cette rivale potentielle.

Après un déjeuner en terrasse d'huîtres, palourdes et bulots, gentiment arrosés d'une fillette de muscadet pas meilleur que le Clos Garrot, ils prenent le chemin voisin de la Ville ès Nonais.

Là, dans une longère habilement restaurée, sous une treille aux raisins encore à peine formés, les attend Jacques Saintilan, qui les invite à partager le café avec son épouse.

Julien, dans le cadre de la préparation de son enquête, a lu plusieurs articles de vulgarisation scientifique sur les cépages, leur obtention et les enjeux économiques qui s'y rattachent dont Saintilan est l'auteur. Mais il souhaite l'entendre de vive voix, pour confirmer ce qu'il a compris et sonder un peu le personnage. L'homme est avenant et disert. Il suffit à Julien de tirer un bout de fil pour que se dévide, sans le moindre effort de sa part, une pelote entière. Un client comme ça, c'est du pain béni pour le journaliste ! Micro ouvert, il laisse donc son Nagra officier en silence.

"Vous savez, l'histoire des cépages, je ferais mieux de dire la science des cépages, autrement dit l'ampélographie, n'est pas quelque chose de récent. Ce sont les Romains, grands diffuseurs de la culture de la vigne, qui, avec Columelle, nous ont laissé les premières descriptions. Ensuite, si les Croisades ont notablement concouru à la diffusion de cette liane, aucun auteur ne semble s'être penché sur la question. Puis, à la Renaissance, Olivier de Serres n'a fait que traiter de la culture de la plante et ses modalités, mais ne s'est pas intéressé aux cépages proprement dits.

C'est le XIXe qui marquera le début réel de la science ampélographique avec la découverte des cépages américains, leur hybridation avec les nôtres, qui allait provoquer, hélas, l'importation du phylloxera, ce minuscule insecte qui ruina l'économie de la vigne en France, à partir de 1864, pour trente longues années, jusqu'à la découverte de variétés naturellement résistantes à ce nuisible.

Les travaux de classification les plus importants des temps modernes, on les doit au Français Pierre Viala, puis au russe Alexandre Negrul et à un autre Français, Louis Levadoux.

Mais finalement, c'est de la législation viticole, que va naître, après-guerre, la description la plus complète des différents cépages, et surtout de leurs appellations synonymes, grâce à une méthode mise au point par Pierre Galet. Et, aujourd'hui, au domaine de Vassal, dans l'Hérault, plus de 2300 variétés sont répertoriées.

Depuis la fin du XXe siècle, la génétique est venue au secours de l'ampélographie, comme pour la connaissance de tous les organismes vivants, et il il faudrait citer les travaux de Jean-Michel Boursiquot dans ce domaine.

Mais, trêve de considérations historiques, venons-en à une définition ; l'ampélographie consiste à décrire et classer les cépages en fonction d'un ensemble de descripteurs que l'Organisation Internationale de la Vigne et du Vin a fixé au nombre de 88 ! Pas moins ! Appliqués aux bourgeons, aux feuilles jeunes, aux rameaux, feuilles adultes, grappes et baies.

Figurez-vous qu'en appliquant ces critères, on recense aujourd'hui près de 5000 cépages dans le monde , connus sous 40000 noms différents. C'est vous dire l'importance de la culture de la vigne pour nos sociétés."

Bénédicte, que ces doctes considérations commencent à ennuyer quelque peu, titillée par son instinct d'enquêtrice en mal d'efficacité, vient soudain rompre le fil de ce discours avec une question basique, mais bienvenue :

— Dites-moi, cher monsieur, l'arrivée des Chinois, sur le marché mondial du vin, a-t-elle, peu ou prou, à voir avec cette science ampélographique moderne ?

