Le Blog de Pierre-Alain GASSE

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lundi 5 décembre 2016

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 9


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VII
Voilà plusieurs jours que je n’ai rien écrit dans ce « journal d’avant ». Une mauvaise passe. Je refusais de descendre au réfectoire et d’aller en promenade. Ce n’est que lorsqu’on a menacé de me supprimer les parloirs téléphoniques que j’ai eu un sursaut. Pas encore voulu couper le mince cordon qui me rattache au monde extérieur.

Je reprends donc le fil de mon récit.

Si je m’étais sentie aussi déstabilisée que fière quand Garin avait proposé d’acheter mon histoire pour en tourner un film, je le fus bien plus encore lorsqu’il revint me demander d’y tenir le rôle principal.

Cette perspective m’effraya au plus haut point. Des images anciennes me revenaient en mémoire : au collège et au lycée, j’avais participé à quelques représentations théâtrales, organisées par des professeurs dans le cadre de l’enseignement, alors que j’étais une adolescente boulote, mal dans sa peau. Bien entendu, je n’y avais pas tenu le premier rôle et j’en avais gardé un souvenir plutôt douloureux. Comme une idiote, j’imaginais le regard de tout le public fixé sur moi, mes boutons et mes bourrelets, alors que je n’étais qu’une figurante anodine dans un tableau d’ensemble !

De ce point de vue, j’avais une revanche à prendre !

Après le départ de nos trois visiteurs, John et moi avions attendu avec impatience et inquiétude le retour de Lia. Comme d’habitude, c’est Bagus qui la ramenait sur son scooter fluo.

Dès qu’elle entra dans le restaurant, elle flaira quelque chose d’inhabituel :

— Vous en faites une drôle de tête ! Il se passe quelque chose ?
— On peut dire ça, oui, intervint John, mais rien de grave, rassure-toi, Lia. On vient de faire à ta mère une proposition inespérée…
— Pour le restaurant ?
— Non, tu n’y es pas du tout, bien que cela ait quand même quelque chose à voir avec.

John souriait en coin, Bagus était interloqué et Lia trépignait d’impatience à présent, en m’interrogeant :

— Bon, allez, ne nous faites pas languir plus longtemps, c’est quoi, alors ?

Je me décidai enfin à parler :

— Tes parents sortent d’ici, Bagus.
— Comment ça ? Pourquoi ? s’inquiéta aussitôt le petit ami de Lia, craignant pour leur relation.
— Ton père voudrait que je joue mon propre rôle dans son film. Il n’a pas trouvé d’actrice à lui convenir pour cela.
— Wôw ! Super ! lancèrent à l’unisson les deux jeunes gens.
— Ce n’est pas si simple, Lia. Tu le sais, toi, Bagus.
— Si mon père dit que vous pouvez tenir le rôle, alors il faut le croire. Ce n’est pas la première fois qu’il emploie des non-professionnels. C’est un de ses dadas. Laissez-vous porter, Ratih, il sait faire.
— Personne ne sera plus crédible que toi dans le rôle, maman, continua Lia. C’est une chance, incroyable, tu te tends compte ?
— Justement, je trouve que j’en ai déjà eu beaucoup, ces derniers temps. Je ne veux pas tenter le diable.
— Ça, c’est de la superstition pure et simple, maman. Tu ne vas quand même pas renoncer à devenir une vedette par superstition ?
— Devenir une vedette ! Tout de suite les grands mots. Ce n’est pas de cela dont il s’agit, mais de vous quitter, vous et le restaurant, pour plusieurs mois. Voilà mon souci, avec, bien entendu, ma capacité à interpréter à l’écran mon propre rôle.

Les deux jeunes gens ne se donnaient pas pour battus. Bagus reprit :

— C’est une chance incroyable, Ratih, une fierté pour vous et pour nous, vous ne pouvez pas laisser passer ça !
— Oui, maman, réfléchis, si le film marche, c’est peut-être la fortune !

John mit un terme à la discussion :

— Bon, nous allons réfléchir, enfin surtout Ratih et on verra demain. La nuit porte conseil, non ?

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, novembre 2016.

lundi 28 novembre 2016

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 8

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VI

La vie bruissait à Temanggung, au rythme d’un trafic, de plus en plus dense chaque jour, de motocyclettes, scooters, autos et camions, sans compter les vélos et les cyclo-pousses. Tout cela dans un concert dissonant de klaxons, pétarades et coups de sifflet autoritaires des agents de la circulation. De temps à autre, des musiques tonitruantes échappées de vitres ouvertes venaient couvrir de leurs basses exacerbées, ce fond sonore déjà élevé.

Les étals débordaient des échoppes et passants et touristes déambulaient autant sur la chaussée que sur le trottoir. À leurs risques et périls. Des chargements aussi hétéroclites qu’instables circulaient sur des vélos ou des motocyclettes d’un autre âge. Des familles entières s’entassaient sur des scooters… Les automobiles étaient encore réservées à la classe dirigeante, aux commerçants fortunés et aux expatriés.

Ce samedi matin-là, Ratih finissait de renouveler la carte mensuelle du restaurant lorsqu’elle vit débarquer au Sundoro Sunrise un groupe de trois personnes qu’elle ne s’attendait pas à revoir de sitôt : Karin, la scénariste, Garin et sa blonde épouse Ulla. John n’était pas encore revenu du marché. Elle s’avança donc vers eux, le sourire aux lèvres et une sourde inquiétude au cœur.

— Soyez les bienvenus ! Qu’est-ce qui me vaut cette délégation matinale ? Pas une mauvaise nouvelle, j’espère ?
— Non, non, Ratih, rassurez-vous, au contraire, enfin, je veux le croire, dit Garin, en s’inclinant à l’indonésienne, la main sur le cœur. Est-ce que vous pourriez nous consacrer un moment ?
— Oui, oui, bien sûr.

Elle passa en cuisine donner diverses instructions sur le ton sans réplique qu’elle avait appris à utiliser avec ses subordonnés, puis revint vers ses hôtes.

— Venez par ici.

Elle les fit asseoir autour d’une table ronde isolée derrière un paravent, prit place à son tour et dit :

— Alors, que se passe-t-il ? Que voulez-vous de moi ?

Karin prit la parole.

— Voilà un mois que nous sommes à la recherche d’une actrice pour tenir votre rôle, Ratih, et nous ne trouvons personne à nous convenir. Nous vous avons amené les bouts d’essai pour que vous donniez votre avis.
— OK, d’accord.

Karin sortit un ordinateur portable de son élégant sac Dicota Lady Success et l’ouvrit devant Ratih, puis lança la première vidéo.

Ratih vit avec stupeur et consternation des filles de toute beauté jouer dans un style bollywoodien les premières scènes de son histoire. On n’y croyait absolument pas ou du moins, elle ne se reconnaissait pas un instant dans ces personnages.

Pourtant, les indications de Karin étaient claires et correspondaient à ses états d’âme d’alors. Alors, quoi ? Lorsqu’elle eut achevé de visionner les essais les moins mauvais que Garin et Karin avaient sélectionnés pour elle, elle leva un regard désappointé vers eux.

— Aucune ne convient, vous êtes sûrs ? interrogea-t-elle, sur un ton désabusé qui manifestait clairement qu’elle connaissait déjà la réponse.
— Absolument et c’est pourquoi nous sommes ici pour… vous demander de tenir votre propre rôle.
— Quoi ? Mais je ne suis pas actrice, moi, vous êtes fous…
— Vous n’êtes pas actrice, mais vous connaissez l’histoire par cœur, vous l’avez vécue, nulle mieux que vous ne saura trouver les gestes, les regards, les intonations qui conviennent…
— Non, non, j’aurais trop peur… je vais bafouiller, rougir, me tromper… Il n’en est pas question !

Garin reprit :

— Vous aurez tout le temps d’apprendre, Ratih, le cinéma est une longue école de patience, vous savez, on attend et on recommence beaucoup.

Derrière le groupe se profilait à présent John, revenu du marché. La dernière réplique de Garin le mit tout de suite au courant du problème posé, mais c’est Ratih, l’apercevant, qui parla la première :

— Aucune des actrices pressenties ne convient, ils veulent que je joue le rôle, tu te rends compte, c’est complètement fou ! Comme si je pouvais faire l’actrice ! Et puis, il y a le restaurant. C’est doublement impossible !

Garin intervint :

— La production prendra en charge le salaire de votre remplaçant, le temps de votre absence, pour que le restaurant puisse continuer à fonctionner. Vous aurez un mois pour le former.

John parla enfin :

— On dirait que vous avez prévu toutes les objections, mais vous imaginez bien qu’il n’est pas question que nous vous donnions une réponse sur-le-champ.

— La nuit porte conseil, à ce qu’on dit, reprirent à l’unisson Karin, Garin et Ulla, trahissant davantage encore un plan prémédité, mais nous vous laissons tout le week-end pour réfléchir et consulter vos enfants. Nous vous demandons de nous donner une réponse de principe lundi et si elle est positive, vous recevrez une proposition de contrat chiffrée sous huitaine.
— Et si elle est négative, chuchota Ratih ?
— Dans, ce cas, je crains devoir renoncer à ce projet, hélas ! Ce serait la mort dans l’âme, mais s’il n’y a pas d’autre solution satisfaisante… Je m’y résoudrai… Bon, nous allons vous laisser maintenant. À lundi, au téléphone, d’accord ?

John et sa compagne esquissèrent un signe d’assentiment empreint d’inquiétude.

Ulla et Karin embrassèrent Ratih, Garin lui donna une poignée de main appuyée et tous trois sortirent du restaurant, laissant Ratih et John en proie à un tumulte de pensées contradictoires.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, novembre 2016.

lundi 21 novembre 2016

Bétalecture - La Prisonnière de Rikers island - 7


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IX

John insista pour que Ratih fasse étudier ce contrat par un avocat spécialisé dans le domaine audiovisuel avant de signer. Moyennant une centaine de dollars, l’homme assura à celle-ci que les conditions proposées étaient honnêtes.

Ratih cédait l’exclusivité de la mise en images de son histoire contre dix mille dollars cash, plus un pourcentage de dix pour cent sur les recettes du film, pour le temps de son exploitation en salles ainsi qu’en vidéo et VOD. Un contrat d’édition du scénario romancé l’assurait également de dix pour cent des recettes générées par ce biais.

Ratih donna donc son accord un mois plus tard, dans les bureaux de la société de production de Garin, à Jakarta.

Le lieu, le décor et l’objet de sa présence, lui rappelèrent ce jour de janvier, dix-huit mois plus tôt, lorsque, dans son bureau singapourien, M. Wu lui avait fait lecture de son contrat de travail, avant de la mettre en présence de M. & Mme Chang, ses nouveaux employeurs.

Elle eut un pincement au cœur, en se remémorant cet instant crucial de sa vie passée. Quel chemin parcouru en fin de compte ! Ratih devait se forcer pour y croire. Ce n’était pas encore la fortune, mais cela y ressemblait déjà beaucoup.

John et elle investirent aussitôt son petit pactole dans une mise aux normes de la cuisine de leur restaurant, un renouvellement du mobilier et de la décoration. Sur la totalité du seul mur plein de la salle, une peinture à la fresque vint reproduire le logo qu’ils avaient retenu pour l’établissement : ce soleil rouge se profilant derrière la silhouette du mont Sundoro. Avec quelques plantes vertes devant, c’était du plus bel effet.

Cependant, la nuit, parfois, Ratih se demandait en silence si elle n’aurait pas mieux fait de mettre cet argent de côté pour assurer des jours moins fastes. Elle voyait le projet de Garin capoter, faute de financement, ou son film disparaître de l’affiche au bout d’une semaine, faute de public. Le réalisateur l’avait bien prévenue que les deux risques existaient, même s’il pensait être en mesure de les conjurer, le premier grâce au succès commercial de son précédent film, le second, par le caractère même de son histoire à elle.

