Le Blog de Pierre-Alain GASSE

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lundi 2 janvier 2017

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 13


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XIII

Le tournage au Vietnam, en dépit des contretemps matériels dus à la météorologie, s’était plutôt bien passé pour moi.

J’appréhendais les prises de vues avec mon père, dont le rôle était tenu par un acteur qui lui ressemblait beaucoup ; sa disparition, toute récente, me causait encore une peine immense. Lors de la première, la scène finale du pardon m’émut aux larmes sans que je l’aie cherché et, à ma grande surprise, j’entendis Garin ordonner le clap de fin avec ce commentaire : « C’est parfait. On la garde. Scène suivante, s’il vous plaît. »

C’était la première fois que je réussissais un tel exploit. Mais je n’étais pas dupe. Ces émotions recréées sur demande n’étaient pas dues à ma capacité à « entrer » dans un personnage, puisque « j’étais » déjà ce personnage et que cette scène je l’avais vécue. Tout au plus étais-je capable de convoquer un souvenir pour m’en servir.

J’apprenais cependant. Je savais à présent « accrocher » la lumière, poser mes pas et mes gestes, moduler les intonations de ma voix. Et cela me plaisait. Je découvrais comment créer de toutes pièces, par ces intermédiaires, des émotions que jusqu’alors, stupidement, je croyais innées chez les acteurs.

Dans les films que j’avais pu voir, surtout à la télévision, mais aussi au cinéma le dimanche avec mes collègues maids à Singapour, souvent je trouvais le jeu forcé, les émotions fausses.

À présent, je comprenais toute la difficulté d’être « juste » et je m’appliquais, sans toujours y parvenir, hélas.

J’étais de plus confrontée à un autre problème, dû autant à mon inexpérience du métier qu’à mon vécu antérieur : sur le plateau, je n’arrivais pas à assumer mon statut de vedette, auprès de qui tous s’empressent. Si j’acceptais sans déplaisir les services du coiffeur et de la maquilleuse, je refusais, les premiers jours, ceux de l’habilleuse et j’étais sans arrêt tentée d’aller et venir pour apporter les cafés et les rafraîchissements !

J’avais de même beaucoup de mal à supporter la présence continuelle du photographe de plateau et une tendance naturelle à discuter plutôt avec les machinos, menuisiers, électriciens, accessoiristes, costumiers qu’avec les autres acteurs.

Bref, entre les prises, je me sentais mal à l’aise, pas à ma place.

Pourtant tous se montraient gentils avec moi, à l’exception peut-être de la vedette masculine, avec qui j’avais encore moins sympathisé qu’avec les autres et qui commençait à me le rendre bien.

Du coup, les scènes avec ce John d’emprunt furent celles qui demandèrent à Garin le plus de patience, car il nous fallut de multiples prises et une explication entre quatre yeux, avant de réussir la bonne :

— Vous ne m’aimez pas beaucoup, je crois, Miss Ratih, puis-je savoir pourquoi ? me lança-t-il à brûle-pourpoint un matin, alors que nous entrions sur le plateau.

— Détrompez-vous, mentis-je effrontément, c’est que j’ai encore du mal à faire la part des choses entre mon histoire et ce film.
— Mais alors, vous devriez me tomber dans les bras !

Présomptueux, pensais-je, mais je m’entendis néanmoins répondre :

— Si je parviens à présent sans trop de difficulté à entrer dans les situations, j’en ai encore à simuler certains sentiments et, par réaction je crois, pour protéger ceux que je ressens vraiment, mon subconscient en crée de contraires…
— Eh oui, ma chère, ce métier comporte des écueils, vous l’ignoriez ?
— Je m’en doutais, j’y suis confrontée à présent, mais si vous vouliez bien m’aider un peu…
— Vous aider ? Mais je ne fais que ça. C’est vous qui ne m’aidez pas du tout.

Le ton était monté et nos yeux lançaient des éclairs. Par chance, Garin n’était pas arrivé et seuls les techniciens de plateau assistaient à l’algarade.

Soudain, j’entendis sa voix, de derrière un bout de décor :

— Gardez cette sincérité tous les deux, avec des sentiments positifs à présent. On reprend à : « Ratih ! Je n’y croyais plus. Mais vous êtes là, c’est le principal... » Moteur !

Et enfin, nous pûmes jouer la scène correctement, une fois déchargée l’animosité qui nous paralysait jusqu’alors.

J’ignorais, bien entendu, que les tournages n’ont pas lieu dans l’ordre chronologique final des séquences, qui n’est encore qu’indicatif, mais selon des critères d’opportunité, efficacité, rentabilité… imposés par la production.

On enregistra donc dans la foulée toutes les scènes se déroulant dans un même décor, quand la présence des acteurs le permit. C’est ainsi que celle de ma rencontre avec John au sommet du mont Sundoro, fut tournée sur les contreforts du mont Apo, aux Philippines, bien après celle de notre troisième rendez-vous, dans son restaurant de Temanggung.

Les scènes de nuit en extérieur sont généralement filmées de jour avec des filtres, mais là, les couleurs de l’aube avaient une telle importance que Garin estima qu’il ne fallait pas lésiner et toute l’équipe se transporta donc en 4x4 sur les flancs du sommet.

Comme la scène de ma perte de connaissance fut tournée près de mille mètres plus bas qu’en réalité, je fus artificiellement « refroidie » pour approcher mon hypothermie d’alors : on m’enferma une demi-heure dans un camion frigorifique, d’où je sortis, avec l’onglée et les lèvres bleuâtres.

Le cinéma n’est pas seulement une longue école de patience, c’est aussi une école de douleur parfois ! Quand, du fond de cette cellule newyorkaise, je regarde en perspective ces quatre mois de tournage entre Hong Kong, le delta du Mékong et le mont Apo, j’éprouve un double sentiment d’incrédulité et de fierté : incrédulité d’être passée du statut d’expatriée honteuse à celui de vedette d’un « biopic » et fierté de voir que mon expérience malheureuse à Singapour ait pu servir à éveiller nombre de consciences à la condition difficile et méconnue des maids asiatiques.

Aussitôt après, hélas, me revient le souvenir de cette horrible nuit sur Columbus Circle et du funeste enchaînement de circonstances qui m’a amenée ici, clamant une innocence que j’ai grand-peur de voir niée, car tout m’accuse...

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, janvier 2017.

lundi 26 décembre 2016

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 12


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XII

Le tournage se révéla éreintant.

Il l’était à chaque fois, car c’était une lutte de tous les instants contre les producteurs, avares de leur argent, les autorités, tâtillonnes au possible, les acteurs, instables par définition, et les éléments, changeants et imprévisibles.

Mais, cette fois, c’était pire, lui semblait-il.

Ratih était plus difficile à diriger qu’il ne l’avait pensé. Sous des dehors paisibles et une humeur équanime, elle cachait une forte personnalité, qui rechignait à faire et refaire, ce qui est pourtant la base du métier d’acteur de cinéma.

Or le tournage en décors naturels imposait de multiples prises, tellement il y avait de paramètres à mettre en concordance.

À Hong Kong, la pollution leur fit perdre quelques jours.

Dans le delta du Mékong, le travail sur l’île aux Oiseaux fut compromis par le niveau du fleuve. On dut se replier sur la terre ferme, opérer de nouveaux repérages, obtenir les autorisations locales… Et, cerise empoisonnée sur le gâteau, le tournage sur le mont Apo, fut un désastre. Au moment où Garin allait filmer la scène paradisiaque de l’apparition du soleil derrière la montagne, le volcan sortit soudain de sa léthargie pour émettre des vapeurs soufrées et des cendres qui obligèrent gens et bagages à redescendre en urgence !

