Cap sur l'Italie

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Denis ne s'est plus senti dans cet état d'excitation depuis ses opérations avec la Légion, à Chypre et au Liban.

Il sait qu'à partir de l'instant où il a abandonné le fourgon, il s'est transformé en ennemi public numéro un. Il songe un instant à Mesrine et à sa triste fin, criblé de balles par des policiers qui voulaient sa peau à tout prix. Puis se rassérène à la pensée que lui n'a braqué, tué, violé personne. Que risque-t-il ? Il s'est documenté sur Internet : trois ans, pas plus. Le jeu en vaut bien la chandelle, non ?

Il doute que quelqu'un l'ait vu transférer les onze millions d'euros du fourgon blindé dans la camionnette de location qu'il avait garée dans cette rue de la zone commerciale de la ZUP Sud. Par précaution, il avait changé les plaques, avant de l'utiliser. À présent, il file vers le box de Chantepie loué au nom de sa société lyonnaise.

Arrivé là-bas, il bascule le vantail du box, met le fourgon à cul, puis le rentre à demi à l'intérieur, ouvre les portes arrière et décharge les onze paquets filmés de noir. Cela fait quand même un sacré tas de fric !

Excès de cartésianisme ou TOC naissant, les onze paquets ne forment pas un tas régulier sous la bâche dont il les recouvre, aussi décide-t-il d'en retirer le dernier. Il s'était pourtant promis de ne pas toucher à cet argent avant six mois au moins, le temps que l'affaire se tasse. Mais il se souvient aussi d'un conseil de sa grand-mère, pendant la guerre, qui cachait de l'argent un peu partout dans la maison et dans le jardin : "ne jamais mettre tous ses œufs dans le même panier, mon garçon". Sauf que, elle, à la fin, elle avait oublié la moitié de ses cachettes ! 

Il enfourne le onzième million dans un sac de sport, qu'il fixe sur sa seconde moto (montée à partir de pièces détachées et d'un bloc moteur fauché dans une casse), et sort l'engin du box, ferme celui-ci à double tour, coiffe son casque intégral et actionne le kick. Le ronronnement harmonieux du moteur parvient à peine à ses oreilles. Il enfourche l'engin et et passe en revue son plan. 

Depuis des vacances dans le Queyras, il sait pouvoir passer en Italie par le col Agnel, sans voir le moindre képi. Et connaît une bergerie accueillante dans les parages. La clé est toujours au-dessus de la porte et les provisions élémentaires dans les placards. Elle appartient à un corse qu'il a connu à Aubagne et à qui il a sauvé la vie au Liban. Une dette dont l'homme pour l'instant n'a pu se libérer.

Parce que, il faut s'y attendre, sa photo va être placardée dans tous les commissariats, les aéroports de France et même d'Europe et on finira bien par le rattraper. Mais, au moins, qu'il ait le temps de prendre quelques vacances avant de payer son dû à la société.

Il met en marche le GPS, entre un nom dans la fenêtre de recherche du navigateur : Molines. Il choisit parmi la dizaine d'homonymes proposés. Ajoute un critère : éviter les autoroutes, où des barrages peuvent être dressés ! L'appareil rend bientôt son verdict : 916 km par nationales et départementales. Il y sera tard dans la nuit, en respectant les limitations de vitesse ; pas question de se faire prendre aussi bêtement !

C'est dans cet état d'esprit que Denis Popovič met le cap au sud-est. Un instant, il caresse l'idée de s'arrêter à Lyon, puis pense que les enquêteurs auront peut-être déjà trouvé son pied-à-terre là-bas et y renonce.Il enclenche la musique dans son casque et s'applique, à partir de cet instant, à suivre la meilleure courbe possible, comme s'il était en course et que la victoire en dépendait. L'asphalte défile sous ses roues, le vent siffle autour de lui, la musique d'Emir Kusturica lui emplit les oreilles : il a l'impression fugace que c'est cela la liberté !

Son poignet droit donne un quart de tour et sa machine vrombit d'aise à la libération de ses chevaux entravés.

Attrape-moi, si tu peux ! lance-t-il enfin à un ennemi, encore invisible, mais qu'il sait à ses trousses, déjà.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, 2011.