Course poursuite

C'est sans encombre que Denis approche de la Principauté par la route côtière, en fin de matinée. Un camping ouvert toute l'année l'accueille, juste avant la frontière symbolique entre les deux pays. Ce n'est pas ce qui manque par ici. Un peu trop désert à cette période, craignait-il, mais la Riviera ne désemplit pas ; du premier janvier au trente-et-un décembre, il y a toujours du monde. Plus facile de passer inaperçu. D'autres motards sont là. Quinze minutes plus tard, sa Kawa 750 est garée au pied d'un bungalow tout confort, réglé d'avance en liquide pour une semaine, et son million planqué dans le faux-plafond de la chambre. Il faut qu'il aille faire des courses.

À la BRB rennaise, toute mon équipe continue à dépouiller les renseignements reçus, à solliciter Interpol. En vain. Tous les proches identifiés ont été mis sous surveillance. Sans résultat. Aucun péage d'autoroute n'a enregistré le passage du fugitif. Les aéroports, encore moins. Les listes d'embarquement d'un nombre impressionnant de vols ont été passées à la moulinette des ordinateurs. Mais aucun passager du nom de Popovič n'a quitté le territoire français depuis le vol du fourgon et aucun ne correspond non plus à son signalement.

C'est alors que j'ai une inspiration : une cavale, si elle a été préparée - et il semble que ce soit le cas - fait généralement appel aux parentés et amitiés anciennes. En examinant le passé du suspect, j'en viens à penser que, pour nous à présent, la zone la moins claire est celle de ses années de légionnaire.

Simon et moi prenons donc un TGV pour nous rendre à Aubagne et rencontrer personnellement le chef de corps, dûment munis d'une commission rogatoire nous autorisant à consulter les archives du régiment.

C'est ainsi que nous identifions ses compagnons de chambrée et de mission les plus proches, six hommes dont nous étudions les profils avec soin. Pour remonter bientôt jusqu'à Paolo Roccaserra. Puis à sa bergerie de Chianale. On l'interroge. Il nie toute implication, fournit un alibi en béton, mais confirme son amitié avec Denis et se félicite par avance d'avoir pu, le cas échéant, acquitter sa dette d'honneur envers celui-ci.

Maintenant, un drôle de problème se pose à Denis. Il dispose de plus d'argent qu'il ne lui en faut, mais comment le dépenser sans se faire repérer ? Le recycler au Casino ? Outre le risque d'en perdre une bonne partie, il sera filmé dès l'entrée et le physionomiste capable de le reconnaître entre plusieurs milliers de personnes ensuite. Déposer de l'argent sur un de ses comptes dans une agence et régler ses dépenses avec sa carte bleue ? La police le suivra à la trace très rapidement, c'est certain. En ouvrir un à Monaco serait le mieux, mais il faut qu'il attende quelques jours pour retrouver le look qu'il a sur son passeport serbe. De plus, il a à présent une adresse, mais pas de justificatif de domicile et craint toujours autant les caméras de surveillance des sas d'entrée.

Les cinquante mille euros retirés au total avant de partir lui permettent de voir venir, mais il ne peut pas continuer à se trimballer comme ça avec une brique et quelques dans son sac. Il ne faut pas tenter le diable. Finalement, il regrette presque d'être parti avec ce paquet. Quel con, il aurait dû l'enterrer dans la bergerie. Bien malin qui serait allé le chercher là-bas.

Il ne va quand même pas y retourner maintenant ?

Quelques heures supplémentaires nous sont nécessaires pour régler la coopération franco-italienne sur l'affaire avant que nous puissions franchir le col Agnel et rejoindre nos collègues italiens sur place. Il est aisé de constater le passage d'un motard, qui apparemment n'a séjourné qu'une nuit, à en juger par les reliefs de repas. Au village, il ne s'est pas arrêté et personne ne peut fournir de renseignements supplémentaires. La piste est mince, mais c'est la seule dont nous disposons. Simon et moi nous regardons en chiens de faïence, passant en revue mentalement tous les fils ténus de cette affaire qui tourne de plus en plus en eau de boudin. Comment retrouver la piste interrompue du fugitif ? 

Soudain, Simon se frappe le front du plat de la main en proférant une réplique célèbre : "Bon sang, mais c'est bien sûr !" Il y a eu des arrêts obligés auxquels Denis Popovič n'a pu se soustraire dans sa fuite : les ravitaillements en carburant !Partant de l'hypothèse probable qu'il est parti réservoir plein, et retenant l'itinéraire le plus direct, hors autoroutes, puisqu'il n'a été enregistré à aucun péage, compte tenu de la vitesse moyenne de la machine et du kilométrage à parcourir jusqu'à la bergerie, nous déterminons les stations-service où il a pu se ravitailler. Une petite quarantaine. Et, dans le tas, il s'en trouve une, en cette morte-saison, où le motard a été remarqué par l'employée de service : un grand gaillard d'1,80m et cent kilos au yeux bleus, n'importe quelle fille normalement constituée s'en souvient, non ?C'est ainsi que nous apprenons que la moto est une Kawasaki 750, immatriculée 35, ça, on s'en doutait bien, que son conducteur a réglé son plein en espèces et acheté un peu de nourriture et de boisson. à l'entrée de la Tarentaise. Malheureusement, avec ce carburant, il peut parcourir à nouveau près d'un millier de kilomètres et gagner la Riviera, comme la Suisse, l'Autriche, la Croatie, etc...!

Le résultat est mince et Denis Popovič nous nargue toujours !

Casquette de base-ball sur la tête et lunettes fumées sur les yeux, une fois ses achats effectués sans encombre, Denis achète la presse dans divers kiosques et librairies. Il a extrait une liasse du paquet compromettant, mais pas moyen de tendre une coupure de cent au moindre commerçant. Au-delà de cinquante euros, les billets sont automatiquement refusés par beaucoup s'ils ne peuvent les tester. Ceux-ci sont clean, d'après ce qu'a dit la presse, mais si c'était un piège ? S'emparer du fric n'était pas si compliqué que ça, réussir à le blanchir s'annonce plus coton.

Il s'assied à une terrasse devant un café crème. La température est fraîche, mais y'a plus moyen de fumer à l'intérieur et il a recommencé depuis hier ! Il feuillette avec angoisse les journaux achetés à la recherche de ce qu'on sait de sa cavale et là, les bras lui en tombent ! À la une de deux hebdomadaires s'étale la photo d'une jeune femme brune prénommée Zara qui déclare être sa fille et s'avoue plutôt fière de lui !!! Il dévore ses déclarations.

C'est à un retour en arrière de vingt ans qu'elle l'oblige. Il avait dix-neuf ans, sa mère dix-sept et elle, la dernière fois qu'il l'a vue, pas tout à fait douze mois. Une boule au ventre l'assaille tout d'un coup, pire que si les flics étaient au coin de la rue. Des images lui reviennent en pagaille d'un coin oublié de sa mémoire. Elle ressemble à sa mère comme deux gouttes d'eau. Bouge, se dit-il, ou tu vas te mettre à chialer.

Il rentre rapidos au camping.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, janvier 2011.