Le Blog de Pierre-Alain GASSE

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

lundi 6 mars 2017

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 23


indo2nb.jpg

XXIII

Mes deux premières comparutions devant la justice américaine, au Tribunal Pénal, puis au Grand Jury m’avaient fait découvrir un monde dont la complexité n’avait d’égale que son inhumanité.

Aussi, durant les longs mois d’attente de mon procès, avais-je demandé à mon avocate de me fournir quelques ouvrages simples sur le système judiciaire des États-Unis. Un membre de la Legal Aid Society était venu me rendre visite et m’avait apporté toute une documentation, rédigée spécialement à l’intention des justiciables.

J’avais néanmoins eu beaucoup de mal à la comprendre ; tout m’y était inconnu, le vocabulaire comme la syntaxe, mais à force de la lire et relire, avec l’aide d’un dictionnaire, j’avais fini par me forger une idée à peu près correcte de ce qui allait se passer pour moi. Et ce n’était pas très rassurant. Si la préméditation avait été retenue contre moi, j’encourais une peine qui, en théorie, pouvait aller jusqu’à la mort ! En pratique, il y avait pas eu de peine capitale dans l’état de New York depuis 2007. Ouf !

Une journée après l’autre, entre routine, désespoir et regain d’espérance, le grand jour était arrivé, près de six mois après mon emprisonnement.

La veille de ce jour aussi espéré que redouté, Lia, qui avait enfin obtenu visa et permis de visite, était venue me voir et nous avions pu passer quarante minutes ensemble.

Garin, lui, en tant que personne impliquée dans les faits qui m’étaient reprochés, ne pouvait pas y prétendre.

Lia m’apparut changée ; j’avais quitté une adolescente encore irascible et provocatrice ; je retrouvai une jeune femme bien dans sa peau et responsable, lors de cette première conversation en tête-à-tête depuis si longtemps.

Elle croyait à mon innocence, bien entendu, mais me pensait quand même capable d’avoir cherché à attirer l’attention de Garin, consciemment ou pas.

Nous avions beaucoup pleuré aussi. Et puis, je l’avais longuement questionnée sur le restaurant, la clientèle, la cuisine, les approvisionnements… Elle m’avait donné des nouvelles rassurantes de l’établissement, laissé sous la responsabilité de ma mère et du cuisinier qu’elles avaient embauché toutes les deux ; je ne sais pourquoi, je ne l’avais crue qu’à moitié.

À ma demande, elle m’avait aussi apporté un tailleur bleu marine, élégant, mais strict, que j’avais décidé de mettre le lendemain. Et une paire de chaussures noires, à semelle compensée, ce qui me permettait de gagner quelques centimètres sans compromettre mon équilibre ; je n’ai pas été habituée à marcher avec des hauts talons.

Je n’étais pas allée chez le coiffeur depuis mon arrivée au RMSC et mes cheveux mi-longs avaient pas mal poussé. Lia me conseilla de les attacher en une simple queue de cheval. Je trouvais que cela me donnait un air de gamine, mais elle me dit que cela faisait surtout sérieux, ce qui était le but recherché, non ?, acheva-t-elle.

J’ai acquiescé en silence. »

En relisant les lignes que je viens d’écrire, je me rends compte de l’évolution de mon langage depuis que j’ai commencé à tenir ce « journal d’avant ». J’ai beaucoup lu et beaucoup appris au cours de ces mois, je m’en rends compte à présent et j’avoue que j’en tire une certaine satisfaction.

Mais revenons au procès.

Le Procureur avait fait son exposé préliminaire, un exposé long, détaillé, fastidieux même, des faits, de leurs tenants et aboutissants, essayant de couper par avance les pistes que mes avocats auraient pu emprunter ensuite.

Puis ce fut au tour des témoins d’être soumis à la question, après avoir prêté serment eux aussi. Tous rabâchèrent le discours qu’ils avaient déjà tenu.

Ce n’est qu’ensuite que mes défenseurs purent commencer leur contre-interrogatoire.

Ils essayèrent d’abord de coincer les policiers qui avaient procédé à mon arrestation sur un point formel : m’avaient-ils lu les fameux « Miranda rights »(1) au moment de me passer les menottes ou seulement lors de mon arrivée dans les locaux du Commissariat ? Personnellement, j’étais dans un tel état de choc à ce moment que je suis incapable de le préciser.

Une réponse non conforme aurait pu annuler toute la procédure qui avait suivi, mais le Juge rappela que la loi ne stipulait pas que cette lecture devait avoir lieu sur la scène de crime, que la parole sous serment des policiers suffisait au Tribunal et rejeta l’argument de la défense.

Il leur fut plus facile de fragiliser le témoignage du plus proche voisin de chambre qui avait entendu notre altercation, à John et moi.

Ce témoin cité par l’accusation se nommait Stephens ; c’était un homme d’affaires de Caroline du Sud, à l’embonpoint certain et au teint rubicond. C’est en partie là-dessus qu’ils misèrent :

— Monsieur Stephens, quelle chambre occupiez-vous dans la nuit du 1er au 2 juin ?
— La suite 854.
— Que faisiez-vous au moment où vous avez entendu du bruit ?
— Je regardais la télévision, dans mon lit.
— Avec le son ?
— Oui.
— Réglé comment ?
— Normalement, je crois.
— Que regardiez-vous ?
— « La Mort aux Trousses » d’Alfred Hitchcock.
— Vous étiez seul ?
— Tout à fait. Je suis en voyage d’affaires. Je regardais donc un film avant de dormir.
— En sirotant un verre ?
— C’est bien possible. Je ne vois pas le rapport.
— Ce n’est pas « possible », c’est certain, car au matin, on a retrouvé toutes les bouteilles du minibar vides !
— Après les événements, je n’arrivais plus à m’endormir…
— Quelle était la disposition de votre suite ?
— Euh… Un vestibule, sur la gauche un petit salon, la salle de bains, la chambre et sur l’avant un espace bureau.
— Donc, vous étiez au lit, dans une pièce qui ne jouxte pas la chambre voisine, avec le son de la télévision, vous aviez bu et vous affirmez avoir entendu ma cliente proférer des menaces à l’encontre de son compagnon ?
— Parfaitement.
— Dites-moi, vous avez une excellente audition, Monsieur Stephens ! N’êtes-vous pas appareillé, cependant ?
— De l’oreille gauche, seulement.
— Et vous n’aviez pas ôté votre appareil au moment de passer dans la salle de bains ?
— Noon, je ne crois pas !
— Bien. Nous n’avons plus de questions à poser au témoin, Votre Honneur.

Quelques jurés affichaient une moue dubitative, preuve que les questions insidieuses de l’avocate avaient produit leur effet.

Ensuite, le Procureur procéda à son exposé et présenta ses éléments de preuve. Toujours les mêmes. Puis, il commença son réquisitoire final.%%

Le Procureur Howard, c’était son nom, est un homme sec, au cheveu rare et lunettes rondes cerclées de métal, posées sur un nez fin et allongé. Avec une voix étonnamment grave dans un corps fluet.

Je me souviens qu’il insista sur mon manque de reconnaissance envers John, sur mon caractère instable, puisque j’avais été incapable de dominer un sentiment de colère, au demeurant injustifié. Et sur mon insensibilité. Bref, il essaya de me faire passer pour une femme dépourvue d’humanité, aigrie par son échec de Singapour et obnubilée par sa promotion sociale. Il m’accusa d’avoir lâché la proie pour l’ombre : la sécurité d’un nouveau foyer et la réussite d’une affaire en devenir pour le mirage d’une carrière cinématographique après un premier succès inespéré !

Après avoir rapporté ses soi-disant éléments de preuve, il requit contre moi une peine de cinq ans d’emprisonnement pour « blessures volontaires par instrument contondant ayant entraîné la mort sans intention de la donner », crime de catégorie A, qui échappait de peu à la peine de mort.

Ce fut alors au tour de mon avocate de prononcer sa plaidoirie.

Celle-là, je m’en souviens assez bien, car c’est un résumé de ma vie ; elle disait à peu près :

« Mesdames et Messieurs les jurés, vous avez aujourd’hui la lourde tâche de juger le crime commis, le 1er juin de l’an passé, dans un hôtel de Central Park, par la femme qui est devant vous, à l’encontre de M. John Cochran, citoyen australien, résidant à Temanggung, dans la province de Central Java, en Indonésie.

Monsieur le Procureur vous a fait de Ratih Suharto un portrait peu flatteur que je voudrais d’abord essayer de rectifier. Nul n’est jamais ni tout blanc ni tout noir, vous le savez bien.

Je ne reviendrai pas sur l’enfance pauvre, mais heureuse, dans le contexte d’un pays, l’Indonésie, aux conditions de vie difficiles pour les classes populaires de la société.

Permettez-moi de m’attarder un peu plus sur un mariage arrangé malheureux, qui s’est rapidement soldé par un divorce, car son ex-mari battait ma cliente, des certificats médicaux sont là pour le prouver.