Attendre le bon vouloir des éléments et improviser. Pour réduire les coûts de portage et d’installation du matériel, Garin loua un drone équipé d’une caméra haute définition pour filmer toutes les vues paysagères. Et la scène de la rencontre entre l’héroïne épuisée et ses sauveurs australiens fut tournée, non pas au sommet du mont, comme prévu, mais dans une prairie de ses contreforts sud, bien plus facile d’accès.

Enfin, après seize semaines de labeur éreintant, des nuits d’insomnie et des jours de sueurs froides, le résultat était là : une pleine caisse de cassettes de rushes à monter. Des heures et des heures de tournage. Pour aboutir à un film d’une heure et demie environ, il ne savait pas encore.

Garin aimait ces périodes de labeur intense, de tension intérieure maximale. Cela ne lui aurait pas coûté le moins du monde de passer vingt heures par jour devant les consoles de montage.

Mais, dans cette phase de son travail, comme dans les autres, il n’était pas seul en cause et il devait respecter un minimum la vie personnelle de ses collaborateurs, même si ceux-ci ne comptaient pas leurs heures.

C’est donc un peu contre son gré qu’il avait limité les horaires d’activité à dix heures par jour pour toute l’équipe de postproduction. Dans ces conditions, il espérait néanmoins que le montage et l’étalonnage puissent être terminés avant la fin de l’année, afin d’être en mesure de proposer le film au Festival de Cannes.

C’était son ambition ultime. Après les récompenses obtenues dans son pays et dans le sous-continent asiatique, il aspirait à une reconnaissance pleine et entière dans la vieille Europe, et en particulier en France, patrie du 7e Art.

Par deux fois, en 1998 et 2006, il avait été récompensé dans la section Un Certain Regard, mais cette fois, c’était la Sélection Officielle qu’il visait.

Il avait déjà préparé avec conscience les éléments du dossier de présélection, téléchargé sur le site internet du Festival, et il lui tardait de pouvoir envoyer son DVD avec le chèque de 50 € requis pour l’inscription.

Ensuite, s’il était accepté, viendrait le moment de faire parvenir à l’organisation par FedEx, une copie 35mm pour la projection, avec un délai suffisant pour pallier tout incident d’acheminement. La double thématique de son film, histoire sentimentale sur fond d’exotisme et document social sur la condition des maids asiatiques, laissait augurer un bon accueil en France, toujours friande de cinéma engagé. Le risque existait cependant que cette dualité même rebute, et qu’on lui reproche de ne pas avoir assumé jusqu’au bout le genre de son film, mi-mélodrame, mi-pamphlet social.

Mais en cela, il n’avait fait que respecter l’histoire vécue et racontée par Ratih !

Peut-être lui en voudrait-on, justement, de ne pas avoir davantage imposé sa marque et donné sa vision des choses.

Garin pensait que la focalisation du film, interne de bout en bout, mettrait à bas cet argument. Ces questions tournaient en boucle dans sa tête quand il sortait de la salle de montage et l’empêchaient de relâcher la pression comme il l’aurait souhaité (et les siens bien plus encore !).

En effet, la vie à la maison s’apparentait désormais à celle d’un zoo qui viendrait d’accueillir un grand singe : tous devaient se maintenir à distance, ne pas empiéter sur son espace vital, communiquer avec lui avec précaution et s’abstenir de toute provocation ; sinon, c’était colère et fureur assurées.

Ulla s’en accommodait encore, mais Bagus beaucoup moins. C’est pourquoi ses visites chez ses parents s’étaient raréfiées. Il filait le parfait amour avec Lia, alors, les états d’âme de son artiste de père…

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, décembre 2016.

lundi 19 décembre 2016

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 11


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XI

Après la décision, difficile pour moi, que nous avions prise avec John et les enfants, pendant plusieurs semaines, j’avais très mal dormi. Toutes les nuits, je me tournais et retournais sans cesse, à tel point qu’un matin, au réveil, j’eus la mauvaise surprise de ne pas voir John à mon côté. Sautant hors du lit, je le trouvai couché en chien de fusil par terre sur une natte !

— Tu m’as fait peur. Je me suis réveillée et je ne t’ai pas vu. Il est quelle heure ?

Se redressant sur un coude, il lorgna d’un œil encore ensommeillé vers le radio-réveil :

— Cinq heures et des poussières.

Je m’étais assise en tailleur sur le lit et me frottais les yeux.

— C’est moi qui t’ai poussé en bas du lit ? Pardon.

Il nia de la tête, en allongeant un bras vers moi.

— Tu bougeais trop hier soir et je n’arrivais pas à m’endormir.
— Qu’est-ce qu’on fait ? On se lève ou tu reviens te coucher un peu avec moi ?

Il sourit, se redressa et ouvrit les draps pour nous deux, de son côté. La journée commençait mieux que la nuit n’avait fini…

Il était temps que le tournage débute. L’attente s’avérait pénible pour tous. Depuis un mois, chaque jour j’étudiais le scénario et j’approchais de l’overdose.

Mes bagages étaient prêts, à l’exception de ma trousse de toilette et de maquillage, dont le futur contenu s’étalait encore sur les étagères de la salle de bain.

En cuisine, j’avais « briefé » de mon mieux le remplaçant fourni par Garin. C’était un bon professionnel qui n’eut pas trop de difficulté à s’adapter aux spécificités de la carte du Sundoro Sunshine. Tout juste manquait-il un peu de sens artistique dans la présentation des assiettes. C’est le point que je le fis travailler en priorité au cours de ses deux semaines d’essai.

En famille, les choses étaient claires, me semblait-il. Lia et Bagus, qui vivaient ensemble à présent, donneraient un coup de main à John au restaurant durant les week-ends. Et mon chéri viendrait me retrouver pour quelques jours à chacune des trois étapes du tournage, prévu pour durer quatre mois.

Enfin, je reçus le fax qui me demandait de me trouver à l’aéroport de Jakarta le surlendemain pour midi. John voulait m’y conduire, mais je le dissuadai et je repris, dans l’autre sens, le bus BSM Citra qui m’avait ramenée à la maison un an auparavant.

J’étais rentrée chez moi abattue, découragée, marquée d’un sceau d’infamie, remplie d’un sentiment d’échec insondable et voilà qu’un an après, je reprenais la route pour tenir le rôle-titre d’un film racontant mon histoire. C’était proprement incroyable !

Le lendemain, nous nous envolions pour Hong Kong, dans un vieil avion-cargo spécialement affrété pour la circonstance.

Partis de Jakarta par beau temps, nous arrivâmes à destination dans une brume épaisse et nauséabonde. Il fallut nous équiper de lourds masques respiratoires.

Je ressentis cela comme un mauvais présage.

Notre hôtel était cossu et deux étages nous étaient réservés. Le premier soir, au restaurant, tous les Indonésiens de l’équipe, nous célébrâmes quelques rites propitiatoires, que le personnel de l’établissement applaudit avec chaleur.

Il me sembla que j’étais prête.

J’allais très vite m’apercevoir que c’était loin de la vérité.

Je n’étais pas prête à rester des heures assise en attendant que l’on dise « moteur ! ».

Je n’étais pas prête à reprendre cinq fois, dix fois, quinze fois la même scène, le même dialogue, la même phrase pour corriger une intonation, une attitude, un geste.

Je n’étais pas prête non plus à supporter tous les aléas d’un tournage en extérieur et décors naturels : un nuage inopportun, des bruits de rue trop importants, une pluie soudaine, une mèche déplacée par le vent, une couture qui lâche…

Les premiers jours furent donc très difficiles.

Habituée à ne pas rester en place, à travailler du lever du jour jusque tard le soir, cette immobilité forcée m’ankylosait à tel point que cela compromettait mes mouvements dans les scènes suivantes.

J’appris qu’une équipe opérationnelle ne tournait qu’une dizaine de plans par jour !