Puis, Ratih se raisonnait en se disant que le pire n’est jamais sûr et, se pelotonnant contre John, se rendormait d’un sommeil apaisé.

Trois mois plus tard, alors qu’elle commençait à se demander si le projet n’était pas tombé aux oubliettes, elle reçut par la poste la version provisoire du scénario.

Elle dut attendre le soir, sa journée finie, pour se plonger dedans, le cœur rempli d’appréhension. C’est une sensation très étrange que de lire sa propre histoire dans les mots d’une autre personne. Ratih, qui était plutôt lectrice de revues, magazines et romans-photos sentimentaux, eut tout d’abord de la difficulté à appréhender tant de texte. Puis, très rapidement, son esprit plaqua des images sur les mots du scénario. Elle se revit débarquant du ferry à Tanah Merah, signant son contrat dans les bureaux de M. Wu, découvrant l’immense Villa Paradise… Karin avait su recréer son vécu avec assez de fidélité pour qu’elle s’y reconnaisse.

Prenant des notes au vol, elle put à la fin de sa lecture préciser divers détails, pour la forme et par acquit de conscience plutôt que par réel désaccord, avant de donner son approbation.

Garin qui, de son côté, avait bouclé son financement, organisa un premier casting pour dénicher l’héroïne du film.

Diverses actrices indonésiennes de renom avaient été présélectionnées par l’intermédiaire de leurs agents, des débutantes aussi.

C’est ainsi que le matin de la première séance, dans des locaux des Jakarta Studios de Rempoa, loués par Garin pour l’occasion, l’on vit côte à côte sur les banquettes de la salle d’attente, des actrices indonésiennes comme Julie Estelle, Karina Salim, Sigi Wimela, Imelda Therinne, Tara Basro, ou Stefanny M. Sugiharto.

Garin commença par auditionner les plus jeunes. Julie Estelle, La « Fille aux marteaux » du long métrage The Raid 2, encore auréolée de ses deux scènes d’action d’anthologie et Karina Salim, dernièrement apparue dans un film de genre plus confidentiel, étaient de celles-là, avec leurs 27 et 24 ans respectifs. C’était aussi le cas de Stefanny Marcelina Sugiharto et de Tara Basro, jeune étoile montante, venue d’Australie. Mais, toutes présentaient des traits un peu trop européanisés, de par leurs origines métisses. Restaient Sigi Wimela et Imelda Therinne, qui avaient l’âge du rôle, c’est-à-dire la trentaine. Venues comme la plupart des actrices indonésiennes, de l’univers du mannequinat, chez Élite ou ses consœurs, elles présentèrent au réalisateur une image trop sophistiquée qui lui déplut. Cependant, la dernière, auréolée de sa couronne de meilleure actrice aux Indonesian Movie Awards de 2013 défendit chèrement ses chances.

Arguant de sa condition de mère, elle affirma être la seule en mesure de comprendre et restituer les angoisses de Ratih dans le rôle.

Chacune des candidates tourna les deux mêmes bouts d’essai : la scène, muette, de l’arrivée à Tanah Merah, sur le ferry, toute en introspection, et celle de l’embauche dans les bureaux de M. Wu.

Certaines se laissèrent aller à un expressionnisme qui n’avait aucune chance d’être retenu. D’autres, trop habituées à mettre en valeur leur physique, ne surent pas restituer la beauté discrète que Garin recherchait.

Finalement, aucune ne lui convint. Elles furent donc congédiées avec la phrase rituelle : « On vous écrira » ou sa variante actuelle : « On vous rappellera ».

Faute de ressource adaptée dans le vivier des actrices patentées, Garin entreprit alors de rechercher son héroïne dans la rue. Il commença à insérer des avis de casting dans les journaux, à placarder les bars, les marchés, les commerces…

Inutile de dire qu’un flot de filles et de femmes, dépourvues de moyens de subsistance ou en mal de notoriété, déferla aussitôt sur les Jakarta Studios.

Une assistante de Garin, pendant plusieurs jours, opéra un premier tri sur l’apparence, pour ne retenir que le dessus du panier : une centaine de filles au total.

Hélas, la plupart n’avaient pas l’âge du rôle. Et le dixième restant s’avéra aussi décevant que les professionnelles, mais pour d’autres raisons. Authentiques dans leurs gestes et attitudes, elles manquaient cruellement de charisme et « passaient mal » à l’image. D’autres présentaient une élocution trop populaire ou un niveau d’anglais bien insuffisant.

Au bout d’un mois de recherches infructueuses, Garin s’arrachait les cheveux. L’argent filait et cela ne pouvait durer plus longtemps. C’est son épouse qui lui souffla un soir la solution :

— Pourquoi tu ne demanderais pas à Ratih de jouer son propre rôle ? Commercialement, ce serait porteur, non ?
— Elle n’acceptera jamais. Et en serait-elle capable ?
— Qui ne tente rien…

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, décembre 2016.

lundi 14 novembre 2016

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 6


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VIII

Lorsque Karin est revenue pour une seconde séance d’enregistrement, je m’étais mieux préparée, j’avais un peu choisi mes mots dans ma tête. Je ne voulais pas être prise au dépourvu.

Ce jour-là, j’ai raconté comment je suis tombée amoureuse de Li Tsou, ma lutte impossible contre ce sentiment, son indifférence du début, puis cette espèce de camaraderie à laquelle nous sommes parvenus au bout de quelques mois, quand il a commencé à m’emmener chaque jour ou presque au Sentosa Express.

Il est clair qu’avec ses vingt ans, il me voyait comme une aînée à qui il devait le respect et, au début, cette conduite me convenait. Je peux même dire que je l’ai encouragé dans cette voie.

Mais bientôt, j’ai commencé à me maquiller davantage, à m’habiller avec plus de soin et, bien entendu, ma patronne l’a tout de suite remarqué. Elle a aisément lu dans mon jeu, sans s’en inquiéter de trop au début, bien consciente de ses armes à elle, qui étaient bien plus puissantes que les miennes, j’en conviens ! Je suis peut-être jolie, mais Mme Chang, elle, est sexy, terriblement sexy, et, aux yeux d’un homme, jeune de surcroît, cela fait toute une différence !

Et puis, elle n’a pas attendu bêtement comme moi que Li Tsou fasse le premier pas, non, elle l’a sciemment provoqué ce matin-là, dans le garage, en descendant, déshabillé ouvert. Et comme Li Tsou tentait de repousser ses avances, elle lui a clairement dit qu’elle voulait qu’il la prenne, là, tout de suite, comme une chienne qu’elle est !

Il a cédé. Une partie de moi lui en veut, l’autre lui pardonne. Il n’était pas amoureux de moi, hélas, et elle a exercé un chantage ignoble à son encontre.

Karin me laissait parler, sans m’interrompre. Ce n’est que lorsque je marquais un temps d’arrêt un peu plus long que les autres qu’elle relançait la conversation par une question, souvent incidente, secondaire, qui me remettait en marche sans me pousser dans mes retranchements. Preuve de son habileté dans son exercice. J’ai su par la suite, parce que j’ai fini par la questionner à mon tour, qu’avant d’être scénariste, elle avait exercé comme psychologue clinicienne.

— Quel âge avait Mme Chang ?
— Je dirais mon âge, mais maquillée et habillée comme elle l’était, elle en paraissait presque dix de moins. Si son mari la trompait, il était néanmoins très fier de l’exhiber à son bras dans les soirées mondaines auxquelles ils participaient, dans la gentry singapourienne.

J’ai raconté ensuite mon départ précipité. Elle m’a fait détailler l’épisode de la clé que j’avais omis de rendre et que j’avais jetée dans la rivière avant d’embarquer. Ce geste, à haute portée symbolique, était pour elle d’un grand intérêt.

Puis ce furent le long voyage du retour, mon étonnement devant les transformations que mon pays avait connues depuis mon départ – la montée du terrorisme musulman, l’invasion de la publicité et du portable – et mon arrivée chez mes parents.

Arrivée à ce point de mon récit, j’ai à nouveau connu comme un blocage. C’était encore trop douloureux. Karin a hésité, je l’ai lu sur son visage, puis elle a dit :

— Ne crois-tu pas que le temps est venu de te (nous avions adopté le tutoiement dès cette seconde rencontre) libérer de ce poids qui t’oppresse ?

J’ai soupiré :

— Tu as sans doute raison.

Et j’ai poursuivi.

— Mon père était un homme sévère, mais juste. Et moi, enfant unique, j’étais le seul soutien de la famille. C’est pourquoi il n’a pas admis qu’une affaire de cœur – dans le meilleur des cas, a-t-il dit – ait pu m’amener à mettre en péril la subsistance de tous. J’avais eu tort, je le savais bien, mais j’espérais son pardon. Il a tout juste eu le temps de me le donner. La honte et le chagrin, ajoutés à des problèmes cardiaques, l’ont emporté quelques mois après mon retour.

Ce fut ensuite l’anecdote de la carte de visite de John retrouvée dans l’anorak que je portais lors de mon ascension désespérée du Sundoro et l’aveu que ma première rencontre avec mon sauveur était restée gravée dans ma mémoire, mais aussi dans mon cœur. Et la seconde, bien plus encore.

Karin a souri :

— Raconte-moi les deux, si tu veux bien.
— Curieusement, le souvenir de la première à présent a perdu de sa netteté : après plusieurs heures d’une ascension de plus en plus pénible, à travers champs, forêt, puis broussailles et pierriers, j’avais finalement atteint le sommet à 3136 mètres d’altitude, au bord de l’apoplexie. Pour moi, qui ne suis pas très sportive, c’était un exploit ! Je venais de contourner le cratère principal par la gauche pour gagner une sorte de plateau herbeux appelé Alun Alun, où les ascensionnistes montent leurs tentes : c’est là qu’à bout de forces, je me laissai tomber au sol et… m’évanouis. Lorsque j’ai rouvert les yeux, c’est le visage constellé de taches de rousseur de John que j’ai vu en premier, au-dessus de moi. Puis son sourire étincelant, et ses yeux bleu pervenche. Avant que ses mots rassurants ne parviennent à mes oreilles, dans le brouillard cotonneux où je flottais encore. Lui et ses collègues m’ont aidée à redescendre, par l’autre versant du volcan, jusqu’au village de Sigedang où j’ai pu reprendre des forces. Et, avant de partir, il m’a laissé sa carte de visite, en me disant de passer à l’occasion au restaurant qu’il tenait en ville avec un ami, car il aurait aimé me revoir.

Cette dernière phrase m’avait à la fois laissée songeuse et pleine d’émotion. Il y avait si longtemps qu’on ne s’était intéressé à moi comme une vraie personne !

Après le décès de mon père, j’étais revenue à la maison aider ma mère après les ménages que je réalisais en ville et, le travail aidant, j’avais enfoui le souvenir de cette rencontre dans un coin perdu de ma mémoire, jusqu’à ce qu’un jour, je retrouve la carte de visite de John dans une poche de mon anorak. Le lendemain, nous nous rencontrions pour la seconde fois ! Ce jour-là, je m’en souviens fort bien.

J’avais hésité toute la nuit, pour l’achever sur une décision positive. Alors, au matin, je m’étais habillée et maquillée avec plus de soin que d’ordinaire. Et dès que j’ai eu terminé les quelques heures de ménage que j’avais trouvé à accomplir, je suis allée flâner du côté du restaurant qu’il tenait avec son ami. Cela s’appelait alors « The Kitchen ». Je suis passée devant plusieurs fois, espérant qu’il m’apercevrait et me hèlerait. En vain. J’ai dû me décider à pousser la porte.

Il est venu vers moi, il m’a complimentée et j’ai rougi. Puis, assis à une table, lui devant une bière, moi devant un thé au jasmin, il m’a raconté sa vie aventureuse d’Australien et moi un peu de mon année à Singapour.