C’est cette condition de mère divorcée avec un enfant à charge qui allait motiver son départ à l’étranger, après une expérience de quelques années dans une station touristique indonésienne.

Le travail était dur, le salaire médiocre et ses rêves immenses. Les études de sa fille coûtaient de plus en plus cher. C’est ainsi que ma cliente s’est résolue à émigrer à Singapour pour y prendre un emploi de maid, ces employées de maison, taillables et corvéables à merci !

Ses employeurs chinois, très exigeants, étaient enchantés de son travail, jusqu’au jour où un différend sur le bris d’un objet de valeur, a entraîné son renvoi séance tenante, comme le permet ce statut mal protégé.

Ma cliente a donc été déclarée “persona non grata” à Singapour et contrainte de prendre un nouveau départ dans un pays où l’étiquette “d’émigrée renvoyée” lui collait à la peau.

C’est lors d’une expédition d’expiation de ses erreurs au Mont Sundoro que Ratih Suharto, en difficulté respiratoire à son arrivée au sommet, allait faire la connaissance de John Cochran qui lui vint en aide avec ses amis.

Ces deux-là allaient se revoir et M. Cochran proposer du travail dans son restaurant à ma cliente ; ils se sont plu ; un amour est né et un bonheur se dessinait avec la prospérité croissante de leur commerce.

La fille de ma cliente fréquentait le fils du cinéaste Garin Nugroho, scolarisé dans le même établissement qu’elle, et celle-ci a donc été amenée à rencontrer le réalisateur.

Mis au courant de l’histoire à valeur exemplaire de Ratih, il y a vu le sujet d’un nouveau film. Et, après des recherches infructueuses, lui a proposé d’y jouer son propre rôle.

Sorti l’an dernier, ce film a obtenu le Grand Prix du Jury au dernier Festival de Cannes, en France, et c’est ce qui a motivé le voyage de promotion à New York au cours duquel s’est produite la fatale agression.

Ma cliente affirme ne pas avoir frappé M. Cochran et je la crois. Elle reconnaît une altercation qui s’est achevée par sa sortie dans le couloir pour aller chercher secours auprès de son patron, devant l’attitude menaçante de son compagnon.

Nous rappelons aux jurés que, cette nuit-là, d’autres chambres du même hôtel ont été victimes de cambriolages, sans que, à ce jour, la police ait pu identifier le voleur.

Notre hypothèse est que ce même rat d’hôtel ayant vu ma cliente, qu’il croyait seule, sortir de sa chambre s’y est introduit pour la dévaliser. Il est hélas tombé sur M. Cochran, passablement énervé, qu’il a mortellement frappé avec la lampe de chevet la plus proche, devant son attitude menaçante.

Après avoir sommairement fouillé la chambre et devant l’absence de bijoux de valeur, il est reparti en hâte avant l’arrivée de Monsieur Nugroho.

Nous n’avons pas plus de preuves de cette version que Monsieur le Procureur n’en a de la sienne ; les cambrioleurs sont presque toujours gantés et ne laissent pas d’empreintes. Les quelques cheveux retrouvés sur place correspondent aux clients ou au personnel qui est intervenu dans la chambre.

C’est donc sur votre intime conviction, Mesdames et Messieurs les Jurés que va reposer votre verdict ; certes il est plausible, dans le contexte d’une altercation, qu’un coup ait pu être donné par ma cliente à son compagnon ; cependant, réfléchissez encore, il était plus grand qu’elle, comment aurait-elle pu lui porter à l’occiput et avec assez de force le coup unique qui l’a terrassé ?

Si un doute vous habite, vous le savez, vous ne devez pas déclarer ma cliente coupable, car le doute doit toujours profiter à l’accusé… »

C’était du bon travail.

Il fallait à présent que le jury se retire pour délibérer et décide si le Procureur avait prouvé ma culpabilité « au delà de tout doute raisonnable »2 avant de pouvoir me déclarer coupable.

J’avais encore une petite chance de m’en sortir !

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, mars 2017.

lundi 27 février 2017

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 22


indo2nb.jpg
XXII

On pouvait encore espérer que Ratih ait droit à une liberté sous caution en attendant le procès, mais il n’en fut rien. Le Procureur et le Juge restèrent intraitables. Elle demeurerait incarcérée au Rose M. Singer Center, sur l’île de Rikers, jusqu’au matin du procès. La seule concession qui lui fut accordée fut son transfert dans la voiture de ses avocats, dûment escortée.

Au lieu d’arriver en fourgon cellulaire et d’entrer au Tribunal par une porte de service, c’est donc entourée de son avocate et ses associés que, six semaines plus tard, Ratih gravit les trente-deux marches de la Cour Suprême de l’État de New York, au 60 Centre Street, dans Manhattan.

C’était donner à la presse l’occasion de photos à sensation qui, une fois de plus, allaient faire la une des tabloïds.

L’édifice de la Cour Suprême, vu du ciel, est un hexagone dont le centre est occupé par la verrière d’un hall circulaire.

Les seize colonnes corinthiennes de la façade néo-classique écrasent déjà le visiteur de toute leur hauteur. Elles sont surmontées par un immense fronton triangulaire.

Supportant celui-ci, une frise avec une citation, légèrement inexacte de George Washington ; là où il écrivit « The due administration of justice is the firmest pillar of good government 1», les architectes ont fait graver « the true administration… » L’erreur, légère au demeurant, n’a été découverte qu’en 2009 !

La monumentalité de la façade s’efface devant l’immense salle des pas perdus qu’est le hall, au sol de marbre vert : une rotonde de plus de soixante mètres de circonférence, haute de vingt-trois mètres.

La coupole centrale, ornée de fresques dans le style des années trente représentant l’histoire de la loi en six tableaux, est à la mesure du reste : imposante. Sur le pourtour du hall d’entrée, cinq portes monumentales, correspondant aux côtés restants de l’hexagone, sont séparées par des séries de deux colonnes doriques.

Autant dire que pénétrer là en justiciable, c’est ressentir aussitôt tout le poids de l’institution. On peut supposer que telle était l’intention des bâtisseurs. Ratih en eut un frisson prolongé. Silencieux, le petit groupe se dirigea vers la salle d’audience qui avait été assignée à son affaire.

Hormis un plafond encore plus élevé et des lambris à panneaux jusqu’à hauteur de porte, elle ressemblait assez à celle du Grand Jury.

Ratih et ses avocats prirent les places qui leur étaient dévolues, derrière la barre, en face de l’estrade du juge et de ses assesseurs.

Elle aurait rêvé que le magistrat fût une femme de couleur, issue d’un milieu populaire, plus favorable à des gens comme elle. Il n’en fut rien. Celui qui s’était vu confier son affaire était un WASP2 pur jus.

Et le juge Connolly n’était pas connu pour être laxiste dans l’application de la loi, bien au contraire ; de plus, certains le taxaient de misogynie. Le procès s’ouvrait à dix heures et commença par la sélection du jury. Toutes les personnes tirées au sort sur les listes électorales et inscrites au tableau de la session entrèrent dans la salle. À l’appel de leur nom par le greffier, elles prirent place dans le box qui leur était réservé.

Toutes avaient l’air pénétrées par l’importance de la tâche qui leur incombait ; chez certaines on devinait l’appréhension d’être retenues.

Elles furent successivement interrogées par le Juge, le Procureur et la défense. Il s’agissait surtout de savoir si l’une ou l’autre avait une opinion préconcue sur le cas à juger, principal motif de rejet.

Par ailleurs, les avocats de Ratih pouvaient procéder à deux récusations d’office. Ils écartèrent un jeune homme au look punk et un pasteur. Le Procureur pour sa part ne récusa personne.

Ayant été approuvés par les deux parties, les jurés, au nombre requis de douze, plus deux suppléants, prêtèrent serment d’impartialité et de confidentialité, avant d’être installés dans le box. Ensuite, le juge leur expliqua le déroulement du procès, les principes fondamentaux du droit ainsi que les devoirs de leur fonction.

Six hommes et six femmes. La parité avait été respectée. La diversité professionnelle aussi : un ouvrier, deux employés, deux professions libérales, deux commerçants, deux mères au foyer, un journaliste, une artiste de cirque et un musicien. Quant aux origines, elles différaient elles aussi, avec une prédominance des Blancs, suivis par les Latinos, les Afro-américains et les Asiatiques.

Le procès allait pouvoir commencer.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, février 2017.

lundi 20 février 2017

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 21


indo2nb.jpg
XXI

Je suis sortie de l’hôtel par une porte arrière, car la police souhaitait éviter les journalistes. On m’avait menottée, sans me mettre les mains dans le dos, et deux policiers m’encadraient.

Comment décrire mon état mental à ce moment ? Tout était allé si vite ! Je dirais : une sorte d’état second, de conscience altérée, avec du brouillard plein la tête. J’avais l’impression d’être en train de tourner un film de série B et qu’à tout moment, quelqu’un allait crier dans un porte-voix : « Coupez ». Mais non.

