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Contexte : en 1993, je mettais le point final à un petit roman intitulé : La double vie de Jérôme Beaufils, avec en sous-titre : Chronique provinciale.

L'intrigue était classique : dans une toute petite ville bourgeoise de province, un jeune bibliothécaire s'éprenait de l'épouse délaissée d'un magistrat. L'issue était dramatique.

C'était à la fois un itinéraire à travers sept lieux de cette petite ville et un roman à trois voix pour raconter la courte vie du protagoniste principal. En effet, dans un chapitre, Alexandra, l'épouse bafouée du héros, racontait leur rencontre à travers son journal intime de l'époque, et dans un autre, son premier employeur accédait à la demande du narrateur pour transcrire dans un long courrier tout ce qu'il savait de l'affaire.

Aucun éditeur n'ayant voulu de ce projet, en 2000, j'ai démembré l'ouvrage pour en tirer trois nouvelles. Voici la première :

Maintenant que tout est fini, je peux bien vous laisser le lire, ce journal secret que j'ai tenu, semaine après semaine, depuis le soir de notre rencontre jusqu'à notre mariage. Je ne veux même pas le relire. Vous excuserez les fautes s'il y en a. Tout est dans ma tête à présent, jour et nuit, et je n'ai plus besoin de cahier. Il m'a servi de confident, d'ami à qui raconter ce bonheur qui fut le mien. Maintenant, je n'ai plus rien à confier. Alexandra.

1er janvier 1970

Hier soir, nous avons fêté le réveillon, toute la bande, et j'ai décidé en rentrant tôt ce matin de commencer à tenir un journal sur ce cahier, parce qu'il vient de m'arriver une chose merveilleuse, la plus merveilleuse de toutes : je suis amoureuse ! Il s'appelle Jérôme. C'est bien comme nom, n'est-ce pas ? C'est un ami d'Emmanuel - le frère de ma copine Brigitte - Bernard, cuisinier, qui avait préparé ce repas dans une salle que les sœurs nous ont prêtée gratuitement. On était une trentaine. C'était bien, à part que les garçons ont voulu nous faire boire dès le début et qu'il y avait plus de filles que de garçons. Bon, le repas, rien à dire : coquille Saint-Jacques, dinde aux marrons, salade, fromage, bûche glacée, mandarines. Classique, mais Bernard connaît son affaire, c'était bon. Je me suis retrouvée assise entre Emmanuel et Jérôme. On avait mis des bancs bout à bout et j'étais juste assise entre deux : c'était pas trop confortable. Alors, j'ai dû choisir de me pousser d'un côté ou de l'autre. Et comme Emmanuel semblait plutôt s'intéresser à son autre voisine, Chantal, je me suis rapprochée de Jérôme. Du coup, il a eu l'air gêné. Moi, j'avais mis une jupe droite noire, avec un corsage de fête à ma mère, et j'arrivais à peine à croiser les jambes. Lui, il était habillé classique aussi faut dire : un sous pull à col roulé blanc, un blazer bleu marine et un pantalon de flanelle gris anthracite. Au début, on s'est pas dit grand-chose. Et puis il y a eu des jeux pendant le repas. Ça a commencé dès les gâteaux apéritifs : c'étaient des baguettes salées et il fallait les manger à deux par les deux bouts sans mettre les mains. J'étais déjà verte de peur, en voyant nos bouches se rapprocher, mais il n'a pas profité de l'occasion et m'a laissé le dernier morceau. Alors, je l'ai mieux regardé. Il est brun, de taille moyenne, mais plus grand que moi quand même. D'habitude, je préfère les blonds, parce que j'aime pas le genre macho ibérique, mais lui, je ne sais pas, ça ne m'a pas gênée. Après ça, nous avons sympathisé ; le baratin habituel, mais sans plus. Oh, bien sûr, on avait un peu bu, comme les autres, mais je n'étais pas paf. J'ai bien vu qu'il s'intéressait à moi aussi quand on a commencé à danser : à chaque fois que c'était un slow, il m'invitait. Au début, je me tenais à bonne distance, mais je ne voulais pas avoir l'air plus bête que les autres, et puis c'était le réveillon, et puis j'en avais envie aussi : alors je me suis laissée aller et j'étais bien. J'attendais qu'il m'embrasse quand les lumières s'éteignaient, mais il ne devait pas oser. D'habitude, je flirte un peu, mais je ne les laisse pas me raccompagner en voiture. On sait comment ça finit. Lui, j'aurais voulu qu'il me raccompagne. Manque de chance, il n'avait pas de voiture ; alors on est rentrés à pied, vers deux heures du matin, marchant côte à côte, comme deux collégiens. Tout le long du chemin, je pensais : pourvu qu'il m'embrasse, mais je pouvais quand même pas le faire la première, il aurait cru que je voulais coucher. Et il m'a embrassée, devant la porte, mais du bout des lèvres, comme un baiser volé. Alors, pour le retenir, j'ai passé mes bras autour de son cou, et je l'ai embrassé à mon tour, longtemps, puis je suis rentrée brusquement, pour qu'il ne dise rien et... pour ne pas redescendre avec lui.