Quelques jours plus tard, il est venu chez nous me demander de travailler avec lui au restaurant et nous ne nous sommes plus quittés jusqu’à aujourd’hui. Voilà.

Karin a arrêté le magnétophone.

— Très bien. Merci beaucoup Ratih. À partir de ces deux enregistrements que nous avons réalisés, je vais préparer un questionnaire détaillé pour fixer les détails de temps, de lieu, de décor, de vêtements, d’ambiance, etc. Puis, lorsque nous aurons tes réponses, avec Garin, nous écrirons un scénario et un script que nous te soumettrons pour avis et retouches.

— Excuse-moi, Karin, c’est quoi la différence entre les deux ?
— Pour faire simple, le scénario, c’est l’histoire mise noir sur blanc, le script y ajoute le découpage en séquences, plans et mouvements de caméra. Tout cela peut prendre quelques mois, ne t’inquiète pas si tu n’entends pas parler de nous avant plusieurs semaines, d’accord ?

J’acquiesçai.

— En attendant, Garin m’a chargé de te remettre ce contrat que tu vas devoir étudier avec John et éventuellement un avocat, si vous le souhaitez, avant de le signer.

Elle me tendait une chemise cartonnée. Je l’ouvris. Celle-ci contenait une vingtaine de feuillets dactylographiés, remplis d’articles, d’alinéas, d’astérisques, de renvois, qui m’arrachèrent une grimace à l’idée de devoir les lire et les comprendre dans le détail.

Je ne pouvais cependant pas signer les yeux fermés non plus. On y mentionnait des sommes en dollars dont j’étais totalement incapable de juger du bien-fondé ou non.

Je verrais cela demain.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, novembre 2016.

lundi 7 novembre 2016

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 5

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V

Lorsque je suis tombée amoureuse de Li Tsou, jamais je n’aurais imaginé que cela aurait pu entraîner mon renvoi aussi rapide, même si je savais, dès le départ, que ce sentiment me faisait prendre des risques.

C’est l’attirance de Mme Chang, ma patronne, pour le chauffeur qui a tout compliqué. Lorsque je les ai surpris dans le garage, j’ai su que j’allais avoir des ennuis. J’ai menti comme j’ai pu, mais la « tigresse » ne m’a pas crue et, à partir de ce moment, elle a cherché le moindre prétexte pour me renvoyer. Et elle a fini par le trouver. Et à se venger, du même coup, de l’infidélité chronique de son mari qui tenait comme à la prunelle de ses yeux à cette jarre qu’elle a brisée pour me faire accuser.

Moi contre elle, c’était l’histoire du pot de terre contre le pot de fer, je n’avais aucune chance de m’en tirer. Je m’en veux tellement ! Jamais je n’aurais dû descendre au garage ce matin-là. Je savais ce que j’allais y voir, mais je voulais en avoir confirmation.

Ma jalousie de femme amoureuse m’a perdue, c’est sûr. Je n’avais jamais connu ce sentiment auparavant – enfin si, dans les yeux de mon mari, avant qu’il ne me trompe avec une autre. Mais l’éprouver dans sa chair, ça n’a rien à voir ! C’est tellement violent.

Si la surprise ne m’avait pas amenée à lâcher ces bouteilles, en chutant dans l’escalier, et à me blesser du même coup, je crois que j’aurais été capable de l’étrangler, la « tigresse », pardon, Madame Chang. Je suis certaine que c’est elle qui lui a sauté dessus. Et Li Tsou ne pouvait rien lui refuser sans risquer de perdre sa place, lui aussi. Ce qui est finalement arrivé après que son mari les ait vus sortir ensemble d’un hôtel.

M. Chang aurait peut-être accepté de me garder – à condition que je travaille pour rien le temps de rembourser les prétendus 50 000 dollars de la jarre cassée. Autrement dit, dix ans ! C’était impossible, de toute façon.

Mais la tigresse voulait obtenir mon renvoi et m’interdire à jamais de revenir travailler à Singapour. Alors, elle a révélé à son mari l’incident de la piscine – leur fils était tombé dedans en jouant au ballon – et dit que je l’avais mal surveillé. Le tour était joué.

Voilà comment j’ai été renvoyée.

En moins de quarante-huit heures, je me suis retrouvée dans un avion en partance pour Jakarta, avec sur mon passeport la mention infamante : « NOT ALLOWED TO RETURN TO SINGAPORE(1) »

J’étais tellement fatiguée par ce bouleversement que j’ai dormi presque tout le temps du voyage en autobus de Jakarta à ma ville natale. Ce n’est qu’à l’approche des deux volcans tutélaires de la contrée que j’ai repris contact avec la réalité.

J’espérais trouver en arrivant le réconfort de ma famille. Ce fut tout autrement.

Mon père sut immédiatement à quoi s’en tenir et, à peine passé le moment heureux des retrouvailles, n’eut de cesse de me pousser aux aveux. Ce que je dus me résoudre à accomplir, pour ma plus grande honte.

Ma mère essaya bien de l’amadouer, mais le verdict du patriarche ne tarda pas à tomber : j’étais chassée de la maison, avec un petit délai d’une semaine pour me retourner.

Finalement, ils étaient d’accord entre eux : par mon comportement inconséquent, j’avais ruiné les finances familiales et, suprême offense, attiré l’opprobre sur eux et moi.

Mes maigres économies me permettaient tout juste de louer une chambre minable en ville pendant quelques semaines, mais je fis front et ne laissai rien paraître.

Une dernière épreuve m’attendait et pas des moindres : quel accueil allait me réserver ma fille adolescente ? Comment pourrais-je désormais payer la pension de la madrasah assez chère qu’elle fréquentait ?

Elle devait normalement rentrer chez mes parents pour le week-end. Je décidai d’aller la chercher à la sortie des cours, ce samedi-là.

Je pensais naïvement que nous nous serions précipitées chacune dans les bras de l’autre, après une aussi longue absence.

Et j’allai d’étonnement en mauvaise surprise et amère déception : tout d’abord, Lia avait beaucoup changé ; j’avais quitté une adolescente, je retrouvais une jeune fille ! Et tout ce qui va avec : maquillage, petit ami… Je n’osai imaginer le reste.

C’est ce jour-là que je vis Bagus pour la première fois. De loin. Lorsque Lia m’aperçut, sur un signe qu’elle lui adressa, celui-ci lui tendit le sac qu’il portait à l’épaule, alors qu’il s’apprêtait à la raccompagner sur un scooter jaune fluo, sans casque évidemment !

Mais je n’étais pas au bout de mes peines. Lorsque je révélai à ma fille le motif de mon retour, elle le prit très mal et finit par claquer la porte du café où nous étions allées boire un verre.

Elle non plus n’acceptait pas que j’aie ainsi mis à mal l’économie familiale et compromis la poursuite de ses études.

C’est donc complètement abattue que j’ai réintégré ma misérable chambre en ville. J’avais oublié les conditions de vie de bien des gens d’ici – après douze mois passés dans le luxe de Singapour !

Et ce qui suit, un sentiment inconnu m’a empêchée jusqu’à présent de le révéler à quiconque. Ce soir-là, en effet, oppressée dans ma soupente comme je ne l’avais jamais été dans ma chambrette singapourienne, je suis ressortie traîner du côté des hôtels à touristes proches de la gare. J’avais besoin de parler à quelqu’un. Malgré ma tenue défraîchie, on n’a pas tardé à m’aborder, à me payer un verre, à m’inviter à dîner… et plus si affinités. J’ai accepté.

J’ai bu deux bières, oublié pour un moment tous mes soucis dans cet alcool auquel je n’étais pas habituée et gagné en un soir, dans les bras d’un Européen pas trop mal de sa personne, de quoi payer un mois de la pension de Lia.

Dégrisée, après un trop court moment d’oubli, et l’argent de la honte en poche, j’ai quitté la chambre en pleine nuit et me suis enfuie par l’escalier de secours de l’hôtel.

J’avais atteint le fond. Ou je remontais, d’une manière ou d’une autre, ou je coulais définitivement. C’est le lendemain matin, en découvrant au-dessus de la brume, la silhouette du mont Sundoro dans l’encadrement de ma fenêtre que j’ai pris la décision d’en tenter l’ascension, en guise de pénitence et, peut-être, de châtiment…

J’ignorais que j’allais vivre des moments bien plus durs encore. Jusqu’à quand, mon Dieu ?

(1) Non autorisée à revenir à Singapour.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, novembre 2016.

lundi 31 octobre 2016

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 4


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IV

Bagus et Lia se fréquentaient – chastement encore – depuis près d’un an, de manière non officielle.

L’éloignement des parents de Lia, son père à la capitale et sa mère à Singapour, la tutelle légère des grands-parents, son statut d’interne externée – elle se rendait dans sa famille chaque mercredi, chaque week-end et à toutes les vacances – avaient favorisé le développement de leurs relations.

Après le retour de Ratih en début d’année, à la rentrée, Bagus était entré à l’Université. En Sciences économiques. Ses parents, qui vivaient dans l’aisance, lui avaient acheté un studio pas très loin de la faculté, dans un nouveau quartier à l’européenne.

Lia, pour sa part, était en première, et se voyait plutôt faite pour la mode, le journalisme ou le commerce, sans avoir tout à fait les moyens – intellectuels comme financiers – de ses ambitions.

Chaque fois qu’ils le pouvaient, les deux jeunes gens se retrouvaient dans une salle de cinéma et, l’obscurité aidant, Lia, peu à peu, avait concédé du terrain à Bagus, le laissant même à quelques occasions lui donner du plaisir qu’elle lui rendit bientôt.

Mais l’indépendance et le statut tout neufs de Bagus amenaient celui-ci à désirer davantage. La scène avait eu lieu un samedi après-midi au sortir d’une séance dont une bonne partie leur était restée inconnue. Bagus venait d’enfourcher son scooter, avec Lia en croupe. Avant de démarrer, il se retourna vers elle :

— J’ai une surprise ! Je viens d’emménager dans le studio que mes parents ont acheté dans le quartier de l’Université. On y va ?
— Et comment ! Je suis curieuse de voir ton petit chez-toi. Combien de mètres carrés ?
— Vingt-cinq. Mais, il y a tout ce qu’il faut, je te jure.

Bien entendu, une fois achevée la visite de la studette – kitchenette, bureau, canapé-lit, w.c., douche – Bagus avait tenté de faire voir à Lia le ciel à l’envers, mais allongée sur le lit, dans les bras de son amoureux, elle l’avait stoppé d’un geste tendre, alors qu’il entreprenait de la déshabiller :

— Arrête, Bagus, je ne prends pas encore la pilule et j’ai promis à ma mère de ne pas tomber enceinte avant mon mariage.
— Eh bien, marions-nous alors, mes parents seront d’accord, je leur ai déjà parlé de toi.
— Je ne suis pas sûre d’avoir envie de me marier aussi jeune. Quand je vois ce que ça a donné avec les miens…
— Encore mieux. Vivons simplement ensemble alors, mais je ne veux plus être séparé de toi. Quand est-ce que tu me présentes à ta famille ?
— Tu as raison. Maintenant que John est là, ma mère voit les choses différemment. Je vais essayer de leur parler.

Mais, en fin de compte, c’est Bagus qui a effectué le premier pas, quelques jours plus tard, au restaurant, après le service du midi.

— Je peux vous dire un mot, monsieur John ?
— Oui, bien sûr, Bagus.

Le jeune homme prit une longue inspiration avant de se lancer :

— Lia et moi, euh… nous voudrions vivre ensemble.

