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IV

Un homme de science intrigant

Julien avait encore deux noms dans son carnet d'adresses : la fille du "Syndicat d'Initiative" comme avait dit le vigneron du mont Garrot et un universitaire du CNRS, spécialisé dans la vigne et le vin, domicilié sur une commune voisine. Rendez-vous est pris avec le second et une visite impromptue rendue à la première.

Celle-ci, une jolie brunette, fille de mareyeurs du cru, devant Julien, sort avec plaisir son relevé de fréquentation de l'année en cours et de l'année précédente : deux douzaines d'Asiatiques, la plupart chinois, ont franchi le seuil de son établissement en quête de renseignements touristiques, mais les vignes du Mont Garrot n'apparaissent pas dans les questions posées. C'est logique. Des espions de l'empire du Milieu un tant soit peu professionnels ne vont pas éventer leur présence aussi bêtement. Bénédicte, victime d'une survivance de jalousie aussi subite qu'inattendue, se hâte de tirer Julien hors de portée de cette rivale potentielle.

Après un déjeuner en terrasse d'huîtres, palourdes et bulots, gentiment arrosés d'une fillette de muscadet pas meilleur que le Clos Garrot, ils prenent le chemin voisin de la Ville ès Nonais.

Là, dans une longère habilement restaurée, sous une treille aux raisins encore à peine formés, les attend Jacques Saintilan, qui les invite à partager le café avec son épouse.

Julien, dans le cadre de la préparation de son enquête, a lu plusieurs articles de vulgarisation scientifique sur les cépages, leur obtention et les enjeux économiques qui s'y rattachent dont Saintilan est l'auteur. Mais il souhaite l'entendre de vive voix, pour confirmer ce qu'il a compris et sonder un peu le personnage. L'homme est avenant et disert. Il suffit à Julien de tirer un bout de fil pour que se dévide, sans le moindre effort de sa part, une pelote entière. Un client comme ça, c'est du pain béni pour le journaliste ! Micro ouvert, il laisse donc son Nagra officier en silence.

"Vous savez, l'histoire des cépages, je ferais mieux de dire la science des cépages, autrement dit l'ampélographie, n'est pas quelque chose de récent. Ce sont les Romains, grands diffuseurs de la culture de la vigne, qui, avec Columelle, nous ont laissé les premières descriptions. Ensuite, si les Croisades ont notablement concouru à la diffusion de cette liane, aucun auteur ne semble s'être penché sur la question. Puis, à la Renaissance, Olivier de Serres n'a fait que traiter de la culture de la plante et ses modalités, mais ne s'est pas intéressé aux cépages proprement dits.

C'est le XIXe qui marquera le début réel de la science ampélographique avec la découverte des cépages américains, leur hybridation avec les nôtres, qui allait provoquer, hélas, l'importation du phylloxera, ce minuscule insecte qui ruina l'économie de la vigne en France, à partir de 1864, pour trente longues années, jusqu'à la découverte de variétés naturellement résistantes à ce nuisible.

Les travaux de classification les plus importants des temps modernes, on les doit au Français Pierre Viala, puis au russe Alexandre Negrul et à un autre Français, Louis Levadoux.

Mais finalement, c'est de la législation viticole, que va naître, après-guerre, la description la plus complète des différents cépages, et surtout de leurs appellations synonymes, grâce à une méthode mise au point par Pierre Galet. Et, aujourd'hui, au domaine de Vassal, dans l'Hérault, plus de 2300 variétés sont répertoriées.

Depuis la fin du XXe siècle, la génétique est venue au secours de l'ampélographie, comme pour la connaissance de tous les organismes vivants, et il il faudrait citer les travaux de Jean-Michel Boursiquot dans ce domaine.

Mais, trêve de considérations historiques, venons-en à une définition ; l'ampélographie consiste à décrire et classer les cépages en fonction d'un ensemble de descripteurs que l'Organisation Internationale de la Vigne et du Vin a fixé au nombre de 88 ! Pas moins ! Appliqués aux bourgeons, aux feuilles jeunes, aux rameaux, feuilles adultes, grappes et baies.

Figurez-vous qu'en appliquant ces critères, on recense aujourd'hui près de 5000 cépages dans le monde , connus sous 40000 noms différents. C'est vous dire l'importance de la culture de la vigne pour nos sociétés."

