Prologue

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Monsieur,

Vous m'avez demandé, par votre lettre du 20 janvier dernier, de vous donner divers renseignements sur un de mes employés, aujourd'hui disparu, ainsi que mon sentiment personnel sur les faits qui lui ont été reprochés et dont j'ai pu avoir connaissance. Je vous avoue que mon premier geste a été de jeter votre lettre au panier pour deux raisons dont la première est que je ne comprends pas très bien l’intérêt que vous portez à toute cette affaire, fort banale en somme, et la seconde que son évocation m'est plutôt pénible, vous le comprendrez sans peine. Néanmoins, après réflexion, pour vous être agréable, et en souvenir de votre père que j'ai bien connu et qui m'honorait de son amitié, je vous ai préparé le récit ci-après, où je pense avoir réuni tout ce que je sais du personnage, sous une forme aussi objective que possible. Vous voudrez bien excuser le temps que j'ai mis à vous répondre, mais j'ai tenu - déformation professionnelle direz-vous - à être aussi précis que possible et j'ai donc opéré diverses vérifications dans mes archives personnelles et dans celles de mon ancien lieu de travail.

Donc, moi, Mathurin Dugué, Bibliothécaire en chef de cette ville de 1955 à 1972, j'ai rencontré Jérôme Beaufils pour la première fois le 23 août 1970, dans mon bureau, où je l'avais fait convoquer. Quand je dis pour la première fois, c'est inexact, dans la mesure où j'étais client de ses parents et que j'avais donc dû le voir une fois ou l'autre dans leur boutique, mais j'entends par cette expression que c'était la première fois que je lui prêtais attention. Il s'agissait de pourvoir un emploi d'aide-bibliothécaire, dont j'avais demandé la création au Conseil Municipal quelques mois plus tôt, et qui venait de m'être accordé. Le jeune homme, comme d'autres, avait répondu à une offre insérée dans la presse locale la semaine précédente, et j'ai retrouvé le curriculum vitae qui était joint à sa lettre. J'en extrais les renseignements suivants :

Nom : BEAUFILS

Prénoms : Jérôme, Martin, Chrétien (étrange, n’est-ce-pas ?)

Date de naissance : le 7 septembre 1950 dans notre bonne ville, 6, place Saint-Sulpice.
Fils unique.

Profession et adresse des parents : débitants de tabac-journaux-bimbeloterie, à l'adresse sus-indiquée.

Études : École Saint-Vincent de Paul, puis Saint-Joseph et enfin Institut Notre-Dame jusqu'au baccalauréat, mention passable, obtenu en 1968. Ensuite, DUEL (Diplôme Universitaire d'Études Littéraires), Option lettres modernes à la Faculté des Lettres de Rennes.

Situation militaire : Réformé définitif n° 2

Situation de famille : marié (30 octobre 1970), sans enfant.

Domicile : HLM, 6, rue Cour du Paradis.

Profession du conjoint : laborantine à la Pharmacie Principale.

Emploi(s) occupé(s) avant cette demande : aucun.

Sa lettre de demande d'emploi ne présente pas d'intérêt, à part le fait qu'elle était sans faute d'orthographe, chose rare de nos jours et qui a sans doute influencé ma décision. L'intéressé, après avoir été sélectionné, s'était donc présenté devant moi ainsi que trois autres candidats, ce 23 août 1970, à neuf heures. Je l'ai reçu en dernier. Le premier, une tignasse de rouquin bafouilleur ne m'avait pas fait bonne impression. Les deux autres ne le valaient pas.

Brun, mince, de taille moyenne, d'abord plutôt timide, hésitant à tendre la main, à s'asseoir, à prendre la parole, il s'anima lorsque j'en vins à parler littérature, afin de savoir non pas seulement s'il aimait lire, mais s'il aimait les livres, condition essentielle dans notre métier. Je le savais fidèle lecteur de la bibliothèque, et ayant sa fiche d'emprunt sous les yeux, je connaissais aussi ses lectures. Très tôt, il avait abordé les classiques destinés aux adultes, avec une autorisation paternelle, et semblait avoir une prédilection pour les romanciers du dix-neuvième siècle, Balzac, Flaubert, Zola. Il savait en parler avec justesse et ce qu'il faut de passion. Une bonne orthographe, l'amour des livres et de leurs auteurs, un maintien réservé : voilà les éléments qui emportèrent ma décision. Il fut convenu qu'il débuterait le premier septembre, à l'échelle indiciaire prévue par les textes. Je chargeai Monsieur le bibliothécaire principal de le former aux tâches qui seraient les siennes, mais celui-ci ayant attrapé une bonne grippe, je me trouvai dans l'obligation, trois semaines durant, de le mettre moi-même au courant.

Il démontra rapidement d'excellentes facultés, tant dans l'accueil du public, qu'il accomplissait fort civilement, que dans la tâche délicate de l'enregistrement et du classement des volumes nouveaux, qui constitue la base de notre travail. Je note d'ailleurs que sur la fiche individuelle de notation que je transmets aux services municipaux pour l'attribution de la prime de fin d'année, j'avais porté fin 1970 l'appréciation suivante :"Fort bon élément, ponctuel et assidu, qui accomplit son service avec la plus grande conscience".

Au bout d'un an, Jérôme Beaufils, qui s'était inscrit, sur mon conseil, aux cours de Promotion Sociale, passa avec succès le concours d'aide-bibliothécaire et, de vacataire devint stagiaire pendant un an, puis fut titularisé sur place à compter du 1er septembre 1972, dans un emploi libéré par le départ en retraite anticipé (pour raisons médicales) d'une collègue asthmatique.