John Cochran le regarda en face en plissant le front :

— Vivre ensemble ! Comme vous y allez ! Lia n’a pas encore dix-huit ans.
— Mais elle va les avoir dans quelques mois et je ne veux plus être séparé d’elle.
— Ça, je le comprends bien, mais tu comprendras aussi que sa mère et moi nous pensions différemment.
— Je croyais que vous…
— Comprends-moi, Bagus. Ratih, après plusieurs années de séparation, vient de retrouver sa fille il y a moins d’un an et toi tu veux la lui reprendre. À sa place, que dirais-tu ?
— Je ne sais pas…
— Tu ne sais pas, mais tu peux imaginer, non ?
— Oui, peut-être…
— Écoute-moi. Je ne suis pas opposé à votre relation. Je trouve que vous allez bien ensemble. Mais j’ai besoin d’un peu de temps pour le faire admettre à Ratih, tu comprends ?

Bagus inclina la tête en silence. Ce n’était pas ce qu’il espérait, mais c’était quand même mieux que ce à quoi il s’attendait. Il ressortit du restaurant, un demi-sourire aux lèvres. Lia le guettait, de l’autre côté de la rue, assise sur le scooter jaune fluo de son petit ami.

— Alors, qu’est-ce qu’il a dit ?
— D’y aller doucement. Ta mère n’est pas encore prête.
— Je te l’avais bien dit. Elle va en faire une jaunisse si je quitte la maison pour aller m’installer chez toi. On va devoir attendre quelques mois de plus. Tu veux bien ?

Avec toute l’insouciance de leur âge et leur mépris des codes établis, les deux jeunes gens scellèrent leur accord d’un long baiser, sans remarquer que d’une fenêtre du premier étage, Ratih, cachée derrière les jalousies, les observait avec une moue de désapprobation, tout comme les quelques témoins de la rue.

(à suivre).

©Pierre-Alain GASSE, octobre 2016.

lundi 24 octobre 2016

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 3


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III

Ça y est. Temps libre. La promenade est finie. Deux heures à tuer avant la douche et le repas du soir. Je peux ressortir mon cahier et mon stylo. Et si je reprenais tout depuis le début ? Enfin, pas exactement, non, je veux dire depuis le commencement des ennuis.

C’est un peu par Lia que c’est arrivé. Un jour, John et moi avons fini par rencontrer le père de Bagus avec sa compagne d’alors. Cela semblait juste et équilibré : deux couples recomposés qui se voient pour faire connaissance afin d’envisager l’avenir de leurs enfants.

Ulla était une mannequin suédoise, grande liane blonde, que Garin, le père de Bagus, veuf depuis quatre années, avait rencontrée sur un tournage, deux ans plus tôt. Ils ne s’étaient plus quittés.

À nous voir tous les quatre, rétrospectivement, on aurait pu croire qu’il y avait eu maldonne : physiquement Garin et moi aurions été mieux assortis et c’était la même chose pour John et Ulla. Mais je m’égare, le cœur a ses raisons… etc., c’est bien connu.

Cette première rencontre, en terrain neutre, dans un autre restaurant que le nôtre et avec les enfants, s’était très bien passée. La soirée était gaie et chaque famille avait pu juger de l’attachement réciproque des jeunes gens : leurs regards et leurs mains parlaient pour eux. Cela me mettait mal à l’aise, moi qui suis si pudique que je n’ai jamais osé un geste en public à l’adresse de John.

Comme le veut la politesse, il n’était pas question que nous abordions le fond du problème qui nous importait, à savoir la relation de nos deux enfants, avant d’avoir exploré tout un tas d’autres sujets. C’est ainsi que j’ai été amenée, à la fois par Garin et John, à raconter mon expérience singapourienne, relativement en détail, sans toutefois mentionner ceux qui auraient pu me faire rougir.

J’ai aussitôt perçu un grand intérêt de sa part. Il n’arrêtait pas de poser des questions.

Et, à un moment donné, il a dit, je me souviens de tous ses mots :
— Cette histoire, il faut la tourner ! Ce néo-esclavagisme est révoltant.

Puis, un ton plus bas :

— Ratih, est-ce que vous accepteriez que j’en fasse un film ? Moyennant finances, bien entendu, avec un contrat de cession de droits en bonne et due forme.

J’ai ouvert la bouche comme un poisson qui tente de gober un moucheron, ou plutôt comme une fille qui se noie et cherche de l’air !

John m’a regardée et a surenchéri, avec son esprit aventureux d’Australien :

— Il a raison, chérie, et avec les droits, on pourra agrandir le restaurant.

Ce futur ne m’a plu qu’à moitié ; un gros conditionnel trottait dans ma tête. Au bout d’un temps qui m’a paru très long, mais qui, d’après les assistants, n’a pas dépassé les limites du raisonnable, je me suis entendue dire :

— Je ne sais pas, j’ai besoin de réfléchir. C’est si… étrange pour moi, tout ça !

Garin a aussitôt saisi la perche que je lui tendais :

— Mais bien sûr, réfléchissez-y avec John et Lia, Ratih. De mon côté, je vais demander à une scénariste de recueillir votre histoire et à mon assistante de préparer un projet de contrat, pour que vous voyiez à quoi ça ressemble et ce que ça implique.

Tout cela a été trop rapide.

Deux semaines plus tard, Garin est revenu accompagné d’une jeune femme à peu près de mon âge et nous nous sommes mis tous les trois autour d’une table. J’ai servi le thé. La scénariste a sorti un petit magnétophone de son sac. John aurait voulu assister à l’entretien, mais cela me gênait davantage de raconter mon histoire devant lui que devant ces deux quasi inconnus. Je lui ai fait signe que non. Il n’a pas insisté. Lia, pour sa part était à la madrasah(1).

Garin a dit : Ratih, il s’agit d’enregistrements préparatoires. Nous souhaiterions que vous repreniez votre parcours de l’an dernier depuis le début, tel que vous vous en souvenez. Nous vous interromprons le moins possible et nous nous arrêterons quand vous le voudrez. Ne vous pressez pas, nous ferons autant de séances que nécessaire.

J’ai acquiescé sans rien dire. J’étais tendue. J’ai avalé une gorgée de thé. La jeune femme a appuyé sur le bouton « enregistrement » du magnétophone. On m’a fait un signe comme à la radio et je crois que j’ai commencé ainsi :

« Je m’appelle Ratih Suharto. Je suis née dans la ville de Temanggung dans la province de Central Java. J’ai trente-quatre ans, je suis divorcée avec une fille de seize ans. Mes parents étaient de petits planteurs de tabac. J’adore cuisiner, j’ai appris sur le tas et je travaillais dans un “food court” de Bandung Pinang depuis près de deux ans, loin de ma famille déjà, quand, pour subvenir aux frais de scolarité de ma fille – son père ne paie que rarement sa pension alimentaire –, je me suis décidée à solliciter un permis de travail comme “maid” pour Singapour.

Mon âge, ma nationalité et mon niveau d’éducation remplissaient les critères requis. Je l’ai donc assez rapidement obtenu. J’ai même été dispensée du programme de formation pour les primoarrivants en raison de mon expérience.

L’avion, c’était trop cher pour moi, vu mon salaire au food court, alors c’est en ferry que j’ai fait la traversée, fin décembre, il y a un an et demi. Mon contrat prenait effet le premier janvier suivant… » J’ai parlé longtemps ce premier soir. De mon arrivée. De ma découverte de la ville. De la rencontre avec mes patrons chinois. De leur énorme maison. De mes conditions de travail. Je me suis arrêtée, je crois, à l’arrivée de Li Tsou, le nouveau chauffeur. Là, j’ai eu comme un petit blocage.

Garin l’a senti. Il a fait signe à la scénariste, qui a coupé le magnétophone, et a dit :

— Bon, je pense que ça suffit comme ça pour aujourd’hui. Karin va transcrire le tout et préparer ses questions pour ébaucher le décor. Elle vous les posera en début de séance prochaine avant que vous ne poursuiviez votre récit. D’accord, Ratih ?

J’ai dit oui.

Je vais arrêter là. Tout cela fait si mal encore. Comme si je cautérisais une blessure au fer rouge !

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, octobre 2016.

lundi 17 octobre 2016

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 2


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II
C'est dans la province indonésienne de Central Jawa, à une petite trentaine de kilomètres des deux volcans frères endormis, Gunung Sundoro et Gunung Sumbing, et à l’Est de la passe de Kledung qui les sépare, que se trouve la ville de Temanggung, chef-lieu du kabupaten(1) éponyme.

Capitale du fertile plateau de Dieng, renommé depuis plusieurs siècles pour ses cultures de tabac et d’herbes médicinales, cette cité de près de huit cent mille habitants, mais encore pauvre en ressources touristiques, abritait depuis bientôt un an un restaurant à l’enseigne du Sundoro Sunshine, à quelques centaines de mètres de la place principale de la ville.

L’établissement, tenu auparavant sous un autre nom par deux amis australiens, avait été rebaptisé ainsi en l’honneur de la rocambolesque rencontre au sommet du volcan des deux propriétaires actuels, John Cochran et Ratih Suharto(2).

Devenu le Rumah Makan(3) Sundoro Sunshine, il accueillait population autochtone et touristes, avec une prédilection pour les seconds, dotés d’un pouvoir d’achat sans commune mesure avec celui des gens du cru.

Au plan local, la renommée de l’établissement tenait aux dons culinaires de son chef, la compagne du propriétaire, qui avait travaillé plusieurs années dans un food court de Tanjung Pinang(4), puis à Singapour, comme maid chez de riches Chinois.

Fille d’un petit producteur de tabac des environs, un sort adverse l’avait ramenée au pays plus tôt que prévu et sa rencontre avec John lui avait enfin permis de réaliser son rêve : cuisiner dans son propre restaurant.

Mais c’est surtout l’utilisation astucieuse des technologies de l’Internet par John Cochran qui attirait au Sundoro Sunshine la foule croissante des touristes qui transitaient par Java et ses volcans avant de s’envoler ou de prendre le ferry pour Bali, ses plages et ses temples.

En quelques semaines, le restaurant était passé d’une position très modeste dans le classement du plus célèbre site de référencement aux avant-postes de celui-ci, grâce à la création de faux avis élogieux de consommateurs, étayés d’artistiques photos des plats proposés par Ratih.

Ces avis truqués en avaient bientôt généré de vrais, tout aussi dithyrambiques, mais véridiques cette fois, qui avaient conforté la e-réputation de l’établissement et rapidement permis à John d’éliminer les premiers.

En Australien pragmatique, il assumait sans la moindre vergogne ce coup de pouce au succès, assurant, primo, que c’était aux concepteurs du site de verrouiller leur système et, segundo, qu’il n’y avait aucune tromperie sur la marchandise elle-même !

Ainsi, depuis trois mois, le soir, il était devenu difficile de trouver place à l’improviste au Sundoro Sunshine. Le restaurant ne disposait que d’une quinzaine de tables et pouvait accueillir une cinquantaine de personnes au maximum.

Ratih et John avaient composé une carte mixte en fonction de leurs préférences et connaissances respectives. Entrées et plats reprenaient les grands classiques des cuisines singapourienne et indonésienne : satay, laksa, ckicken rice, fish head curry, char siew rice… randang beef, fried rice, nasi rawon, siomay, sop buntut… Les desserts empruntaient à l’Australie ce qu’elle avait de transposable ici, pavlova, chocolate crackles, icebox cake, frog cake,… en plus des fruits frais joliment découpés et présentés qui en étaient la base incontournable.

La trouvaille de John, depuis l’ouverture de l’établissement avec son ami australien, avait été d’associer un stand de restauration de rue, à l’image de ceux des food courts, accompagné d’une grande terrasse munie de tables et de bancs scellés au sol, avec une salle climatisée plus cosy, décorée avec goût. La cuisine donnait sur les deux : directement, côté rue, derrière une paroi vitrée, côté salle.

