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Tenants et aboutissants

Simon et moi avons pris l'habitude, depuis nos retrouvailles professionnelles, de discuter stratégie devant le jeu de fléchettes d'un pub irlandais qui a remplacé l'antique bistrot où se retrouvaient jadis les représentants de la rousse. Habitude certes répréhensible que le Commissaire ne voit pas d'un bon œil, même si le niveau de l'ambiance sonore de l'établissement semble garantir la confidentialité de ces conciliabules publics. Mais Simon s'est mis le tenancier dans la poche, en échange de quelques contraventions de stationnement passées à l'as, et celui-ci lui a déjà refilé un ou deux tuyaux pas crevés du tout sur des affaires en cours. La chose est donc tolérée, jusqu'au premier couac.

Aux fléchettes, la hauteur canonique du cœur de la cible a été fixée par des irlandais grands et costauds à 68 pouces. À ce jeu, j'ai l'avantage de la taille, car celle de Simon, inférieure de 12 bons centimètres, l'oblige à des lancers légèrement ascendants, plus difficiles à régler. Mais il compense ce petit handicap par une concentration supérieure, autre reste de sa carrière de pilote de rallye, sans doute. Par ailleurs, ici comme au stand de tir, notre adresse est égale. Autant dire que les parties seraient acharnées, si elles pouvaient se dérouler normalement. Hélas, d'une part, elles ont lieu sur le temps de service et ne peuvent donc s'éterniser et, d'autre part, elles sont généralement interrompues par d'intempestifs coups de téléphone (ah! ce maudit portable, qui vous relance jusque dans les toilettes !).

Les deux premiers lancers de Simon ont atteint le cœur de la cible et il faut un coup de maître pour que ma fléchette aille se ficher entre ces deux-là.Le jeu se déroule sans commentaires. Ceux-ci sont réservés à l'enquête en cours : 

— Bon, alors, on commence par quoi ? demande Simon.
— Comme dab', récupérer nos commissions rogatoires chez le proc, Ensuite, par son patron, on va récupérer les premières infos sur notre client, tu t'occupes de la partie finances et communications, comptes, mouvements, destinataires, moi je vais voir côté études, famille et amis. On se retrouve à la cantine, à midi, sauf imprévu, OK ?
— OK, boss.

Ma fléchette suivante va se perdre dans le bord extérieur de la cible. Mon poignet a tourné. C'était la dernière de ma volée. Simon me doit une revanche.

Nous vidons le fond de notre tasse de café, faisons signe à Doherty, le patron, d'allonger notre ardoise et sortons dans le froid encore pénétrant de ce matin d'avril.

À midi, au restaurant administratif auquel ont droit les agents du commissariat, comme tous les fonctionnaires de la Préfecture, nous avons aussi nos habitudes. Pour moi, c'est directement viande grillée ou poisson, la garniture qui va bien et un dessert ; pour Simon, pas de question de sauter l'entrée, de charcuterie de préférence - quoiqu'il se laisse convaincre par les crudités de temps à autre, pour se donner bonne conscience -, plat de résistance, fromage ET dessert. À chacun sa nature.

C'est donc devant ces deux plateaux-types que nous mettons en commun les informations glanées au cours de la matinée. Que je vous résume ci-après, au plus court (inutile de vous retranscrire les borborygmes d'approbation, étonnement ou dénégation de Simon en pleine activité masticatoire ni mes comptes d'apothicaire depuis que je me suis mis en tête de perdre deux kilos, plaqués sur mes hanches). Voici donc :

Le suspect Denis Popovič, est né dans la Krajina de parents serbes. Réfugié en France après la guerre de 91, s'était engagé dans la Légion à Aubagne. Contrat de cinq ans. Comportement irréprochable selon ses supérieurs, mais ceux-ci ayant un esprit de corps surdéveloppé, je me méfie quand même un peu. À l'issue de son engagement, s'est recyclé comme beaucoup dans la surveillance, d'abord vigile dans un hypermarché en région lyonnaise, puis employé de la Funds Co, à l'agence de Rennes, depuis dix ans.

Les informations bancaires sont plus surprenantes. Comptes multiples, mouvements importants, bien supérieurs à ses revenus officiels. Et, surprise, le fichier des plaques d'immatriculation a révélé une Ferrari Testarossa inscrite à son nom depuis plusieurs années, en plus de la Honda 1000 qu'il utilise pour ses déplacements habituels. Son ex-épouse, restée en banlieue lyonnaise où elle tient un café-bar, semble regretter à présent leur séparation. Là-bas, il est toujours recensé par les services fiscaux comme co-propriétaire d'une petite entreprise d'importation de pièces détachées pour motos. Sans trace d'activité récente.

Enfin, cerise sur le gâteau, la perquisition à son domicile déclaré - un deux pièces banal dans la ZUP sud - n'a absolument rien donné, car l'appartement est propre comme un sou neuf, vidé de tout objet personnel.

Tout cela confirme les soupçons de préméditation, d'une part, et infère l'existence de revenus occultes, voire d'une double vie, d'autre part.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, 2011.