Bénédicte, que ces doctes considérations commencent à ennuyer quelque peu, titillée par son instinct d'enquêtrice en mal d'efficacité, vient soudain rompre le fil de ce discours avec une question basique, mais bienvenue :

— Dites-moi, cher monsieur, l'arrivée des Chinois, sur le marché mondial du vin, a-t-elle, peu ou prou, à voir avec cette science ampélographique moderne ?

Julien en reste bouché bée, mais ne pipe mot, par crainte d'étouffer dans l'œuf la réponse attendue. Jacques Saintilan, pas le moins du monde perturbé, embraye aussitôt dans le sens indiqué par Bénédicte :

— Bien entendu. Les Chinois disposent, depuis la nuit des temps ou presque, d'un vin de céréales (riz ou millet), proche du saké japonais. L'importation de la vigne, elle, venue d'Ouzbékistan, date, à ce qu'on sait, du premier siècle avant notre ère, au temps de l'empire Parthe. Mais, pendant longtemps, si le raisin de table et les raisins secs étaient très appréciés, le vin lui-même, pourtant connu, est resté une boisson exotique, presque un médicament.Et il faudra attendre les missionnaires occidentaux du XIXe pour que se développe en Chine une vinification de masse, d'assez piètre qualité, par ailleurs !

Mais, depuis l'ouverture vers l'Occident des années 1980, c'est une croissance exponentielle que cette culture a connu. Avec des progrès immenses !

À tel point que l'on trouve à présent des vignobles étendus dans les provinces du Xinjiang, Gansu, Ningxia, Shandong, Hebei, Tianjin, Jilin, des régions du Nord de la Chine à pluviométrie limitée, entre les 35e et 42e parallèles. 

Et deux cépages européens sont présents dans presque toutes ces zones de productions : le merlot et le cabernet sauvignon. Ce sont eux qui ont permis la création des premiers vins de qualité chinois, qui rivalisent aujourd'hui avec ceux de Californie, d'Australie, d'Afrique du Sud, d'Argentine et prétendent le faire demain, pour ne pas dire déjà, avec ceux du Bordelais !

À ces mots, Bénédicte et Julien se tournent l'un vers l'autre pour échanger un regard complice qui n'échappe pas à leur interlocuteur. Il interrompt son propos pour poser cette question :

— Dites-moi, jeunes gens, ce qui vous amène exactement, plutôt que de me laisser pérorer dans le vide, que je voie si je peux vous être utile ou pas.

Après un nouvel échange de regards, nos deux amis décident alors de jouer cartes sur table et Julien prend la parole :

— Voilà : Je travaille pour la revue viticole La Vigne. On m'a chargé de réaliser une enquête sur les agissements des Chinois. Outre la contrefaçon qu'ils pratiquent à grande échelle, ils tenteraient, également, de cloner des cépages français, pour reproduire des crus bordelais classés sans payer les royalties prévues par les accords de l'OMC.
— Excusez-moi, mais on est bien loin du Bordelais et de ses grands crus classés ici. Si vous me disiez tout ?
— Bon, d'accord, il se trouve que les Douanes ont saisi récemment, dans des valises de touristes chinois rentrant au pays, des greffons de chenin blanc et de magdeleine noire, provenant d'ici, le tout sans facture, bien entendu.
— Très improbable. Et comment sauriez-vous cela ?
— Un contact bien placé, rien de plus.
— Et...
— Et nous aimerions savoir quel peut être l'enjeu économique d'une telle manœuvre. Ses tenants et aboutissants.
— Vous me faites trop d'honneur. Je l'ignore complètement.
— Mais vous avez bien une petite idée...?
— Pas la moindre !

La réponse a fusé, courte et sèche. Bénédicte et Julien se regardent en silence. Pas de doute, il y a baleine sous gravier, comme on dit dans les chaumières.

— Dommage ! Dans ce cas, nous allons vous laisser en vous remerciant pour le café et... le petit cours sur l'ampélographie, dit Julien d'un ton insidieux.

Jacques Saintilan s'est levé et leur indique d'une main ferme la sortie de sa propriété.

— À une autre fois, peut-être, ne peut s'empêcher d'ajouter Bénédicte, qui n'aime pas être congédiée avant l'heure.

Une fois remontés dans leur voiture, nos deux enquêteurs confèrent quelques instants :

— Bilan des courses : ce monsieur a quelque à voir avec les échantillons retrouvés à Roissy ou je veux bien entrer à la Trappe, dit Bénédicte.
— Ne parle pas de malheur, dit Julien, mi-figue mi-raisin...

Cette réponse énigmatique marquera la fin de cet épisode, si vous le voulez bien.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE,, septembre 2014.