Cette même année 1970, à la rentrée judiciaire, Me Lesueur, nommé Président du Tribunal de Grande Instance, fut muté de Coutances à A. Dans notre petite ville, je ne vous apprends rien, les femmes de la bonne société constituent avec les jeunes l'essentiel de notre clientèle, et Jérôme Beaufils eut donc l'occasion de côtoyer nombre d'entre elles, à maintes reprises. Peu de temps après leur emménagement dans la gentilhommière de la rue Crèvecœur, Mme Lesueur vint s'inscrire à la bibliothèque pour elle-même et ses deux petites filles. Madame Lesueur était d'origine italienne et d'une beauté qui ne passe pas inaperçue : la trentaine, grande, mince, de grands yeux noirs rieurs, une longue chevelure brune bouclée et un corps admirable faisaient se détourner sur elle tous les regards. Monsieur Lesueur, quadragénaire sec et mince était aussi austère que son épouse semblait gourmande de la vie. Leurs deux fillettes avaient la beauté de leur mère, mais le naturel réservé et le sérieux de leur père. Madame Lesueur devint rapidement une abonnée assidue de la bibliothèque, où elle empruntait chaque semaine plusieurs ouvrages pour elle-même et ses enfants.

J'ignore si Jérôme Beaufils fit sa connaissance le jour où elle vint s’inscrire, - la fiche manuscrite qu'il aurait alors rempli ayant été informatisée depuis sans que l'on puisse identifier son auteur - mais ce fut sans aucun doute dans le cadre de son service, et il s'avéra bientôt indéniable qu'il en était tombé amoureux. Mais enfin, lequel d'entre nous ne l'était pas un peu !

Quelques mois plus tard, à l'été 71, d'après les fiches d'emprunt, Madame Lesueur, qui était diplômée d'Histoire, pour occuper les loisirs que lui laissait le gouvernement de sa maison, et séduite par notre petite ville, entreprit une étude du passé de notre cité, et ses visites chez nous se firent plus fréquentes et plus longues. Nous mîmes même à sa disposition un petit cabinet de lecture proche de la section historique, et plus calme que la salle de lecture principale où l'attention était souvent détournée par des allées et venues trop fréquentes de scolaires qu'il fallait souvent rappeler à l'ordre quant au silence à garder en ces lieux.

C'est ainsi, je crois, que les relations de Jérôme Beaufils et de Madame Lesueur passèrent du statut de cliente à employé à celui, déjà plus intime, de chercheur à collaborateur. Jérôme Beaufils, en effet, ayant appris son projet, s'était proposé de dépouiller pour elle, à ses heures creuses, un fonds légué à la bibliothèque quelques mois plus tôt, non encore répertorié, et qui pouvait contenir des ouvrages ou des éléments nécessaires à son travail de recherche.

Toujours est-il que trois mois plus tard, la rumeur publique faisait de Jérôme Beaufils l'amant de Madame Lesueur ; ce que vint confirmer ce que je vais vous relater à présent et dont j'avais été le témoin bien involontaire quelques semaines auparavant.

C'était un lundi ; jour où la bibliothèque n'est pas ouverte au public avant quatorze heures, car nous profitons de cette matinée pour recevoir les éditeurs, enregistrer les livraisons et passer nos commandes. Madame Lesueur nous avait demandé la semaine précédente un ouvrage sur les Abrincates, fondateurs de notre cité, qui figurait dans nos fichiers mais sur lequel il avait été impossible de mettre la main. Au cours du week-end, je m'étais heureusement souvenu qu'il devait encore se trouver dans les cartons du dernier déménagement de la section histoire, à la suite de l'agrandissement de notre maison, il y avait un peu plus d'un an. En effet, nous avions sous-estimé notre besoin en rayonnages, et un peu plus de mille volumes étaient restés en caisse, en attendant les rayonnages supplémentaires toujours promis mais jamais livrés par les services municipaux. J'avais donc chargé Jérôme Beaufils de téléphoner à Madame Lesueur pour lui annoncer qu'elle pourrait passer prendre cet ouvrage dans la soirée, mais elle était venue le matin même, alors que Jérôme se préparait à descendre à la réserve, et elle y était descendue avec lui. Ce n'était pas très régulier, mais nous la considérions maintenant comme faisant un peu partie de la maison.

Un peu plus tard, ayant moi-même à faire dans ce secteur, je descendis au sous-sol. C'est alors que j'entendis Mme Lesueur dire d'une voix rauque que je ne lui connaissais pas :"Non, Jérôme, je vous en prie". Intrigué, je m'approchai de la réserve, et par la porte entrouverte, je découvris Mme Lesueur, couchée sur les caisses de livres entassées sur le sol, jupe à moitié relevée, et Jérôme Beaufils, étendu sur elle, en train de l'embrasser à bouche-que-veux-tu. Je reculai précipitamment et m'éclipsai. Il ne dut pas se passer autre chose ce matin-là, car ils remontèrent très peu de temps après moi. Mais j'étais à présent fixé sur la véracité de la rumeur. Quelques jours plus tard, j'appris de la bouche de Jérôme lui-même que Madame Lesueur l'avait engagé comme répétiteur pour ses enfants : le loup était introduit dans la bergerie !

Je ne sais rien de plus, sinon ce qu'en a dit la presse par la suite, mais je peux ajouter quand même que, hormis l'incident de ce jour-là, je n'ai jamais rien eu à reprocher à Jérôme Beaufils sur le plan professionnel. Mais il m'arrive de penser que si j'étais intervenu alors, le cours des événements en eût peut-être été changé et c'est ce remords qui dans un premier temps m'avait dissuadé de vous répondre. Avec l'espoir de vous avoir été utile dans votre enquête, je vous prie de croire, Monsieur, à toute ma sympathie.