Julien en reste bouché bée, mais ne pipe mot, par crainte d'étouffer dans l'œuf la réponse attendue. Jacques Saintilan, pas le moins du monde perturbé, embraye aussitôt dans le sens indiqué par Bénédicte :

— Bien entendu. Les Chinois disposent, depuis la nuit des temps ou presque, d'un vin de céréales (riz ou millet), proche du saké japonais. L'importation de la vigne, elle, venue d'Ouzbékistan, date, à ce qu'on sait, du premier siècle avant notre ère, au temps de l'empire Parthe. Mais, pendant longtemps, si le raisin de table et les raisins secs étaient très appréciés, le vin lui-même, pourtant connu, est resté une boisson exotique, presque un médicament.Et il faudra attendre les missionnaires occidentaux du XIXe pour que se développe en Chine une vinification de masse, d'assez piètre qualité, par ailleurs !

Mais, depuis l'ouverture vers l'Occident des années 1980, c'est une croissance exponentielle que cette culture a connu. Avec des progrès immenses !

À tel point que l'on trouve à présent des vignobles étendus dans les provinces du Xinjiang, Gansu, Ningxia, Shandong, Hebei, Tianjin, Jilin, des régions du Nord de la Chine à pluviométrie limitée, entre les 35e et 42e parallèles. 

Et deux cépages européens sont présents dans presque toutes ces zones de productions : le merlot et le cabernet sauvignon. Ce sont eux qui ont permis la création des premiers vins de qualité chinois, qui rivalisent aujourd'hui avec ceux de Californie, d'Australie, d'Afrique du Sud, d'Argentine et prétendent le faire demain, pour ne pas dire déjà, avec ceux du Bordelais !

À ces mots, Bénédicte et Julien se tournent l'un vers l'autre pour échanger un regard complice qui n'échappe pas à leur interlocuteur. Il interrompt son propos pour poser cette question :

— Dites-moi, jeunes gens, ce qui vous amène exactement, plutôt que de me laisser pérorer dans le vide, que je voie si je peux vous être utile ou pas.

Après un nouvel échange de regards, nos deux amis décident alors de jouer cartes sur table et Julien prend la parole :

— Voilà : Je travaille pour la revue viticole La Vigne. On m'a chargé de réaliser une enquête sur les agissements des Chinois. Outre la contrefaçon qu'ils pratiquent à grande échelle, ils tenteraient, également, de cloner des cépages français, pour reproduire des crus bordelais classés sans payer les royalties prévues par les accords de l'OMC.
— Excusez-moi, mais on est bien loin du Bordelais et de ses grands crus classés ici. Si vous me disiez tout ?
— Bon, d'accord, il se trouve que les Douanes ont saisi récemment, dans des valises de touristes chinois rentrant au pays, des greffons de chenin blanc et de magdeleine noire, provenant d'ici, le tout sans facture, bien entendu.
— Très improbable. Et comment sauriez-vous cela ?
— Un contact bien placé, rien de plus.
— Et...
— Et nous aimerions savoir quel peut être l'enjeu économique d'une telle manœuvre. Ses tenants et aboutissants.
— Vous me faites trop d'honneur. Je l'ignore complètement.
— Mais vous avez bien une petite idée...?
— Pas la moindre !

La réponse a fusé, courte et sèche. Bénédicte et Julien se regardent en silence. Pas de doute, il y a baleine sous gravier, comme on dit dans les chaumières.

— Dommage ! Dans ce cas, nous allons vous laisser en vous remerciant pour le café et... le petit cours sur l'ampélographie, dit Julien d'un ton insidieux.

Jacques Saintilan s'est levé et leur indique d'une main ferme la sortie de sa propriété.

— À une autre fois, peut-être, ne peut s'empêcher d'ajouter Bénédicte, qui n'aime pas être congédiée avant l'heure.

Une fois remontés dans leur voiture, nos deux enquêteurs confèrent quelques instants :

— Bilan des courses : ce monsieur a quelque à voir avec les échantillons retrouvés à Roissy ou je veux bien entrer à la Trappe, dit Bénédicte.
— Ne parle pas de malheur, dit Julien, mi-figue mi-raisin...