Je tombai de l’armoire, si je puis dire, lorsqu’à l’issue de la première semaine, Garin me dit qu’il était content, car il pensait disposer de cinq minutes utiles dans les rushes que nous avions tournés au cours de ces six jours de travail !

Pour tout dire, ce métier m’apparut infiniment ingrat, du moins dans sa phase initiale.

La première scène se déroulait sur un ferry ; c’était celle de mon arrivée à Tanah Merah, un des points d’entrée pour les bateaux en provenance des îles et pays voisins.

Tournage matinal, par temps maussade, sur un rafiot repeint pour la circonstance aux frais de la production, sur lequel il fallut installer tout le matériel – caméras, câbles, projecteurs, micros... –, pour filmer quelques plans. Profil droit, profil gauche, on garderait le meilleur. Je reproduisis mes gestes de ce jour-là, tels que je les avais racontés à Karin.

Ce mélange d’angoisse et d’espoir ne fut pas trop difficile à retrouver. La fébrilité des mouvements, le regard qui scrute l’horizon, l’estomac qui se noue… revinrent d’un coup, à ma grande surprise.

Bien plus ardu fut de les reproduire le nombre de fois nécessaire pour que la lumière, la prise de son et mon jeu s’avèrent optimums pour le réalisateur.

Difficile apprentissage d’un métier dont on ne voit souvent que l’éclat des projecteurs et les paillettes ! Garin se déclarait satisfait de mes débuts ; moi, je l’étais beaucoup moins.

Les acteurs engagés pour tenir les rôles de M. et Mme Chang m’impressionnèrent presque davantage que les vrais et je jouai la scène dans les bureaux de M. Wu, à l’agence de recrutement, au bord de la panique. C’était tellement mauvais que Garin dut stopper le tournage, et ce n’est qu’après avoir déjeuné tous ensemble, dépouillés de nos oripeaux d’artistes, que je retrouvai un semblant d’assurance et de naturel. J’avais encore tellement à apprendre !

Au bout de quinze jours, je demandai à John s’il pouvait me rejoindre le week-end suivant. Il aurait préféré venir durant la semaine, car il y avait moins d’affluence au restaurant, mais nous tournions six jours sur sept et, pour que je puisse passer un peu de temps avec lui, dès son arrivée, je dus demander à Garin de resserrer davantage les séances de prises de vue.

Ce fut un week-end en demi-teinte.

J’étais loin d’être enthousiaste sur mon travail ; John tenta de me rassurer sur la conduite du restaurant. Nous fîmes semblant d’oublier tout cela pour nous concentrer sur le bonheur d’être ensemble. Cela ne fonctionna qu’à moitié. Nos soucis restaient présents en arrière-plan et détournaient notre attention à la moindre occasion. Bref, nous étions un peu « dans la lune », comme on dit, mais pas ensemble, hélas !

Trois semaines de tournage s’étaient écoulées. Il en restait encore une bonne douzaine !

Pour la seconde fois de ma vie, j’expérimentais que sortir de sa condition est toujours un chemin semé d’embûches.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, décembre 2016.

lundi 12 décembre 2016

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 10


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X

Garin et son équipe s’arrachaient les cheveux. La date de début de tournage ne cessait d’être reportée. Deux mois déjà avaient été perdus. Les autorisations se faisaient attendre.

La bureaucratie indonésienne s’est toujours montrée lente et il fallait souvent mettre de « l’huile » dans ses rouages, mais il avait eu beau s’y employer comme à chaque fois, aucun résultat jusqu’à présent. Appels téléphoniques, entrevues, repas offerts dans de bons restaurants, grands crûs livrés au domicile des décisionnaires n’aboutissaient qu’à des réponses dilatoires. Pas de refus officiel, mais pas d’autorisation de tournage ni de financement non plus.

L’argent, il pouvait encore s’en arranger, il réinvestirait tous les bénéfices de son précédent film, c’est tout, mais par contre, il ne pouvait prendre le risque de se lancer sans être en règle au plan administratif, sous peine de mettre le projet en péril. Une équipe de tournage d’une bonne cinquantaine de personnes, cela ne passe pas inaperçu et la police était très présente dans le pays. Ses informateurs aussi. Il ne voulait pas voir débarquer une cohorte de Jeep remplies d’hommes en armes qui interrompraient l’ouvrage, molesteraient les gens et confisqueraient le matériel !

Il fallut l’entremise de son épouse, qui dut jouer de son charme slave, pour qu’un sous-fifre du Ministère des Affaires Culturelles consente à regarder le dossier et finisse par lui dire que le Gouvernement ne voyait pas d’un bon œil « le tournage d’un biopic sur une ressortissante qui avait démérité. En conséquence de quoi, dans son état actuel, le scénario ne pouvait être avalisé ».

Garin réfléchit un moment au sens qu’il devait donner à ces deux phrases et à ce verbe : « démériter ». Pour le Gouvernement, qu’une ressortissante ait été expulsée de Singapour équivalait donc à une sorte d’affront. C’était pousser un peu loin le nationalisme ! D’un autre côté, cette réponse ne fermait pas la porte et signifiait qu’il fallait seulement revoir l’intrigue.

Oui, mais Garin ne voulait pas modifier son scénario et d’ailleurs Ratih ne l’aurait pas accepté.

Le Gouvernement de Singapour, où il avait également déposé un dossier, se montra tout aussi réticent. Le projet ne donnait pas une très bonne image de la communauté chinoise dirigeante, c’est le moins que l’on puisse dire, et donc l’autorisation de tournage lui avait été refusée au premier examen, à l’unanimité des membres de la commission concernée.

Finalement, c’est du Vietnam et de Hong Kong que vint le salut. Garin voulait tourner autant que possible en décors naturels. Les scènes d’extérieur et celles chez les parents de Ratih, pouvaient être réalisées sans problème dans une rizière du delta du Mékong. Le luxe de la Villa Paradise fut retrouvé sans trop de difficultés dans une agence de location de somptueuses demeures de la Région Administrative Spéciale de Hong Kong(1)

Ratih prit assez mal cette rebuffade de son pays et le « non » catégorique de Singapour, mais par contrat, il lui fallait se plier aux décisions du réalisateur. Elle fit donc contre mauvaise fortune bon cœur. Cela lui donnerait l’occasion de découvrir deux nouveaux pays : elle n’était jamais allée ni au Vietnam, ni à Hong Kong.

Restait cependant un écueil sérieux : où tourner l’ascension finale du mont Sundoro ? Après d’assez longues recherches, Garin se décida à demander une autorisation de tournage sur le mont Apo, dans l’île de Mindanao, aux Philippines, à six heures de vol de Jakarta. De hauteur similaire au mont Sundoro, c’était comme lui un stratovolcan potentiellement actif. Le problème, c’étaient les fumées envahissantes dues à de fréquents incendies de forêt sur les pentes boisées du volcan. Il fallait s’attendre à des contretemps. Mais il ne disposait plus d’autre solution.

Quatre mois plus tard, enfin, les trois autorisations de tournage en poche, financement bouclé, équipe technique engagée, casting terminé et matériel mis en caisses, Garin affrétait un moyen-courrier de Hong Kong Airlines qui déposait acteurs, techniciens et flight-cases sur le tarmac de l’île Huan Fu Zu par un jour gris, comme il en est beaucoup là-bas, en raison de la pollution galopante. L’indice de la qualité de l’air(2) dépassait la cote d’alerte de 300 et tous durent s’équiper de masques respiratoires qui leur donnèrent une vague ressemblance avec le Dark Vador de Star Wars. Par chance, on annonçait le retour de l’index dans les bornes acceptables de 25 à 100 pour les jours prochains. Ouf !

Ratih avait déjà dû porter le masque à Singapour, lors d’épisodes de haze(3), dus aux fumées des feux de déforestation indonésiens. Mais la plupart des équipements disponibles avaient une efficacité plus symbolique que réelle contre les particules fines, les plus présentes.