10 janvier 1970

Jérôme est étudiant à Rennes, à la fac de lettres. Il prépare une licence de lettres modernes. Il est en deuxième année. En principe, il revient le week-end tous les quinze jours, alors on pourra se voir facilement. Là, je l'ai revu le premier janvier, au Jardin des Plantes. Il avait neigé toute la nuit. On était tout seuls, accoudés à la table d'orientation. Nos pas avaient laissé quatre empreintes côte à côte sur la neige. Les polders enneigés scintillaient au soleil, c'était super. Je ne sais pas encore grand-chose de lui : on a passé plus de temps à s'embrasser qu'à parler. C'est curieux comme à tout moment j'en ai envie et lui aussi. Je ferme les yeux. C'est bon. Je redeviens un peu une petite fille, comme quand mon père me prenait dans ses bras le soir pour me mettre au lit. Mais il y a autre chose aussi : j'ai envie qu'il m'embrasse partout, encore, qu'il me caresse, sous mon pull, mais pas trop parce que...

25 janvier 1970

Cette semaine, nous sommes allés au cinéma ensemble pour la première fois. Mais je serais bien en peine de raconter le film. Jérôme a essayé plusieurs fois de glisser sa main entre mes cuisses, sous ma jupe. La prochaine fois, je mettrai un pantalon. Je l'ai enserrée entre les miennes, au début, mais il a su y faire, à la fin je n'ai pas pu lui résister. Ses doigts ont glissé sous ma culotte : j'étais déjà toute mouillée. Il a commencé à me caresser et bientôt j'ai senti le plaisir monter en moi comme une vague irrésistible. Je me suis mordu les lèvres pour ne pas crier, le visage au creux de son épaule. C'était beaucoup plus fort que toute seule. Mais après j'ai eu honte.

9 février 1970

Jérôme m'écrit la semaine où il ne rentre pas. Ses lettres commencent toujours par Alexandra tout court. Moi, je lui dis : "Mon chéri". Je lui écris sur du papier parfumé, mauve clair ; lui parfois sur une simple feuille de bloc. Mais ça ne fait rien. Il me raconte ce qu'il fait en cours. Ses sorties aussi. À la fac de lettres, avec 12 heures de cours par semaine, ils ne sont pas vraiment foulés. Alors, il va au cinéma souvent avec des copains. Des copines aussi. Je lui ai fait la tête la semaine dernière à cause de cela. Il m'a dit qu'il ne m'empêchait pas de sortir non plus. Mais, moi, j'ai pas envie de sortir sans lui. Peut-être que j'ai tort. Marylène, ma copine de boulot, m'a déjà invitée deux fois à sortir avec elle. Je ne me suis pas encore décidée. Pour en revenir à ses lettres, il me parle aussi des livres qu'il a lus, de ceux qui lui ont plu, qu'il me conseille de lire. Moi, je n'ai que les potins et les commérages de la pharmacie à lui raconter et qu'il me manque. Il me dit que je lui manque aussi et m'embrasse partout. Moi aussi.

23 février 1970

Jérôme n'est pas revenu cette semaine. Un partiel à préparer m’a-t-il écrit. Je me suis rongée les ongles toute la soirée de samedi et j'ai bouffé deux tablettes de chocolat. Un partiel, comme ça, presque à l'improviste, je trouve ça bizarre. Marie-Jo, la fille du patron m'a dit que c'est possible. Elle est en Médecine, c'est peut-être pas pareil. Dans sa lettre, il y avait une photo d'identité ; je lui en avais demandé une, mais il n'en avait pas. Il en a fait faire, chez un photographe, s'il vous plaît. Elle est bien, mais il a le sourire un peu figé. Je l'ai mise dans mon portefeuille. Sur ma table de nuit, je ne peux pas, à cause de ma mère. Je crois qu'elle se doute de quelque chose. J'ai eu beau lui parler de ma copine Marie-Pierre qui est à Rennes, tout ce courrier, ça lui paraît bizarre, et puis l'écriture de Jérôme, ce n'est pas vraiment une écriture de fille.

