Piste serbe et eau de boudin

Au commissariat, on ne chôme pas ! Le signalement du suspect a été transmis à toutes les frontières de l'Europe Communautaire, à la Police de l'Air et des Frontières, des Chemins de Fer, de la RATP, au cas où il serait monté à Paris, aux autorités portuaires... Bref, un filet est tendu au-dessus du fuyard. Reste à savoir si, en le refermant, ses mailles retiendront celui-ci ou pas.

Car, en essayant de me mettre à la place du fugitif, j'incline à penser qu'il tentera de sortir au plus vite de France, sans doute pour rejoindre sa Krajina natale. N'est-ce pas le rêve de tout émigré de rentrer riche au pays ? Le problème est de savoir par où et comment ? Onze millions d'euros, ça ne se cache pas dans une valise. Il faut au moins une malle cabine pour ça ! La voie des airs semble donc improbable. Sa moto, restée sur son lieu de travail, peut être écartée aussi. Sa Ferrari est au garage après des dégâts litigieux. Le plus simple serait un fourgon de livraison, avec la marchandise dissimulée dans la cargaison, comme pour la drogue. Mais aucun loueur de la ville n'a enregistré de location au nom du suspect. Peut-être dispose-t-il de faux papiers ? Ou bien utilise-t-il un véhicule volé ? Là encore, aucun signalement ne correspond. L'affaire s'annonce ardue. Il a déjà plus de six heures d'avance sur nous.

Après avoir fixé sur le tableau mural tous les éléments dont nous disposons, Simon et moi décidons de privilégier, dans un premier temps, la piste serbe : c'est le pays natal du fugitif, on y trouve armes et faux papiers facilement depuis la fin de la guerre. Un pays gagnable par la route, en prenant des précautions. Nous activons un contact que nous avons là-bas, depuis certaine mission de formation de la police serbe.

Au handicap horaire, un second - et d'importance - vient s'ajouter dès la fin de ce premier jour : la médiatisation. Le hold-up n'a pas échappé à la télévision locale et est repris dans l'édition du soir de la 2, puis par toutes les chaînes généralistes. Le lendemain matin, s'y ajoute la presse quotidienne. Rapidement, flairant le bon coup, les hebdomadaires relayent le buzz internet qui transforme Denis Popovič en une espèce de Robin des Bois moderne aux exploits duquel applaudit toute la France populiste. Faucher onze millions d'euros à la Banque de France ou au fisc, c'est tout comme, et le faire sans violence aucune, la cerise sur le gâteau ! Lorsque cette France d'en bas sait que l'audacieux criminel ne risque que trois ans en tout et pour tout, elle exulte ! Un héros est né.

Nous ne trouvons qu'un seul avantage à ce déferlement : la photo de notre client s'étale partout en Europe : il lui sera difficile de passer inaperçu longtemps. À moins de changer de tête, ce qui n'est pas à exclure.

Notre contact serbe, hélas ne ramène pas grand-chose : aucune trace du suspect dans son village natal, pas plus que dans la capitale ; ses proches, interrogés, se disent sans contact avec lui. Il n'a plus aucun compte bancaire dans le pays. On le croit toujours dans la Légion, c'est dire si les nouvelles sont fraîches !

Je dois reconnaître que mon idée était une mauvaise pioche ; mais au moins peut-on refermer cette piste.

Le divisionnaire donne alors son accord pour un appel à témoins avec récompense, fait rarissime dans la police française : 50 000 € ! Il a fallu pour cela remonter jusqu'au Ministre. Dès lors, les coups de téléphone affluent et la petite cellule mise en place pour gérer les appels est rapidement débordée. Commence ensuite un long et fastidieux travail de vérification et recoupement. On a vu le nouvel ennemi numéro un aux six coins de l'hexagone, dans la moitié des aéroports et nombre de gares. Un sosie, pourtant bien imparfait, est même interpellé et retenu plusieurs heures. Mais, de renseignements concrets et fiables, pas la queue d'un !

Au final, après 48 heures de ce traitement, il nous faut bien admettre, avec le divisionnaire, que nous avons fait chou blanc ! Celui-ci tourne en rond dans son bureau comme un lion en cage et n'est pas à prendre avec des pincettes. La presse commence à se gausser de la police de façon appuyée et fort déplaisante.

C'est alors que se produit le premier rebondissement de l'affaire : un téléspectateur rennais se souvient avoir vu, le jour du vol, un fourgon reculer dans un box, où il n'avait jamais vu entrer et sortir qu'une Ferrari et une moto. L'association de ces trois éléments, Ferrari, moto, fourgon, dans le reportage télévisé a fait tilt dans sa tête et il a appelé le numéro vert mis en place.

Et là, bingo, ma brigade de P. J., devant les yeux ébahis du serrurier appelé en urgence, découvre, sagement rangés dans le fond du box, les dix millions d'euros, encore emballés dans leur film plastique, à peine recouverts par une bâche automobile bleue. Ne manque qu'un million.

L'oiseau s'est envolé sans l'essentiel du magot. Cela confond toutes les hypothèses émises jusqu'alors.

Décidément, ce Denis Popovič est un drôle de paroissien ! Qui commet un hold-up inédit, seul et sans armes, et laisse derrière lui dix millions d'euros sur les onze dérobés ! J'enrage de mon impuissance, Simon mâchouille deux fois plus de bois de réglisse que d'ordinaire. Pour un peu, il recommencerait à fumer ses infâmes Gitanes maïs ! Il faut que cela cesse. Mais, que faire de plus ?

La presse populaire a un peu rabattu son caquet depuis la découverte de la quasi-totalité du butin. On taxe à présent plus volontiers d'amateurisme ce voleur parti en cavale les mains vides ! Exagération encore ! Un million d'euros, ça permet quand même de voir venir.

L'actualité galopante aidant, Denis Popovič disparaît au quatrième matin de la une des quotidiens."Sic transit gloria mundi".

On va enfin pouvoir travailler tranquilles !

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, janvier 2011.