Celui qu’on lui remit à sa descente d’avion lui parut plus performant.

Ainsi protégé, une fois accomplies les formalités de police et de douane, assez longues et minutieuses, tout le groupe monta dans une série de vans aux vitres teintées, tandis que le matériel était chargé dans deux fourgons.

Garin n’avait emporté que l’essentiel. Le reste de la logistique serait loué à la journée ou la semaine en fonction des besoins. Hong Kong disposait de tout le nécessaire.

(1) Nom administratif de la ville.
(2) AQI (air quality index) en anglais. Mesure en temps réel les taux d’ozone, de dioxyde d’azote, dioxyde de soufre et les particules en suspension de 2,5 et 10 microns.
(3) Singapour est périodiquement affectée par une grave brume due aux fumées des incendies de forêt dans la région, en particulier en Indonésie. Le phénomène peut être aggravé par les saisons sèches, les changements dans la direction du vent et de faibles précipitations.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, décembre 2016.

lundi 28 novembre 2016

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 8

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VI

La vie bruissait à Temanggung, au rythme d’un trafic, de plus en plus dense chaque jour, de motocyclettes, scooters, autos et camions, sans compter les vélos et les cyclo-pousses. Tout cela dans un concert dissonant de klaxons, pétarades et coups de sifflet autoritaires des agents de la circulation. De temps à autre, des musiques tonitruantes échappées de vitres ouvertes venaient couvrir de leurs basses exacerbées, ce fond sonore déjà élevé.

Les étals débordaient des échoppes et passants et touristes déambulaient autant sur la chaussée que sur le trottoir. À leurs risques et périls. Des chargements aussi hétéroclites qu’instables circulaient sur des vélos ou des motocyclettes d’un autre âge. Des familles entières s’entassaient sur des scooters… Les automobiles étaient encore réservées à la classe dirigeante, aux commerçants fortunés et aux expatriés.

Ce samedi matin-là, Ratih finissait de renouveler la carte mensuelle du restaurant lorsqu’elle vit débarquer au Sundoro Sunrise un groupe de trois personnes qu’elle ne s’attendait pas à revoir de sitôt : Karin, la scénariste, Garin et sa blonde épouse Ulla. John n’était pas encore revenu du marché. Elle s’avança donc vers eux, le sourire aux lèvres et une sourde inquiétude au cœur.

— Soyez les bienvenus ! Qu’est-ce qui me vaut cette délégation matinale ? Pas une mauvaise nouvelle, j’espère ?
— Non, non, Ratih, rassurez-vous, au contraire, enfin, je veux le croire, dit Garin, en s’inclinant à l’indonésienne, la main sur le cœur. Est-ce que vous pourriez nous consacrer un moment ?
— Oui, oui, bien sûr.

Elle passa en cuisine donner diverses instructions sur le ton sans réplique qu’elle avait appris à utiliser avec ses subordonnés, puis revint vers ses hôtes.

— Venez par ici.

Elle les fit asseoir autour d’une table ronde isolée derrière un paravent, prit place à son tour et dit :

— Alors, que se passe-t-il ? Que voulez-vous de moi ?

Karin prit la parole.

— Voilà un mois que nous sommes à la recherche d’une actrice pour tenir votre rôle, Ratih, et nous ne trouvons personne à nous convenir. Nous vous avons amené les bouts d’essai pour que vous donniez votre avis.
— OK, d’accord.

Karin sortit un ordinateur portable de son élégant sac Dicota Lady Success et l’ouvrit devant Ratih, puis lança la première vidéo.

Ratih vit avec stupeur et consternation des filles de toute beauté jouer dans un style bollywoodien les premières scènes de son histoire. On n’y croyait absolument pas ou du moins, elle ne se reconnaissait pas un instant dans ces personnages.

Pourtant, les indications de Karin étaient claires et correspondaient à ses états d’âme d’alors. Alors, quoi ? Lorsqu’elle eut achevé de visionner les essais les moins mauvais que Garin et Karin avaient sélectionnés pour elle, elle leva un regard désappointé vers eux.

— Aucune ne convient, vous êtes sûrs ? interrogea-t-elle, sur un ton désabusé qui manifestait clairement qu’elle connaissait déjà la réponse.
— Absolument et c’est pourquoi nous sommes ici pour… vous demander de tenir votre propre rôle.
— Quoi ? Mais je ne suis pas actrice, moi, vous êtes fous…
— Vous n’êtes pas actrice, mais vous connaissez l’histoire par cœur, vous l’avez vécue, nulle mieux que vous ne saura trouver les gestes, les regards, les intonations qui conviennent…
— Non, non, j’aurais trop peur… je vais bafouiller, rougir, me tromper… Il n’en est pas question !

Garin reprit :

— Vous aurez tout le temps d’apprendre, Ratih, le cinéma est une longue école de patience, vous savez, on attend et on recommence beaucoup.

Derrière le groupe se profilait à présent John, revenu du marché. La dernière réplique de Garin le mit tout de suite au courant du problème posé, mais c’est Ratih, l’apercevant, qui parla la première :

— Aucune des actrices pressenties ne convient, ils veulent que je joue le rôle, tu te rends compte, c’est complètement fou ! Comme si je pouvais faire l’actrice ! Et puis, il y a le restaurant. C’est doublement impossible !

Garin intervint :

— La production prendra en charge le salaire de votre remplaçant, le temps de votre absence, pour que le restaurant puisse continuer à fonctionner. Vous aurez un mois pour le former.

John parla enfin :

— On dirait que vous avez prévu toutes les objections, mais vous imaginez bien qu’il n’est pas question que nous vous donnions une réponse sur-le-champ.

— La nuit porte conseil, à ce qu’on dit, reprirent à l’unisson Karin, Garin et Ulla, trahissant davantage encore un plan prémédité, mais nous vous laissons tout le week-end pour réfléchir et consulter vos enfants. Nous vous demandons de nous donner une réponse de principe lundi et si elle est positive, vous recevrez une proposition de contrat chiffrée sous huitaine.
— Et si elle est négative, chuchota Ratih ?
— Dans, ce cas, je crains devoir renoncer à ce projet, hélas ! Ce serait la mort dans l’âme, mais s’il n’y a pas d’autre solution satisfaisante… Je m’y résoudrai… Bon, nous allons vous laisser maintenant. À lundi, au téléphone, d’accord ?

John et sa compagne esquissèrent un signe d’assentiment empreint d’inquiétude.

Ulla et Karin embrassèrent Ratih, Garin lui donna une poignée de main appuyée et tous trois sortirent du restaurant, laissant Ratih et John en proie à un tumulte de pensées contradictoires.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, novembre 2016.

lundi 21 novembre 2016

Bétalecture - La Prisonnière de Rikers island - 7


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IX

John insista pour que Ratih fasse étudier ce contrat par un avocat spécialisé dans le domaine audiovisuel avant de signer. Moyennant une centaine de dollars, l’homme assura à celle-ci que les conditions proposées étaient honnêtes.

Ratih cédait l’exclusivité de la mise en images de son histoire contre dix mille dollars cash, plus un pourcentage de dix pour cent sur les recettes du film, pour le temps de son exploitation en salles ainsi qu’en vidéo et VOD. Un contrat d’édition du scénario romancé l’assurait également de dix pour cent des recettes générées par ce biais.

Ratih donna donc son accord un mois plus tard, dans les bureaux de la société de production de Garin, à Jakarta.

Le lieu, le décor et l’objet de sa présence, lui rappelèrent ce jour de janvier, dix-huit mois plus tôt, lorsque, dans son bureau singapourien, M. Wu lui avait fait lecture de son contrat de travail, avant de la mettre en présence de M. & Mme Chang, ses nouveaux employeurs.