Rédigé à Cherbourg , le 5 septembre 1975.

Mathurin Dugué

  I

Bibliothèque Émile Littré

  La Bibliothèque Émile Littré (philosophe et lexicographe 1801-1881) occupait toute une aile de l'ancien évêché - un sombre édifice mi-gothique-mi-renaissance - et ce jour-là, de la banquette du rez-de-chaussée sur laquelle on déposait les ouvrages qui rentraient ou sortaient, Jérôme devinait à travers le verre faiblement coloré des vitraux des fenêtres les différents tons de vert tendre des frondaisons du parc. Le soleil qui les infiltrait, diffracté par le biseau d'un verre plus irrégulier, se décomposait en un arc-en-ciel mouvant sur le chêne ciré du comptoir. Cette vision le ramena soudain plusieurs années en arrière : il se revit, dans la basilique Saint-Sulpice, la gorge serrée d'émotion au spectacle d'un visage de jeune fille nimbé de lumière. Et au moment précis où le nom enfoui dans sa mémoire lui revenait aux lèvres : "Maria...", il entendit une voix chantante lui répondre d'un ton courroucé :

— Je ne vous permets pas, Monsieur, et d'abord, comment connaissez-vous mon prénom ?

Devant lui se tenait une jeune femme brune, grande et mince, au visage de madone et au physique de mannequin, comme tout droit sortie d'un film d'Antonioni ou de Rossellini,(avec la couleur en plus), moulée dans une petite robe rouge à bretelles qui la déshabillait plus qu'elle ne l'habillait. Un éclat dans ses yeux semblait démentir son propos. Elle tenait par la main deux fillettes de sept et dix ans environ, habillées de vichy, avec des couettes ornées d'un nœud du même tissu.

— Je voudrais inscrire mes deux filles et moi-même à votre bibliothèque. Qu'est-ce que je dois faire, s'il vous plaît ?

L'impression première de Jérôme se confirmait. Italienne, sans aucun doute. Il était là, debout, les mains à plat sur la banquette, les yeux remplis de cette apparition paradisiaque, incapable d'articuler le moindre mot d'excuse, la gorge sèche et les jambes chancelantes.

— Voici ma carte d'identité. Vous en avez besoin pour remplir ma fiche, n'est-ce pas ?

Ses doigts hésitants effleurèrent une main aux ongles laqués du même rouge que la bouche ferme et bien dessinée qui venait de prononcer ces mots. Prenant la carte qu'on lui tendait, il lut pour lui seul : Alessandrini Maria, épouse Lesueur, née à Naples le 8 mai 1941. Signe particulier : néant. Une indignation subite le saisit. Comment une beauté aussi éclatante pouvait-elle ne pas avoir de signe particulier si tout en elle était singulier ? Il vit là une confirmation supplémentaire de la bêtise insondable de l'administration.

Depuis qu'il avait prononcé le nom-sésame de Maria, le temps avait été comme suspendu, aboli pour Jérôme, et ce n'est qu'au contact des doigts de Madame Lesueur qu'il redescendit sur terre et s'entendit dire d'une voix aussi professionnelle que possible :

— Mais certainement, Madame. Veuillez passer dans le bureau à côté. Je vais procéder immédiatement à votre inscription à toutes les trois.

Et il accompagna cette dernière phrase de son plus beau sourire commercial à l'adresse de la maman, puis des deux fillettes sagement immobiles aux côtés de leur mère. Il se souvint fort à propos qu'il avait dans son tiroir des bonbons acidulés destinés à de telles circonstances : il en prit deux, qu'il tendit aux fillettes : "Tenez, mesdemoiselles, un petit cadeau de bienvenue". Elles prononcèrent avec ensemble un gentil merci tandis que leur visage jusqu'ici sérieux s'éclairait d'un grand sourire.

L'effet attendu se produisit. La maman aussi retrouva le sourire. Jérôme enchaîna :

— Veuillez m'excuser pour tout à l'heure. Je rêvais tout haut et le prénom que vous avez entendu était un souvenir, mais je vois comme un signe à cette coïncidence.

Le front lisse de Maria Lesueur se plissa un instant, et Jérôme eut peur d'être allé trop vite. Il reprit d'une voix plus forte :

— Moyennant une cotisation familiale annuelle de 60 F, vous-même et vos enfants pouvez emprunter 3 livres chacun pour trois semaines, avec une limitation pour les bandes dessinées à un ouvrage par semaine. Veuillez signer ici, je vous prie.

Il lui tendait un stylo-bille, mais elle sortit un stylo-plume Parker (Jérôme reconnut le capuchon) de son sac à main et il remarqua qu'elle signait de son nom de jeune fille, d'une écriture haute et fortement inclinée vers l’avant.

— Merci beaucoup, Madame. Si vous le permettez, je vais vous indiquer l'emplacement des principaux rayons et vous montrer les salles de lecture pour adultes et pour enfants. Veuillez me suivre, s'il vous plaît.

  Comme nous le savons déjà, Madame Lesueur devint une abonnée assidue de la Bibliothèque, et par le biais des recherches historiques qu'elle entreprit à quelque temps de là, Jérôme fut amené à la côtoyer davantage, à la rencontrer pour ainsi dire en tête-à-tête, dans le petit cabinet de lecture mis à sa disposition pour la circonstance.