10 mars 1970

Aujourd'hui, je suis allée attendre Jérôme à la gare. J'avais demandé à la patronne de me laisser partir une demi-heure plus tôt. J'ai dit que j'avais un rendez-vous chez le dentiste. Il faisait un froid de canard et j'avais les pieds gelés à l'attendre sur le quai. C'était la première fois que j'attendais un garçon. Avant, c'étaient plutôt eux qui m'attendaient. Le train avait dix minutes de retard. J'ai horreur d'attendre comme ça sur les quais de gare. Je ne sais pas pourquoi, j'ai toujours peur que la personne que l'on attend ne soit pas là, ait raté le train, ait changé d'avis. Alors, attendre Jérôme ! J'avais le cœur en marmelade. Je ne lui avais pas dit que j'irais l'attendre. Nous devions nous retrouver après dîner seulement. Mais j'ai aimé son geste, quand il m'a vue, en descendant du wagon. Il a lâché son sac ; moi, j'aurais voulu courir vers lui, mais je ne pouvais pas, j'avais les jambes en coton. C'est lui qui a couru, et je suis tombée contre sa poitrine, cherchant ses lèvres. Mais avant de m'embrasser, il me l'a dit, là, pour la première fois, sur ce quai de gare, au milieu de la foule des voyageurs, du crissement des boggies et du nasillement des haut-parleurs et je n'ai entendu que ces trois mots magiques : "Alexandra, je t'aime". Ils ont résonné dans ma tête aussi clair et fort que toutes les trompettes de Jéricho. Cette scène est gravée dans ma mémoire à tout jamais. Maintenant, je sais qu'il est à moi.

24 mars 1970

Jérôme et moi avons décidé de nous "fiancer" aux vacances de Pâques. Pas officiellement, comme on faisait autrefois avec invitations réciproques, échange de cadeaux et tout le tralala, non. Officieusement. J'ai seulement annoncé à ma mère que désormais un garçon viendrait sans doute me chercher le samedi et le dimanche et que je souhaitais le lui présenter. Elle a souri, parce qu'elle avait deviné sans doute et m'a simplement dit :

— Comment s'appelle-t-il ? Je le connais ?
— Oui, ai-je répondu en baissant les yeux malgré moi. Jérôme. Jérôme Beaufils.
— Le fils du marchand de journaux ? Il est étudiant à Rennes, je crois. C'est un charmant garçon, en effet. Je te félicite, ma fille.
— Tu en parleras à papa, s'il te plaît. Moi, je n'ose pas.


8 avril 1970

Cette semaine je suis allée voir un gynéco. Une femme. J'avais pris rendez-vous depuis quinze jours déjà. Pour me faire prescrire la pilule. Elle a trouvé curieux qu'à mon âge - j’aurai vingt ans bientôt - j'en sois encore là et m'a conseillé une période probatoire d'un bon mois avant tout rapport sans protection. Jérôme ne m'a rien demandé encore, mais je veux pouvoir dire oui, le jour où il le fera.

22 avril 1970

Aujourd'hui Jérôme m'a offert un flacon de parfum pour ma fête. De chez Dior, s'il vous plaît. J'aime bien, mais je le trouve un peu trop musqué. Mais, c'est ce qu'il aime. Lui, il utilise une eau de toilette ringarde, du genre Mennen. Je lui ai dit que je lui en paierais une autre pour sa fête aussi, mais c'est en septembre seulement (le 30). Je crois que je vais l'acheter avant quand même.

1er mai 1970

Dans un mois, même pas, Jérôme sera en vacances et je pourrai le voir tous les jours. Cela va faire quatre mois seulement que je le connais, et j'ai l'impression que c'est si loin déjà ! A la pharmacie, tout le monde a deviné que j'étais amoureuse - il paraît que je suis tout le temps dans la lune - et il commencent à me charrier, mais ils ne savent pas de qui. Heureusement, parce que les patrons sont fâchés avec les parents de Jérôme, à cause d'une vieille erreur sur une ordonnance, je crois. L'autre jour, la mère de Jérôme est quand même venue à la pharmacie (c’était nous qui étions de garde). C'est moi qui l'ai servie. J'ai trouvé qu'elle me regardait avec un drôle d'air. Peut-être que je me fais des idées. On a dû lui rapporter que nous sortions ensemble. Pas ma mère, en tout cas, parce que je lui ai bien recommandé de ne rien dire à personne pour l'instant. Mais dans cette petite ville, tout se sait très vite. Et puis zut, je m'en fiche pas mal après tout.