Elle eut un pincement au cœur, en se remémorant cet instant crucial de sa vie passée. Quel chemin parcouru en fin de compte ! Ratih devait se forcer pour y croire. Ce n’était pas encore la fortune, mais cela y ressemblait déjà beaucoup.

John et elle investirent aussitôt son petit pactole dans une mise aux normes de la cuisine de leur restaurant, un renouvellement du mobilier et de la décoration. Sur la totalité du seul mur plein de la salle, une peinture à la fresque vint reproduire le logo qu’ils avaient retenu pour l’établissement : ce soleil rouge se profilant derrière la silhouette du mont Sundoro. Avec quelques plantes vertes devant, c’était du plus bel effet.

Cependant, la nuit, parfois, Ratih se demandait en silence si elle n’aurait pas mieux fait de mettre cet argent de côté pour assurer des jours moins fastes. Elle voyait le projet de Garin capoter, faute de financement, ou son film disparaître de l’affiche au bout d’une semaine, faute de public. Le réalisateur l’avait bien prévenue que les deux risques existaient, même s’il pensait être en mesure de les conjurer, le premier grâce au succès commercial de son précédent film, le second, par le caractère même de son histoire à elle.

Puis, Ratih se raisonnait en se disant que le pire n’est jamais sûr et, se pelotonnant contre John, se rendormait d’un sommeil apaisé.

Trois mois plus tard, alors qu’elle commençait à se demander si le projet n’était pas tombé aux oubliettes, elle reçut par la poste la version provisoire du scénario.

Elle dut attendre le soir, sa journée finie, pour se plonger dedans, le cœur rempli d’appréhension. C’est une sensation très étrange que de lire sa propre histoire dans les mots d’une autre personne. Ratih, qui était plutôt lectrice de revues, magazines et romans-photos sentimentaux, eut tout d’abord de la difficulté à appréhender tant de texte. Puis, très rapidement, son esprit plaqua des images sur les mots du scénario. Elle se revit débarquant du ferry à Tanah Merah, signant son contrat dans les bureaux de M. Wu, découvrant l’immense Villa Paradise… Karin avait su recréer son vécu avec assez de fidélité pour qu’elle s’y reconnaisse.

Prenant des notes au vol, elle put à la fin de sa lecture préciser divers détails, pour la forme et par acquit de conscience plutôt que par réel désaccord, avant de donner son approbation.

Garin qui, de son côté, avait bouclé son financement, organisa un premier casting pour dénicher l’héroïne du film.

Diverses actrices indonésiennes de renom avaient été présélectionnées par l’intermédiaire de leurs agents, des débutantes aussi.

C’est ainsi que le matin de la première séance, dans des locaux des Jakarta Studios de Rempoa, loués par Garin pour l’occasion, l’on vit côte à côte sur les banquettes de la salle d’attente, des actrices indonésiennes comme Julie Estelle, Karina Salim, Sigi Wimela, Imelda Therinne, Tara Basro, ou Stefanny M. Sugiharto.

Garin commença par auditionner les plus jeunes. Julie Estelle, La « Fille aux marteaux » du long métrage The Raid 2, encore auréolée de ses deux scènes d’action d’anthologie et Karina Salim, dernièrement apparue dans un film de genre plus confidentiel, étaient de celles-là, avec leurs 27 et 24 ans respectifs. C’était aussi le cas de Stefanny Marcelina Sugiharto et de Tara Basro, jeune étoile montante, venue d’Australie. Mais, toutes présentaient des traits un peu trop européanisés, de par leurs origines métisses. Restaient Sigi Wimela et Imelda Therinne, qui avaient l’âge du rôle, c’est-à-dire la trentaine. Venues comme la plupart des actrices indonésiennes, de l’univers du mannequinat, chez Élite ou ses consœurs, elles présentèrent au réalisateur une image trop sophistiquée qui lui déplut. Cependant, la dernière, auréolée de sa couronne de meilleure actrice aux Indonesian Movie Awards de 2013 défendit chèrement ses chances.

Arguant de sa condition de mère, elle affirma être la seule en mesure de comprendre et restituer les angoisses de Ratih dans le rôle.

Chacune des candidates tourna les deux mêmes bouts d’essai : la scène, muette, de l’arrivée à Tanah Merah, sur le ferry, toute en introspection, et celle de l’embauche dans les bureaux de M. Wu.

Certaines se laissèrent aller à un expressionnisme qui n’avait aucune chance d’être retenu. D’autres, trop habituées à mettre en valeur leur physique, ne surent pas restituer la beauté discrète que Garin recherchait.

Finalement, aucune ne lui convint. Elles furent donc congédiées avec la phrase rituelle : « On vous écrira » ou sa variante actuelle : « On vous rappellera ».

Faute de ressource adaptée dans le vivier des actrices patentées, Garin entreprit alors de rechercher son héroïne dans la rue. Il commença à insérer des avis de casting dans les journaux, à placarder les bars, les marchés, les commerces…

Inutile de dire qu’un flot de filles et de femmes, dépourvues de moyens de subsistance ou en mal de notoriété, déferla aussitôt sur les Jakarta Studios.

Une assistante de Garin, pendant plusieurs jours, opéra un premier tri sur l’apparence, pour ne retenir que le dessus du panier : une centaine de filles au total.

Hélas, la plupart n’avaient pas l’âge du rôle. Et le dixième restant s’avéra aussi décevant que les professionnelles, mais pour d’autres raisons. Authentiques dans leurs gestes et attitudes, elles manquaient cruellement de charisme et « passaient mal » à l’image. D’autres présentaient une élocution trop populaire ou un niveau d’anglais bien insuffisant.

Au bout d’un mois de recherches infructueuses, Garin s’arrachait les cheveux. L’argent filait et cela ne pouvait durer plus longtemps. C’est son épouse qui lui souffla un soir la solution :

— Pourquoi tu ne demanderais pas à Ratih de jouer son propre rôle ? Commercialement, ce serait porteur, non ?
— Elle n’acceptera jamais. Et en serait-elle capable ?
— Qui ne tente rien…

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, décembre 2016.

lundi 14 novembre 2016

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 6


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VIII

Lorsque Karin est revenue pour une seconde séance d’enregistrement, je m’étais mieux préparée, j’avais un peu choisi mes mots dans ma tête. Je ne voulais pas être prise au dépourvu.

Ce jour-là, j’ai raconté comment je suis tombée amoureuse de Li Tsou, ma lutte impossible contre ce sentiment, son indifférence du début, puis cette espèce de camaraderie à laquelle nous sommes parvenus au bout de quelques mois, quand il a commencé à m’emmener chaque jour ou presque au Sentosa Express.

Il est clair qu’avec ses vingt ans, il me voyait comme une aînée à qui il devait le respect et, au début, cette conduite me convenait. Je peux même dire que je l’ai encouragé dans cette voie.

Mais bientôt, j’ai commencé à me maquiller davantage, à m’habiller avec plus de soin et, bien entendu, ma patronne l’a tout de suite remarqué. Elle a aisément lu dans mon jeu, sans s’en inquiéter de trop au début, bien consciente de ses armes à elle, qui étaient bien plus puissantes que les miennes, j’en conviens ! Je suis peut-être jolie, mais Mme Chang, elle, est sexy, terriblement sexy, et, aux yeux d’un homme, jeune de surcroît, cela fait toute une différence !

Et puis, elle n’a pas attendu bêtement comme moi que Li Tsou fasse le premier pas, non, elle l’a sciemment provoqué ce matin-là, dans le garage, en descendant, déshabillé ouvert. Et comme Li Tsou tentait de repousser ses avances, elle lui a clairement dit qu’elle voulait qu’il la prenne, là, tout de suite, comme une chienne qu’elle est !

Il a cédé. Une partie de moi lui en veut, l’autre lui pardonne. Il n’était pas amoureux de moi, hélas, et elle a exercé un chantage ignoble à son encontre.