Cette réponse énigmatique marquera la fin de cet épisode, si vous le voulez bien.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE,, septembre 2014.

lundi 2 juin 2014

Quand le vin est tiré... nouvelle policière

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Prologue et chapitre 1

Retrouvailles

Chapitre 2

Vingt-quatre heures plus tard, à Saint-Suliac (Ille-et-Vilaine)

Chapitre 3

Sur les pentes du Mont Garrot

En dépit d'une euphorie due sans nul doute au cidre du Val de Rance, ce soir-là, Bénédicte ne fait don de son corps qu'à Morphée, car à peine a-t-elle posé la tête sur l'oreiller qu'elle s'endort comme une bienheureuse. Et Julien, sur la béquille, comme le chante Lastic, ce"chanteur paillard et dépressif", bien de chez nous.

Le lendemain matin, des ribambelles de nuages blancs courent dans le ciel de la ria, poussés par un vent frais qui ébouriffe les cheveux et pique les narines. À neuf heures, Julien, pense qu'il est grand temps de secouer sa coéquipière, qui dort toujours du sommeil du juste, pelotonnée, son oreiller dans les bras. Des souvenirs oubliés lui reviennent en mémoire. Il se revoit, dans sa chambre de la cité U, déshabillé par une Bénédicte entreprenante en diable. Elle s'est bien assagie, dirait-on. Il avance la main vers le lit voisin et lui secoue l'épaule :

— Béné, réveille-toi, il est neuf heures. Je te rappelle qu'on a rendez-vous à dix !

Moi, les yeux encore ensommeillés, je saute du lit, rabattant ma nuisette sur mes cuisses, et cours m'enfermer dans la salle de bains.

Trois quarts d'heure plus tard, nous entreprenons l'ascension du modeste promontoire, guidés par le GPS de notre téléphone : à peine 1,5 km nous sépare du sommet où on a donné rendez-vous à Julien. Bientôt, nous voilà devant les vestiges du moulin à vent de la Chaise. Sa toiture envolée, on l'a affublé d'affreux créneaux, à présent recouverts de lierre.

Du Mont Garrot, le regard embrasse toute la ria de la Rance depuis, me dit Julien, au sud-ouest, les superstructures du camp viking de l'anse de Vigneux qui abrita, paraît-il, deux dizaines de drakkars, au temps des Vikings, jusqu'à l'oratoire de N. D. de Grainfollet, au nord-est, d'où les femmes de marins guettaient le retour des bateaux, à l'époque de la Grande Pêche.

Passé ce moment culturel, nous commençons à redescendre le versant sud et soudain, au détour du chemin, sous les frondaisons des chênes et châtaigniers du talus, nous apparaît un vignoble de près d'un hectare, qui aligne ses échalas, dans le sens de la pente. Un peu plus loin, une vieille barrière ferme une entrée de champ. C'est le lieudit 'La Vigne Blanche". Comme on dit, y'a pas de fumée sans feu !

Les deux hommes qui nous attendent là, ont des airs de conspirateurs : ils ne veulent ni être filmés, ni qu'apparaissent leurs noms dans la presse. Soit, dit Julien, qui a mis son Nagra en route et pose sa première question :

— Comment tout cela a-t-il commencé ?

Le premier de nos interlocuteurs, un homme grisonnant et râblé, prend la parole :

—Voilà dix-huit ans bientôt, nous avons, Marcel et moi, débusqué dans un taillis lors d'une balade, un plant de vigne de raisin noir que nous avons fait analyser. Il était inconnu et il nous a fallu attendre presque dix ans pour apprendre que c'était un cépage de cuve, originaire de Saintonge, appelé Madeleine noire des Charentes, (il mûrit précocement vers la Ste Madeleine, le 22 juillet). D'autres études ont montré que ce cépage était la maman du célèbre merlot, dont le père n'est autre que le cabernet franc.

Julien opine du chef, mais pour moi tout cela reste plus obscur que du marc de café.