Au lieu de cela, on m’a appuyé sur la tête pour me faire entrer dans une voiture de police blanche et bleue siglée NYPD, dont le gyrophare clignotait comme un néon de plus dans la nuit new-yorkaise. Puis, nous avons démarré en trombe vers le commissariat le plus proche.

Je ne sais comment, dès le lendemain, la presse s’est emparée de l’affaire. Les journalistes de faits divers doivent avoir des « antennes », officielles ou pas, dans les postes de police.

Toujours est-il que mon visage et mon nom se sont retrouvés à la une de tous les tabloïds de la ville, à commencer par les deux plus influents, le Daily News et le New York Post, avec des titres plus ronflants les uns que les autres :

« La découverte indonésienne Ratih Suharto accusée de coups mortels contre son compagnon », « Récompensée à Cannes, accusée de meurtre à New York », « Ratih Suharto, une ascension brisée », « Nuit tragique dans un Palace de Central Park : Ratih Suharto, arrêtée »…

Le grand public adore ces histoires : jaloux d’un succès qu’il ne comprend pas toujours, les revers de fortune « des riches et des puissants » le passionnent et lui apparaissent souvent comme une forme de justice immanente.

Je n’appartenais à aucune de ces deux catégories, mais par l’effet amplificateur des médias, j’y étais déjà assimilée.

Quatre jours plus tard, je passais devant une instance appelée Grand Jury ; c’est elle qui devait décider de mon renvoi ou non devant la Cour Suprême de l’État de New York, qui a compétence sur son territoire pour rendre les verdicts en matière criminelle.

Je craignais d’avoir à affronter les journalistes, mais l’audition devant le Grand Jury a lieu à huis clos.

La salle d’audience était haute, pourvue d’un plafond à caissons. Du bois sombre partout, murs – du sol au plafond – estrade, bureaux, barre et une odeur d’encaustique et de vieille poussière.

Entre le Juge, les jurés, le Procureur, ses adjoints, les greffiers, les huissiers, la sténographe qui transcrivait les débats, mon avocate et moi, nous étions une trentaine, je pense.

Le Procureur tenta d’apporter la preuve que j’avais bien mortellement frappé John lors de cette sinistre soirée, à l’issue de quoi il formula son acte d’accusation : « coups et blessures volontaires par instrument contondant ayant entraîné la mort sans intention de la donner »

C’était faux, mais je respirai un peu mieux ; au moins, je n’étais pas accusée de préméditation !

Je donnai ma version des faits, sans changer une virgule à ce que j’avais déclaré devant le Tribunal Pénal, en dépit des conseils de mon avocate, qui ne pouvait intervenir à ce moment.

Le Procureur procéda à un contre-interrogatoire, essayant de me déstabiliser. Mais je restai de marbre.

Puis, après que l’on m’ait fait sortir de la salle, ce fut l’audition des témoins : les policiers, le Directeur de l’hôtel, deux voisins de chambre… et Garin. Je sais qu’il nia catégoriquement avoir une relation adultère avec moi, ce qui était la stricte vérité, mais ne fut pas suffisant.

J’ai été inculpée.

Je m’y attendais.

Il y avait trop d’éléments en ma défaveur : ils ont ressorti la photo dans la presse people française et mon interview imprécise à CBS ; nos voisins de chambre ont confirmé la dispute violente entre John et moi ; on m’avait vue entrer en chemise de nuit dans celle de Garin ; mes empreintes se trouvaient sur le pied de la lampe.

À défaut de preuve formelle incontestable contre moi, le juge se forgea une intime conviction, estimant que le mobile était, je cite « l’arrivisme d’une femme qui cherchait une revanche à un premier échec dans son ascension sociale et n’avait pas supporté que son compagnon se mette en travers de son chemin » !

C’est ainsi que j’ai été renvoyée devant la Cour Suprême de l’État de New York.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, février 2017
.

lundi 13 février 2017

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 20

indo2nb.jpg
XX

Ratih connaissait à peine le système judiciaire de son pays. Inutile de dire qu’à part quelques lieux communs, tirés de séries télévisées, elle ignorait tout du fonctionnement de celui de l’État de New York.

C’est donc complètement affolée et ignorante de ce qui allait lui advenir qu’elle fut arrêtée, menottée, amenée au Commissariat le plus proche, interrogée par deux inspecteurs, puis par le procureur du district, et enfin transférée au NYPD Central Booking, pour la prise d’empreintes et les photos anthropométriques.

Quatre heures s’étaient écoulées depuis son arrestation. Juste avant qu’on la lui retire, ainsi que sa ceinture, sa montre indiquait trois heures et demie du matin.

Elle n’était plus que le matricule 33-455, pris dans l’engrenage d’une machine infernale.

À l’issue de ce cérémonial, conduit par un flic écrasé par la chaleur ambiante, qui bâillait et s’épongeait le front toutes les trois minutes avec un mouchoir d’une noirceur inquiétante, elle fut mise en cellule.C’était un espace rectangulaire de trois mètres sur deux, tout au plus, carrelé de blanc du sol au plafond, éclairé en permanence par une rampe lumineuse aveuglante, fermé par une porte grillagée, équipé d’un WC, d’un lavabo, ébréchés et sales, et d’un bat-flanc en béton de soixante centimètres de large, intégré au mur.

À ce stade, Ratih avait droit à trois appels téléphoniques. Hélas, il lui restait tout juste assez de monnaie pour appeler Garin depuis le téléphone à pièces accroché dans le couloir. Celui-ci lui offrit immédiatement de payer sa caution, si la possibilité lui en était donnée par le juge. Elle le remercia avec effusion et lui demanda de prévenir avec ménagements sa mère et Lia de sa situation.

Puis, un auxiliaire médical lui fit subir un rapide questionnaire de santé, avant son entrevue avec un représentant de la Criminal Justice Agency.

C’est au représentant de cette Association qu’il appartenait de recommander au juge du Tribunal Pénal, devant lequel aurait lieu sa comparution dans les 24 heures, si Ratih pouvait bénéficier ou non d’une mesure de liberté sous caution.

Hélas, son avis fut négatif, au motif que le crime présumé était de classe A, la plus grave, et qu’il existait un risque qu’elle tente de se soustraire à la justice de l’État de New York. C’était ridicule étant donné qu’on lui avait confisqué ses papiers. Mais c’est ainsi qu’elle se retrouva dans une cellule de détention de la chambre criminelle de Manhattan, attendant de passer devant le juge. Les cellules ressemblaient en tous points à celles de garde à vue, mais cette fois la sienne était fermée par une grille à barreaux ronds, dans laquelle était ménagée une petite porte.

Le juge Parker, un Afro-Américain d’une cinquantaine d’années, cheveux blancs et petite moustache grisonnante, vous regardait par-dessus des lunettes aux verres en demi-lune, d’un air renfrogné et sévère. Il faisait penser un peu à un bouledogue. C’est lui qui devait la mettre en accusation ou non, après avoir entendu, à huis clos, les représentants de la police qui avaient procédé à son arrestation, déterminé si celle-ci s’était passée dans les règles et entendu l’avocat qu’elle s’était choisi ou qui avait été désigné pour l’assister.

Ce n’est qu’après une fin de nuit inconfortable, en chien de fusil sur sa dure couche, qu’elle put comparaître, le lendemain dans l’après-midi.

En guise de petit déjeuner, on lui avait servi un bol de céréales avec du lait, qu’elle s’était forcée à ingérer, en dépit d’un écœurement certain. Elle avait ensuite procédé à une toilette de chat, à l’eau froide, dans le lavabo, et satisfait à ses besoins à la sauvette, en raison du manque d’intimité. À midi, on l’avait gratifiée d’un sandwich au thon et d’une pomme, avec une demi-bouteille d’eau.

Avant l’audience, elle eut droit à un entretien avec son avocate, dans un parloir exigu attenant aux cellules. Une gardienne armée surveillait la porte. Au centre de la pièce, une table métallique fixée au sol et deux chaises.

L’avocate engagée par Garin pour la représenter était une fille noire, la petite quarantaine, élégante, à l’élocution soignée, membre d’un cabinet réputé, spécialisé en matière criminelle. Elle communiqua à Ratih les charges retenues contre elle, à savoir, blessures volontaires ayant entraîné la mort, crime de classe A, punissable d’une peine d’emprisonnement de cinq à vingt ans, selon les circonstances retenues.

Ratih s’était effondrée en larmes :

— Mais je n’ai rien fait, je vous jure ! Oui, d’accord, on s’est disputés. Je voulais qu’il parte, il a refusé, m’a injuriée, alors je l’ai menacé de partir, moi, et je suis sortie dans le couloir, c’est tout !
— Vous maintenez que vous ne l’avez pas frappé, qu’il était en vie lorsque vous êtes sortie ?
— Absolument.
— Vous vous rendez compte que toutes les apparences sont contre vous ? Vos empreintes sur le pied de la lampe, le sang de la victime sur celle-ci, la moquette et le drap, les témoins auditifs de la dispute... Il vaudrait mieux reconnaître l’agression et plaider la légitime défense.
— Je refuse de reconnaître quelque chose que je n’ai pas commis !
— Un dossier pareil, avec le juge Parker, ça n’est pas gagné, je vous préviens !