Karin me laissait parler, sans m’interrompre. Ce n’est que lorsque je marquais un temps d’arrêt un peu plus long que les autres qu’elle relançait la conversation par une question, souvent incidente, secondaire, qui me remettait en marche sans me pousser dans mes retranchements. Preuve de son habileté dans son exercice. J’ai su par la suite, parce que j’ai fini par la questionner à mon tour, qu’avant d’être scénariste, elle avait exercé comme psychologue clinicienne.

— Quel âge avait Mme Chang ?
— Je dirais mon âge, mais maquillée et habillée comme elle l’était, elle en paraissait presque dix de moins. Si son mari la trompait, il était néanmoins très fier de l’exhiber à son bras dans les soirées mondaines auxquelles ils participaient, dans la gentry singapourienne.

J’ai raconté ensuite mon départ précipité. Elle m’a fait détailler l’épisode de la clé que j’avais omis de rendre et que j’avais jetée dans la rivière avant d’embarquer. Ce geste, à haute portée symbolique, était pour elle d’un grand intérêt.

Puis ce furent le long voyage du retour, mon étonnement devant les transformations que mon pays avait connues depuis mon départ – la montée du terrorisme musulman, l’invasion de la publicité et du portable – et mon arrivée chez mes parents.

Arrivée à ce point de mon récit, j’ai à nouveau connu comme un blocage. C’était encore trop douloureux. Karin a hésité, je l’ai lu sur son visage, puis elle a dit :

— Ne crois-tu pas que le temps est venu de te (nous avions adopté le tutoiement dès cette seconde rencontre) libérer de ce poids qui t’oppresse ?

J’ai soupiré :

— Tu as sans doute raison.

Et j’ai poursuivi.

— Mon père était un homme sévère, mais juste. Et moi, enfant unique, j’étais le seul soutien de la famille. C’est pourquoi il n’a pas admis qu’une affaire de cœur – dans le meilleur des cas, a-t-il dit – ait pu m’amener à mettre en péril la subsistance de tous. J’avais eu tort, je le savais bien, mais j’espérais son pardon. Il a tout juste eu le temps de me le donner. La honte et le chagrin, ajoutés à des problèmes cardiaques, l’ont emporté quelques mois après mon retour.

Ce fut ensuite l’anecdote de la carte de visite de John retrouvée dans l’anorak que je portais lors de mon ascension désespérée du Sundoro et l’aveu que ma première rencontre avec mon sauveur était restée gravée dans ma mémoire, mais aussi dans mon cœur. Et la seconde, bien plus encore.

Karin a souri :

— Raconte-moi les deux, si tu veux bien.
— Curieusement, le souvenir de la première à présent a perdu de sa netteté : après plusieurs heures d’une ascension de plus en plus pénible, à travers champs, forêt, puis broussailles et pierriers, j’avais finalement atteint le sommet à 3136 mètres d’altitude, au bord de l’apoplexie. Pour moi, qui ne suis pas très sportive, c’était un exploit ! Je venais de contourner le cratère principal par la gauche pour gagner une sorte de plateau herbeux appelé Alun Alun, où les ascensionnistes montent leurs tentes : c’est là qu’à bout de forces, je me laissai tomber au sol et… m’évanouis. Lorsque j’ai rouvert les yeux, c’est le visage constellé de taches de rousseur de John que j’ai vu en premier, au-dessus de moi. Puis son sourire étincelant, et ses yeux bleu pervenche. Avant que ses mots rassurants ne parviennent à mes oreilles, dans le brouillard cotonneux où je flottais encore. Lui et ses collègues m’ont aidée à redescendre, par l’autre versant du volcan, jusqu’au village de Sigedang où j’ai pu reprendre des forces. Et, avant de partir, il m’a laissé sa carte de visite, en me disant de passer à l’occasion au restaurant qu’il tenait en ville avec un ami, car il aurait aimé me revoir.

Cette dernière phrase m’avait à la fois laissée songeuse et pleine d’émotion. Il y avait si longtemps qu’on ne s’était intéressé à moi comme une vraie personne !

Après le décès de mon père, j’étais revenue à la maison aider ma mère après les ménages que je réalisais en ville et, le travail aidant, j’avais enfoui le souvenir de cette rencontre dans un coin perdu de ma mémoire, jusqu’à ce qu’un jour, je retrouve la carte de visite de John dans une poche de mon anorak. Le lendemain, nous nous rencontrions pour la seconde fois ! Ce jour-là, je m’en souviens fort bien.

J’avais hésité toute la nuit, pour l’achever sur une décision positive. Alors, au matin, je m’étais habillée et maquillée avec plus de soin que d’ordinaire. Et dès que j’ai eu terminé les quelques heures de ménage que j’avais trouvé à accomplir, je suis allée flâner du côté du restaurant qu’il tenait avec son ami. Cela s’appelait alors « The Kitchen ». Je suis passée devant plusieurs fois, espérant qu’il m’apercevrait et me hèlerait. En vain. J’ai dû me décider à pousser la porte.

Il est venu vers moi, il m’a complimentée et j’ai rougi. Puis, assis à une table, lui devant une bière, moi devant un thé au jasmin, il m’a raconté sa vie aventureuse d’Australien et moi un peu de mon année à Singapour.

Quelques jours plus tard, il est venu chez nous me demander de travailler avec lui au restaurant et nous ne nous sommes plus quittés jusqu’à aujourd’hui. Voilà.

Karin a arrêté le magnétophone.

— Très bien. Merci beaucoup Ratih. À partir de ces deux enregistrements que nous avons réalisés, je vais préparer un questionnaire détaillé pour fixer les détails de temps, de lieu, de décor, de vêtements, d’ambiance, etc. Puis, lorsque nous aurons tes réponses, avec Garin, nous écrirons un scénario et un script que nous te soumettrons pour avis et retouches.

— Excuse-moi, Karin, c’est quoi la différence entre les deux ?
— Pour faire simple, le scénario, c’est l’histoire mise noir sur blanc, le script y ajoute le découpage en séquences, plans et mouvements de caméra. Tout cela peut prendre quelques mois, ne t’inquiète pas si tu n’entends pas parler de nous avant plusieurs semaines, d’accord ?

J’acquiesçai.

— En attendant, Garin m’a chargé de te remettre ce contrat que tu vas devoir étudier avec John et éventuellement un avocat, si vous le souhaitez, avant de le signer.

Elle me tendait une chemise cartonnée. Je l’ouvris. Celle-ci contenait une vingtaine de feuillets dactylographiés, remplis d’articles, d’alinéas, d’astérisques, de renvois, qui m’arrachèrent une grimace à l’idée de devoir les lire et les comprendre dans le détail.

Je ne pouvais cependant pas signer les yeux fermés non plus. On y mentionnait des sommes en dollars dont j’étais totalement incapable de juger du bien-fondé ou non.

Je verrais cela demain.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, novembre 2016.

lundi 7 novembre 2016

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 5

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V

Lorsque je suis tombée amoureuse de Li Tsou, jamais je n’aurais imaginé que cela aurait pu entraîner mon renvoi aussi rapide, même si je savais, dès le départ, que ce sentiment me faisait prendre des risques.

C’est l’attirance de Mme Chang, ma patronne, pour le chauffeur qui a tout compliqué. Lorsque je les ai surpris dans le garage, j’ai su que j’allais avoir des ennuis. J’ai menti comme j’ai pu, mais la « tigresse » ne m’a pas crue et, à partir de ce moment, elle a cherché le moindre prétexte pour me renvoyer. Et elle a fini par le trouver. Et à se venger, du même coup, de l’infidélité chronique de son mari qui tenait comme à la prunelle de ses yeux à cette jarre qu’elle a brisée pour me faire accuser.