Les prix différaient assez dans les deux endroits, mais toute la clientèle semblait y trouver son compte : les locaux aux ressources modestes appréciaient ce à quoi ils étaient habitués à des tarifs abordables pour leurs bourses plates ; les élites, les nouveaux riches et les touristes dégustaient une cuisine cosmopolite, aux assiettes artistiquement composées, avec un service impeccable, à des conditions qui restaient raisonnables pour eux.

En tout autre lieu, ce voisinage aurait sans doute rebuté. Or, c’était, après la qualité de la cuisine, ce qui avait établi la renommée du Sundoro Sunshine.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, octobre 2016.

(1) équivalent de nos départements.
(2) Cf. L'Indonésienne, Singapore maid, La Rémanence, 2015.
(3) Restaurant.
(4) Capitale de la province indonésienne des îles Riau, située sur l’île de Bintan.

lundi 10 octobre 2016

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 1


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A partir de cette semaine et pendant les 24 qui vont suivre, c'est-à-dire, jusque fin mars de l'an prochain, je vais livrer ici, chaque lundi, sauf imprévu, l'état présent de mon dernier travail, un roman intitulé : "La Prisonnière de Rikers Island".

Voici tout d'abord le projet de quatrième de couverture :

Bien qu'il soit, au sens strict, la suite de L'Indonésienne, Singapore maid, (La Rémanence, 2015), La Prisonnière de Rikers Island, le second roman de Pierre-Alain GASSE, se lit sans aucune difficulté de manière indépendante.
On y retrouve le personnage attachant de Ratih Suharto, la jeune « maid » indonésienne injustement expulsée de Singapour.
Elle vient de prendre un nouveau départ, sentimental, familial et professionnel, quand sa vie opère un tournant inattendu.
Le roman alterne des extraits du journal intime de Ratih avec le récit des événements, les uns heureux, les autres dramatiques, qui vont découler de ce rebondissement.

I

Je ne sais par où commencer ce journal. J’ai si peu écrit depuis ma sortie de l’école, à part des recettes de cuisine et quelques lettres d’amour, que je suis bien embarrassée.

Je ne vais pas raconter dans ces pages ce qui s’est passé dans ma vie avant ma rencontre avec John. Quelqu’un à qui j’ai eu la faiblesse de me confier l’a déjà fait à ma place. Bien sûr, je pourrais corriger quelques erreurs et apporter certaines précisions. Mais à quoi cela servirait-il ? Mon malheur actuel serait-il moindre ? Assurément non.

Consigner ici tout ce qui m’est arrivé depuis l’ouverture du Sundoro Sunshine et m’a amené au fond de cette prison, est d’abord pour moi une façon de faire le point, de mettre en ordre des événements qui parfois s’embrouillent dans mon esprit, à force de les ressasser. Les coucher sur le papier permettra peut-être de me les sortir de la tête. De meubler des journées interminables aussi.

Tout a commencé il y a plus de deux ans et demi maintenant. John et moi filions le parfait amour, comme on dit, depuis un an. Le restaurant que nous avions ouvert tous les deux marchait bien, grâce à lui pour la publicité et grâce à moi pour la cuisine.

Je débutais à six heures chaque matin. Les journées étaient longues jusqu’à la fermeture, vers minuit, mais je ne ressentais pas la fatigue. Mon bonheur tout neuf me donnait des ailes. John m’emmenait au marché en voiture, je ne pouvais pas lui laisser l’entière responsabilité des achats. Avant moi, c’était Salim, son cuisinier, qui s’en chargeait. Mais Salim nous avait quittés. Il ne voulait pas travailler sous les ordres d’une femme, surtout de son pays ! Et John, tout seul, en tant que blanc, se serait fait escroquer par bon nombre de commerçants. C’est ainsi. Minuscules revanches sur l’exploitation coloniale, toujours ancrées dans les habitudes de la plupart ici.

Si John avait su me séduire par sa douceur et son respect, si nouveaux pour moi, qui n’avais connu que le machisme et la violence de mon ex-mari, il avait su aussi gagner la confiance de Lia, ma fille. Ce qui m’étonnait et me ravissait à la fois. Elle avait énormément progressé en anglais, en discutant avec lui, bien qu’il parlât très correctement le bahasa indonesia(1) avec un amusant accent australien.

Bref, tout allait bien.

En y réfléchissant, je crois que c’est l’attitude de John face au petit ami de Lia qui a été déterminante dans leurs rapports. Dès le départ, avec son éducation libérale, que je vais qualifier d’occidentale, faute de formule mieux adaptée, il a admis sans réticence la présence de Bagus aux côtés de ma fille. C’est la norme, chez lui, et presque personne ne s’offusque de relations, y compris intimes, entre jeunes mineurs. Ici, c’est différent.

Mais je mets la charrue avant les bœufs. Vous ne savez pas qui est Bagus. Un camarade de lycée de ma fille, en Terminale cette année-là. Elle, était en seconde à l’époque de leur rencontre.

J’avais découvert ce garçon par hasard sur une photo où ils figuraient seuls tous les deux, en consultant le profil FB mal protégé de ma fille, qui s’était inscrite sur le réseau social dès que je lui avais payé le smartphone qu’elle me réclamait, l’année précédente. Accaparée par les événements qui se succédaient à vive allure dans ma vie à Singapour, je l’avais ensuite oublié.

Lorsque j’ai été injustement congédiée par mes patrons et contrainte de rentrer au pays, faute de visa de travail, quelle ne fut pas ma surprise en allant attendre Lia à la sortie de son lycée, de voir qu’elle se laissait raccompagner par un garçon. J’avais quitté une adolescente encore timide qui fuyait les garçons, je retrouvais une jeune fille bien plus libérée.

Bagus était de bonne famille, d’accord, mais j’ai quand même réagi de prime abord comme toute mère le ferait ici. C’est-à-dire assez mal. Je veux dire en prononçant des formules d’interdiction qui ne font qu’aggraver les choses. Et en la menaçant de tout révéler à son père, qui n’allait pas manquer de vouloir la marier au plus vite, pour la mettre sous la coupe d’un autre homme que lui.

Il faut que je me libère de cette scène en la transcrivant, car elle me pèse trop.

C’était quelques mois après mon retour. Un lundi. Déjà, j’étais mécontente, parce que j’avais remarqué que Lia cachait dans son sac un élégant tchador pailleté qu’elle substituait au blanc de son lycée coranique dès qu’elle sortait de cours. Alors, ce lundi-là, lorsqu’elle m’annonça que ce n’était pas la peine d’aller la chercher, qu’elle reviendrait en motocyclette avec Bagus, j’explosai :

— Lia, je t’interdis de rentrer avec ce garçon !
— Tu ne m’interdis rien du tout, maman ! Je ne suis plus une enfant. J’ai dix-sept ans !
— Lia, tu ne peux pas t’afficher comme ça avec un garçon dans la rue. C’est inconvenant. Et dangereux. La circulation est impossible et vous roulez sans casque.
— Regarde autour de toi, maman. Garçons et filles se fréquentent sans chaperon. On n’est plus au temps de grand-mère ! Et le casque n’est pas obligatoire, tu le sais.
— Je ne veux pas le savoir. Si je te vois rentrer en scooter, moto ou cyclomoteur avec ce garçon et sans casque, je te renvoie chez ton père. Lui saura te faire entendre raison.

C’était la phrase de trop.

— Si tu fais ça, je m’enfuis de la maison et vous ne me reverrez jamais !

Nos éclats de voix avaient attiré John, appuyé contre le chambranle de la cuisine, qui me fixait intensément en remuant la tête de gauche à droite.

Lia le vit et tenta de s’échapper en courant par la porte arrière du restaurant, mais John la prit de vitesse et lui barra le chemin :

— Viens, on va t’acheter un casque, avait-il dit en lui agrippant le bras.

Ils s’étaient toisés quelques instants, avant de sortir ensemble. En sept mots, John avait réussi à désamorcer le conflit que mes maladresses avaient déclenché !

Depuis ce jour, Lia et lui s’entendaient au mieux. Elle l’utilisait pour obtenir de moi ce qu’elle voulait. Et moi je passais par le relais de John pour ce que je savais ne pouvoir obtenir directement d’elle. Et le plus souvent, ça marchait !

Enfin, ça, c’était avant mon incarcération ici. À présent, Dieu sait ce que Lia fait ! De toute façon, dans quelques mois elle sera majeure et entièrement libre de ses décisions. Mais elle me manque tellement ! J’attends avec une impatience qui me rend malade les heures de parloir téléphonique. Mon avocate essaie de lui obtenir un visa et un permis de visite, mais comme elle est encore mineure, c’est compliqué.

Même pour le courrier, c’est difficile. Je lui ai fait passer ma nouvelle adresse dès que j’ai pu, mais j’ai attendu près de trois semaines sa première lettre. Et pourtant elle était datée du lendemain de mon arrivée ici !

Alors, une visite… Sans compter le prix. J’ai de l’argent, mais son utilisation est bloquée. Là encore, il faut une décision du juge.

Pour l’instant, Lia dirige le restaurant avec ma mère. Tant bien que mal. Le personnel en prendrait à son aise, depuis que John n’est plus là. Le Sundoro Sunshine bat de l’aile, à ce qu’on dirait. Encore un rêve qui s’écroule…

Cette saleté de sonnerie qui me vrille les tympans retentit. J’entends la matonne avec son trousseau de clés ouvrir nos cellules l’une après l’autre. Le bruit se rapproche. Je dois arrêter d’écrire maintenant. Nous allons descendre au réfectoire.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, octobre 2016.

(1) Langue officielle de l'Indonésie.

mercredi 7 septembre 2016

Nouvelles de rentrée


Au moment où les enseignants de tous niveaux font connaissance avec leurs nouveaux élèves, j'en profite pour remettre à l'honneur deux nouvelles sur ce monde que j'ai bien connu.

Revoici donc, tout d'abord "La Leçon", puis "La Prof".

Bonne lecture !

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La Leçon

''À tous les pédagogues de terrain, qui font fi des modes et des oukases dans leur tâche d'éveil des consciences.''

— Bien, les enfants, dites-moi ce que vous remarquez en premier. — Hé, M'dame, il est chelou grave son look au mec. — Kevin, tu sais très bien que je ne veux pas que tu t'exprimes en cours comme en récréation. Recommence, je t'écoute. — J'veux dire qu'il est pas habillé comme nous, quoi ! — Il te fait penser à quoi, son habit, Kevin ? — Euh... j'peux pas le dire, M'dame, vous allez répéter que j'parle mal et me traiter... — Premièrement, je ne "traite" personne, comme tu dis, et deuxièmement, s'il te manque un mot pour exprimer ta pensée, demande-le-moi, je te le donnerai. — Oui, d'accord, comment-est-ce qu'on dit "tarlouze" en bon parler ?

La classe éclate de rire. On se pousse du coude. Claire Chalumeau se retient, elle aussi. Il lui faut répondre. C'est la règle qu'elle a mise en place.

— On peut dire efféminé ou homosexuel, par exemple. Mais qu'est-ce qui te fait penser cela ? — Euh... son col et les trucs au bout de ses manches, là. — C'est parce qu'il s'agit d'un vêtement de travail, et pas de sa tenue normale. Qui a une idée ?

Après un petit temps de réflexion, plusieurs mains se lèvent. Surtout des filles.

— Fatoumata, oui. Tu penses à quoi ? — On dirait une tenue de danse, un peu. — Tu brûles, Fatoumata. Qui a une autre idée. Oui, Alishama ? — C'est comme les acrobates au cirque, des fois. — C'est très bien, toutes les deux. Effectivement, c'est un justaucorps d'acrobate, de funambule que porte ce jeune garçon. Bon, et l'autre personnage, qui est-ce ? Oui, Alexandre : — C'est sa mère, Madame, elle est triste. — Et pourquoi est-elle triste comme cela, à votre avis ?