8 mai 1970

Aujourd'hui, c'était férié, à nouveau. Il faisait beau. On est allé se balader en forêt. Jérôme vient d'acheter une deux chevaux d'occasion. Verte. Six mille francs ; son grand-père lui en paye la moitié. Quelle veine ! On est allé en forêt d'Andaine. On a sorti le siège arrière. J'avais préparé un super pique-nique : tomates, oeufs durs, charcuterie, viande froide, chips, fromage et fruits. Jérôme avait acheté une bonne bouteille. Mais après, il a voulu me faire voir le ciel à l'envers. Et ça fait à peine un mois que je prends la pilule. Et puis, comme ça, en plein air, j'avais un peu peur qu'on nous voie. Alors on s'est caressé seulement. Mais soudain, il a voulu que je lui... Oh ! je n'ose même pas l'écrire. Je l'ai giflé, et je suis partie en courant. Mais, j'ai dû revenir, un peu après. Je ne voulais pas non plus rentrer en stop. Il m'a demandé pardon. Mais n'empêche, on est rentrés aussitôt. C'était plus comme avant.

22 mai 1970

Ça y est ! J'ai présenté Jérôme à mes parents. Pour la première fois, il est venu me chercher à la maison, hier soir. C'est ma mère qui lui a ouvert. Moi, j'étais restée dans ma chambre exprès. Je suis descendue en courant quand elle m'a appelée : "Alex, il y a quelqu'un pour toi". J'étais prête depuis longtemps, et je tournais en rond comme une bête en cage. J'avais répété cent fois au moins ce que je voulais dire à mon père, qui lisait son journal en bas, comme si de rien n'était, mais maman avait dû le prévenir, parce que d'habitude, à cette heure-là, il est plutôt dans le jardin ou dans le garage à jardiner ou bricoler. Et tout ce que j'ai réussi à sortir, c'est : "papa, je te présente Jérôme". Il a levé les yeux de son journal et a simplement dit : "Ne la ramenez pas trop tard, jeune homme". Ouf ! On est partis sans demander notre reste. J'avais peur qu'il lui fasse subir un interrogatoire en règle. Finalement, c'était pas si sorcier !

Mardi 30 juin 1970

C'est décidé ; les parents ont dit oui. La réponse de ceux de Jérôme - encore mineur - dépendait aussi de son succès aux examens. Il vient d'obtenir son DUEL avec mention Assez Bien. Moi, j'ai beau être majeure maintenant, j'ai quand même dû batailler un peu aussi pour faire céder mon père. "Ce garçon, y'a combien de temps que tu le connais ? C'est pas un peu trop rapide, tout ça ? et tutti quanti..." Bref, dans quinze jours, Jérôme et moi nous partons camper dans le sud-ouest, du côté de Cordes-sur-Ciel, un des plus beaux villages de France, paraît-il, avec une dizaine de copains et copines de sa bande. Je les connais presque tous maintenant. Dans ma tente, il y aura Claire la fiancée de Michel, Andréa, celle de Philippe, et Delphine, celle de Jean-Jacques. Dans une autre tente, les trois filles restantes : Virginie, l'autre Claire et sa sœur que tout le monde appelle Zézette, et dans une troisième, les quatre garçons. Le copain de Virginie devrait nous rejoindre sur place. L'autre Claire et Zézette ont bien vingt cinq-vingt six ans, mais les autres sont de mon âge. Philippe et Jean-Jacques sont deux frères aussi : Jean-Jacques a un an de plus que Philippe. Michel et eux deux ont formé un petit groupe de folk avec Benoît, un autre garçon qui ne peut pas venir. Leur groupe s'appelle Les Téméraires. Ils se sont produits lors de la dernière kermesse des Écoles : ils chantent des reprises des Beatles, bien sûr, du Bob Dylan, du Pete Seeger, du Hugues Auffray. Mais, où j'en étais ? Ah oui ! vivement dans quinze jours ! J'en ai marre de vendre de l'écran total et de la crème Nivéa à la pharmacie. Tiens, ça me fait penser qu'il faut que je demande des échantillons à la patronne. Et j'ai trois mille trucs à penser pour mes bagages : qu'est-ce que je vais emmener ? Il faut que je m'achète un nouveau maillot de bain. J'ai vu un bikini pas mal, l'autre jour, mais il est un peu mini. Je ne sais pas ce que va dire ma mère. La deudeuche sera pleine à ras-bord, c'est sûr. Jérôme m'a déjà dit : un sac de voyage, pas plus !