Lors de l’audience, en dix minutes, son cas fut réglé. Une trentaine d’autres étaient inscrits à l’ordre du jour du juge, qui n’avait pas de temps à perdre ! Les policiers relatèrent les faits, firent constater qu’ils avaient suivi en tous points la procédure et, vu qu’il s’agissait d’un homicide au premier degré, l’avis de la CJA fut suivi. La mise en accusation formelle de Ratih fut décidée et elle fut transférée au RMSC1 en attente de sa comparution devant le Grand Jury, deuxième étape du long parcours judiciaire qui allait être le sien.

C’était son premier jour de privation de liberté. Elle ignorait qu’elle allait être condamnée à mille huit cent vingt-cinq de plus !

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, février 2017.

lundi 6 février 2017

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 19


indo2nb.jpg
XIX

Finalement, John est venu me rejoindre à New York. Mais cela s’est mal passé.

Le jour de son arrivée surprise, j’étais très heureuse et nous avons passé une super journée, mais dès qu’il s’est retrouvé en présence de Garin, les choses se sont gâtées.

Je devais participer à une émission de troisième partie de soirée pour CBS, pas bien loin de notre hôtel. Nous sommes partis en taxi tous les trois et déjà, dans la voiture, l’ambiance était pesante.

Sur place, Garin a dû rester en coulisse avec John et je ne sais pas ce qui s’est passé entre eux, mais quand je suis sortie du plateau, Garin était renversé dans un fauteuil et se tamponnait le nez avec un mouchoir rouge de sang. John l’avait frappé et était parti fumer à l’extérieur.

Je suis allé le chercher et je leur ai demandé de se serrer la main, ce qu’ils ont fait à contrecœur, et nous sommes rentrés tous les trois, dans une ambiance plus que morose. Dans le taxi, chacun regardait de son côté et moi droit devant.

Mais une fois dans la chambre, alors qu’on allait se déshabiller, John a laissé éclater son ressentiment contre moi et Garin. Le ton est monté et je lui ai demandé de partir. Il a refusé. Alors, j’ai menacé de le faire expulser par la sécurité de l’hôtel. Il a fini par m’injurier. Au bout d’un moment, en désespoir de cause, je lui ai jeté à la figure que s’il n’arrêtait pas, j’allais rejoindre Garin. Sa colère a redoublé. J’ai bien cru qu’il allait me frapper. Je ne voulais pas perdre la face, je ne me suis pas dégonflée.

C’est comme ça que je sortie en chemise de nuit dans le couloir de l’hôtel pour aller toquer à la porte de Garin (après Cannes, Ulla était rentrée à Jakarta).

Je tambourinai un moment, avant qu’il n’ouvre, en caleçon à fleurs, le cheveu hirsute. Je tombai dans ses bras :

— Que se passe-t-il, Ratih ? Qu’est-ce que tu fais là ?
— C’est John, il est fou furieux. Il m’a menacée…

Ce n’était pas tout à fait vrai, mais après l’épisode de CBS, c’était crédible et Garin a aussitôt réagi :

— Bon. Rentre et enferme-toi. Tu n’ouvres à personne d’autre que moi, d’accord ?

J’acquiesçai.

— Qu’est-ce que tu vas faire ?
— Je ne sais pas. Essayer de le raisonner.
— Fais attention à toi. Il est furieux.
— Ne t’en fais pas.

Et il est parti en courant vers ma chambre, au milieu du couloir.

Un long moment s’est écoulé. Cela m’a paru interminable. Je tournais en rond, incapable de rester assise.

Quand il est revenu, livide, il était accompagné du directeur de l’hôtel et de deux agents qui, sans ménagements, m’ont fait sortir de sa chambre et raccompagné dans la mienne pour que j’y prenne quelques affaires, ont-ils dit.

J’ai su qu’un malheur était arrivé.

Notre chambre était en désordre, comme si on l’avait fouillée, penderie, placards et tiroirs ouverts, valises vidées sur le sol. Sur le lit ouvert, allongé sur le ventre, John, une plaie à la tête. Renversée par terre, la lampe de chevet, au lourd piétement de bronze. Et sur la moquette et les draps, du sang, beaucoup de sang. Alors, j’ai compris. J’ai hurlé, comme on appelle au secours : « John ! »

C’était trop tard. Un officier de police et le médecin de l’hôtel venaient de constater son décès et me maintenaient fermement à distance.

Je me débattais et criais tellement que, sur l’insistance du directeur de l’hôtel, inquiet pour le sommeil de ses clients et la réputation de son établissement, le praticien a fini par m’administrer un calmant.

Des inspecteurs en civil ont remplacé les agents. La scène de crime a été isolée. Une femme m’a accompagnée dans la salle de bains pour que je m’habille. Des hommes en blanc sont arrivés. Des flashes ont crépité. Un policier m’a lu mes droits, déclarée en état d’arrestation et menottée. Tout cela s’est passé très vite.

Avant qu’on m’emmène, Garin a juste eu le temps de me lancer :

— Je m’occupe de te trouver un avocat. Ne dis rien avant qu’il arrive.

D’après les apparences, j’avais commis un homicide !

Garin n’a dit que la vérité, mais son témoignage ne m’a pas aidée.

Les flics de la criminelle ont prétendu que notre dispute avait mal tourné, que j’avais frappé John avec la lampe de chevet et simulé un cambriolage à la va-vite.

Le sang était bien celui de John et mes empreintes se trouvaient sur la lampe (normal, c’était celle de mon côté du lit !).

Avant l’audience préliminaire devant le juge quand l’avocate engagée par Garin s’est présentée, j’ai intérieurement remercié celui-ci d’avoir pensé que je serais plus à l’aise pour parler à une femme.

Mrs Lisbeth Jones. C’était une black dans la quarantaine, jolie, lunettes, queue de cheval et talons hauts.

Très rapidement, elle a déclaré que ma meilleure chance devant le juge, c’était de plaider coupable et d’invoquer la légitime défense, qu’autrement je pouvais en prendre pour vingt ans !

Dans l’état d’abattement où j’étais, tout m’était égal. C’est à peine si j’ai réagi à cette effrayante nouvelle !

Mais je ne voyais pas pourquoi j’aurais dû avouer un crime que je n’avais pas commis ! Au Tribunal, je me suis obstinée et j’ai donc refusé les deux perches qui m’étaient tendues.

Mal m’en a pris ! J’allais m’en mordre les doigts. La loi américaine est une machine impitoyable, capable de broyer les plus résistants.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, février 2017.

lundi 30 janvier 2017

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 18


indo2nb.jpg

XVIII

Après une nuit agitée d’hésitations, John finit par prendre un billet d’avion pour New York, le week-end suivant, sans prévenir Ratih cependant.

Il était rempli d’appréhension. Outre la lourdeur du voyage (plus d’une journée entière de vol en classe économique, ce n’est jamais très agréable) et son coût (plus de mille dollars US), il ne savait pas trop à quoi s’attendre.

Après une escale de quelques heures à Canton, son avion atterrissait à John Fitzgerald Kennedy à cinq heures un quart du matin, le lendemain de son départ.

Une fois accomplies les formalités d’immigration et de douane, comme il n’avait enregistré qu’un bagage à main, il se retrouva bientôt dans la queue des taxis.

À cette heure matinale, le trafic new-yorkais restait encore fluide et il ne lui fallut pas plus d’une demi-heure pour parcourir les seize miles qui le séparaient de l’hôtel où était descendue Ratih, sur Columbus Circle.

John connaissait un peu New York. La « Grosse Pomme » avait constitué une des étapes de son demi-tour du monde, durant son année sabbatique. Il retrouva avec plaisir le poumon vert de Central Park à l’entrée duquel il se fit déposer, sur Grand Army Plaza, à l’angle de la 59e rue et de la 5e Avenue. Il avait décidé de rejoindre à pied l’hôtel de Ratih, situé en face de la station de métro de Columbus Circle, de l’autre côté du parc. Cette promenade matinale lui remettrait les idées en place.

On était fin mai, le printemps s’épanouissait et la nature s’apprêtait à revêtir sa tenue d’été. Une brume légère finissait de se dissiper et sur les pelouses un voile de rosée s’irisait dans le soleil levant. Joggeurs et cyclistes se croisaient, indifférents, isolés dans la bulle sonore de leurs lecteurs MP3 ou de leurs smartphones. Des New-Yorkais matinaux promenaient leur chien, à moins que ce ne soit l’inverse.

John réfléchissait souvent en marchant. Et là, il sentait qu’il avait bien besoin d’un kilomètre le long de The Pond, puis de Central Drive et Central Park Driveway pour mettre au clair ses pensées.