Moi contre elle, c’était l’histoire du pot de terre contre le pot de fer, je n’avais aucune chance de m’en tirer. Je m’en veux tellement ! Jamais je n’aurais dû descendre au garage ce matin-là. Je savais ce que j’allais y voir, mais je voulais en avoir confirmation.

Ma jalousie de femme amoureuse m’a perdue, c’est sûr. Je n’avais jamais connu ce sentiment auparavant – enfin si, dans les yeux de mon mari, avant qu’il ne me trompe avec une autre. Mais l’éprouver dans sa chair, ça n’a rien à voir ! C’est tellement violent.

Si la surprise ne m’avait pas amenée à lâcher ces bouteilles, en chutant dans l’escalier, et à me blesser du même coup, je crois que j’aurais été capable de l’étrangler, la « tigresse », pardon, Madame Chang. Je suis certaine que c’est elle qui lui a sauté dessus. Et Li Tsou ne pouvait rien lui refuser sans risquer de perdre sa place, lui aussi. Ce qui est finalement arrivé après que son mari les ait vus sortir ensemble d’un hôtel.

M. Chang aurait peut-être accepté de me garder – à condition que je travaille pour rien le temps de rembourser les prétendus 50 000 dollars de la jarre cassée. Autrement dit, dix ans ! C’était impossible, de toute façon.

Mais la tigresse voulait obtenir mon renvoi et m’interdire à jamais de revenir travailler à Singapour. Alors, elle a révélé à son mari l’incident de la piscine – leur fils était tombé dedans en jouant au ballon – et dit que je l’avais mal surveillé. Le tour était joué.

Voilà comment j’ai été renvoyée.

En moins de quarante-huit heures, je me suis retrouvée dans un avion en partance pour Jakarta, avec sur mon passeport la mention infamante : « NOT ALLOWED TO RETURN TO SINGAPORE(1) »

J’étais tellement fatiguée par ce bouleversement que j’ai dormi presque tout le temps du voyage en autobus de Jakarta à ma ville natale. Ce n’est qu’à l’approche des deux volcans tutélaires de la contrée que j’ai repris contact avec la réalité.

J’espérais trouver en arrivant le réconfort de ma famille. Ce fut tout autrement.

Mon père sut immédiatement à quoi s’en tenir et, à peine passé le moment heureux des retrouvailles, n’eut de cesse de me pousser aux aveux. Ce que je dus me résoudre à accomplir, pour ma plus grande honte.

Ma mère essaya bien de l’amadouer, mais le verdict du patriarche ne tarda pas à tomber : j’étais chassée de la maison, avec un petit délai d’une semaine pour me retourner.

Finalement, ils étaient d’accord entre eux : par mon comportement inconséquent, j’avais ruiné les finances familiales et, suprême offense, attiré l’opprobre sur eux et moi.

Mes maigres économies me permettaient tout juste de louer une chambre minable en ville pendant quelques semaines, mais je fis front et ne laissai rien paraître.

Une dernière épreuve m’attendait et pas des moindres : quel accueil allait me réserver ma fille adolescente ? Comment pourrais-je désormais payer la pension de la madrasah assez chère qu’elle fréquentait ?

Elle devait normalement rentrer chez mes parents pour le week-end. Je décidai d’aller la chercher à la sortie des cours, ce samedi-là.

Je pensais naïvement que nous nous serions précipitées chacune dans les bras de l’autre, après une aussi longue absence.

Et j’allai d’étonnement en mauvaise surprise et amère déception : tout d’abord, Lia avait beaucoup changé ; j’avais quitté une adolescente, je retrouvais une jeune fille ! Et tout ce qui va avec : maquillage, petit ami… Je n’osai imaginer le reste.

C’est ce jour-là que je vis Bagus pour la première fois. De loin. Lorsque Lia m’aperçut, sur un signe qu’elle lui adressa, celui-ci lui tendit le sac qu’il portait à l’épaule, alors qu’il s’apprêtait à la raccompagner sur un scooter jaune fluo, sans casque évidemment !

Mais je n’étais pas au bout de mes peines. Lorsque je révélai à ma fille le motif de mon retour, elle le prit très mal et finit par claquer la porte du café où nous étions allées boire un verre.

Elle non plus n’acceptait pas que j’aie ainsi mis à mal l’économie familiale et compromis la poursuite de ses études.

C’est donc complètement abattue que j’ai réintégré ma misérable chambre en ville. J’avais oublié les conditions de vie de bien des gens d’ici – après douze mois passés dans le luxe de Singapour !

Et ce qui suit, un sentiment inconnu m’a empêchée jusqu’à présent de le révéler à quiconque. Ce soir-là, en effet, oppressée dans ma soupente comme je ne l’avais jamais été dans ma chambrette singapourienne, je suis ressortie traîner du côté des hôtels à touristes proches de la gare. J’avais besoin de parler à quelqu’un. Malgré ma tenue défraîchie, on n’a pas tardé à m’aborder, à me payer un verre, à m’inviter à dîner… et plus si affinités. J’ai accepté.

J’ai bu deux bières, oublié pour un moment tous mes soucis dans cet alcool auquel je n’étais pas habituée et gagné en un soir, dans les bras d’un Européen pas trop mal de sa personne, de quoi payer un mois de la pension de Lia.

Dégrisée, après un trop court moment d’oubli, et l’argent de la honte en poche, j’ai quitté la chambre en pleine nuit et me suis enfuie par l’escalier de secours de l’hôtel.

J’avais atteint le fond. Ou je remontais, d’une manière ou d’une autre, ou je coulais définitivement. C’est le lendemain matin, en découvrant au-dessus de la brume, la silhouette du mont Sundoro dans l’encadrement de ma fenêtre que j’ai pris la décision d’en tenter l’ascension, en guise de pénitence et, peut-être, de châtiment…

J’ignorais que j’allais vivre des moments bien plus durs encore. Jusqu’à quand, mon Dieu ?

(1) Non autorisée à revenir à Singapour.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, novembre 2016.

lundi 31 octobre 2016

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 4


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IV

Bagus et Lia se fréquentaient – chastement encore – depuis près d’un an, de manière non officielle.

L’éloignement des parents de Lia, son père à la capitale et sa mère à Singapour, la tutelle légère des grands-parents, son statut d’interne externée – elle se rendait dans sa famille chaque mercredi, chaque week-end et à toutes les vacances – avaient favorisé le développement de leurs relations.

Après le retour de Ratih en début d’année, à la rentrée, Bagus était entré à l’Université. En Sciences économiques. Ses parents, qui vivaient dans l’aisance, lui avaient acheté un studio pas très loin de la faculté, dans un nouveau quartier à l’européenne.

Lia, pour sa part, était en première, et se voyait plutôt faite pour la mode, le journalisme ou le commerce, sans avoir tout à fait les moyens – intellectuels comme financiers – de ses ambitions.

Chaque fois qu’ils le pouvaient, les deux jeunes gens se retrouvaient dans une salle de cinéma et, l’obscurité aidant, Lia, peu à peu, avait concédé du terrain à Bagus, le laissant même à quelques occasions lui donner du plaisir qu’elle lui rendit bientôt.

Mais l’indépendance et le statut tout neufs de Bagus amenaient celui-ci à désirer davantage. La scène avait eu lieu un samedi après-midi au sortir d’une séance dont une bonne partie leur était restée inconnue. Bagus venait d’enfourcher son scooter, avec Lia en croupe. Avant de démarrer, il se retourna vers elle :

— J’ai une surprise ! Je viens d’emménager dans le studio que mes parents ont acheté dans le quartier de l’Université. On y va ?
— Et comment ! Je suis curieuse de voir ton petit chez-toi. Combien de mètres carrés ?
— Vingt-cinq. Mais, il y a tout ce qu’il faut, je te jure.

