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Chapitre II

Vingt-quatre heures plus tard, à Saint-Suliac (Ille-et-Vilaine)

Les chambres d'hôtes "Les Mouettes" se situent dans une pimpante bâtisse du bourg même de Saint-Suliac. L'une d'entre elles, au rez-de-chaussée, possède des lits jumeaux. Julien n'en a pas trouvé d'autre sur la commune et il préfère loger au cœur de son champ d'investigation.

Nos deux nouveaux équipiers, habitués l'un comme l'autre à un minimalisme d'inspiration nordique très en vogue chez les gens de leur génération, à leur arrivée dans les lieux, trouvent le décor un peu suranné. Polis, ils n'en disent cependant rien à leur hôtesse, une veuve de marin, dans la soixantaine, plus vraie que nature. Peut-être en rajoute-t-elle un peu pour les touristes (accent du terroir, tablier bleu). La couleur locale, ça plaît bien. La propreté est impeccable, la literie modernisée et de plus, le rez-de-jardin leur convient tout à fait : ils pourront ainsi aller et venir à leur aise en toute discrétion. L'affaire est donc conclue : 58 € la nuit, petit déjeuner compris, durée à leur convenance ; en ce début juin, Dame Jeannine n'a rien de réservé avant le 15 prochain.

Sur la table de bois peint de la chambre, Julien a posé son ordinateur et sorti d'une chemise cartonnée divers articles de presse. Il se tourne vers Bénédicte assise en tailleur sur son lit et plongée dans un examen attentif des fleurettes de la tapisserie.

— Bon, tu m'écoutes Béné ? Voilà. J'ai été mandaté par une grande revue viticole pour enquêter sur les agissements des Chinois. Ils tenteraient, entre autres, de cloner à leur profit des cépages français protégés, pour reproduire des grands crus bordelais sans payer les royalties prévues par les accords de l'OMC. Et la piste m'amène ici.
— À Saint-Suliac ? De la vigne ? Tu rigoles ou quoi ?
— Pas du tout, ma chère. Figure-toi que jusqu'au siècle dernier, on y produisait du vin, rouge et blanc, et ce, depuis l'Antiquité !
— Alors, là, tu m'en bouches un coin ! Ça devait être de la piquette, en tout cas.
— Même pas. Au début, du temps des Romains, oui, mais ensuite la culture de la vigne a fait de tels progrès qu'au XVIe, il paraît même qu'un marquis de Quintin venait s'approvisionner sur la quinzaine d'hectares de vignoble qu'il y avait alors.
— Bon, d'accord, mais aujourd'hui à part quelques treilles, et encore ! y'a pas plus de raisin par ici que de beurre en broche !
— Détrompe-toi ! Il y a même une association pour le renouveau du vin breton, et les bonnes années, les vignerons suliaçais produisent dans les quatre cents litres de vin. Qu'ils ont le droit de boire ou de donner, mais pas de vendre. C'est là le hic. Officiellement, les quatre départements bretons ne sont plus région viticole et l'Administration tolère, mais ne veut pas officialiser cette résurrection.
— Et pendant ce temps-là, les Chinois rachètent à tour de bras les domaines viticoles mis en vente ou dont les propriétaires ne peuvent résister à des offres de rachat mirobolantes. Ils ont commencé par des petits châteaux dans le Bordelais et l'Anjou, mais j'ai lu la semaine dernière que Gevrey-Chambertin venait de tomber dans leur escarcelle ! Mon bourgogne préféré ! Ça commence à bien faire !
— Madame donne dans le patriotisme à tout crin et boit du Gevrey-Chambertin ? Je ne savais pas que la Police payait aussi bien ! Rassure-toi. Nos exportations de vin représentent encore plus de la moitié du marché chinois, mais il est vrai que les choses bougent très vite. L'an dernier, la progression du secteur a dépassé les 2O % ! L'engouement pour le vin est devenu un phénomène de société. Les financiers se sont emparés du créneau et la Chine est en passe de devenir le 5e pays consommateur au monde, mais elle est déjà le sixième producteur !
— Tu me récites Wikipédia par cœur ou quoi ?
— J'ai fait mon boulot. Je me suis documenté. Mais, tu as raison, revenons à notre sujet. Je vais t'emmener voir les deux inventeurs de la vigne de Saint-Suliac. Nous avons rendez-vous demain matin à dix heures sur les pentes du Mont Garrot.
— Les inventeurs de la vigne ? Sur les pentes du Mont Garrot ? C'est quoi, ce délire ?
— En 1996 on a retrouvé un vieux cep de vigne dans un taillis inextricable sur les pentes sud du Mont Garrot, un escarpement qui culmine à 73 m au-dessus du niveau de la mer, tout près d'ici. Mais, on verra ça demain. Si on se faisait une crêperie en attendant ? Je commence à avoir la dalle, moi, pas toi ?
— En voilà une idée qu'elle est bonne, moi, je dis.
— Alors, vendu !

Ils se retrouvent bientôt, à deux pas de leur logis, sur la terrasse du Galichon, l'unique crêperie du bourg, installée dans une vieille maison décorée avec goût.

Deux galettes "complètes", deux "andouille de Guéméné", deux crêpes "caramel au beurre salé" et six bolées de cidre plus tard, nos protagonistes ont l'estomac calé et l'humeur gaie. Bras dessus, bras dessous, ils entreprennent alors une petite promenade digestive par les ruelles du village jusqu'au port. C'est une belle soirée de fin de printemps. Le fond de l'air est doux. Le ciel, légèrement ennuagé, laisse le soleil déployer ses ors sur les eaux de la ria. Au Nord-ouest, l'oratoire de Notre Dame de Grainfollet, se découpe en ombre chinoise sur un horizon enflammé. Romantique à souhait, n'est-il pas ?

Julien en profitera-t-il pour tenter de ranimer les cendres du passé ? Bénédicte enterrera-t-elle ce soir sa vie de célibataire à corps défendant ? Vous le saurez peut-être dans le chapitre qui vient.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, octobre 2012.