Il aimait Ratih et ne désirait que son bonheur, mais regrettait amèrement de l’avoir incitée à tenter l’aventure du cinéma. Il pressentait qu’elle avait pris goût à ce nouveau métier et il craignait plus pour eux deux le succès et ses conséquences prévisibles que l’échec commercial et une carrière éclair.

Or, pour son malheur, c’était la première option qui se dessinait devant lui. Visiblement, Ratih s’était révélée plus que convaincante dans son premier rôle, puisqu’un jury prestigieux avait distingué le film. Et il était inquiet : inquiet de cette vie de déplacements, de récompenses, de tentations, qui s’ouvrait à elle, inquiet pour leur projet initial du Sundoro Sunshine, si fragile et modeste au regard de tout cela, inquiet pour leur amour même, dans un milieu où la stabilité et la durée sont des denrées rares, très rares…

Lui, autrefois si enclin aux voyages, rechignait à ces courtes retrouvailles dans des hôtels impersonnels, auxquelles le nouveau statut de Ratih le contraignait.

Il redoutait le rendez-vous de ce week-end et ne s’était pas annoncé. Arrivant par surprise, il voulait constater la réaction de Ratih et celle de Garin aussi. Pour tout dire, il était jaloux ! Hélas, ce sentiment est rarement de bon conseil.

Il hésitait encore sur la conduite à tenir : ravaler sa rancœur, mettre sa jalousie sous l’éteignoir et tenter de passer le meilleur week-end possible aux côtés de Ratih ou crever l’abcès une bonne fois et enjoindre à sa compagne de choisir entre lui et le cinéma, advienne que pourra.

Lorsqu’il posa le pied dans le hall de l’hôtel, il ne savait pas encore quelle position allait l’emporter.

Dans un camaïeu d’ocres et de bruns – murs lambrissés de bois exotiques sombres, sols et desk de marbres bicolores, lustre grand siècle, canapés et fauteuils profonds – la réception donnait dans le luxe chic sans trop de tapage. Il s’avança vers l’employé de service :

— Bonjour, pouvez-vous me dire si Mme Suharto est descendue ce matin ?

Le réceptionniste se pencha vers ses registres, puis se tourna vers les casiers des clés, avant de répondre :

— Pas encore, monsieur. Qui dois-je annoncer ?
— Son mari. Mais n’en faites rien. Je veux lui faire la surprise. Quel est son numéro de chambre ?
— C’est que… je ne sais pas si…
— Elle m’attend, rassurez-vous !
— Dans ce cas, très bien, monsieur, c’est le 855. Huitième étage, droite.
— Merci, mon vieux, dit John, en accompagnant sa phrase d’une légère tape amicale sur l’épaule de l’homme, un peu estomaqué devant une telle familiarité.

Il avait retrouvé sa spontanéité d’Australien.

Il s’avança d’un pas décidé vers les ascenseurs et repéra celui des étages pairs qu’il appela sans plus attendre.

La cabine arriva et libéra un jeune couple en jogging qui s’en allait, de toute évidence, courir dans le parc en face. Seul à monter, il appuya sur le chiffre 8 et les portes se refermèrent. Moins d’une minute pour décider de la conduite à tenir !

Le 855 était au milieu du couloir. Il frappa trois coups légers. Lorsqu’au bout de quelques instants, la porte de la chambre s’ouvrit, c’est une Ratih en peignoir aux couleurs de l’hôtel qui apparut. Elle était seule et il constata que l’entrebâilleur était mis.

Alors, ses préventions tombèrent et c’est le sourire aux lèvres qu’il dit :

— Hi, honey ! How are you ?

À peine la porte ouverte, Ratih lui avait sauté au cou et l’entourait à présent de ses jambes. Il avait laissé tomber son sac sur le marbre de l’entrée et tentait de refermer, tout en l’embrassant.

Au bout d’un moment, quand même, elle détacha ses lèvres des siennes, pour dire :

— Je suis si contente que tu sois venu. Merci !

La suite serait sans doute délectable, mais votre serviteur n’a pas pour habitude de violer l’intimité des amoureux.Disons seulement que John et Ratih passèrent une journée délicieuse, la première moitié au lit, la seconde à flaner dans Central Park.

Une partie plus délicate s’engagea lorsque vers 23 h Garin se présenta pour emmener Ratih sur le plateau du Late Show de Stephen Colbert, un des amuseurs-phare de CBS.

L’attachée de presse de la production avait réussi à caler en quatre jours des passages-éclair dans les principaux shows télévisés américains et celui-ci était le premier.

L’émission était enregistrée en direct au Ed Sullivan Theater, une petite salle de quatre cents places, sise aux 1697-1699 Broadway St, entre la 53e et la 54e rue Ouest, à peine à dix minutes de leur hôtel.

Ils auraient aussi vite fait d’y aller à pied qu’en voiture, mais le taxi était commandé.

Encore dans l’euphorie de sa journée de retrouvailles réussies avec Ratih, John avait tenu à accompagner le réalisateur et son égérie à ce rendez-vous.

Il avait aussitôt décelé comme une pointe d’agacement chez Garin et une acceptation un peu contrainte chez Ratih, qui l’énervèrent au plus haut point. Une fois de plus, il se sentait exclu !

Sur place, Garin fut écarté du plateau. Si c’était son film qui avait été récompensé, c’était Ratih le personnage dont le destin singulier pouvait intéresser le téléspectateur américain. Elle seule eut droit à une interview de cinq minutes, illustrée d’un extrait de la bande-annonce du film. C’était, malgré tout, acceptable et c’est pourquoi Garin avait accepté. Mais la prestation de Ratih fut délicate. Dans ces talk-shows qui mêlent humour et information, il faut présenter non seulement un look, si possible, mais aussi de la répartie, du croustillant, de l’inédit, des révélations.

Le présentateur chercha, bien entendu, à déstabiliser Ratih, dès sa troisième question, en abordant sa vie personnelle :

— Miss Ratih, au lendemain de Cannes, la presse people, a fait état de rumeurs concernant votre vie privée. Pouvez-vous nous en dire plus aujourd’hui ?

Ratih ne pouvait se permettre de jouer les indignées et quitter le plateau. Elle répondit donc :

— Je remercie le public américain de son intérêt pour ce film et pour ma petite personne. On a parlé d’un « effet Pygmalion » entre le réalisateur et moi. C’est très exagéré. Disons simplement que les conditions de tournage et cette tournée de promotion ont fait de nous des amis proches. Il est évident que je lui dois ce que je suis aujourd’hui. C’est tout.

Debout dans la coulisse, Garin et John se regardèrent. Le premier lut dans les yeux du second plus qu’une colère et, soudain, les digues de l’urbanité se rompirent et un violent coup de poing partit pour atterrir sur le nez de Garin, qui se mit à pisser le sang.

Le retour à l’hôtel fut calamiteux et, une fois Ratih et John rentrés dans leur chambre, ce fut pire.

Alors qu’ils se déshabillaient, la fureur de John éclata :

– « C’est très exagéré ! » « des amis proches » « il est évident que je lui dois ce que je suis ». Et moi, je suis où dans tout ça ? Tu n’as même pas été capable de démentir catégoriquement qu’il y ait quelque chose entre cet « asshole(1) » et toi ! Merde ! J’en ai marre. « Fucking bastard(2) ! »

Ratih supportait d’autant moins la jalousie de John qu’elle n’avait rien à se reprocher.

— Arrête, s’il te plaît ! Je n’ai fait que mon travail et si tu dois monter sur tes grands chevaux à chaque fois qu’une photo ne te plaira pas, je crois qu’il vaut mieux que nous en restions là, parce que je n’ai pas l’intention d’arrêter le cinéma !
— Eh bien, voilà, c’est dit, les choses sont plus claires maintenant. Méfie-toi, Ratih, tu es en train de lâcher la proie pour l’ombre.
— Peut-être, mais c’est mon choix et maintenant, va-t-en !
— Non, je ne m’en irai pas !
— J’appelle la réception !
— Tu ne vas pas faire ça ?
— Si, je vais le faire.
— Ah, c’est comme ça que tu le prends !

Le ton était monté. Aucun des deux ne se contrôlait plus, à présent :

— Je le prends comme je veux, dégage maintenant ou je vais rejoindre Garin.
— Eh bien, vas-y, vas le rejoindre, traînée ! J’en ai plus rien à foutre. Tu as tout gâché !

... Quelque temps plus tard, une porte avait claqué.

Ratih, en chemise de nuit, s’enfuyait dans le couloir et John gisait effondré sur le lit.

(à suivre)

(1)Vulg. : Trou du cul ! Connard ! (2) Vulg. : Putain de con !