Jérôme donc, comme tous les hommes qui l'approchaient, était tombé sous le charme capiteux de Maria Lesueur, dès la première rencontre, mais au fil des semaines, et grâce à la collaboration qui s'établit bientôt entre eux, l'appel de tout son être qu'il avait ressenti devint bientôt un sentiment obsessionnel, une passion qu'il avait de plus en plus de difficultés à dominer. Jusque là, Maria n'avait rien fait pour l'encourager cependant, mais son parfum pénétrant, sa voix grave d'italienne, ses longs cheveux bouclés, ses yeux rieurs, ses lèvres pulpeuses, sa silhouette de déesse, tout cela l'émouvait aux larmes rien que d'y penser et quand elle était là, devant lui, à côté de lui, il en était comme tétanisé, bafouillait, bredouillait comme un collégien. Bref, il avait le sentiment d'être ridicule, souffrait mille morts en sa présence, mais infiniment plus encore en son absence.

Habituée aux hommages assidus de la gent masculine, Maria Lesueur les considérait avec détachement et naturel, mais savait remettre à leur place les don juan de préfecture et autres séducteurs professionnels d'une réplique cinglante, voire même d'un coup de genou bien appliqué, dans les cas les plus sérieux. Mais Jérôme n'entrait pas dans ces catégories. D'abord, si son trouble était plus que visible, il ne lui avait fait encore ni la moindre avance ni la moindre déclaration pas plus qu'il n'avait esquissé le plus petit geste envers elle. Et cette déférence, à laquelle elle n'était pas vraiment habituée, la touchait plus qu'elle n'aurait su dire. Sa jeunesse aussi l'émouvait. Elle, avec ses trente ans, son mariage précoce et ses deux fillettes, son existence rangée d'épouse de notable lui pesait un peu, elle se sentait plus âgée qu'elle ne l'était, et elle avait intérieurement surnommé Jérôme : "il cherubino" : c'était certes très exagéré, mais à son contact, elle avait l'impression de retrouver une parcelle de sa jeunesse trop vite enfuie.

Ainsi donc, alors qu'elle aurait pu très facilement mettre fin à ses rencontres avec Jérôme, en résiliant son abonnement à la bibliothèque - mais cela se serait su et aurait éveillé les curiosités - ou plus simplement en interrompant ses recherches historiques - mais elle en était à un stade où renoncer lui pesait - ou bien encore en demandant l'arrêt de la collaboration de Jérôme sous un prétexte quelconque - mais cela aurait pu lui attirer des désagréments et elle ne le voulait pas - au lieu donc de mettre fin à leurs rencontres de travail bihebdomadaires, elle se laissa aller dans un premier temps au sentiment de toute-puissance que lui donnait son ascendant sur Jérôme. Aujourd'hui enjouée, demain sévère, elle s'amusait à observer les troubles que ses changements d'humeur provoquaient en lui, jouait de ses sentiments et de ses désirs en se laissant effleurer la main ou en distillant des confidences sur son passé. Et Jérôme ne marchait pas, il courait, que dis-je, il courait, il volait. Un sourire de Maria, et il voyait la vie en rose, une arcade froncée, un œil noir, et il sombrait aussitôt dans la mélancolie.

Ce petit jeu dura quelques semaines. Maria attendait de Jérôme une initiative qui ne venait pas, sans avoir encore décidé de la réponse qu'elle y apporterait. Mais, prisonnier volontaire, tel un papillon incapable de sortir du halo de lumière d'un abat-jour, Jérôme supportait toutes les avanies que lui faisait subir Maria, sans se départir de son calme apparent. Cependant, il était maintenant évident aux yeux de beaucoup que le feu couvait sous la cendre et certains pressentaient un embrasement prochain. Le petit monde de la bibliothèque retenait son souffle.

Ce jour-là, Maria, avait décidé d'aider la Providence, et au cours de la matinée demanda à Jérôme de l'accompagner à la section des archives, à laquelle elle ne pouvait accéder seule. Elle portait à dessein la même petite robe rouge à bretelles que le jour de leur rencontre, le même parfum aussi. Après avoir allumé la lumière de l'escalier, elle commença à descendre, Jérôme sur ses talons. En bas, une fois franchi le sas d'entrée, devant les alignements parallèles de rayonnages remplis de boites d'archives, il y avait un espace libre occupé pour le moment par un amas de caisses de livres provenant d'un legs non encore répertorié.

Et là, dans la pénombre complice du sous-sol, Jérôme n'y tint plus. La lame de fond de tous ses désirs et tous ses rêves trop longtemps contenus le submergea soudain sans la moindre chance de pouvoir y échapper : sans avoir pu dire un mot, sans qu'il sût trop comment, et tandis qu'il la couchait sur les caisses de carton posées sur le sol, sa bouche se retrouva contre les lèvres de Maria qui s'était retournée pour lui faire face. Et Maria, surprise par la soudaineté de l'action, en s'entendant murmurer : "Non, non, Jérôme,... pas ici", en même temps que ses lèvres répondaient comme malgré elle au baiser de Jérôme, comprit qu'elle était prête... à bien plus que cela. Combien de temps s'écoula-t-il avant qu'un bruit de pas dans l'escalier ne les fît se redresser, réarranger leur tenue et se regarder avec effarement ? Il auraient été bien incapables de le dire. Jérôme remonta le premier sans mot dire. Maria le suivit bientôt, les bras chargés d'une pile de revues du siècle dernier.