Bien entendu, une fois achevée la visite de la studette – kitchenette, bureau, canapé-lit, w.c., douche – Bagus avait tenté de faire voir à Lia le ciel à l’envers, mais allongée sur le lit, dans les bras de son amoureux, elle l’avait stoppé d’un geste tendre, alors qu’il entreprenait de la déshabiller :

— Arrête, Bagus, je ne prends pas encore la pilule et j’ai promis à ma mère de ne pas tomber enceinte avant mon mariage.
— Eh bien, marions-nous alors, mes parents seront d’accord, je leur ai déjà parlé de toi.
— Je ne suis pas sûre d’avoir envie de me marier aussi jeune. Quand je vois ce que ça a donné avec les miens…
— Encore mieux. Vivons simplement ensemble alors, mais je ne veux plus être séparé de toi. Quand est-ce que tu me présentes à ta famille ?
— Tu as raison. Maintenant que John est là, ma mère voit les choses différemment. Je vais essayer de leur parler.

Mais, en fin de compte, c’est Bagus qui a effectué le premier pas, quelques jours plus tard, au restaurant, après le service du midi.

— Je peux vous dire un mot, monsieur John ?
— Oui, bien sûr, Bagus.

Le jeune homme prit une longue inspiration avant de se lancer :

— Lia et moi, euh… nous voudrions vivre ensemble.

John Cochran le regarda en face en plissant le front :

— Vivre ensemble ! Comme vous y allez ! Lia n’a pas encore dix-huit ans.
— Mais elle va les avoir dans quelques mois et je ne veux plus être séparé d’elle.
— Ça, je le comprends bien, mais tu comprendras aussi que sa mère et moi nous pensions différemment.
— Je croyais que vous…
— Comprends-moi, Bagus. Ratih, après plusieurs années de séparation, vient de retrouver sa fille il y a moins d’un an et toi tu veux la lui reprendre. À sa place, que dirais-tu ?
— Je ne sais pas…
— Tu ne sais pas, mais tu peux imaginer, non ?
— Oui, peut-être…
— Écoute-moi. Je ne suis pas opposé à votre relation. Je trouve que vous allez bien ensemble. Mais j’ai besoin d’un peu de temps pour le faire admettre à Ratih, tu comprends ?

Bagus inclina la tête en silence. Ce n’était pas ce qu’il espérait, mais c’était quand même mieux que ce à quoi il s’attendait. Il ressortit du restaurant, un demi-sourire aux lèvres. Lia le guettait, de l’autre côté de la rue, assise sur le scooter jaune fluo de son petit ami.

— Alors, qu’est-ce qu’il a dit ?
— D’y aller doucement. Ta mère n’est pas encore prête.
— Je te l’avais bien dit. Elle va en faire une jaunisse si je quitte la maison pour aller m’installer chez toi. On va devoir attendre quelques mois de plus. Tu veux bien ?

Avec toute l’insouciance de leur âge et leur mépris des codes établis, les deux jeunes gens scellèrent leur accord d’un long baiser, sans remarquer que d’une fenêtre du premier étage, Ratih, cachée derrière les jalousies, les observait avec une moue de désapprobation, tout comme les quelques témoins de la rue.

(à suivre).

©Pierre-Alain GASSE, octobre 2016.

lundi 17 octobre 2016

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 2


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II
C'est dans la province indonésienne de Central Jawa, à une petite trentaine de kilomètres des deux volcans frères endormis, Gunung Sundoro et Gunung Sumbing, et à l’Est de la passe de Kledung qui les sépare, que se trouve la ville de Temanggung, chef-lieu du kabupaten(1) éponyme.

Capitale du fertile plateau de Dieng, renommé depuis plusieurs siècles pour ses cultures de tabac et d’herbes médicinales, cette cité de près de huit cent mille habitants, mais encore pauvre en ressources touristiques, abritait depuis bientôt un an un restaurant à l’enseigne du Sundoro Sunshine, à quelques centaines de mètres de la place principale de la ville.

L’établissement, tenu auparavant sous un autre nom par deux amis australiens, avait été rebaptisé ainsi en l’honneur de la rocambolesque rencontre au sommet du volcan des deux propriétaires actuels, John Cochran et Ratih Suharto(2).

Devenu le Rumah Makan(3) Sundoro Sunshine, il accueillait population autochtone et touristes, avec une prédilection pour les seconds, dotés d’un pouvoir d’achat sans commune mesure avec celui des gens du cru.

Au plan local, la renommée de l’établissement tenait aux dons culinaires de son chef, la compagne du propriétaire, qui avait travaillé plusieurs années dans un food court de Tanjung Pinang(4), puis à Singapour, comme maid chez de riches Chinois.

Fille d’un petit producteur de tabac des environs, un sort adverse l’avait ramenée au pays plus tôt que prévu et sa rencontre avec John lui avait enfin permis de réaliser son rêve : cuisiner dans son propre restaurant.

Mais c’est surtout l’utilisation astucieuse des technologies de l’Internet par John Cochran qui attirait au Sundoro Sunshine la foule croissante des touristes qui transitaient par Java et ses volcans avant de s’envoler ou de prendre le ferry pour Bali, ses plages et ses temples.

En quelques semaines, le restaurant était passé d’une position très modeste dans le classement du plus célèbre site de référencement aux avant-postes de celui-ci, grâce à la création de faux avis élogieux de consommateurs, étayés d’artistiques photos des plats proposés par Ratih.

Ces avis truqués en avaient bientôt généré de vrais, tout aussi dithyrambiques, mais véridiques cette fois, qui avaient conforté la e-réputation de l’établissement et rapidement permis à John d’éliminer les premiers.

En Australien pragmatique, il assumait sans la moindre vergogne ce coup de pouce au succès, assurant, primo, que c’était aux concepteurs du site de verrouiller leur système et, segundo, qu’il n’y avait aucune tromperie sur la marchandise elle-même !

Ainsi, depuis trois mois, le soir, il était devenu difficile de trouver place à l’improviste au Sundoro Sunshine. Le restaurant ne disposait que d’une quinzaine de tables et pouvait accueillir une cinquantaine de personnes au maximum.

Ratih et John avaient composé une carte mixte en fonction de leurs préférences et connaissances respectives. Entrées et plats reprenaient les grands classiques des cuisines singapourienne et indonésienne : satay, laksa, ckicken rice, fish head curry, char siew rice… randang beef, fried rice, nasi rawon, siomay, sop buntut… Les desserts empruntaient à l’Australie ce qu’elle avait de transposable ici, pavlova, chocolate crackles, icebox cake, frog cake,… en plus des fruits frais joliment découpés et présentés qui en étaient la base incontournable.

La trouvaille de John, depuis l’ouverture de l’établissement avec son ami australien, avait été d’associer un stand de restauration de rue, à l’image de ceux des food courts, accompagné d’une grande terrasse munie de tables et de bancs scellés au sol, avec une salle climatisée plus cosy, décorée avec goût. La cuisine donnait sur les deux : directement, côté rue, derrière une paroi vitrée, côté salle.

Les prix différaient assez dans les deux endroits, mais toute la clientèle semblait y trouver son compte : les locaux aux ressources modestes appréciaient ce à quoi ils étaient habitués à des tarifs abordables pour leurs bourses plates ; les élites, les nouveaux riches et les touristes dégustaient une cuisine cosmopolite, aux assiettes artistiquement composées, avec un service impeccable, à des conditions qui restaient raisonnables pour eux.

En tout autre lieu, ce voisinage aurait sans doute rebuté. Or, c’était, après la qualité de la cuisine, ce qui avait établi la renommée du Sundoro Sunshine.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, octobre 2016.

(1) équivalent de nos départements.
(2) Cf. L'Indonésienne, Singapore maid, La Rémanence, 2015.
(3) Restaurant.
(4) Capitale de la province indonésienne des îles Riau, située sur l’île de Bintan.

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