©Pierre-Alain GASSE, janvier 2017.

lundi 23 janvier 2017

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 17


indo2nb.jpg

XVII

Je reprends le fil de mon histoire, après une mauvaise semaine où je n’ai pas ouvert ce cahier. C’est l’hiver. Le temps est gris et froid et moi au fond du trou. Envie de rien. Mon humeur joue les montagnes russes comme ça, depuis mon arrivée ici. Mon avocate n’a pas encore réussi à obtenir un permis de visite pour Lia. Et puis ce matin, un rayon de soleil est tombé sur mon visage, pour la première fois depuis je ne sais combien de jours. C’est fou comme le moindre changement peut avoir des répercussions sur le moral. J’ai mieux mangé et voilà que j’ai envie d’écrire à nouveau… J’en étais où déjà ? Ah, oui, au lendemain de la remise des prix à Cannes.

« Il fallait que je m’excuse platement, je le sentais. Je me connectai au réseau wifi de notre hôtel cannois et composai avec une certaine appréhension le numéro du portable de John.

À cette heure, au restaurant, il devait être en train de préparer le service du déjeuner. Le personnel indonésien, il faut être derrière, sinon rien ne va. J’allais le déranger dans son travail, sans aucun doute, mais je ne pouvais pas retarder davantage cet appel. Une sonnerie, deux, trois...

— Allô, John, c’est moi, Ratih…
— Enfin ! Je commençais à être inquiet. Bon, alors, ça s’est bien passé, félicitations !
— Oui, oui, merci, je suis super contente, mais on est rentrés tard et j’étais trop fatiguée hier soir, excuse-moi… On a eu plein d’interviews et de photos à faire.
— Un petit SMS, quand même…
— Oui, je sais, dans le feu de l’action et le brouhaha, je n’ai pas entendu sonner mon portable et pas du tout pensé à le regarder de la soirée ensuite.
— C’est ça ! Autrement dit, loin des yeux, loin du cœur.
— Tu sais bien que ce n’est pas vrai !
— Je pourrais commencer à en douter. Quand est-ce que tu rentres ? On a besoin de toi ici, moi, Lia, le restaurant, tu le sais, ça ?
— John, on a déjà eu cette discussion. Tu as lu comme moi le contrat que j’ai signé. Tu sais que je dois respecter mes engagements et faire cette tournée de promotion du film comme prévu.

Il y eut un silence pesant à l’autre bout du fil.

— Et vous allez où, après la France ? finit par dire une voix fatiguée.
— À New York, quatre jours, tu le sais. Et tu avais promis de venir me rejoindre là-bas pour le week-end prochain.
— C’était avant que tu ne m’oublies comme une vieille chaussette. Il y a pas mal de boulot ici, en ce moment. Je vais voir.

Cette réponse ne respirait pas l’enthousiasme, c’était le moins qu’on puisse dire. Mais curieusement, je ressentais un certain détachement devant ces “représailles”.

— Chéri, je t’en prie !
— Bonne nuit, si tu viens de rentrer. Bisous. À plus.

Il avait raccroché.

J’eus un instant la tentation de rappeler pour ne pas rester sur ce malentendu, mais à la place, c’est le numéro de Lia que je composai.

À la quatrième sonnerie, elle décrocha :

— Allô, maman ?
— Oui, c’est moi.
— Tu es aussi difficile à joindre qu’une star, dis donc ! Félicitations pour ce prix !
— Merci, ma fille. Vous allez bien, toi et Bagus ?
— Oui, oui, tout va bien, ne t’en fais pas. Et toi ? Pas trop fatiguée, avec toutes ces émotions ?
— Assez quand même, mais ce matin je n’ai rien avant onze heures : une interview à la Radio, France Culture, je crois, alors après cet appel, je vais essayer de dormir quelques heures.
— Tu as eu John ?
— Oui, juste avant toi. Il était un peu fâché et a rapidement raccroché.
— Il faut le comprendre aussi. Ce n’est pas facile pour lui.
— Je sais. Finalement, tout ça n’a pas que des conséquences positives.
— Qu’est-ce que tu croyais, maman ?
— À vrai dire, je ne croyais rien, j’espérais seulement, mais je vois bien que ça ne va pas être si facile…
— Tu voudrais continuer ? John est d’accord ?
— On n’en a pas encore parlé.
— Je vois… On dirait qu’il y a de l’eau dans le gaz.
— Je ne sais pas. J’espère qu’il va venir me rejoindre à New York, en fin de semaine. On a besoin de discuter de tout ça. Dis-le lui, toi aussi.
— C’est le monde à l’envers, maman, mais OK, je vais le faire.
— Merci, chérie, j’ai hâte de vous voir tous les trois. Je vous embrasse.
— Moi aussi, maman, bye, fais attention à toi.
— Oui, toi aussi, Lia.
— T’inquiète !

Depuis l’officialisation de sa relation avec Bagus, mes rapports avec Lia n’étaient plus du tout les mêmes qu’auparavant. Sans doute se considérait-elle plus comme une jeune femme que comme l’adolescente qu’elle était encore, pourtant. Elle avait mûri et ne cherchait pas à s’opposer à moi, au contraire. Il était loin le temps où chaque conversation terminait en affrontement. C’était très agréable et reposant. Je ne dirais pas que d’ennemies nous étions devenues amies, mais il y avait un peu de ça quand même. »

Je vais arrêter pour ce soir. J’ai les yeux qui papillotent et l’ampoule de ma cellule a des faiblesses aussi. On dirait qu’elle va bientôt rendre l’âme. Et j’entends le pas de la matonne et le cliquetis de son trousseau. Ça va être l’extinction des feux. La plongée dans la nuit du pénitencier. Et c’est loin d’être le silence, vous pouvez me croire ! C’est fou les bruits que l’on entend ici la nuit ! Toux, ronflements, bruits de canalisations, guichets que l’on ouvre et referme, tours de clé… Il vaut mieux ne pas avoir le sommeil trop léger ! Enfin, on s’habitue, plus ou moins.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, janvier 2017.

lundi 16 janvier 2017

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 16


indo2nb.jpg

XVI

Nos deux protagonistes furent aussitôt aspirés par le vortex du succès. À tel point qu’il fallut retarder le départ, changer les billets de retour pour répondre à toutes les sollicitations des media.

Radios, télés, presse écrite spécialisée, les journalistes comme les actrices et acteurs primés se succédaient dans l’espace dédié installé sur la Croisette et les interviews se donnaient à la chaîne. Encore un aspect de la célébrité dont Ratih n’avait pas mesuré le poids. Car, à la longue, cela devenait fastidieux. Le soir de la remise des prix, ils avaient été conviés à la Cannes French Party Madame Figaro sur le rooftop du palace J. W. Marriott, où ils côtoyèrent l’alpha et l’oméga du cinéma français.

Idéalement situé entre le Carlton et le Majestic, l’ex Hilton avait été construit en 1988 sur l’emplacement du premier Palais des Festivals. Rénové de fond en comble cinq ans plus tôt, il avait fière allure dans la nuit cannoise avec ses néons roses et bleus qui rythmaient sa façade.

Ce soir-là, au Club by Albane, une éphémère superstructure isophonique de plus de 100 tonnes déposée au 7e étage du palace par une grue chaque année pour le Festival, Ratih avait été éclipsée par Ulla, la blonde épouse de Garin, ex-star des podiums et passerelles.

Cette dernière fit sensation dans une robe longue Schiaparelli Couture rose fuchsia qui ressemblait beaucoup à celle que portait Uma Thurman ici même l’année précédente, dirent les mauvaises langues. Ratih, elle, faute de mieux, avait dû remettre sa robe Didit Hediprasetyo, mais à part quelques regards féminins appuyés, elle n’enregistra aucune réflexion désagréable.

Arrivée au bras droit de Garin, tandis qu’Ulla monopolisait le gauche, lors de cette soirée, elle croisa des acteurs et actrices dont les noms lui étaient inconnus hier encore, mais qui brillaient au firmament du cinéma français : Jean Dujardin, Vincent Cassel, Anthony Delon, Pierre Niney, Gilles Lellouche, Guillaume Canet... Sophie Marceau, Audrey Tautou, Mélanie Thiéry, Mélanie Doutey, Marion Cotillard, Éva Green, Ludivine Saignier, Cécile de France…

Comme il fallait s’y attendre, les garçons l’impressionnèrent plus que les filles. Au total, Guillaume Canet et Sophie Marceau eurent sa préférence. Lui, pour son charme sexy et discret, elle pour la permanence de sa beauté, connue jusqu’en Asie.

Elle fut présentée à Albane Cléret, la maîtresse des lieux toute de noir vêtue, et un cliché paparazzé vint immortaliser la scène.

Et la tête lui tourna.

On l’entoura, on la félicita, on l’interrogea.

Dans ce cadre, un peu moins formel que celui de la Croisette, les questions gênantes ne tardèrent pas : « Comment elle-même et son entourage vivaient-ils cette success-story ? », « Songeait-elle à faire carrière dans le cinéma ? », « Quels étaient ses projets après ce film ? », « Avait-elle déjà reçu d’autres propositions de tournage  ? ».