Le compère du premier vigneron, plus élancé et un peu plus jeune, poursuit :

— Entre-temps, avec un petit groupe de passionnés, on avait fondé une Association et entrepris de remettre sur pied une vigne sur les pentes du Mont Garrot, là où nous avions trouvé le premier plant. Ça n'a pas été sans mal. Entre les tracasseries de l'Administration et notre inexpérience, les premières années ont été rudes.

— Il a fallu trouver les terrains, défricher, planter, attendre, palisser, tailler... attendre encore. Et apprendre ! Les premières récoltes ont donné une horrible piquette, à peine buvable. Une fois, nous avons mis en bouteille avant la fin de la fermentation. Elles ont toutes explosé ! Mais à présent, nous produisons quelques centaines de bouteilles d'un vin blanc très honorable. D'ailleurs, le voici.

De la gibecière de sa veste de chasse, il vient de sortir une bouteille bourguignonne, humoristiquement étiquetée "Le Clos de Garo, Appellation bord d'eau non contrôlée". Au-dessous, on reconnaît la silhouette crénelée du Moulin de la Chaise. C'est une bouteille de la cuvée 2011. Un cépage chenin, titrant 14°, toujours d'après l'étiquette.

Je m'exclame :

— Mais, alors, vous n'avez pas planté de madeleine noire ?
— Hé, non. Il aurait fallu attendre trop longtemps, et la tradition n'attestait pas franchement de la culture de raisins noirs de cuve par ici. On se demande toujours comment ce pied est arrivé là. On s'est dégonflés. Pour l'instant. Car, avec le réchauffement climatique, si ça se trouve, on pourrait tenter le coup, maintenant. (ça, vous coupez, s'il vous plaît).
— Et celui-ci, vous en vendez ? demande Julien d'un air innocent.
— Taisez-vous, malheureux, c'est strictement interdit. Non, il est réservé à notre consommation personnelle. D'ailleurs, comme nous sommes une vingtaine de membres, la production ne nous le permettrait pas. Mais on peut vous le faire goûter, si vous voulez.

Nous nous regardons en silence, puis je risque :

— C'est un peu tôt pour l'apéro, mais c'est si gentiment proposé qu'on ne peut pas refuser.

Alors, le premier vigneron tend au second un couteau suisse. La bouteille n'a pas de capsule-congé, bien entendu. Celui-ci ouvre le tire-bouchon et bientôt un sympathique "plop" vient troubler le gazouillis printanier des oiseaux.

De sa gibecière, l'homme a tiré quatre verres à dégustation, enveloppés dans un linge blanc. Il les répartit entre les présents et commence à les remplir.

Nous faisons tourner le vin dans nos verres, humons, puis attrapons une première goulée, pardon, gorgée. Bientôt, j'entends Julien dire :

— Belle fraîcheur en bouche, avec juste ce qu'il faut d'acidité. Ça me rappelle certains muscadets sur lie. Il n'est pas mal du tout, dites donc.

Je regarde Julien ébahie. Quand je l'avais connu, il ne buvait que du Coca et croyait que le pineau et le cognac, c'était pareil. Quels progrès !

— On ne vous le fait pas dire, reprennent en chœur nos deux interlocuteurs. On en est assez fiers, il faut bien l'avouer.

Au bout de la deuxième tournée, bouteille et verres vidés, mon naturel d'enquêtrice reprend le dessus et je questionne, avec une volubilité accrue :

— Bon, pour tout vous dire, on n'est pas venus seulement déguster "Le Clos de Garo" et vous entendre raconter son histoire, on est là aussi dans le cadre d'une enquête sur la pénétration des Chinois sur le marché du vin en France.

Nos interlocuteurs ouvrent des yeux comme des soucoupes.