Une forêt de bras s'élève avec ensemble. Claire Chalumeau y remarque une main timide, à peine soulevée du pupitre :

— OUI, Rachel ? — Je crois qu'il se sont disputés.

D'autres mains s'agitent encore, demandant à intervenir. Il est temps de faire un peu de police.

— Bon, chacun va donner son avis. Rachel a peut-être raison, mais alors, pour quel motif se seraient-ils disputés ? Allez, Antoine, commence : — Le garçon ne veut pas manger ce qu'il y a dans son assiette, il aime pas ça !

Comme toujours, Kevin, renchérit sans avoir demandé la parole :

— Ouais, il est venère, il veut plus voir sa reum, il regarde de l'autre côté. — Kevin !— Faites excuse, M'dame, c'est sorti tout seul.

La classe s'ébroue. Il convient de reprendre la main :

— Kevin a raison. Mais regardez bien le jeune garçon. Dans ce tableau, je dirais que plusieurs éléments différents peuvent traduire son état d'esprit, son obstination. Les voyez-vous ?

Les bras se baissent, on chuchote d'une table à l'autre quelques instants, puis une petite blondinette toute bouclée se voit autoriser d'un signe à intervenir :

— Alors, Élise, qu'est-ce qui, pour toi, souligne le caractère buté du garçon ? — Ses bras croisés et son regard dans le vide, Madame. — Tu as raison. Cela fait deux éléments. En voyez-vous d'autres ? Tu en as trouvé un, Thomas ? — Son cou, peut-être, il est tout tendu... et son menton aussi. — Son menton ? Il est comment son menton ? Oui, Nicolas ? — Il est carré, Madame.

La classe s'esclaffe.

— Tu exagères, Nicolas, il n'est pas carré, mais à angle droit, effectivement. parce qu'il a les mâchoires serrées, sans doute. Mais vous oubliez le principal signe de cette obstination. Cherchez encore.

Le silence s'établit. Un vent de compétition souffle sur la classe. Soudain, deux mains se lèvent ensemble, une fille et un garçon.

— Farida et Mourad, oui ? Mourad, tu veux bien laisser Farida parler la première en galant homme que tu es ?

Mourad ne peut qu'acquiescer.

— Alors Farida ? — Son front, Madame, il est... il est grand. — Il a le front haut, c'est vrai, mais pourquoi est-ce que cela traduirait son obstination ? — Ça veut dire qu'il est têtu, Madame, intervient Mourad. — Oui, Mourad, tu as raison. Mais, réfléchissons ensemble encore un peu. Il s'agit d'un tableau, d'une peinture, et l'artiste, pour le réaliser a utilisé trois éléments différents : des lignes, des formes, pour le dessin dont vous venez de me parler en ce qui concerne le garçon, mais aussi des couleurs, et de la lumière, qui interviennent aussi pour exprimer ce que le peintre veut nous transmettre. Alors, toujours à propos du garçon, que pouvez-vous dire des couleurs et de la lumière ?

La question laisse perplexe la classe durant quelques secondes, puis un échalas qui dépasse d'une bonne tête tous les autres se risque à un premier commentaire :

— Le garçon est habillé en bleu clair surtout et il n'y a rien d'autre de cette couleur. — C'est vrai, Quentin. Et alors ? — Ça attire le regard sur lui. — Oui, mais il est au premier plan aussi, c'est normal qu'on le voie en premier, non ? Mais, de plus, le bleu est considéré comme une couleur froide, à l'inverse du rouge, par exemple, et sert donc ici à traduire un sentiment un sentiment de froideur, d'hostilité vis-à-vis de la maman. Formes, couleurs ; lumière, à présent. Quelle est la partie la plus éclairée du garçon et pourquoi ?

Kevin pour une fois a levé le doigt avant de parler. Pas question de ne pas l'interroger.

— Alors ? Oui, Kevin. — C'est son front, M'dame, ça veut dire qu'il s'est fait une sacrée prise de tête ! — Exactement. Bon, je crois qu'il est temps que nous parlions un petit peu de la maman de ce garçon. Comment le peintre nous la présente-t-elle ? Comment l'imaginez-vous à partir de ce tableau ? Oui, Antoine... — Elle est pas comme son fils. Elle a l'air toute douce. Elle doit être gentille. — D'accord, Antoine, mais comment est-ce que le peintre nous transmet cette idée, par quelle combinaison de formes, de couleurs, de lumière ?

La question ramène un silence attentif sur la classe, puis deux filles lèvent la main :

— Marie, tu veux nous dire quoi à ce sujet ? — Euh... je veux parler des couleurs, Madame. La femme, elle est peinte avec du blanc, du rose et du gris, on dirait, ou une espèce de marron clair, bon, et un peu de noir pour les cheveux et les yeux. A part le noir, c'est des couleurs douces. — Oui, tu as raison, c'est bien observé. Mais les formes, les lignes aussi contribuent à cette expression de la douceur. Regardez, le peintre a utilisé surtout des lignes courbes pour dessiner la maman, ovale du visage, plis du châle, etc. et beaucoup plus des lignes droites pour le garçon, verticales et horizontales, en accord avec son état d'esprit.

L'autre main levée s'impatiente. Claire Chalumeau reprend :

— Pardon, Myriam, j'allais t'oublier. Alors, que penses-tu de la maman, toi, et pourquoi ? — Aucun ne veut regarder l'autre. La maman regarde dans le vague. Elle tient sa tête dans sa main. Elle est fatiguée. Peut-être que c'est tous les jours la même chose. Le garçon ne veut jamais manger. Alors, elle en a marre.

Claire Chalumeau fronce les sourcils en direction de Myriam, qui met sa main devant sa bouche. Sans insister, Claire enchaîne :

— Bon, je vais vous donner quelques informations supplémentaires. Le tableau a été peint au début du XXe siècle, en 1904 exactement, à Paris, et les personnages représentent des artistes du cirque Médrano, qui avait à l'époque un chapiteau permanent dans la capitale. Mais beaucoup de ces artistes vivaient dans la pauvreté. Est-ce que cela vous aide ? — Ils crèvent la dalle, tiens ! — Kevin, en bon français, combien de fois faut-il te le répéter, et après avoir levé la main !

Kevin, rigolard, s'exécute :

— Personne veut manger, y'a pas assez, c'est pour ça qu'ils se font la gueule, chacun veut que ce soit l'autre.

Claire Chalumeau s'adresse au reste de la classe :

— Vous en pensez quoi, vous autres ? Myriam ? — Moi, je crois que les deux choses sont possibles. Chacun pense comme il veut. — Effectivement, le peintre n'impose pas une vision, il en suggère plusieurs. Mais regardons maintenant la construction du tableau. Voyez-vous des lignes de force, des alignements significatifs ? Maxime, oui ? — Le tableau est coupé en deux, Madame. — Comment cela, coupé en deux ? — Ben, à gauche, la mère, à droite, le fils. — C'est vrai, mais ne voyez-vous pas une autre division ?

Farida agite frénétiquement la main.

— Vas-y, Farida, ça a l'air urgent. — Mais non, Madame, je voulais dire aussi la gauche et la droite, mais en travers.

La classe rit sous cape de la méprise. Claire Chalumeau choisit d'ignorer l'incident.

— En diagonale, tu veux dire ? — Oui, c'est ça. — Eh bien, tu as tout à fait raison, Farida ; regardez bien, les têtes des personnages sont alignées sur une des diagonales du tableau, en effet. Observez la table, à présent. Elle ne vous paraît pas bizarre ? — On dirait que l'assiette va tomber. — Un peu. C'est parce que la perspective - vous vous rappelez la perspective, on en a déjà parlé - n'est pas tout à fait respectée. Bon, l'heure est presque finie, je vais vous dire à présent qui a peint ce tableau, vous allez être surpris.

Kevin interroge :

— C'est vous, M'dame ? — Hélas, non, car alors je serais millionnaire, mais c'est un peintre très connu, je suis sûr que vous connaissez son nom, il s'appelle Pablo Picasso.

Fatoumata ne peut se retenir :

— Picasso, il peint pas comme ça, Madame, c'est des trucs tout bizarres, des bouches de travers, des yeux sur le côté. Ma mère, quand mon petit frère dessine, elle dit toujours : arrête de faire ton Picasso ! Applique-toi ! — Ce que tu dis est vrai, Fatoumata, parce que Picasso a peint de bien des manières, très différentes les unes des autres, et dans une période du début de sa carrière qu'on appelle la période rose, il a peint de cette manière-ci, dans des tons pastels, exprimant des sentiments mélancoliques, romantiques. Bien. Pour lundi prochain, vous essaierez d'écrire une petite synthèse, une vingtaine de lignes, sur ce tableau qui s'intitule : Mère et enfant. Merci. Vous pouvez ramassez vos affaires et sortir. À lundi.

Un chœur de voix soudain gaies lui répond :

— Au revoir, Madame. À lundi, M'dame.

Claire Chalumeau pense avoir donné la parole à tous les élèves de sa classe, mais soudain elle se rend compte qu'au dernier rang une tête brune n'est pas intervenue. La mine triste, le menton dans ses mains, elle fixe l'écran du vidéo-projecteur. C'est une petite albanaise, arrivée il y a quelques mois, qui maîtrise encore mal le français.Tandis que les élèves sortent en chahutant, Claire Chalumeau s'avance vers elle :

— Eh bien, Zora, tu n'as rien dit aujourd'hui. Tu n'as pas aimé ce tableau ?

Les yeux de la collégienne s'embuent, sa bouche tremble et elle secoue vivement la tête de gauche à droite, puis de haut en bas, avant de confesser dans un sanglot :

— La...dame... on... dirait... ma...man.

Claire Chalumeau était plutôt contente de son cours, mais à présent elle s'en veut terriblement de ne pas avoir anticipé la réaction de la jeune fille en pleurs. Pour quelques minutes, la professeur de Français doit-elle céder le pas à la mère afin de trouver les mots qui adouciront le chagrin de la jeune orpheline ?

— Pardon, Zora, je ne voulais pas...

Mais déjà l'adolescente a repris ses distances :

— Ça va aller, Madame. Merci.

©Pierre-Alain GASSE, mai 2011.


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La Prof

Tous les jours de classe, depuis plus de trente-sept ans, elle répète les mêmes gestes, comme un rituel, pour préparer son cartable.

C'est un vieux cartable en cuir fauve, tanné et culotté par des années de bons et loyaux services, dont la poignée a déjà cédé à plusieurs reprises sous les kilos transportés. A chaque fois, le dernier bourrelier de la ville a pu le lui rafistoler. Il aurait dû essayer de lui en vendre un neuf depuis longtemps, mais en amoureux des vieilles choses et fier de son métier de ramendeur, il a mis un point d'honneur à prolonger l'existence de celui-ci. Il profite aussi de ses interventions pour refaire les coutures fatiguées et entretenir le cuir avec une crème dont il garde le secret.

Dans la petite poche avant, qui ferme avec un simple clip, elle glisse les clés de ses salles ainsi que le cahier de textes, où jour après jour, cours après cours, elle inscrit l'avancement de son enseignement, pour chacune des classes qui lui sont confiées.

Dans la pochette du milieu, protégée par une fermeture-éclair, son cahier de notes. Jusqu'à présent, il lui était offert par l'organisme qui gère ses cotisations de retraite complémentaire, mais cette année, le temps des restrictions est venu : plus de carnet de notes, plus d'agendas ni de stylos-bille, ni même de petit calendrier. Ses collègues et elle ont fait grise mine. Ils s'étaient habitués à ces petits cadeaux, qu'ils avaient fini par considérer comme un dû.

Dans le soufflet du devant, son cahier de préparation, le petit classeur à anneaux où sont rangées ses notes du moment, en fonction de l'œuvre et de l'auteur qu'elle fait étudier à ses élèves.