Mais elle ne savait plus, à présent, ce qu’elle voulait vraiment faire de sa vie : assurer la prospérité de son restaurant ou s’épanouir sous la chaleur des sunlights ? Et elle mesurait qu’il lui faudrait sans doute choisir.

Alors, que répondre à toutes ces questions ? Inventer ? Broder ? Suggérer ? La vérité seule lui apparaissait impropre à dire : trop incertaine, trop plate, trop commune, trop quelconque.

Garin, plus expérimenté, délivra des réponses vagues, étudiées, dilatoires, tout en sachant qu’il y aurait un après, que le succès de ce film lui permettrait de tourner d’autres.

Ratih, elle, se laissa enfermer dans des réponses exagérées, des affirmations péremptoires, des projets mensongers que son auditoire écouta poliment sans y croire un instant.

Ratih souffrait du syndrome de la « starlette ».

Quelques vodkas Belvedère thym et pamplemousse aidant – c’était la nouveauté phare de la saison – les nombreux journalistes présents réussirent à mettre en scène une photo de Garin recevant un baiser de ses deux charmantes accompagnatrices. Assez anodine, au demeurant, dans son contexte.

Hélas, quelques jours plus tard, la presse people reproduisait en une de ses éditions la seule partie droite du cliché, celle où apparaissaient Garin et Ratih, avec ces titres tantôt interrogateurs, tantôt affirmatifs : « Cannes : une romance est-elle en train de naître ? », « Un Pygmalion indonésien récompensé à Cannes », « Ratih Suharto, un Grand Prix et un nouvel amour ? »…

Ulla entra aussitôt dans une rage froide et obligea son époux à appeler son avocat et déposer plainte pour diffamation. L’hebdomadaire concerné n’en avait cure. Il vivait fort bien de ces pratiques mensongères depuis des années et n’était pas à une condamnation près !

Ratih, rougissante de colère et de honte, donna une interview de démenti le jour même de la publication, mais les réseaux sociaux s’étaient emparés de l’affaire et le buzz courait sur la Toile.

C’est ainsi qu’il parvint jusqu’à John et contribua au renforcement chez lui d’un double sentiment de frustration et de jalousie. Il commençait sérieusement à regretter d’avoir poussé Ratih dans cette aventure !

Garin, d’abord apparu comme un second sauveur pour sa compagne, avait ensuite obtenu le statut de rival potentiel, pour devenir aujourd’hui une espèce de bête noire, qui hantait ses nuits et assombrissait ses jours.

John n’ambitionnait plus qu’une chose : que tout ce cirque médiatique finisse, que Ratih disparaisse des gazettes et que la vie au Sundoro Sunshine reprenne son cours initial !

C’était compter sans le poids des contrats signés et sans les atermoiements de Ratih elle-même.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, janvier 2017.

lundi 9 janvier 2017

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 15


indo2nb.jpg

XV

Sans m’en parler, Garin avait inscrit le film au Festival de Cannes, en France, et finalement celui-ci avait été sélectionné.

Alors, je m’étais renseignée et j’avais découvert que c’était un des principaux festivals de cinéma du monde !

Petit à petit, la possibilité d’une récompense s’était infiltrée dans mon esprit. Mais à aucun moment je n’avais imaginé devoir faire une tournée de promotion.

C’est pourtant ce qui arriva, car cela figurait en toutes lettres (petites, il est vrai), dans une des clauses de mon contrat.

Je dus donc m’y plier, bien que cela ne m’enchantât pas trop de délaisser ma famille et m’absenter à nouveau du restaurant.

Deux jours avant la remise des prix, des rumeurs insistantes avaient averti Garin d’une possible récompense et, en urgence, nous nous étions envolés tous les deux pour Paris et Cannes, via Dubai, puisque je ne pouvais faire escale à Singapour.

Auparavant, il avait fallu aller choisir une robe pour la soirée de remise des prix. C’est ainsi que je me retrouvai dans les salons jakartanais de Didit Hediprasetyo, l’étoile montante de la haute couture indonésienne, en train de passer une sélection de ses récentes créations.

En quelques heures, ses retoucheuses ramenèrent à ma taille une robe longue sublime ! Je n’avais pas mauvais goût : c’était le clou de sa dernière collection. Son prix équivalait à dix ans de notre indigent salaire minimum !

Elle était blanc écru, en dentelle de soie aux motifs floraux stylisés et aux transparences osées. Il fallut toute la persuasion de Garin et du couturier pour me convaincre que c’était LA robe qu’il fallait porter dans un Festival comme Cannes, où il convenait d’être remarqué autant pour son vestiaire que pour son travail !

Certes, c’était un lourd investissement pour une soirée, mais selon Garin, cela pouvait rapporter gros, si les clichés étaient suffisamment repris par la presse.

Je me laissai convaincre, car l’audace de la dentelle était compensée par un col sage et des manches courtes, inspirés des tenues asiatiques traditionnelles, et une blancheur discrète de bon aloi. Le reste n’était pas de ma compétence. Mon contrat prévoyait que ces frais de représentation étaient pris en charge par la production.

L’heure du départ approchait. Lia était un peu envieuse de ce voyage exotique, John un peu déçu de ne pouvoir m’accompagner ; seul Bagus paraissait sincèrement content pour moi.

Le vol, en classe affaires, une nouveauté dont le luxe me parut insolent, se passa sans incident. La ruée médiatique commença dès l’aéroport de Cannes-Mandelieu ; des indiscrétions avaient filtré ou des paris avaient été lancés ; toujours est-il qu’une meute de caméras, en priorité asiatiques, mais aussi européennes, nous attendait à la sortie du tarmac.

Garin, prudent et avisé, avait prévu la chose et nous avions répété dans l’avion une petite interview, pour le cas où..

« Oui, c’était mon premier rôle au cinéma et j’avais trouvé ce métier passionnant, mais difficile » ;
« Oui, j’étais fière de pouvoir par ce film contribuer à faire connaître au grand public, la condition dificile et méconnue des maids asiatiques.
« Oui, je mesurais avec incrédulité le chemin parcouru depuis mon renvoi de Singapour, et je tenais à remercier mon réalisateur de m’avoir fait confiance pour tenir ce rôle »...

Nous répondîmes brièvement aux questions posées avec les quelques platitudes d’usage.

Du fond de notre taxi aux vitres teintées, je découvris le rivage qui fait rêver toutes les starlettes du monde : la Croisette et sa large promenade piétonne sous les pins !

À défaut du Martinez, complet et trop cher de toute façon, nous avions obtenu, je ne sais comment, deux chambres supérieures au Majestic, un autre des hôtels de luxe de la Croisette : 240 € la nuit en temps normal, plus du double pendant le Festival ! Pour moi, c’était énorme.

Rendez-vous compte : vingt mètres carrés à moi toute seule, qui pendant un an avais dormi dans moins de six !

Grande baie vitrée, écran plat, minibar, salle de bains luxueuse, j’étais comme une petite fille dans un magasin de poupées : j’allais de la fenêtre au lit, du bar à la coiffeuse, du fauteuil au bureau, de la baignoire au lavabo, j’essayais le peignoir, allumais le sèche-cheveux, je m’allongeais sur le lit king size, testais ses ressorts… Une vraie gamine, je vous jure !

La cérémonie de clôture et de remise des prix était prévue à 19 heures. Il fallait être prête une heure avant, commander une limousine, s’insérer dans le ballet bien réglé des véhicules qui s’arrêtent au pied du tapis rouge et ne pas rater sa sortie de voiture ni sa montée des marches.

Pour les hommes, c’est plus simple. Il est rare qu’un smoking se déchire, qu’un mocassin verni casse ou qu’un nœud papillon s’envole ! Mais, nous les femmes, craignons sans cesse qu’un objectif surprenne un début de culotte, un sein échappé, une mèche sur l’œil, que sais-je encore qui viendrait choquer et ridiculiser, ternir une image toujours fragile.

Je parle comme si j’étais une star, c’est consternant !

Bref, Garin était un peu plus détendu que moi.

Ayant réalisé deux essais à l’hôtel, avant le départ, je m’extirpai assez élégamment de la voiture et, au crépitement des flashes, je sus que ma robe produisait son petit effet.

Tout cela était plus qu’agréable.

Bras dessus bras dessous, nous montâmes les marches, en nous arrêtant deux ou trois fois à la demande des photographes et caméras.

J’arborais mon plus joli sourire.

C’est un moment qui restera gravé à jamais dans ma mémoire. Je ne pense pas le revivre.

La cérémonie commença. Les places qui nous étaient attribuées se trouvaient dans la rangée centrale, assez loin dans la salle, mais assez près du bord, heureusement pour moi, qui suis un peu claustrophobe. Puis, ce fut le lent égrènement des prix. Énoncé de noms parfois difficiles à prononcer, applaudissements, montée sur scène, embrassades et poignées de main, remise du trophée, discours ému ou maîtrisé, remerciements minutés.