— Le mois dernier, à Roissy, les douaniers ont intercepté un couple de chinois, de retour d'un voyage touristique dans notre pays. Leur périple les avait menés dans les principales régions viticoles du pays et dans leurs valises, pas la moindre bouteille de vin, mais... des greffons de nos cépages les plus réputés, sans la moindre facture d'achat et des échantillons de sol, soigneusement étiquetés.
— Mais, qu'est-ce qu'ils veulent faire de tout ça ?
— On suppose qu'ils veulent implanter de la vigne dans des terroirs ressemblant aux nôtres et à terme obtenir des cultivars adaptés à leurs climats.
— Mais c'est du brigandage pur et simple.
— Aujourd'hui, on appelle ça "espionnage économique", mais c'est la même chose.
— Et quel rapport avec Saint-Suliac ?
— Curieusement, il y avait un échantillon de sol et un futur greffon provenant de votre vigne !

Les deux vignerons tombent des nues :

— Pas possible !
— Du chenin blanc, implanté avec succès dans des régions aussi septentrionales, il ne doit pas y en avoir beaucoup, alors ça peut les intéresser.
— Ah ben, merde alors, ça, ça me la coupe, sauf votre respect, Madame.

Je fais signe que j'en ai entendu d'autres. Julien enchaîne :

— Auriez-vous déjà vu des Chinois circuler par ici, vous ?

Le premier vigneron se tourne vers son collègue :

— T'as déjà vu des Chinois par ici, toi, Marcel ?
— Dame, on n'est pas là à regarder la tête des touristes, nous ; des Asiatiques, il en vient surtout pour Saint-Malo par ici. Mais, des Chinois, je saurais pas dire. Faudrait voir avec le Syndicat d'Initiative, peut-être.
— Tu retardes, Marcel, c'est Office de Tourisme qu'il faut dire à présent.
— Ouais, j'm'en fous, c'est pareil.
— Est-ce qu'on peut vous demander quelque chose ? dis-je tout à trac :
— Mais faites donc, ma petite dame.
— Si jamais vous voyiez des Chinois rôder auprès de votre vigne, vous pourriez me faire signe ? fais-je en montrant ma carte de police et en tendant une carte de visite.

Mauvaise idée. L'homme se ferme comme une huître :

— Ça, je sais pas. On n'aime pas trop la police par ici.

Nous sentons qu'on n'apprendra rien de plus aujourd'hui et d'un regard décidons de remercier nos hôtes.

— Merci pour tout, l'histoire et l'apéro, et bon... vin pour cet automne !

Les deux hommes nous saluent d'un rapide coup de casquette, tandis que nous nous éloignons sur le sentier qui rejoint la baie.

Dès que nous sommes hors de portée de voix, Julien m'engueule :

— Mais qu'est-ce qui t'a pris de sortir ta carte bleu blanc rouge ?
— Je sais pas, un réflexe, l'habitude...
— Ouais, hé bien, tu vas me faire le plaisir de la ranger au fond de ton portefeuille illico. Tu n'es pas en service, je te rappelle. Et tu viens de foutre notre couverture en l'air.

J'obtempère sans demander mon reste, car je sais bien que j'ai merdé grave.

Ce jour-là, Julien fait la gueule à Bénédicte jusqu'au soir. Leur voyage sur la Carte du Tendre s'annonce plein d'embûches et leur enquête est mal engagée.

Sauront-ils redresser la barre ?

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, juin 2014

mardi 30 octobre 2012

Quand le vin est tiré... - Chapitre 2


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Chapitre II

Vingt-quatre heures plus tard, à Saint-Suliac (Ille-et-Vilaine)

Les chambres d'hôtes "Les Mouettes" se situent dans une pimpante bâtisse du bourg même de Saint-Suliac. L'une d'entre elles, au rez-de-chaussée, possède des lits jumeaux. Julien n'en a pas trouvé d'autre sur la commune et il préfère loger au cœur de son champ d'investigation.