Ce soir-là, les sens en feu, la tête en désordre et le cœur en fête, Jérôme traîna en ville et Alexandra, son épouse, était aux cent coups lorsqu'il réapparut enfin au logis vers dix heures du soir, empestant l'alcool et le tabac. Il récita sans conviction la fable de l'ami d'enfance rencontré par hasard, fable qu'Alexandra écouta sans sourciller et à laquelle elle fit mine de croire. Mais depuis quelques semaines, dans son sommeil, Jérôme laissait régulièrement échapper le même prénom et Alexandra n'en était déjà plus au stade des soupçons, mais bien à celui des confirmations. Ce qui l'empêcha de lui faire une scène sur-le-champ, ce fut l'absence de trace du moindre parfum féminin - Jérôme avait traîné dans les bars pour cette raison aussi - et le fait qu'elle sût que le premier amour de Jérôme s'appelait Maria ; le doute profita donc à l'accusé, qui se contenta cette nuit-là de dormir à l'hôtel du cul tourné. Mais c'est une épouse de plus en plus inquiète qui s'endormit au petit matin à ses côtés, après avoir passé et repassé en revue chacune des journées des semaines précédentes, à la recherche d'un indice qui aurait confirmé ses soupçons. En vain. A part ce prénom et ce retard de ce soir, rien. Mais l'amour jaloux d'Alexandra serait plus que jamais sur ses gardes désormais.

  II

Rue Crèvecœur

  C'est ce qui rend plus incroyable le fait qu'à quelque temps de là son épouse ait accepté sans broncher que Jérôme serve de répétiteur à Julie et Mélissa Lesueur. Mais il faut dire à sa décharge que c'était Me Lesueur en personne qui avait sonné à la porte un soir, pour leur faire cette offre. Maria n'avait voulu ni se présenter au domicile de sa rivale, ni faire sa proposition à Jérôme sur son lieu de travail. Dans le premier cas - pensait-elle - une femme perspicace n'aurait pas manqué de se poser des questions, et dans le second, depuis l'incident des pas dans l'escalier du sous-sol, elle redoutait les indiscrétions. Comment avait-elle persuadé son époux de la nécessité d'embaucher Jérôme, alors qu'elle-même ne travaillait pas, et comment l'avait-elle convaincu de faire personnellement la démarche ? C'est là un point qui n'est pas éclairci mais qui n'étonnera que ceux qui ne la connaissent pas (elle obtient tout ce qu'elle veut de quiconque). Comme Alexandra ne terminait son travail que vers sept heures et demie - commerce oblige - et comme la demeure des Lesueur se trouvait sur le chemin de retour de Jérôme, elle ne vit aucun inconvénient à ce que son mari, quatre soirs par semaine de six à sept fît faire leurs devoirs et réciter leurs leçons aux petites Lesueur. D'autant que la proposition financière était alléchante. Pour un travail somme toute aisé, puisque Julie Lesueur, l’aînée, entrait en sixième avec un an d'avance et que Mélissa, sa sœur, était au CE2.

C'est donc dans ces conditions que Jérôme Beaufils fit son entrée, au début d'octobre 1971, dans la gentilhommière de la rue Crèvecœur que Me Lesueur avait louée à des propriétaires désargentés, en prenant à sa charge quelques réparations urgentes. C'était une maison de maître un peu ancienne d'une quinzaine de pièces sur deux étages, sans trop de style, mais avec infiniment de charme. Sa façade couverte de vigne vierge prenait à l'automne des tons flamboyants et deux bougainvillées odorantes s'emmêlaient dans les grilles qui la séparaient de la rue. Dans la cour pavée, ceinte des bâtiments de service, un pressoir désaffecté et sa roue de granit accueillaient des fleurs. Un perron double conduisait à la porte d'entrée.

Ce premier soir de son nouveau service, en montant les marches de granit, usées en leur centre par presque deux siècles d'utilisation, Jérôme avait le cœur qui battait la chamade. Non pas tant de devoir faire le répétiteur pour deux fillettes qu'il connaissait à peine - car après tout cela ne serait guère plus difficile que les gardes d'enfants avec lesquelles il avait souvent bouclé ses fins de mois d'étudiant - mais surtout de se retrouver face à face avec Maria, sans savoir quelle attitude adopter. En effet, ils ne s'étaient pas revus, depuis l'épisode du baiser (cela faisait bientôt quinze jours) et Jérôme ne savait trop que penser. D'un côté, les mots qui, ce jour-là, avaient échappé à Maria (non, non Jérôme, pas ici...) étaient suffisamment explicites pour autoriser tous ses espoirs ; de l'autre, cette couverture qu'elle venait de lui procurer pour l'introduire au foyer conjugal n'était peut-être qu'un coupe-feu dressé à la hâte, pour l'inhiber davantage et éviter tout nouveau tête-à-tête... Essayant de reprendre son calme en inspirant profondément à plusieurs reprises, il chercha en vain une sonnette et finit par soulever le heurtoir de bronze à tête de gorgone, qu'il laissa retomber trois fois.

Contrairement à son attente, ce n'est pas Maria qui lui ouvrit la porte, mais une petite jeune fille, une employée de maison, jupe noire et tablier blanc. Surpris, Jérôme eut du mal à articuler le but de sa visite :

— Bonsoir. Je.... je suis... euh... Monsieur et Madame Lesueur m'ont demandé de venir pour faire faire leurs devoirs et réciter leurs leçons à leurs filles.

— Ah ! C'est vous le nouveau répétiteur... Madame m'a prévenue en effet. Elle vous attend au salon. C'est par ici.