Dimanche 12 juillet 1970

Nous y voilà. J'écris ces lignes sous ma tente en l'absence des autres filles qui sont parties faire les courses. Je ne veux pas qu'elles voient ce journal. Nous sommes installés près d'Albi, dans un champ aimablement prêté par un viticulteur que Jean-Jacques connaît je ne sais trop comment. Nous sommes arrivés hier soir, sans autre incident que la perte des lunettes de Jérôme, qu'il avait oubliées sur la capote de la deux chevaux, et que Philippe a écrasées en roulant dessus quand elles sont tombées. Le second incident s'est produit quand on a voulu monter la tente des garçons. Quelqu'un a égaré un piquet dans l'herbe, assez haute, et pas moyen de remettre la main dessus : en plus, y'en avait pas un seul en rab, obligé de le trouver pour finir de monter la tente : ça a failli tourner au vinaigre, parce que chacun accusait les autres de la perte. Finalement, on l'a retrouvé sous le tapis de sol, mais ça a bien pris vingt minutes !

Mardi 14 juillet 1970

Notre campement s'organise. Les tours de cuisine, vaisselle et courses ont été fixés, non sans mal, et les menus établis grosso modo. Chacun a mis des sous dans la cagnotte. La ferme d'à côté va nous fournir la plus grande partie des fruits et légumes, ainsi que les œufs et la volaille. Nous irons prendre le vin à la coopérative de Gaillac, toute proche. De ce côté-là, ça va. Ce n'est pas tout à fait la même chose en ce qui concerne les relations entre les participants : il y a déjà eu une engueulade hier entre Claire et Michel à propos de je sais trop quoi, et aujourd'hui c'est Jérôme qui me fait la gueule, je ne sais pas pourquoi non plus ! Il faut dire aussi que tant de "couples" obligés de dormir séparés, tout en étant si proches, ça crée forcément des frustrations. Je suis sûre que Michel et Claire ont déjà couché ensemble ! Jean-Jacques et Delphine, je ne sais pas, Philippe et Andréa, je ne crois pas, et moi et Jérôme... pas encore. Bon, j'arrête, ce n'est pas facile de trouver un moment pour écrire ici, j'entends des pas s'approcher de la tente...

Dimanche 19 juillet 1970

Hier nous sommes partis dans les Gorges du Tarn en excursion pour deux jours, avec armes et bagages, mais sans démonter notre camp de base. Aussi, hier soir avons-nous couché dans le hangar d'une scierie, près de Peyreleau, à l'entrée des Gorges. J'étais naze. Toute la journée à crapahuter, d'abord sous le soleil dans les chaos dingues de Montpellier-le-Vieux, ensuite dans la fraîcheur des salles de la grotte de Dargilan, puis enfin dans les rues pittoresques de Le Rozier et Peyreleau, c'est pas imaginable comme c'est crevant ! Le hangar où on a dormi sentait bon le bois. Nous avons étalé nos duvets sur les tas de planches pour être isolés de l'humidité du sol. C'était un peu dur, mais il paraît que c'est excellent pour la colonne vertébrale. Naturellement, les couples se sont reformés. Jérôme et moi, on a réuni discrètement nos deux duvets en un seul. Mais, on n'a fait que se caresser, il ne faisait pas assez sombre, la nuit était étoilée, et puis on était trop fatigués... Tant pis. Aujourd'hui, nous avons fait pas mal de voiture en remontant les Gorges jusqu'à Ste Énimie, (sans oublier de monter au Point Sublime) avant de descendre admirer la Forêt Vierge de l'Aven Armand. Mais sur le Causse Méjean, ça tapait encore dur ! Le retour au campement nous a semblé interminable. Tout le monde a chassé la canette toute la journée. Demain, repos.