Dans le soufflet arrière, il y a presque toujours une chemise avec un paquet de copies à rendre ou à corriger, mais aujourd'hui, elle ne contient qu'une trentaine d'exemplaires du texte qu'elle va présenter.

Répartis entre les deux soufflets, selon leur taille et leur nombre, les livres dont elle va avoir besoin. En l'occurrence aucun, puisque l'auteur du texte du jour n'a pas encore séduit le moindre éditeur.

Sa trousse : stylo bille noir à pointe fine pour remplir les bulletins, pour que le double carboné soit bien lisible, feutre rouge à écriture fine pour les corrections, stylo plume à encre bleue pour le cahier de textes, feutre noir pour tirer les traits, crayon à papier, taille-crayon, effaceur, stylo-gomme, blanco, un stabilo jaune pour surligner, quelques trombones. Rien ne manque.

Dans une dernière petite pochette intérieure, se trouvent sa paire de ciseaux pour gauchère, sa pochette de feutres pour les transparents, un ou deux marqueurs pour écran blanc, une petite boite de dépannage avec quelques bâtons de craie, un cutter.

Dans le fond du soufflet avant, sa règle métallique.Tout est là.Ses mains ont procédé, machinales, à ces vérifications.

Elle enfile son manteau, noue son écharpe, chausse ses escarpins qui attendaient derrière la porte, attrape son sac à main, posé sur le petit meuble de l'entrée, ouvre la porte et change la clé de côté, avant de prendre son cartable posé à ses pieds et de sortir sur le palier.Il est seize heures quarante-cinq, ce vendredi d'octobre. Madeleine Lavergne va donner son cours à sa classe de 2de 9. Le seul de son après-midi.

Elle donne deux tours de clé et fourre celle-ci dans son sac.

Autant son cartable est bien rangé, autant son sac à main est un foutoir. Tout à l'heure, pour la retrouver, il lui faudra fouiller à l'aveuglette un bon moment avant de mettre la main dessus. Cela fait des années qu'elle se promet d'y remédier. Peine perdue.

— Bonsoir, Madame Lavergne.

Elle est à l'heure. Comme chaque après-midi, la concierge est en train de passer la toile dans le hall de l'immeuble. Elle fait un petit détour pour ne pas marcher là où la wassingue humide vient de laisser son empreinte luisante. Tout travail mérite respect, non ? Madame Serinet fait son ménage à cette heure inhabituelle pour ne pas le voir sali, à peine achevé, par la cohue du matin.

—Bonsoir, Madame Serinet. A demain.

Elle sait que lorsqu'elle rentrera, la concierge aura réintégré sa loge et fermé son carreau. Surtout ne pas oublier de la saluer : elle est si susceptible.

La voilà sortie.

Elle connaît le nombre de pas qui la séparent des grilles du Lycée, et parfois son esprit les recompte sans qu'elle s'en rende compte.

Mais pas aujourd'hui.

Ce soir, elle a autre chose en tête.

Les trottoirs, devant le lycée, sont encombrés de jeunes de tout acabit, sac au dos ou à l'épaule, qui se saluent, s'interpellent, tirent nerveusement sur des cigarettes bien fines avant de sortir pour la plupart ou d'entrer pour quelques-uns dans un lycée déclaré depuis peu "sans tabac". Il lui faut slalomer entre les groupes dont seuls quelques-uns s'écartent pour la laisser passer.

La première sonnerie de la dernière heure retentit comme elle franchit la grille.

D'ordinaire, elle monte en salle des professeurs jeter un coup d'œil aux panneaux d'information et vérifier que son casier est vierge de toute injonction administrative.

Mais pas ce soir. A quoi bon ?

Aujourd'hui, elle se dirige directement vers la salle 37, au rez-de-chaussée, du bâtiment C. Sa salle de cours, au bout d'un couloir qui fait un coude. La même depuis bien longtemps maintenant. Ça l'arrange bien. Les escaliers commencent à lui être un peu pénibles. Elle sort ses clés de la pochette de son cartable et ouvre la porte, peinte d'un vieux rose défraîchi.

La salle est dans la pénombre. Quelqu'un a dû utiliser la vidéo, hier, après son départ. Elle bascule les deux interrupteurs et referme derrière elle. Dans le couloir, quelques élèves, assis par terre, écoutent leur walkman. Deux esseulés ont un livre dans les mains. Les autres arriveront après la deuxième sonnerie, à leur habitude.

Elle a posé sans s'en rendre compte son cartable à plat en travers du coin gauche du bureau, comme toujours, mais ce soir elle ne l'ouvre pas encore.

Elle s'assied et regarde cette classe vide, ces rangées de tables que les agents de service ont réalignées rapidement hier soir, après avoir balayé, effacé le tableau et vidé les poubelles. Cinq rangées de tables à deux places, disposées pour laisser deux allées de part et d'autre du bureau. Quarante places, heureusement pas toutes occupées, la plupart du temps. Dans le fond, à droite, une armoire métallique et des panneaux d'affichage encombrés de vieilleries laissées par des collègues insouciants. A sa droite, sur une console fixée en hauteur, un téléviseur et son magnétoscope ; à sa gauche, sur le mur, un écran escamotable et, devant, un rétroprojecteur sur sa table de projection roulante. Elle pense que les choses ont quand même bien changé depuis ses débuts. Sauf le bureau. C'est un bon vieux bureau à panneaux de chêne, assemblés par tenons et mortaises, comme on n'en fait plus. Deux tiroirs et sur la droite, à l'intérieur, une petite tablette pour la boite à craie. Sa chaise aussi doit être une rescapée : toute en hêtre, avec des accoudoirs, c'est presque un fauteuil. Les tables et les chaises des élèves, elles, ont été remplacées, il y a une dizaine d'années. Le formica a détrôné le bois que compas et canifs avaient creusé, perforé, sculpté, et couvert d'inscriptions sans cesse renouvelées. Sur celles-ci on ne trouve plus que des graffiti au crayon à papier qu'un coup d'éponge fait disparaître.La salle n'a pas encore été utilisée de la journée et elle n'a pas besoin d'y remettre de l'ordre avant l'entrée des élèves. Elle se lève pour aller ouvrir les stores d'occultation. Un soleil pâle et déjà bas entre dans la pièce, faisant danser dans la lumière la poussière qu'elle vient de soulever. La deuxième sonnerie retentit. Il est dix-sept heures. Elle va ouvrir la porte de la salle. Jamais, depuis le début de sa carrière, les élèves ne sont rentrés avant son invitation. Elle leur fait face et les regarde s'asseoir dans un brouhaha sympathique. Ils savent et attendent le signal : ce bruit de règle qui les fera se taire sans qu'elle ait un mot à dire et marquera le début de son cours.

Pour eux, c'est la sixième, septième ou huitième heure de la journée, un cours comme les autres, la suite de celui d'hier ou d'avant-hier, mais surtout le dernier du jour, le plus difficile à suivre comme à assurer, pense-t-elle.

Pour elle aussi, c'est le dernier. De sa journée, bien entendu, de sa semaine, heureusement, mais de sa carrière aussi, et elle ne sait si elle doit dire enfin ou hélas.

Dans une heure, elle aura mis fin à trente sept ans et demi d'enseignement du Français.

Elle se revoit, jeune normalienne brillamment reçue à l'agrégation de Lettres Modernes, devant sa première classe, animée d'un grand trac certes, mais de cette fougue juvénile aussi, de cet enthousiasme à soulever les montagnes qui lui font défaut aujourd'hui.

Elle essaie de déterminer son état d'esprit de ce soir.Il y a de la lassitude. Comment n'y en aurait-il pas ? Les ans ne passent pas impunément. Aujourd'hui pour elle, les marches sont plus hautes, les caractères d'imprimerie plus petits et les autobus plus rapides qu'autrefois. C'est la vie et nul n'échappe à ses évolutions.

Pourtant, elle ne s'en est pas trop mal sortie de ce côté-là. Les lunettes, elle les avait déjà à vingt ans, elle s'est un peu voûtée de s'être tant penchée sur livres et copies et son oreille gauche est devenue un peu paresseuse, mais à par ça, elle se porte comme un charme. A tel point qu'elle n'a même pas de médecin attitré. Ses filles le lui reprochent assez.

De la lassitude, mais pas de renoncement.

Et toujours le même amour de la littérature, la grande compagne de sa vie. A chaque saison littéraire, elle trouve à s'enthousiasmer, en cherchant un peu au loin du déversement médiatique. Et puis, les grands anciens sont toujours là, qu'on peut lire et relire avec la même émotion, le même plaisir renouvelés. Et jusqu'à présent, elle a réussi à y intéresser ses élèves. Oh, certes les programmes officiels y ont sans doute perdu un peu et ses choix lui ont parfois valu quelques critiques, mais de temps à autre, elle rencontre encore d'anciens élèves qui viennent lui dire : "Oh, madame, c'est grâce à vous que j'ai découvert tel écrivain ; vous savez, je viens de terminer ma maîtrise, mon doctorat sur telle partie de son oeuvre, justement..." Alors, les remontrances de tel ou tel inspecteur, englué dans ses instructions officielles...

Aujourd'hui, pour terminer une séquence sur la nouvelle, elle a choisi un texte d'un auteur contemporain, découvert sur Internet. Elle toussote deux fois pour s'éclaircir la voix et commence :

Km 1500

Les 110 CV de la 307 HDI répondent à la moindre sollicitation de son pied droit, avalant les courbes inversées de l'autoroute qui l'emmènent loin vers le sud. De temps à autre, aux péages, il prend un ticket ou présente sa carte bancaire. Les facturettes s'accumulent à côté de lui. Où va-t-il ? Aucune idée préconçue. Son corps sera seul juge. Il guette un signal qui ne vient pas et l'automobile file vers le midi, et lui avec, sans savoir vraiment pourquoi.

Cet après-midi, à l'ouverture de la concession de Nantes, quand il a pris livraison de la voiture après avoir signé les papiers de l'achat en LOA, on lui a dit : "sur ce modèle l'entretien a lieu tous les vingt mille kilomètres, mais après cinq mille, vérifiez quand même les niveaux, et ne poussez pas le moteur avant 1500 km". Son regard oblique vers le compteur. Il n'y est pas encore. Un déclic se fait dans une zone de son cerveau. Il vient de découvrir le terme de ce voyage impromptu, inespéré, inattendu.

Nantes. Bordeaux. L'autoroute déroule devant lui son ruban luisant de soleil et lui s'applique à l'enrouler le plus régulièrement possible pour ne pas faire de faux-plis dans sa tête. Toulouse. Le soir tombe. Perpignan. Le Perthus. A peine un képi endormi au pied d'une guérite abandonnée. Les temps ont bien changé. Deux pinceaux de lumière filent dans la nuit. Gérone. Barcelone. La France est loin déjà. Tarragone. Valence.  Une très légère odeur d'ammoniaque lui rappelle que la climatisation fonctionne. Il louche sur l'ordinateur de bord : température extérieure : 12°; kilométrage parcouru : 1352.

Viennent aussi sur l'afficheur la fréquence de la radio qui déroule son fil musical et l'heure. Il lit : 4 h 23. Il appuie sur la commande, espérant que la machine lui dise depuis combien d'heures il est parti, mais cela n'a pas été prévu par le programme. Il doit faire un effort de calcul : à cent trente de moyenne ou pas loin, et compte tenu de quelques arrêts physiologiques, une bonne douzaine d'heures. Ses paupières s'alourdissent malgré les cafés bus régulièrement toutes les trois heures. Cent quarante huit kilomètres encore. Son ordinateur de bord personnel vient de commencer un compte à rebours qu'il ne veut plus arrêter.

Mais s'il atteignait les mille cinq cents kilomètres au plein milieu de nulle part, entre deux sorties ? Attention ! Ne pas se laisser piéger. Mais quand même faire confiance à l'instinct. Au destin. A la loi des nombres. Il sent comme une espèce de communion entre lui et la machine, sans trop savoir lequel commande l'autre.