Le vestibule, lambrissé de panneaux de chêne verni jusqu'à hauteur de taille, tapissé au-delà d'un tissu d'un beige un peu passé, orné de divers tableaux et gravures, menait au fond à un large escalier à simple révolution et balustrade ouvragée ; à droite une porte pleine à double battant ouvrait sur ce qui devait être la pièce de réception principale et à gauche sur ce qui se révéla être un petit salon, meublé de façon un peu hétéroclite.

Des dalles de grès sonores du hall, Jérôme mit le pied sur un parquet à l'anglaise dont quelques lames grincèrent sous son pas. Maria l'attendait, allongée sur une liseuse de style Directoire. Elle attendit que la bonne ait refermé la porte pour se lever. Mais le miracle des Archives ne se reproduisit pas. Jérôme, dans ce milieu qui lui était tellement étranger, resta figé au milieu de la pièce, sa serviette à la main, comme un commis-voyageur qui attend de montrer ses échantillons. Ce fut Maria qui parla la première :

— Bonsoir, Jérôme. Je suis heureuse que mon mari vous ait choisi pour aider les enfants. Je lui ai dit beaucoup de bien de vous et M. Dugué aussi. J'espère que vous vous plairez avec nous...

Quel langage est-ce là - songea Jérôme - ? Mais lorsqu'il la vit mettre un index sur sa bouche et pointer l'autre sur la porte qui venait de se refermer, Jérôme comprit que ces paroles protocolaires ne lui étaient pas particulièrement ou pas seulement destinées. Mais il n'eut pas le temps d'y réfléchir davantage. Elle s'avançait vers lui, mais le dépassa pour aller jusqu'à la porte qu'elle entrouvrit pour vérifier que personne ne guettait au trou, puis referma doucement avant de lui ouvrir les bras en disant tout bas avec cet inimitable accent italien : "Jérôme..."

Dans quel guêpier t'es-tu fourré ? - chuchota la raison de Jérôme, hélas couverte par le tumulte de son cœur qui disait : "Qu'importe ! Elle est à toi ! n'est-ce pas ce que tu voulais ?". Et l'instant d'après, plus rien n'existait que la douceur des lèvres de Maria, la violence de ses baisers, la chaleur de son corps contre le sien, le parfum de sa peau, l'odeur de ses cheveux. Et ce désir qui le brûlait... Et ces vêtements qui les gênaient... Non, il ne fallait pas... Pas ici... Pas maintenant...

Jérôme se contint et prenant la tête de Maria entre ses deux mains, il l'écarta de sa bouche en disant : "Maria... Pourquoi m'avez vous fait ça ? Me faire venir ici, sous votre propre toit. On peut nous surprendre à chaque instant. Et c'est encore plus mal...

Maria eut un petit rire de gorge : "Voyons, Jérôme chéri, c'est l'intention qui compte ; ici ou ailleurs, ce sera toujours mon mari et votre femme que nous tromperons. Mais je crains davantage le qu'en-dira-t-on de cette petite ville de province que les soupçons de mon mari. Quant au personnel, il m'est entièrement dévoué. Et puis Julie et Mélissa ont réellement besoin de quelqu'un pour les faire travailler. Moi, je n'y arrive pas. Elles savent comment me prendre et je cède à tous leurs caprices. Il est temps que cela cesse. Venez, je vais vous les présenter.

Sans s'en rendre compte, ils avaient conservé le vouvoiement qui avait régi leurs premières rencontres à la Bibliothèque. Mais le plus curieux c'est qu'ils allaient garder, par précaution diront certains, par un reste de timidité diront d'autres, ce traitement, anachronique pour deux amants, jusqu'à la dernière heure de leur courte relation.

Il ne se passa rien d'autre ce soir-là. Et Maria laissa dans la salle d'étude et de musique du premier étage, un Jérôme tout perplexe en compagnie des deux demoiselles de la maison qui accueillirent fort poliment "le monsieur qui leur avait donné un bonbon", et ce d'autant plus facilement que Jérôme en avait apporté d'autres qu'il sut leur donner lorsqu'elles eurent appris et récité convenablement leurs leçons. De l'anglais et du latin pour Julie, une petite récitation et un peu de conjugaison pour Mélissa. Lorsque sa tâche fut achevée, Julie fit signe à Jérôme, qui ne savait comment prendre congé, qu'il lui fallait tirer le cordon. La servante qui l'avait introduit réapparut et le raccompagna jusqu'à la porte d'entrée, sans qu'il ait revu la maîtresse de maison.

Le lendemain, il ne la vit pas non plus. Madame était allée à une vente aux enchères à Saint-Lo et n’était pas encore rentrée. On était vendredi. Désormais, il lui faudrait attendre lundi, dix-huit heures, avant de la revoir, peut-être... C’était plus que son cœur n’en pouvait. C’était trop. Il fallait qu’il trouve un moyen. La messe dominicale.... Comment n’y avait-il pas songé plus tôt ? Certes, mais irait-elle à la grand-messe de dix heures à Saint-Sulpice ou bien assisterait-elle à une messe basse à Saint-Saturnin ou à Saint-Martin-des-Champs ? Il réfléchit que les deux fillettes étant sans nul doute inscrites au catéchisme, il leur était conseillé d’assister à l’office de neuf heures, spécialement adapté à leur intention. Oui, mais leur mère les y accompagnerait-elle ? Elles avaient l’âge d’y aller seules. Et Madame Lesueur suivrait peut-être le dernier office, celui de onze heures et demie, avec son mari, qui serait alors rentré de son entraînement matinal. Et puis Alexandra et lui avaient coutume d’assister à la grand-messe.