Une boule grossissait dans mon ventre. Les jointures de mes doigts blanchissaient sous la pression. J’échangeais des regards interrogateurs et inquiets avec Garin, à mesure que le palmarès s’avançait sans que « L’Indonésienne » ait été cité.

Les prix du scénario, de la mise en scène, d’interprétation féminine et masculine avaient été décernés ; celui du Jury aussi. Ne restaient plus que le Grand Prix et la Palme d’Or !

Je nous voyais déjà repartir les bras vides lorsqu’enfin, dans un brouillard visuel et sonore, je discernai les consonances de nos deux noms au bout d’une phrase : c’était nous ! C’était moi !

Garin s’était levé. Je l’imitai et, main dans la main, nous progressâmes vers la scène du Palais des Festivals.

Le maître de cérémonie, Jean Dujardin, me fit la bise et serra la main de Garin, puis le Président du Jury lui remit le Diplôme du Grand Prix avec une phrase sobre. Ensuite, ce furent les discours de remerciement, tandis que crépitaient les flashes.

Garin fut bref, et moi plus encore. Je crois que j’ai simplement dit, en anglais, que je me sentais très heureuse pour lui, pour le film et pour moi, que cela me coupait le souffle et que j’étais très reconnaissante envers le jury. Mais je me souviens très bien qu’une salve d’applaudissements a salué cette banale déclaration.

Il y eut cette nuit-là trop de coupes de champagne, de multiples interviews et sollicitations, quelques courtes heures de sommeil toute habillée et, au réveil, dans la chambre et sur le lit de Garin, un horrible trou noir de quelques heures.

Si je ne m’étais trouvée seule, dans ma robe de cérémonie, j’aurais pu croire que j’avais couché avec Garin.

Mais, non, il reposait dans le canapé voisin, le nœud papillon dégrafé et les mocassins déchaussés, impénétrable dans son sommeil comme dans la vie.

Je nous revoyais descendre de la limousine qui nous ramenait à l’hôtel, je nous visualisais même devant le liftier, puis plus rien jusqu’à ce réveil.

C’est alors que j’avisai mon téléphone, sorti de mon sac, à mes pieds.

Quatre appels en absence clignotaient : trois de John, un de Lia. Et deux messages : le premier de ma fille, pour me féliciter, le second de mon chéri pour s’étonner de ne pouvoir me joindre !

Six heures du matin ici. Il était onze heures à Temanggung. Il fallait que je les appelle !

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, janvier 2017.

lundi 2 janvier 2017

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 14

indo2nb.jpg
XIV
Le mois d’avril était déjà entamé lorsque Garin reçut le mail lui annonçant que son film L’Indonésienne, Singapore maid était retenu pour le 69e Festival du Cinéma de Cannes, dans la Sélection Officielle.

De joie, il en tomba de sa chaise, mais, prudent, garda la bonne nouvelle pour lui jusqu’à l’annonce publique.

Quelques jours plus tard, il assista en direct sur Internet à la conférence de presse qui confirmait ce choix et put alors communiquer l’information à tous les intéressés parmi lesquels figurait, au premier chef, Ratih. Celle-ci, complètement béotienne en la matière, accueillit la bonne nouvelle avec un enthousiasme poli, mais sans plus. Elle méconnaissait encore le retentissement de cette manifestation.

Garin, lui, refusa de pavoiser, car il savait que la concurrence s’annonçait rude : pas moins de vingt titres en compétition et seuls sept prix seraient décernés.

L’année précédente, c’était le film de Jacques Audiard, Dheepan, qui avait remporté la palme. Avec l’histoire d’un ancien « tigre tamoul » ayant fui le Sri-Lanka en compagnie d’une jeune femme et d’une petite fille pour obtenir plus facilement l’asile en France. Échouée dans une banlieue sensible, cette « fausse famille » allait être rattrapée par la violence.

Son scénario à lui, de maid indonésienne expulsée de Singapour, présenté sous pavillon du Vietnam, son principal financeur extérieur, saurait-il séduire un jury encore inconnu, mais à coup sûr exigeant ?

Passer après Dheepan ne serait pas facile ! Il craignait fort que son film manque de deux ingrédients dont les doses augmentent d’année en année dans le cinéma actuel : le sexe et la violence.

Les derniers succès du cinéma vietnamien remontaient à 2002 et 2004 avec Bar Girls et sa suite Street Cinderella de son confrère Le Hoang et encore n’avaient-ils obtenu que des récompenses décernées dans l’orbite asiatique.

De toute façon, le seul fait d’être retenu et projeté à Cannes vaudrait au film une notoriété sans égale. Le retour sur investissement serait énorme. Autant dire que cette sélection était déjà une grande victoire. Elle fut célébrée au champagne français avec toute l’équipe de production, en présence de Ratih et de sa famille. La presse relaya l’événement et un petit tourbillon médiatique prit corps en Indonésie.

Un envoyé du Gouvernement indonésien vint même trouver Garin pour l’assurer que le refus de l’autorisation de tournage n’était dû qu’à des considérations de maintien de l’ordre public en des temps troublés par la montée de l’intégrisme islamique et non à une censure de son scénario.

L’année passée, la présidence du jury était assurée par le réalisateur australien Georges Miller et comprenait un Canadien, une Iranienne, deux Français, un Hongrois, un Danois, une Américaine et une Italienne.

L’Asie aurait-elle un représentant cette année ? Rien de moins sûr. Depuis sa création, le Festival n’avait récompensé que cinq réalisations asiatiques et la composition des jurys reflétait cette faiblesse. Le cofinancement partiel de son film par l’Oncle Sam lui apporterait-il un soutien de ce côté-là ? C’était une conjecture de plus, parmi toutes celles qui s’agitaient dans la tête de Garin.

Dans la seconde quinzaine de mai, le 69e Festival Inernational du Film s’ouvrit enfin. Les limousines aux vitres teintées entamèrent un ballet bien réglé devant le Palais cannois.

Les stars féminines, moulées dans des robes d’un soir, adoptèrent sur le fameux tapis rouge leur pose la plus étudiée, tentant de monter les marches sans faux-pas et arborant des sourires étincelants de blancheur. Leurs homologues masculins, sanglés dans un smoking ou en débraillé chic, jouaient les princes consorts.

Tous sacrifiaient, avec plus ou moins de bonheur, aux exigences des caméras et des photographes de presse, protégés par une armée de gros bras et un rempart de barrières, des chasseurs d’autographes et selfies de tout poil.

À plus de onze mille kilomètres à vol d’oiseau, Garin regardait cela avec un certain détachement, car il avait déjà remporté des prix, monté des marches et subi les flashes. S’y ajoutait pourtant une appréhension croissante : l’Europe, c’était autre chose, tout comme l’Amérique d’ailleurs, et la France et son Festival de Cannes restaient un Graal convoité par tous.

Le dimanche 22 mai, le palmarès tomba enfin.

L’avant-veille, prévenu par le Président du Festival que son film avait reçu un accueil excellent du public et bon de la critique, il s’était résolu à prendre l’avion pour Paris, puis Cannes, en compagnie de Ratih. Finalement, la Palme d’Or fut remportée par le film Moi, Daniel Blake, de Ken Loach, mais Garin se sentit néanmoins comblé lorsqu’il entendit son nom pour le Grand Prix ! Un peu moins prestigieux, certes, mais également assorti d’une distribution en France, qu’il n’aurait pu se payer autrement.

Ses objectifs étaient atteints et même plus : une Mecque du cinéma avait reconnu la qualité de son travail et de cette histoire. Il se sentait à la fois reconnu et honoré.

Ratih à son bras, dans une robe longue d’inspiration asiatique revisitée par le couturier Didit Hediprasetyo, il sentit les projecteurs de poursuite se poser sur eux tandis qu’ils progressaient vers la scène où le Jury les attendait.

Les jambes un peu flageolantes et la voix incertaine, il prononça les quelques mots de remerciements de rigueur, avant de se tourner vers Ratih pour lui passer le micro, mais elle ne sut que bafouiller, dans un anglais certes excellent, qu’elle était « so happy for Garin, the movie and her that she was breathless, but very thankful for the Jury ».

Prestation minimale qui parut suffire et fut copieusement applaudie.

En regagnant sa place, Garin pensa qu’à présent, il fallait assurer la promotion de l’œuvre à l’international et que c’était une autre paire de manches !

Ses agents savaient faire pour le continent asiatique, mais l’Europe et l’Amérique, c’était nouveau pour lui comme pour eux.

La France disposait d’une société dédiée, UniFrance, mais l’Indonésie avait du retard dans ce domaine comme dans bien d’autres encore.

Cette distinction lui ouvrirait des portes, certes, mais trouverait-il les financements nécessaires à une tournée de promotion digne de ce nom pour le film ?

Autant dire que l’euphorie de la récompense fut moins longue que les observateurs extérieurs n’auraient pu le penser.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, janvier 2017.

- page 2 de 4 -