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VI

Filatures

La berline noire file sur la départementale en direction de Pleurtuit. À l'approche de l'aérodrome de Dinard, elle oblique vers la zone où sont implantées les entreprises de maintenance aéronautique, puis repique vers les pistes. Simon, toujours à distance, s'arrête et sort son appareil photo et un téléobjectif d'une des sacoches arrière de sa moto. Il comprend lorsqu'il repère sur le tarmac un grand H blanc : l'héliport ! Bientôt, Saintilan ressort des bâtiments en compagnie d'un pilote. Tous deux se dirigent vers un Eurocopter EC 145, garé à proximité. Le dernier né de la coopération franco-allemande, habillé par Mercedes-Benz, à ce qu'on dit. Du haut de gamme. Ce client, ou son commanditaire, ont les moyens ! Pas de doute : un départ s'annonce. Sans commission rogatoire, impossible d'obtenir le plan de vol ! Il mitraille l'appareil et tout le personnel au sol.

Un quart d'heure plus tard, l'appareil décolle et met le cap à l'Est. Simon parierait qu'il va prendre la direction de la capitale. À destination d'un aéroport parisien ? Il fait son rapport à Bénédicte, laquelle, après avoir tergiversé un peu, se décide à appeler le Commissaire Dutertre, son supérieur.

Celui-ci contemple les plantes verres de son bureau qu'il vient d'arroser comme chaque lundi matin, à son arrivée. C'est un rituel, avant son second café de la journée. Ensuite seulement, l'expédition des affaires courantes peut commencer. C'est alors précisément que le téléphone sonne :

— Commissaire ?
— Plassard ? Qu'est-ce qui vous arrive encore ? Cela fait à peine trois jours que vous êtes partie en congés...
— Désolée, patron, je donne un coup de main à un ami journaliste d'investigation et on est tombés sur un type bizarre.
— Et...
— Si on pouvait vérifier ce qu'on a sur lui au sommier, ça nous aiderait beaucoup.
— Et pourquoi, je ferais ça, Plassard ?
— Parce qu'il semble que les Douanes soient déjà sur le coup.

Bénédicte n'oublie pas la vieille rivalité qui oppose son commissaire divisionnaire au service des Douanes, qui lui a plusieurs fois mis des bâtons dans les roues lors d'enquêtes sur du trafic de drogue.

L'argument semble peser son poids.

— Bon, expliquez-moi tout ça, Plassard, que j'y voie plus clair.

Bénédicte relate succinctement les informations en sa possession. Le commissaire est d'accord pour demander l'ouverture d'une information judiciaire au procureur si un lien s'avère entre les deux chinois retenus à Roissy et Saintilan. Il convient donc de filer ce dernier et pour cela d'avoir connaissance de la destination de son hélicoptère, s'il en est encore temps.

Bénédicte se prend à regretter d'avoir hésité avant d'appeler.

L'engin a une vitesse de croisière de 250 km/h environ. Dans une heure, il sera en région parisienne. Il convient de faire vite.

La machinerie judiciaire se met en branle. Une fois reçu le fax du procureur qu'il transmet aussitôt à la tour de contrôle de Pleurtuit, le Commissaire Dutertre se fait remettre le plan de vol de l'hélicoptère qui venait de décoller une demie-heure plus tôt.

Surprise : sa destination est un petit aérodrome de l'est parisien : Meaux Esbly. En matière d'aviation d'affaires, cela n'a rien d'exceptionnel, mais en l'occurrence, demeure intrigant.
  Un coup de téléphone au Commissariat local permet, en un quart d'heure, de positionner deux inspecteurs à la sortie passagers de l'aéroport, munis de la photocopie du passeport de Saintilan que Dinard a également transmise.

Mais l'homme est sur ses gardes. À peine a-t-il repéré derrière les vitres deux silhouettes scrutant alternativement les visages et une feuille de papier, qu'il rebrousse chemin au pas de course pour emprunter la sortie réservée au personnel navigant, au milieu d'un petit groupe de pilotes et hôtesses.Le temps que les deux fonctionnaires de police réagissent, l'oiseau s'est envolé. Tout juste les deux policiers peuvent-ils relever la plaque d'immatriculation du véhicule qui l'emporte. Pas de chance, un appel au service des cartes grises révèle qu'il doit s'agir d'un VTC clandestin. Impossible d'obtenir la destination de la course auprès de la centrale de réservation.

Par chance, l'informatique aidant, trente minutes plus tard, le propriétaire est identifié. Arrêté en douceur par deux policiers déguisés en clients, il ne tarde pas à révéler la destination de sa course récente : un commerce dans une rue du triangle de Choisy. Le commissaire Dutertre, bientôt informé, demande la collaboration de la BRI parisienne.

Une équipe met aussitôt la rue sous surveillance. Hélas, le milieu asiatique parisien est très bien structuré, les multiples commerçants ayant pignon sur rue font office d'informateurs et toutes les allées et venues inhabituelles sont rapportées à qui de droit.

C'est ainsi que dans l'arrière-salle d'un restaurant chinois de la rue Baudricourt, alors que Saintilan est en pleine conversation avec deux plénipotentiaires des Triades, un guetteur vient prévenir que deux véhicules suspects sont stationnés depuis plus d'une heure aux entrée et sortie de la rue. Aussitôt, des gardes du corps évacuent les trois hommes par les arrières-cours. Une grosse Mercedes les prend en charge rue de Tolbiac.

Miracle, la voiture de police banalisée stationnée à l'entrée de la rue Baudricourt repère ce véhicule dans lequel on tente de faire baisser la tête à un passager arrière. Avec deux feux de retard, une filature s'engage alors. La consultation, par les policiers, du système de contrôle automatisé, couplé avec le fichier des plaques d'immatriculation révèle bientôt qu'il s'agit de l'automobile d'un restaurateur de la rue. Bingo !

Le capitaine de police Martin et sa collègue hésitent : mettre le gyrophare, s'affranchir des règles de circulation et tenter une interpellation manu militari à deux contre trois ou se fondre dans le trafic et laisser leur proie les guider vers sa destination ? La réponse de leur hiérarchie crépite dans l'habitacle :

— Autorité à Delta One. N'intervenez pas. On met en place des véhicules de relève. Suivez vos clients sans vous faire remarquer. Code opération : POISSON PILOTE.
— Delta One à Autorité. Bien reçu.

La Mégane des deux policiers, insérée dans le trafic, progresse sans encombre derrière la Mercedes poursuivie jusqu'à la porte de Choisy. Là, un second véhicule la prend en chasse sur le périphérique. Elle se dirige vers le Nord.

Porte de la Chapelle. Une troisième voiture intervient. Autoroute A1. Plus de doute. La Mercedes se dirige vers Roissy. Saintilan a décidé de filer. Qu'a-t-il donc de si grave à se reprocher ?

Le Commissaire Dutertre n'a pas assez d'éléments pour lancer un mandat d'arrêt contre lui. Pas d'autre solution que de le laisser partir.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, octobre 2014.