Il en était là de ses pensées lorsque la sonnette retentit deux fois. Alexandra étant partie au marché, il alla ouvrir. C’était le facteur (il aurait pu s’en douter), qui avait sonné pour remettre le catalogue de la Redoute, qui, bien entendu, ne rentrait pas dans la boîte aux lettres. Mais il lui remit aussi une enveloppe blanche toute ordinaire sur laquelle il reconnut avec autant de stupeur que d’allégresse une écriture haute, inclinée vers l’avant, l’écriture de Maria ! Abasourdi, il referma la porte au nez du facteur, sans même prendre congé.

Adossé à la porte, comme pour mieux protéger le précieux envoi, Jérôme le retournait entre ses doigts, sans oser l’ouvrir. Une chance qu’il se soit trouvé là. Quelle folle imprudence que de lui écrire ainsi, sans précautions ! Mais quel bonheur aussi. Soudain, la pensée lui vint que c’était peut-être une lettre de rupture. Elle lui brûla les doigts tout à coup. Prenant sur lui, il déchira fiévreusement l’enveloppe. Elle ne contenait qu’un feuillet et quatre lignes qui le ravirent :

Jérôme,

Pardonnez-moi cet imprudent message. Je n’ai pu résister à l’envie de vous dire avant lundi les simples mots que vous devinez et que mon cœur ne peut plus retenir à présent : je vous aime.
Maria

Jérôme replia le feuillet qu’il mit dans la poche de sa chemise, sur son cœur. Puis il alla jusqu’au vide-ordures où il entreprit de réduire l’enveloppe qui avait contenu le cher message en morceaux de la taille d’un timbre-poste. C’est alors qu’il vit qu’elle n’en portait pas et n’était pas oblitérée. Il en était encore à s’interroger sur ce mystère lorsque un bref coup de sonnette lui annonça le retour d’Alexandra du marché.

— Tu sais qui j’ai vu sur la place ? Madame Lesueur avec sa bonne. Tu ne m’avais pas dit qu’ils en avaient une. Et jolie, en plus. Mais pas autant que sa patronne, c’est sûr.

Alors Jérôme comprit que Maria était venue déposer ou avait fait déposer, avant l’heure du facteur et sachant que sa femme était au marché pour un moment encore, le message qu’il avait trouvé. Mais quand même, quelle inconscience !

Rassuré quant aux sentiments de Maria à son égard, Jérôme décida sagement qu’il valait mieux ne pas éveiller les soupçons de son épouse en bouleversant subitement leurs habitudes dominicales. A présent, son problème immédiat, c’était de trouver un endroit sûr pour conserver la lettre de Maria, qu’il était hors de question qu’il détruisît. Il écarta son portefeuille, dans lequel Alexandra avait l’habitude de prendre l’argent liquide pour les courses. Aucun endroit de l’appartement ne lui parut à l’abri d’un assaut imprévu de nettoyage ou de rangement. Mais par contre, il songea finalement que personne n’irait avant longtemps inspecter les boîtes d’archives du sous-sol de la bibliothèque, où il avait souvent à faire, pas plus que le fond du tiroir de son bureau, qu’il avait bien du mal à ouvrir en grand. Mais à cause de cela même, il renonça au tiroir : on aurait pu trouver bizarre qu’il veuille l’ouvrir si souvent, tout à coup.

Dans la matinée du lundi, il descendit donc aux archives, où il procéda au montage d’une nouvelle boîte cartonnée, sur laquelle il inscrivit de la même écriture que sur les autres : "Correspondance", puis ne pouvant décemment préciser davantage, sur la deuxième ligne : "Divers". Il y glissa sa missive, puis alla ranger la boîte tout en haut d’un rayonnage, à côté de celles dévolues à Émile Littré et au général Valhubert. C’est là que l’on retrouverait, quelques mois plus tard, toutes les lettres de Maria, soigneusement rangées et curieusement frappées du tampon de la Bibliothèque Municipale, comme si Jérôme avait entendu en faire le legs à celle-ci.

Ce lundi-là, les tâches routinières qui d’ordinaire servaient de prétexte aux rêveries de Jérôme, ne purent l’empêcher de se ronger les sangs jusqu’au soir. Maria ne venait à la Bibliothèque que deux fois par semaine, le mardi et le vendredi, généralement l’après-midi. En effet, le lundi était le jour de congé de son mari, le mercredi consacré à ses filles, et le samedi jour de marché. et donc ce lundi-là fut interminable. À dix-sept heures, Jérôme avait déjà rependu sa blouse au vestiaire et endossé sa veste ; à dix-sept heures quinze, il vit entrer avec consternation une abonnée qu’il ne put se résoudre à laisser choisir seule, et qui ressortit bientôt avec les deux premiers ouvrages qui lui tombèrent sous la main et qu’elle n’avait pas lus : "Mort, où est ta victoire ?" de Daniel-Rops et "Les Vertes Années" de Cronin. À dix sept heures trente pile, il franchissait la porte d’entrée, ayant confié à un subalterne le soin, qui lui revenait d’ordinaire, de fermer l’établissement. Presque en courant, il parcourut à travers la vieille ville les quelques centaines de mètres qui le séparaient du domicile aimé. Pour se rendre compte qu’il avait un quart d’heure d’avance et rebrousser chemin jusqu’au jardin de l’Évêché qu’il traversa et retraversa d’un pas désœuvré.

Finalement, dans la minute où le clocher de Saint-Sulpice égrenait les tintements de dix-huit heures, Jérôme soulevait avec appréhension le heurtoir de la rue Crèvecœur.

