Refuge italien 

Denis traverse la France en diagonale sans autre incident qu'une petite panne mécanique (un gicleur bouché) qu'il peut identifier et réparer lui-même. Après avoir laissé derrière lui Moutiers et une fois passé le goulet d'étranglement de Château Queyras, guetteur millénaire perché sur son rocher, il parvient enfin à Molines quelques centaines de mètres plus haut. Là, il songe d'abord à passer la nuit à l'auberge de Gaudissard, une bonne adresse qu'il a déjà appréciée. Mais, lors d'un arrêt dans une station-service à l'entrée de la Tarentaise, il a entrevu furtivement son image sur les écrans de télévision et dû sortir pour remettre précipitamment son casque. Il pense donc plus prudent de franchir la frontière sans plus attendre et attaque les lacets du col Agnel à la lumière de son phare à iode.

On est début avril, et si la route est au noir, les bas-côtés et le paysage environnant sont encore bien enneigés. Au fur et à mesure qu'il s'élève, l'air devient plus sec et piquant. Arrivé au sommet, il s'arrête un instant dans l'espèce de blizzard qui balaie les cimes alentour pour contempler les lumières de la vallée, puis entreprend la descente sur Chianale, le premier village italien sur sa route.

La bergerie est à deux kilomètres en amont de celui-ci, adossée à un adret ; son toit de lauzes dépasse à peine du mouvement de terrain où elle est implantée. Il trouve la clé à son emplacement de toujours et le bûcher rempli. 

Mais il est trop fatigué pour allumer un feu qu'il ne pourrait surveiller. Il s'enroule tout habillé dans son duvet de montagne et s'écroule de sommeil sur le châlit en pin.

Il est près de midi lorsque le froid le réveille enfin. Il a dormi douze heures d'un sommeil agité, rempli de rêves contradictoires - gains colossaux au Casino et poursuites infernales avec la Police ! Son estomac crie famine et ses membres sont endoloris de froid et de fatigue encore. Il se lève néanmoins pour explorer son refuge.

Dehors, une amenée d'eau en bois conduit par gravitation le filet d'une source proche jusqu'à un abreuvoir en pierre qui trône dans la cour. Le trop-plein retourne au ruisseau qui coule en contrebas, gonflé par la fonte des neiges. L'enclos des bêtes, affaissé par endroits, révèle que la destination première a cessé d'être.

À l'intérieur, murs de pierres sèches, sol de terre battue ; un seul et unique fenestron, à gauche de la porte, une cheminée sur le côté droit ; une petite table de bois brut, à peine équarri, un banc, deux tabourets de part et d'autre de l'âtre et un châlit en planches, au fond de la pièce. Voilà tout le mobilier de l'ancienne bergerie. Sur l'étagère au-dessus de la cheminée, des pots de faïence - café, sel, sucre, farine et, plus inattendu, tabac. Un minimum de vaisselle dépareillée et quelques provisions dans des boites en fer dans un petit placard encastré dans le mur à gauche du foyer. De quoi tenir 48 heures sans aller au ravitaillement.

De l'eau, du sel, des pâtes, une boite de sauce tomate. Il se prépare un dîner substantiel, dans la marmite qui pend à sa crémaillère dans la cheminée. Et mange, à la lumière du rougeoiement du foyer, mastiquant aussi lentement qu'il rumine ses plans pour le lendemain. 

Réchauffé, nourri, il se rendort apaisé sur un lit de fougères trouvées dans la remise attenante. Au soir, pour étudier sa carte, il entame la provision de bougies du propriétaire.

Denis est né à la campagne, mais une campagne peuplée, pas ces parages désolés. Pas question donc de s'attarder ici plus du strict nécessaire. Une étrange sensation d'étouffement l'envahit déjà. Le dénuement, il a déjà connu, la solitude, non.

Il songerait bien à gagner Vaduz, la capitale du Liechtenstein, pour s'informer de la possibilité d'y ouvrir un compte. Mais, il faut franchir une douane, le pays ne fait pas partie de l'espace européen. La Suisse, c'est le même problème, et de plus, depuis la livraison d'une liste de trois mille détenteurs de comptes à la France par un espion à sa solde, il n'a plus confiance dans le secret bancaire helvétique. Pour le Luxembourg, c'est un peu trop tard, vu la direction qu'il a prise. Ne reste plus que Monaco ou Saint-Marin. Un petit séjour sur la Riviera, depuis le temps que les nouveaux riches russes le font baver d'envie... Pourquoi pas lui ?

Il réétudie la carte. Bien sûr, le plus court serait de descendre jusqu'à Cuneo, puis de rentrer en France par le col de Tende et Sospel pour gagner le Rocher, mais il ne préfère pas. Trop risqué. Par contre, il pourrait se diriger vers Savona, puis longer la côte ligure jusqu'à la Principauté, toujours en évitant les autoroutes et les sections à péage. Il calcule : par ces nationales et départementales, il faudra compter dans les six heures pour couvrir à peine trois cents kilomètres. Peu importe ; si ses jours de liberté sont comptés, à présent tout son temps lui appartient.

Ce matin, il s'est dessiné en se rasant une fine moustache et un petit bouc, afin de se différencier un tant soit peu du portrait diffusé dans les media. Bagages faits, il rend la bergerie à sa quiétude montagnarde, remet la clé entre deux pierres, au-dessus du linteau de la porte et enfourche sa moto. Cap au sud-est à nouveau.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, janvier 2011.