masques

XIII

Il eût été déraisonnable pour Bénédicte de monter à Paris interroger Natacha, en faisant fi de toutes les règles de procédure, une fois de plus. Elle ne le savait que trop. La mort dans l'âme, il lui fallait se résoudre à passer la main et reprendre ses vacances forcées.

Mais autant essayer de joindre l'agréable à l'imposé.

Plutôt que de transmettre directement son rapport au Commissaire, elle décida d'appeler un de ses co-équipiers de la veille. Celui qui lui avait glissé sa carte professionnelle en quittant la scène de crime. Alain Le Bouguec, lieutenant de police, Commissariat de L. B. Suivait un numéro d'appel direct.

— Allô, lieutenant ? Capitaine Plassard à l'appareil. Je ne vous dérange pas ?

Le Bouguec, plongé dans la lecture du "Canard Enchaîné", renversé dans son fauteuil avec les pieds croisés sur le bureau, rectifia machinalement la position.

— Non, pas du tout, capitaine. Je vous écoute.
— Bien. Voilà. J'ai réussi à localiser une des participantes de la petite sauterie de La Vigie, par son site Internet. En me faisant passer pour vous, j'ai pu prendre un rendez-vous pour demain soir, vingt heures, dans le hall de l'hôtel Waldorf Arc de Triomphe. Il ne vous reste plus qu'à aller la cueillir ou la faire cueillir par un collègue parisien pour interrogatoire. Par elle, on pourra peut-être préciser le déroulement de la soirée et affiner les portraits-robots des "Adorateurs de Priape".
— Sauf votre respect, ce n'est sans doute pas la figure qu'elles leur ont le mieux vu.
— Certes, mais là, nous manquons de fichier, voyez-vous.

La conversation prenait un tour qui n'était pas pour déplaire à Bénédicte, pas bégueule le moins du monde. Et lorsque quelqu'un lui plaisait, elle n'était pas du genre à attendre que l'autre prenne l'initiative. Aussi ajouta-t-elle :

— Verriez-vous un inconvénient à ce que nous poursuivions cette intéressante conversation dans un autre cadre, lieutenant ?

Il y eut comme un blanc à l'autre bout du fil. "Aurais-je été trop claire ?" se dit soudain Bénédicte.

— Où vous voulez, quand vous voulez, Bénédicte, entendit-elle enfin.

La voix trahissait l'émotion du changement de registre inopiné.

— Vingt heures, au Fort du Large, vous connaissez ?
— Maintenant, oui. Mais, les perquisitions seront-elles terminées ? Mon collègue y est encore.
— Il ne tient qu'à vous qu'elles le soient, non ? 
— D'accord. À tout à l'heure.

Bénédicte tira un signal d'alarme imaginaire en proférant un "yes !" retentissant. Puis, elle raccrocha pour rappeler immédiatement l'établissement de luxe. Elle entendit la même voix que quarante-huit heures plus tôt :

— Le Fort du Large, hôtel-restaurant quatre étoiles, Florine à votre service, que puis-je pour vous ?
— Bonsoir, serait-il possible de réserver une table pour deux, pour ce soir, vingt heures ?
— Pour l'instant, la police procède à des perquisitions dans les chambres, en raison d'une affaire louche dans les environs. Je ne sais pas encore si...
— Ne vous inquiétez pas. Je sais de bonne source que dans deux heures l'activité pourra reprendre normalement en ce qui concerne le Restaurant.
— Dans ce cas... C'est à quel nom, Madame ?
— Plassard, capitaine Plassard.
— Très bien. C'est noté. À tout à l'heure, cap... Madame.

Bénédicte sourit. Son grade, pourtant modeste, faisait encore impression sur beaucoup de gens, comme si être capitaine pour une femme était le summum auquel elle pouvait prétendre. Comme quoi, les mentalités devraient encore évoluer !

Car Bénédicte n'avait pas l'intention de s'arrêter là.

Mais ceci sera une autre histoire.

Laissons celle-ci s'achever sur un tête-à-tête, qui aurait pu être romantique, devant les derniers feux du couchant sur les eaux de la Presqu'île, si les protagonistes n'avaient écourté leur dîner dès les entrées, pressés qu'ils étaient d'aller goûter d'autres plaisirs, tous masques tombés.