Alors qu’il s’attendait au même tablier blanc et à la même jupe noire que la fois précédente, il eut presque un mouvement de recul en découvrant la robe d’intérieur moirée de la maîtresse de maison qui le fit entrer ; le lundi était aussi le jour de congé des domestiques et Maria sortait de son bain. Son mari, qui lisait au salon, la suivait de près et lui reprocha à mots couverts d’être allée ouvrir en cette tenue : " - Bonsoir, Monsieur Beaufils ; veuillez excuser mon épouse, elle ne m’a pas laissé le temps d’aller vous ouvrir, ce qui eût été plus convenable, mais vous savez comme les italiennes sont impulsives..."

Ils étaient là tous les trois, dans l’antichambre, comme dans le pire des vaudevilles, et Jérôme cherchait sa réplique, tandis que Maria montait déjà l’escalier, en relevant les pans de sa robe : Monsieur Beaufils, c’est bien cérémonieux pour un jeune homme ; vous permettez que je vous appelle Jérôme ?... Jerôme, vous voudrez bien m’excuser, je vais m’habiller pour obéir à mon mari. Vous connaissez le chemin ; les petites sont dans la salle d’étude ; vous pouvez monter, elles vous attendent.

Jérôme songea qu’un œil extérieur n’eût pas manqué de trouver indécent qu’un jeune homme montât chez elle et sur ses talons l’escalier d’une femme mariée en robe de chambre, et cela sous les yeux du mari. Mais celui-ci ne semblait pas s’offusquer outre-mesure de la situation. Quoique un reste de prudence lui fît gravir aussi les marches pour accompagner Jérôme jusqu’à la salle d’étude où l’attendaient Julie et Mélissa.

Mais après avoir donné à se deux filles les conseils que donnent tous les pères en pareilles circonstances, il s’éclipsa en prétextant un rendez-vous en ville.

Jérôme commença son cours dans la crainte et l’espoir mêlés de voir entrer Maria à tout instant et de ne savoir que faire ; puis il réussit à se concentrer sur sa tâche : cinq lignes de Tacite que Julie devait traduire pendant que Mélissa faisait des additions et des soustractions. Le manuel de latin en sixième était le même qu’à l’Institut dix ans plus tôt : les sœurs de la Providence ne dérogeaient que très peu aux traditions. Tête brune, tête blonde, penchées sur leurs cahiers, les deux fillettes étaient toutes à leurs devoirs avec Jérôme qui allait et venait de l’une à l’autre dans leur dos quand leur mère entra sans bruit dans la pièce, mais Jérôme aurait reconnu entre mille son sillage parfumé. Les cheveux défaits, elle portait à présent une petite jupe noire évasée et un corsage de satin cramoisi : rouge et noir ; le Rouge et le Noir. Jérôme en resta interdit : il y avait tant de similitudes entre sa situation ici et celle de Julien Sorel chez Mme de Rénal qu’il ne put se résoudre à ne voir là qu’une coïncidence. Maria voulait-elle faire ainsi allusion aux désirs calculateurs du héros de Stendhal et mettre à l’épreuve ses sentiments à son égard ?

La leçon n’était pas encore achevée, mais après avoir jeté un rapide coup d’œil au travail des deux fillettes, leur mère, de cette voix grave qui émouvait Jérôme aux larmes, presque au premier son, leur donna congé :

— C’est très bien, mes chéries. Allez jouer dans vos chambres maintenant, j’ai à parler à votre maître. Je vous appellerai quand il sera l’heure du dîner.

Elles se retirèrent avec entrain, esquissant une rapide révérence avant de sortir de la pièce, tandis que Jérôme ramassait livres et cahiers, sans pouvoir cacher un trouble grandissant. C’était à lui, à présent, de prendre une initiative, et il ne savait laquelle : son corps et son cœur lui en criaient une et sa tête lui disait : "Non, Jérôme.... pas ici". Et le souvenir de cette phrase lui rappelait qu’on avait failli les surprendre une fois déjà...

Mais la nature fut plus forte que la raison. Posant sa pile de livres et de cahiers sur le coin du bureau, il prit la main de Maria, qui se tenait maintenant à ses côtés, et la porta à ses lèvres en un geste irréfléchi, dont la spontanéité valut toutes les envolées lyriques qu’il aurait pu imaginer : portés l’un vers l’autre, les amants s’enlacèrent, leurs bouches se trouvèrent, leurs souffles se mêlèrent, et les doigts de Jérôme bien vite découvrirent que Maria ne portait rien d’autre que ces deux pièces de vêtement, bien faibles remparts qui furent franchis en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire. Maria non plus n’était pas restée inactive. Il n’était plus question ni pour l’un ni pour l’autre de faire marche arrière. Ils se prirent donc avec violence sur le chêne ciré du bureau en un assaut si longtemps désiré, imaginé et contenu qu’il les mena à l’extase au même instant et les laissa dans une semi-inconscience de quelques minutes...

"Post coïtum, omne animal triste" disaient les latins. Et Jérôme n’échappa à la règle. Rhabillé à la hâte, reconduit en silence à la porte de service, il ne put se résoudre à rentrer chez lui avant d’avoir mis un peu d’ordre dans ses pensées et erra donc un long moment par les rues de la vieille ville, sans rencontrer personne de connaissance, heureusement pour lui. Il pleuvait et il n’avait pas de parapluie. Cette pluie fine et pénétrante lui donna un tant soit peu l’impression de le laver de sa faute, et au bout d’un quart d’heure, ses pas purent le mener au logis où son aspect de chien mouillé lui évita toute autre question gênante.

 (à suivre)