Nos deux nouveaux équipiers, habitués l'un comme l'autre à un minimalisme d'inspiration nordique très en vogue chez les gens de leur génération, à leur arrivée dans les lieux, trouvent le décor un peu suranné. Polis, ils n'en disent cependant rien à leur hôtesse, une veuve de marin, dans la soixantaine, plus vraie que nature. Peut-être en rajoute-t-elle un peu pour les touristes (accent du terroir, tablier bleu). La couleur locale, ça plaît bien. La propreté est impeccable, la literie modernisée et de plus, le rez-de-jardin leur convient tout à fait : ils pourront ainsi aller et venir à leur aise en toute discrétion. L'affaire est donc conclue : 58 € la nuit, petit déjeuner compris, durée à leur convenance ; en ce début juin, Dame Jeannine n'a rien de réservé avant le 15 prochain.

Sur la table de bois peint de la chambre, Julien a posé son ordinateur et sorti d'une chemise cartonnée divers articles de presse. Il se tourne vers Bénédicte assise en tailleur sur son lit et plongée dans un examen attentif des fleurettes de la tapisserie.

— Bon, tu m'écoutes Béné ? Voilà. J'ai été mandaté par une grande revue viticole pour enquêter sur les agissements des Chinois. Ils tenteraient, entre autres, de cloner à leur profit des cépages français protégés, pour reproduire des grands crus bordelais sans payer les royalties prévues par les accords de l'OMC. Et la piste m'amène ici.
— À Saint-Suliac ? De la vigne ? Tu rigoles ou quoi ?
— Pas du tout, ma chère. Figure-toi que jusqu'au siècle dernier, on y produisait du vin, rouge et blanc, et ce, depuis l'Antiquité !
— Alors, là, tu m'en bouches un coin ! Ça devait être de la piquette, en tout cas.
— Même pas. Au début, du temps des Romains, oui, mais ensuite la culture de la vigne a fait de tels progrès qu'au XVIe, il paraît même qu'un marquis de Quintin venait s'approvisionner sur la quinzaine d'hectares de vignoble qu'il y avait alors.
— Bon, d'accord, mais aujourd'hui à part quelques treilles, et encore ! y'a pas plus de raisin par ici que de beurre en broche !
— Détrompe-toi ! Il y a même une association pour le renouveau du vin breton, et les bonnes années, les vignerons suliaçais produisent dans les quatre cents litres de vin. Qu'ils ont le droit de boire ou de donner, mais pas de vendre. C'est là le hic. Officiellement, les quatre départements bretons ne sont plus région viticole et l'Administration tolère, mais ne veut pas officialiser cette résurrection.
— Et pendant ce temps-là, les Chinois rachètent à tour de bras les domaines viticoles mis en vente ou dont les propriétaires ne peuvent résister à des offres de rachat mirobolantes. Ils ont commencé par des petits châteaux dans le Bordelais et l'Anjou, mais j'ai lu la semaine dernière que Gevrey-Chambertin venait de tomber dans leur escarcelle ! Mon bourgogne préféré ! Ça commence à bien faire !
— Madame donne dans le patriotisme à tout crin et boit du Gevrey-Chambertin ? Je ne savais pas que la Police payait aussi bien ! Rassure-toi. Nos exportations de vin représentent encore plus de la moitié du marché chinois, mais il est vrai que les choses bougent très vite. L'an dernier, la progression du secteur a dépassé les 2O % ! L'engouement pour le vin est devenu un phénomène de société. Les financiers se sont emparés du créneau et la Chine est en passe de devenir le 5e pays consommateur au monde, mais elle est déjà le sixième producteur !
— Tu me récites Wikipédia par cœur ou quoi ?
— J'ai fait mon boulot. Je me suis documenté. Mais, tu as raison, revenons à notre sujet. Je vais t'emmener voir les deux inventeurs de la vigne de Saint-Suliac. Nous avons rendez-vous demain matin à dix heures sur les pentes du Mont Garrot.
— Les inventeurs de la vigne ? Sur les pentes du Mont Garrot ? C'est quoi, ce délire ?
— En 1996 on a retrouvé un vieux cep de vigne dans un taillis inextricable sur les pentes sud du Mont Garrot, un escarpement qui culmine à 73 m au-dessus du niveau de la mer, tout près d'ici. Mais, on verra ça demain. Si on se faisait une crêperie en attendant ? Je commence à avoir la dalle, moi, pas toi ?
— En voilà une idée qu'elle est bonne, moi, je dis.
— Alors, vendu !