Mardi 21 juillet 1970

Finalement, ce camp, je ne suis pas sûre que ç'ait été une bonne idée. Les garçons, certains au moins, louchent de plus en plus sur les filles des autres qui les cherchent bien un peu, et les filles commencent à se regarder de travers. Ce matin, j'ai surpris Jérôme en train de tartiner généreusement de crème solaire Delphine qui avait ôté le haut, pendant que Michel manœuvrait l'arrosoir qui nous sert de douche pour une Andréa qui ne lui disait même pas de fermer les yeux ou de se retourner ! Ça va mal finir si ça continue. En attendant, j'ai décidé de faire la gueule à Jérôme toute la journée et cet après-midi, je me suis arrangée pour ne pas être avec lui dans la voiture. C'était un peu risqué, mais tant pis, il l'a bien cherché ! Et Philippe avec qui j'étais assise derrière dans la voiture de Jean-Jacques a discrètement essayé de me mettre la main aux fesses, mais je ne l'ai pas laissé faire. Ce soir, nous avions organisé une veillée dans l'atelier de Jean-Marc le forgeron d'art de Cordes que Jean-Jacques connaît un peu. Il nous a parlé de ce village sublime, des travaux de restauration qu'il a faits, de son métier. On a bu du vin chaud, et chanté au son des guitares de Jean-Jacques et Michel, autour de la cheminée où crépitaient de vieux ceps de vigne. C'était sympa. Les mains étaient baladeuses, mais chacun avec sa chacune. On a jeté des pièces dans le puits en faisant un vœu avant de repartir, tard dans la nuit.

Samedi 25 juillet 1970

Dans deux jours le départ. Hier, il a plu toute la journée, une petite pluie fine et froide. Aujourd'hui le ciel est encore gris, mais l'atmosphère moins humide. Je suis de cuisine avec Jean-Jacques et Delphine : salade de tomates et concombres, steak haché-purée : on ne s'est pas trop foulés ce midi. Ce soir, je ne sais plus ce qu'il y a de prévu. Les derniers menus vont être un peu bizarres : il va falloir liquider les provisions au maximum. Finalement, François n'est pas venu : Virginie broie du noir depuis le début de la semaine ; Philippe a essayé de la consoler, mais s'est fait remettre en place ; c'est bien fait pour lui ! Jérôme et moi, ça va. Demain soir, veillée d'adieu au camp : on invite le fermier qui nous a prêté son champ, le viticulteur d'à-côté, et les quelques jeunes qui sont dans les parages et avec qui on a fait connaissance. Cet après-midi, on a ramassé du bois pour le feu de camp. J'ai failli me faire piquer par une vipère. J'en ai encore la chair de poule. Je ne suis pas là de recommencer à ramasser du bois mort. Côté boisson, ça va, il y a encore un cubi de rosé presque plein. N'empêche, en deux semaines, on en a déjà descendu deux de vingt-cinq litres ! Heureusement qu'à la coopérative, on l'a pour pas cher !

Lundi 27 juillet 1970 - 6 h

J'écris ce matin avant que tout le monde se réveille. Aujourd'hui, on lève le camp. Le départ est fixé à 10 h pour que la rosée sur les tentes ait le temps de sécher. On s'est couchés vers une heure du matin : je vois les cendres du feu et les gobelets vides par l'entrée entrebâillée de la tente : on a chanté, bu et dansé, ... bu, dansé et chanté... dansé, chanté et bu... Je ne suis pas sûre que les tentes aient retrouvé tous leurs occupants habituels : deux estivantes hollandaises qui voyagent à vélo et campent à proximité ont retenu l'attention des garçons toute la soirée, avec leurs caracos à fleurs et leurs shorts moulants, et j'ai l'impression que Philippe et Jean-Jacques sont ressortis après l'extinction des feux. Ce matin, ce n'est pas Andréa qui dort dans le duvet à côté du mien,... c'est Jérôme : plutôt que de risquer de le voir partir avec une des hollandaises, je l'ai entraîné ici au plus fort de la fête, et je sais même pas si on a remarqué notre absence. Enfin, si, sûrement, puisque Andréa a dû aller dormir ailleurs. Claire et Delphine sont à leurs places. Jérôme dort comme un bébé. J'ai mal à la tête, la langue épaisse, et il y a une tache de sang dans mon duvet. Enfin, c'est fait, je ne suis plus vierge ! Mais ça ne m'a pas donné envie de recommencer tout de suite. Il paraît que c'est toujours comme ça la première fois. J'espère bien, parce que sinon...