1420. Alicante ne devrait pas être loin à présent. L'autoroute continue-t-elle au-delà, vers Almería et l'Andalousie ? Il essaie de rassembler ses souvenirs de géographie ibérique et des montagnes arides surgissent devant lui. Mais la dynamite et l'argent des hordes teutonnes et bataves viennent à bout de tout, lui souffle une petite voix malintentionnée. - Tu oublies toutes les voitures françaises que tu as doublées depuis la frontière ! Il est obligé de convenir en son for intérieur que cette Costa Blanca sur laquelle il est engagé est aussi la dernière banlieue de Paris : les immeubles d'appartements de vacances poussent au soleil depuis bientôt quarante ans, repoussant au delà de l'autoroute les agrumes et les légumes de jadis, et les smicards de Suresnes, Montreuil ou Aubervilliers viennent se donner l'illusion de l'aisance, sous un soleil de plomb, dans des cages à lapins qu'ils n'accepteraient pas d'habiter dans leur pays. Tous les mirages ne sont pas au désert !

1460. Dans les lueurs de l'aube, le Peñón de Ifach, planté sur le rivage, veille sur les villas cossues de Calpe étagées sur les contreforts de la sierra, tandis qu'à ses pieds des immeubles clonés à des dizaines d'exemplaires, tentent vainement de s'élever à sa hauteur. 

1480. Le dernier café bu est loin et ses yeux clignent dangereusement. Il ralentit l'allure. Heureusement, ici les bandes blanches latérales sont rugueuses et le remettent dans le droit chemin quand il s'écarte de la trajectoire idéale. Il sait que seule une frayeur plus importante que les autres pourrait désormais libérer en lui l'adrénaline qui le réveillerait tout à fait et l'emmènerait sans heurt au terme de son voyage. De toute façon, il lui faut tenter sa chance. Il s'y abandonne. 

1490. Encore dix kilomètres. Sortie Alicante 5000 m. Il veut voir la mer. Péage. El Campello. Platjas. C'est vrai qu'ici on parle valencien avant de parler espagnol. Rues parallèles d'immeubles de brique aux balcons alignés. Rond-points en construction. Boulevard de la mer.

1499. Ses yeux se ferment malgré lui. Au bout de l'avenue, un sens interdit et une route qui oblique vers l'intérieur, pour laisser place à un "paseo marítimo" dont les pavages dessinent des reliefs à la Vasarély.

1499,9. Il s'engage dans la première rue sur la gauche. Cent mètres encore.

1500. Bingo ! Pensión La Pepa. Il coupe le moteur. Et s'endort comme une masse sur son volant. Jusqu'à ce qu'une sonnerie stridente lui vrille les tympans. Il empêche sans doute quelqu'un de sortir ou de rentrer. Il ouvre un œil.

Horreur ! Le fanal rouge du radio-réveil clignote sans merci. "Il est cinq heures et Paris s'éveille...". A côté de lui, le lit est vide et dans la main il tient la clé de sa toute nouvelle voiture...

P.-A. G.

Un friselis de murmures à la lecture des trois dernières phrases lui a révélé que la chute avait produit son effet. Elle distribue le texte photocopié, tout en posant sa première question :

— Alors, selon vous, pourquoi ai-je choisi de vous lire cette nouvelle ?

Une dizaine de mains, garçons et filles, mais plus de filles, se sont levées :

— Oui, Mélanie.
— C'est à cause de la fin, Madame.
— Pourquoi, qu'est-ce qu'elle a de particulier la fin ? Oui, Harold :
— Elle est surprenante. Pendant toute l'histoire on croit que c'est un vrai voyage et qu'il va y avoir un accident et, finalement, ce n'est qu'un rêve.
— Exactement. C'est là une caractéristique commune à beaucoup de nouvelles et pour ainsi dire une loi du genre : la chute est inattendue. Et certains diront même que plus inattendue est la chute, meilleure est la nouvelle. Mais ce critère, nous l'avions déjà rencontré dans nos lectures précédentes ; alors pour quelles autres raisons ai-je bien pu choisir ce texte ? Relisez-le silencieusement et vous allez trouver.

Les têtes se penchent sur le texte pendant un temps variable, allant d'une dizaine de secondes à quelques minutes, mais la relecture s'achève toujours au premier indice décelé. Deux mains sont déjà levées.

— Oui, Claire :
— Le titre est bizarre, Madame.
— Bizarre. Qu'est-ce que tu veux dire par là ?
— Ben, d'habitude le titre explique un peu le sujet, ou c'est le nom d'un personnage.
— Et pas là ?
— Ben, non, déjà Km 1500, on ne comprend pas bien si ça veut dire qu'il y a 1500 km à faire, une distance, quoi, parce qu'il n'a pas mis deux points après Km.
— Qui ça, "il" Claire ?
— Euh, l'auteur.
— Et alors, s'il n'y a pas ces deux points, il veut dire quoi le titre ? Oui, Mickaël :
— Moi, je crois que c'est une destination, pas une distance.
— Bien, Mickaël, mais en fait c'est les deux : le narrateur veut atteindre ce km 1500, ce mille cinq centième kilomètre parcouru qu'il s'est fixé comme terme de son voyage, dans son rêve. Mais quel est l'objectif de ce titre ambigu ?
— Nous intriguer - dit une paire de tresses filasse.
— Oui, Marie-Claude et même, dans ce cas précis, nous induire en erreur puisqu'il nous incite à croire à un voyage alors qu'il ne s'agit que d'un rêve, ce qui fait que la chute nous apparaîtra comme plus inattendue. Bien, après cette chute inattendue et ce titre surprenant, qui retient l'attention, citez-moi une autre caractéristique de la plupart des nouvelles, que nous avons déjà vue et que l'on rencontre ici aussi.

Silence. Puis une tignasse de rasta lève un bras :

— On t'écoute, Clovis.
— Ça commence tout de suite, quoi, y'a pas de temps perdu à nous les casser avec ceci cela. Il y va direct, le mec.
— Exactement, mais tu ne pourrais pas me traduire ça en termes plus choisis ? On utilise une expression latine pour qualifier ce genre de début, qui est une des caractéristiques principales des nouvelles, et cette expression on l'a déjà vue...
— Ah, ouais, c'est un début médiatique...

Fous-rires.

— Mais non. On n'est pas à Star Academy, ici. C'est un début "in medias res", c'est à dire, en plein milieu des choses, sans introduction ni description préalables. La nouvelle, c'est court, alors, comme le dit Clovis, y'a pas de temps à perdre.

— Ouais, ça c'est cool !
— Bon, Clovis, ça va bien ; autre question, plus difficile. Dans cette nouvelle, et cela arrive assez souvent aussi, il y a des indices laissés par l'auteur qui devraient permettre au lecteur de prévoir, de deviner la chute. Dans celle-ci, j'en vois deux, un au début et un autre juste avant la chute. Qui-est-ce qui pourrait me les trouver ?

Les têtes replongent sur le texte. Madeleine Lavergne s'assied quelques instants, avant de se redresser à la première main levée :

— Alors, Tiphaine, tu as trouvé ?
— Euh, je sais pas, Madame, mais quand il dit "pour ne pas faire de faux-plis dans sa tête", je trouve que ça va pas avec le reste, c'est pas possible, je crois.
— Tu as raison. Effectivement, la deuxième partie de cette phrase "L'autoroute déroule devant lui son ruban luisant de soleil et lui s'applique à l'enrouler le plus régulièrement possible pour ne pas faire de faux-plis dans sa tête" nous fait basculer dans l'irréel, mais de manière incomplète car on pourrait croire à une simple métaphore, ou si voulez une image pour nous faire comprendre que le conducteur cherche à suivre la courbe idéale, et donc, le lecteur ne va pas, au moment de sa lecture, prendre cet indice au sérieux. Alors, l'auteur va nous donner un deuxième indice, juste avant la chute, vous le voyez ?

Silence.

— A vrai dire, c'est un demi-indice seulement. Vous donnez votre langue au chat ?

Un chœur de OUIIII ! tonitruants s'élève.

— Bon, on se calme. C'est quand il cite les paroles de la célèbre chanson de Jacques Dutronc "Il est cinq heures... Paris s'éveille". Cela peut avoir un double sens : tout d'abord que le radio-réveil diffuse réellement cette chanson, mais aussi que notre personnage se réveille à Paris et que donc son voyage de Nantes à Alicante n'était qu'un rêve. Ce que va nous confirmer la phrase suivante. La dernière. Mais cette dernière phrase, vous la comprenez comment ? Oui, Ronan :

— Il a oublié de se lever.
— Mais non, son réveil vient de sonner. Oui, Maïa :
— Y'en a que pour sa nouvelle bagnole, il s'est même couché avec les clés pour pas qu'on les lui pique, alors sa copine elle en a eu marre et elle s'est tirée.
— C'est bien, Maïa, c'est effectivement ce que laisse entendre l'auteur, mais tu pourrais nous dire cela en bon français ; allez, vas-y :
— Euh, l'auteur veut nous montrer que l'automobile tient beaucoup trop de place dans l'esprit des garçons.
— Eh bien, tu vois, quand tu veux. Effectivement, les enquêtes d'opinion montrent que le français en général accorde une importance exagérée à sa voiture et au sentiment de puissance qu'elle lui donne, au détriment de son budget, de sa sécurité, voire des membres de sa famille.

Une sonnerie aigrelette vient de retentir, déclenchant une agitation soudaine.
Madeleine Lavergne hésite. Entre se retirer sur la pointe des pieds en silence et leur dire... Elle n'a que dix secondes pour se décider :

— Une dernière chose avant que vous ne sortiez : la semaine prochaine, vous aurez un autre professeur de français, jusqu'à la fin de l'année.
— Pourquoi, Madame ? Vous êtes malade ?
— Non, Benoît, mais je pars en retraite. Ce cours était mon dernier. Je vous souhaite bonne chance à tous.

Sa voix a un peu tremblé, mais cet âge est sans pitié et cette heure la dernière de la journée ; aussi le brouhaha de la sortie couvre-t-il son émotion. La classe s'est vidée comme par enchantement. Elle ramasse ses affaires, efface le tableau où elle avait inscrit les différents points d'intérêt évoqués, éteint l'éclairage, passe son manteau accroché à la patère, y reprend son sac à main.

Elle a empoigné son cartable, est sortie de la classe. Pour la première fois depuis bien longtemps, elle n'a pas fermé à clé.

Elle chemine dans les couloirs sombres du bâtiment d'externat. C'était la dernière heure de cours d'une journée d'automne et elle est une des rares à ne pas tolérer de sortie avant la sonnerie ; aussi ne s'étonne-t-elle pas de parcourir seule les cent mètres qui la séparent de l'extérieur.

Mais au détour du couloir, deux ombres encapuchonnées s'agitent devant la porte de la réserve à matériel.

— Hé, qu'est-ce que vous faites, là ? - essaye-t-elle de dire d'une voix forte, pour cacher sa surprise et son appréhension.

Dérangées alors qu'elles tentaient de refermer la porte à clé pour retarder la découverte de leur méfait, les deux ombres se redressent, les bras encombrés de deux magnétoscopes. Elles ne l'avaient pas entendue venir ; elle est déjà sur eux. C'est la panique. Un appareil tombe. Une lame jaillit au bout d'une main dans la pénombre, décrivant une courbe à la hauteur de sa gorge et Madeleine Lavergne s'écroule dans un cri.

C'est le veilleur de nuit, lors de sa première ronde, qui l'a découverte dans une flaque de sang, encore tiède. Le jour de ses soixante ans. Ma prof.

La pénurie d'agents d'entretien n'avait pas permis pas que le ménage fût fait ce soir-là dans cette partie du lycée.

 ©Pierre-Alain GASSE, février 2003. Tous droits réservés.

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