Ils se retrouvent bientôt, à deux pas de leur logis, sur la terrasse du Galichon, l'unique crêperie du bourg, installée dans une vieille maison décorée avec goût.

Deux galettes "complètes", deux "andouille de Guéméné", deux crêpes "caramel au beurre salé" et six bolées de cidre plus tard, nos protagonistes ont l'estomac calé et l'humeur gaie. Bras dessus, bras dessous, ils entreprennent alors une petite promenade digestive par les ruelles du village jusqu'au port. C'est une belle soirée de fin de printemps. Le fond de l'air est doux. Le ciel, légèrement ennuagé, laisse le soleil déployer ses ors sur les eaux de la ria. Au Nord-ouest, l'oratoire de Notre Dame de Grainfollet, se découpe en ombre chinoise sur un horizon enflammé. Romantique à souhait, n'est-il pas ?

Julien en profitera-t-il pour tenter de ranimer les cendres du passé ? Bénédicte enterrera-t-elle ce soir sa vie de célibataire à corps défendant ? Vous le saurez peut-être dans le chapitre qui vient.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, octobre 2012.

samedi 27 octobre 2012

Quand le vin est tiré... - Prologue et chapitre 1

Voici en version probatoire le début de la nouvelle aventure de Bénédicte Plassard, héroïne récurrente de sept nouvelles policières déjà (les premières réunies dans "Passe de quatre", les dernières dans "Le Triangle de Mlle B.", deux recueils téléchargeables gratuitement sur le site d'Alexandrie Online.

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Prologue

Bénédicte Plassard, OPJ à la BRI de Rennes Centre, célibataire malgré elle depuis plusieurs mois, n'avait pas trouvé le moyen d'épuiser ses jours de récupération du premier semestre. Ainsi se retrouve-t-elle, un lundi matin de juin, convoquée par son commissaire qui lui signifie que les affaires étant un peu plus calmes, elle est en vacances à compter de cette minute.

— C'est un ordre, Plassard, il n'y a plus que vous qui n'avez pas pris toutes vos récup'. Ça fait désordre et ça complique la vie du service, alors, exécution !
— Bien, Commissaire. Et je reviens quand ?
— Commencez d'abord par partir, on vous rappellera si on a besoin de vous.

D'abord renfrogné, le joli minois de la policière tente de s'éclairer d'un sourire :

— Vous savez bien qu'au bout de deux jours de vacances, je m'em... quiquine, Commissaire.
— Peut-être, mais votre crédit RTT déborde et vos RPS aussi. Je n'ai plus de quoi vous les payer et on ne peut pas les verser sur votre compte épargne-temps. Alors, il faut m'utiliser tout ça avant vos congés annuels. Vous pouvez disposer, capitaine.

Bénédicte Plassard salue et sort du bureau.

Chapitre I

Retrouvailles

Selon un bref calcul de tête, cela l'oblige à deux semaines d'inactivité, au bas mot. Vacances ! Elle a le mot en horreur. Pas la chose, non ! Faut pas pousser. Mais décidément, en ce moment dans sa vie, tout est vacuité ! À commencer par son lit, vide de chez vide depuis... Elle renonce à compter. Trop longtemps, en tout cas ! Ensuite, son équipier Simon Le Lagadec dit Sim, qui a fait valoir ses droits à une retraite anticipée pour s'occuper de sa vieille mère ! À cinquante-deux ans ! Quelle misère ! Obligée de supporter des petits jeunes, nerveux comme des pur-sang, (dé)formés à la culture du résultat et à la déontologie trop souvent douteuse. Alors si maintenant, en plus, on la prive de boulot, c'est la totale ! Le vide sur toute la ligne.