Samedi 1er août 1970

Finies les vacances ! Ce matin, j'ai repris le travail à la pharmacie, et manque de chance, elle est de garde tout le week-end. Je n'ai vu Jérôme ni aujourd'hui ni hier et ne le verrai pas demain non plus. Il est parti faire ses trois jours au Centre de Sélection de Rennes. Le service militaire vient d'être ramené à un an au lieu de seize mois, mais le sursis est supprimé et les conditions de report d'incorporation sont plus restrictives qu'avant. Comme il n'a pas vraiment envie de passer sa licence (de toute façon, les concours administratifs qu'il pourrait présenter seraient les mêmes), il a décidé d'y aller. Cela me fait tout drôle d'être séparée de lui, après ces quinze jours passés ensemble. Bien sûr, il y a eu quelques frictions, mais quand il n'est pas là, il me manque terriblement. J'ai annoncé à mes parents que je voulais prendre un appartement, mais je ne leur ai pas dit que j'avais déjà fait une demande. J'aurai vingt-deux ans le mois prochain. Je veux vivre avec Jérôme, m'endormir et me réveiller à côté de lui. J'arriverai peut-être à faire avaler la pilule à mes parents, mais du côté de la famille de Jérôme, cela s'annonce plus difficile. -Tu n'as pas fini tes études ! - Te faire entretenir par une femme, tu n'as pas honte ! - Et d'abord, tu n'es même pas encore majeur ! - Tu crois qu'avec son salaire, vous pourrez vivre !.. Je les entends d'ici ! Lundi, c'est mon jour de congé. Il sera rentré. On doit aller passer la journée à Carolles, à la plage.

6 août 1970

Jérôme n'est pas rentré lundi. Je l'ai attendu en vain sur notre banc, au Jardin des Plantes. Ils l'ont gardé cinq jours à l’hôpital militaire pour des tests d'allergie, quand il a dit qu'il était asthmatique à la visite médicale. Ils ont trouvé qu'il avait une rhinite chronique et qu'il était allergique à tout un tas de trucs : la poussière domestique, le pollen des graminées, des champignons microscopiques... bref, il est réformé, il est RÉFORMÉ, dispensé de service militaire ! Réformé définitif n° 2, c'est marqué sur son livret militaire, je ne le croyais pas, alors, il me l'a montré. C'est incroyable, un an de gagné. Bon, c'est vrai qu'il est asthmatique et que l'époque des foins ne lui vaut rien, mais de là à être dispensé de service, je ne l'aurais pas cru. Lui non plus n'y croyait pas. Cela change tout. Enfin pas tout, mais pas mal de choses quand même. Il faut que je trouve un appartement aussi vite que possible maintenant. Il y a bientôt six mois que j'ai fait à l'insu de mes parents une demande à l'Office de HLM, mais jusqu'ici aucune nouvelle. Les célibataires ne sont pas prioritaires, c'est sûr. Mais je sais que dans le nouveau programme de constructions, à l'Hyvernière et Rue Cour-du-Paradis, il y a des studios et des F2 de prévus. Il faudrait que je les relance.

15 août 1970.

Jérôme et moi on va se marier ! Il me l'a dit aujourd'hui, alors que nous étions assis sur notre banc dans le Jardin des Plantes, face au Mont-St-Michel qui pointait à peine dans la brume de chaleur. Il a répondu sans m'en parler à une offre d'emploi de la Ville qui recrute un aide-bibliothécaire au 1er septembre prochain. Alors, il est convoqué pour un entretien la semaine prochaine, et il m'a dit comme ça : "Si je suis pris, on pourrait se marier, non ?" Je lui ai sauté au cou et on a fait plein de projets, mais il est encore trop tôt pour en parler. Je suis sur un nuage. Pourvu que ça marche ! C'est sûr qu'il ne sera pas le seul candidat à ce poste. Mais quand même, les livres, ça le connaît. Et puis, le bibliothécaire en chef chargé du recrutement est un client de ses parents. Mais il faudra encore que le maire soit d'accord avec son choix. Il faut que ça marche ! Je le veux ! J'irai même mettre un cierge à Saint-Sulpice s'il le faut !

23 août 1970

Ça a marché ! Jérôme va être embauché. Enfin, il faut attendre la lettre de la Mairie, mais l'entretien a été positif : à la fin, en lui serrant la main, le bibliothécaire en chef lui a dit texto : "Vous recevrez sous huit jours une réponse écrite de Monsieur le Maire à votre demande d'emploi, mais je peux d'ores et déjà vous dire que je suis favorable à votre embauche". Pourtant, il y en avait trois autres qui étaient convoqués avant lui. Jérôme a attendu avec deux d'entre eux dans le bureau de la secrétaire. Ils se sont regardés en chiens de faïence sans se dire un mot. Heureusement qu'il était le dernier, sinon il n'aurait rien su aujourd'hui. Bien sûr, c'est un emploi d'auxiliaire, mais quand même, il devrait gagner autant que moi qui travaille depuis deux ans déjà. À nous deux, on aura dans les deux mille francs par mois. C'est plus qu'il n'en faut pour un jeune couple, non ?. Maintenant, mes parents n'auront plus rien à dire. J'imagine déjà notre appartement : des meubles modernes : la chambre blanche laquée, le living en teck, un canapé et des fauteuils de couleur vive, une table ronde, des plantes vertes.... dans la cuisine : une gazinière, une machine à laver, un frigo, une table en Formica et ses chaises, des placards assortis. C'est vrai qu'au départ, il va y avoir une foule de choses indispensables à acheter.... Si ça se trouve, on va être obligés de faire du crédit. Il faut que je m'arrête. Je vais trop vite. Lundi peut-être, Jérôme aura sa lettre d'embauche. Non, c'est trop tôt, disons en fin de semaine... Tout ce temps à attendre, c'est affreux.

15 septembre 1970

C'était une belle et chaude soirée de fin d'été. Jérôme et moi sommes allés voir et entendre le dernier son et lumière de la saison au Jardin des Plantes. Je n'aime pas trop la musique classique, mais comme ça, ça va. Le soir tombait peu à peu tandis que s'allumaient les projecteurs dans les parterres et les fourrés et que retentissait la musique dans les arbres. Du Vivaldi d'abord m'a dit Jérôme. Puis un truc espagnol imprononçable. Mais il avait raison : c'était beau. Après un tour du parc, nous sommes allés sans y penser nous asseoir sur notre banc fétiche, face à la baie. Et c'est là que nous avons décidé pour de bon de nous marier au plus vite, car je viens d'obtenir un F1 bis de l'Office de HLM. F1 bis, ça veut dire, paraît-il, que la cuisine n'est pas séparée de la salle de séjour. Je n'avais pas parlé à Jérôme de ma demande d'appartement : à l'époque, je le connaissais à peine, mais il a bien pris la chose, bien sûr. Mes parents, eux, c'est pas pareil ; ma mère m'a presque une scène quand la lettre à en-tête est arrivée à la maison l'autre jour. Elle a commencé par crier : " Quoi ! Tu veux nous quitter ? Tu n'es pas bien ici ? Pour le prix que tu nous donnes ! Tu aurais pu nous en parler avant quand même ! Alors je le leur ai lâché tout à trac : "Jérôme et moi on va se marier". Du coup, ma mère a retrouvé le sourire aussitôt : "Eh bien, la voilà la bonne nouvelle qu'on attendait, hein papa ?" Mon père a hoché de la tête en silence. Ça veut dire qu'il est d'accord. Lui, il n'est pas du genre expansif. Il faut dire que ma mère, elle, parle tout le temps. Alors, entre les deux, ça fait une moyenne. Il a fallu que je raconte tout, le pourquoi et le comment. Enfin c'est fait. Il est question d'un dîner à la maison, de présentation officielle et pour régler les questions matérielles entre les deux familles. C'est incroyable comme les choses se sont précipitées depuis deux mois. Je suis devenue une femme, Jérôme m'a demandée en mariage, il a été dispensé de service, s'est fait embaucher à la Ville, je viens d'obtenir un appartement HLM tout neuf et on va se marier le mois prochain. La vie est merveilleuse quand même , non ?

Épilogue

ouest éclair

Vendredi 31 mars 1972

Drame passionnel Bibliothèque Emile Littré.

Hier, à l'heure de la pause-déjeuner, un fait divers dramatique s'est produit place Thomas Beckett, près de la Bibliothèque municipale : M. Dugué, le bibliothécaire en chef, qui revenait prendre son service, a été poignardé par un de ses employés, M. Jérôme Beaufils, qui a ensuite retourné son arme contre lui et s'est donné la mort. M. Dugué a été transporté d'urgence à l'hôpital de St-Lô. Ses jours ne seraient plus en danger. Une lettre trouvée contre la colonne brisée du monument à Thomas Beckett révélerait l'origine passionnelle du drame. Cet épilogue dramatique serait à rapprocher des inscriptions vengeresses et des rumeurs qui ont couru ces derniers temps en ville à l'encontre de l'épouse d'un magistrat du Tribunal. Une enquête criminelle a été ouverte : M. Dugué, toujours en réanimation, n'a pu fournir sa version des faits, mais le suicide de M. Beaufils ne semble pas faire de doute.

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