Elle retourne mettre un semblant d'ordre sur son bureau, transmet à ses équipiers les instructions pour les affaires en cours et sort d'un pas désabusé sur le Boulevard de la Tour d'Auvergne. Qu'est-ce qu'elle va bien pouvoir faire de tout ce temps ?

Elle a donné son mobile-home de Pléneuf Val André en location jusque début juillet. Impossible d'aller se dorer la pilule là-bas. Et de toute façon, la météo annoncée n'est pas terrible ! Le soleil dans les îles, elle réserve cela pour cet été. Alors, quoi ? Une petite croisière en catamaran ? Elle consulte son compte en banque sur son smartphone. Il n'est pas dans le rouge, mais à marée basse quand même. Sa dernière virée au Casino lui a coûté cher. C'était pour le service, mais elle n'aurait pas dû jouer son propre fric, après avoir perdu les 200 € que lui avait octroyés le Commissaire ! Total : la cagnotte du service est à sec et elle sur le sable !

Elle s'attable à la première terrasse qui se présente sur le Boulevard et commande un un café-crème. Là, touillant distraitement un expresso bientôt froid, elle s'abîme dans des pensées aussi grises que le ciel plombé de cette matinée, lorsqu'une voix mâle la hèle depuis le trottoir opposé :

— Bénédicte ?

Un homme brun élancé agite le bras dans sa direction. Arquant les sourcils, elle tend les mains, paumes ouvertes, pour signifier son ignorance. Le quidam prend cela pour une invite et traverse aussitôt la chaussée. Pendant les quelques secondes que cela prend, sa procédure d'identification s'accélère dans l'esprit aiguisé de la policière et lorsque qu'il s'arrête devant elle, un prénom jaillit des lèvres de Bénédicte :

— Julien !

Gagné. Rennes. Licence en Droit. Cela remonte à dix ans maintenant. Elle avait passé le Concours d'Inspecteur de Police et l'avait obtenu. Leurs chemins s'étaient séparés. Il a pris dix ans. Elle moins, apparemment, puisqu'il l'a reconnue et elle pas. Ils s'embrassent comme de vieilles connaissances qu'ils sont.

— Alors, qu'est-ce que tu deviens ? Toujours dans la Police ? demande Julien en la détaillant du regard tandis que Bénédicte lui fait signe de s'asseoir à sa table.
— Oui, oui, capitaine à la BRI d'en face. Et toi, avocat ? Magistrat du siège ? Ou du parquet ?
— Non, non, journaliste d'investigation, free lance.
— Ah bon ? On fait presque le même métier, alors ?
— On dirait bien. Mais pas avec les mêmes outils. À toi le flingue, à moi le stylo, enfin, le clavier et la souris. Bénédicte voit là un raccourci journalistique aussi typique qu'erroné, mais s'abstient de le relever.
— Et tu travailles sur quoi en ce moment ?
— Je ne peux pas te donner les détails, tu t'en doutes, mais là, je pars sur une enquête très près d'ici, à Saint-Suliac. Tu connais ?
— Ouais, un peu, c'est sur les bords de Rance, non ?
— Exact. Et toi, t'es sur quoi ?
— Que dalle. Mon boss vient de me mettre en congé pour quinze jours. Chômage technique. Des jours à récupérer avant la date fatidique. Ça m'emmerde. J'ai rien de prévu. Je sais pas trop quoi faire.
— Ça te dirait de m'accompagner ? Tu me servirais de couverture. Un couple, vrai ou faux, ça attire moins l'attention qu'un solitaire.

Bénédicte regarde Julien. Julien regarde Bénédicte. Dans quoi va-t-elle se fourrer encore ? Les non-dits restent sous cape. Finalement, la paume de sa main droite va frapper celle de Julien :

— Tope-là, Juju !

Juju c'était le surnom de Julien, au temps de la Fac. Elle, c'était Béné.

— Mais on fait lit à part, OK ?

Julien écarte les mains, paumes ouvertes et levées, comme pour signifier : "Si tel est ton choix, d'accord".

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, octobre 2012.

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