Le Blog de Pierre-Alain GASSE

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lundi 23 janvier 2017

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 17


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XVII

Je reprends le fil de mon histoire, après une mauvaise semaine où je n’ai pas ouvert ce cahier. C’est l’hiver. Le temps est gris et froid et moi au fond du trou. Envie de rien. Mon humeur joue les montagnes russes comme ça, depuis mon arrivée ici. Mon avocate n’a pas encore réussi à obtenir un permis de visite pour Lia. Et puis ce matin, un rayon de soleil est tombé sur mon visage, pour la première fois depuis je ne sais combien de jours. C’est fou comme le moindre changement peut avoir des répercussions sur le moral. J’ai mieux mangé et voilà que j’ai envie d’écrire à nouveau… J’en étais où déjà ? Ah, oui, au lendemain de la remise des prix à Cannes.

« Il fallait que je m’excuse platement, je le sentais. Je me connectai au réseau wifi de notre hôtel cannois et composai avec une certaine appréhension le numéro du portable de John.

À cette heure, au restaurant, il devait être en train de préparer le service du déjeuner. Le personnel indonésien, il faut être derrière, sinon rien ne va. J’allais le déranger dans son travail, sans aucun doute, mais je ne pouvais pas retarder davantage cet appel. Une sonnerie, deux, trois...

— Allô, John, c’est moi, Ratih…
— Enfin ! Je commençais à être inquiet. Bon, alors, ça s’est bien passé, félicitations !
— Oui, oui, merci, je suis super contente, mais on est rentrés tard et j’étais trop fatiguée hier soir, excuse-moi… On a eu plein d’interviews et de photos à faire.
— Un petit SMS, quand même…
— Oui, je sais, dans le feu de l’action et le brouhaha, je n’ai pas entendu sonner mon portable et pas du tout pensé à le regarder de la soirée ensuite.
— C’est ça ! Autrement dit, loin des yeux, loin du cœur.
— Tu sais bien que ce n’est pas vrai !
— Je pourrais commencer à en douter. Quand est-ce que tu rentres ? On a besoin de toi ici, moi, Lia, le restaurant, tu le sais, ça ?
— John, on a déjà eu cette discussion. Tu as lu comme moi le contrat que j’ai signé. Tu sais que je dois respecter mes engagements et faire cette tournée de promotion du film comme prévu.

Il y eut un silence pesant à l’autre bout du fil.

— Et vous allez où, après la France ? finit par dire une voix fatiguée.
— À New York, quatre jours, tu le sais. Et tu avais promis de venir me rejoindre là-bas pour le week-end prochain.
— C’était avant que tu ne m’oublies comme une vieille chaussette. Il y a pas mal de boulot ici, en ce moment. Je vais voir.

Cette réponse ne respirait pas l’enthousiasme, c’était le moins qu’on puisse dire. Mais curieusement, je ressentais un certain détachement devant ces “représailles”.

— Chéri, je t’en prie !
— Bonne nuit, si tu viens de rentrer. Bisous. À plus.

Il avait raccroché.

J’eus un instant la tentation de rappeler pour ne pas rester sur ce malentendu, mais à la place, c’est le numéro de Lia que je composai.

À la quatrième sonnerie, elle décrocha :

— Allô, maman ?
— Oui, c’est moi.
— Tu es aussi difficile à joindre qu’une star, dis donc ! Félicitations pour ce prix !
— Merci, ma fille. Vous allez bien, toi et Bagus ?
— Oui, oui, tout va bien, ne t’en fais pas. Et toi ? Pas trop fatiguée, avec toutes ces émotions ?
— Assez quand même, mais ce matin je n’ai rien avant onze heures : une interview à la Radio, France Culture, je crois, alors après cet appel, je vais essayer de dormir quelques heures.
— Tu as eu John ?
— Oui, juste avant toi. Il était un peu fâché et a rapidement raccroché.
— Il faut le comprendre aussi. Ce n’est pas facile pour lui.
— Je sais. Finalement, tout ça n’a pas que des conséquences positives.
— Qu’est-ce que tu croyais, maman ?
— À vrai dire, je ne croyais rien, j’espérais seulement, mais je vois bien que ça ne va pas être si facile…
— Tu voudrais continuer ? John est d’accord ?
— On n’en a pas encore parlé.
— Je vois… On dirait qu’il y a de l’eau dans le gaz.
— Je ne sais pas. J’espère qu’il va venir me rejoindre à New York, en fin de semaine. On a besoin de discuter de tout ça. Dis-le lui, toi aussi.
— C’est le monde à l’envers, maman, mais OK, je vais le faire.
— Merci, chérie, j’ai hâte de vous voir tous les trois. Je vous embrasse.
— Moi aussi, maman, bye, fais attention à toi.
— Oui, toi aussi, Lia.
— T’inquiète !

Depuis l’officialisation de sa relation avec Bagus, mes rapports avec Lia n’étaient plus du tout les mêmes qu’auparavant. Sans doute se considérait-elle plus comme une jeune femme que comme l’adolescente qu’elle était encore, pourtant. Elle avait mûri et ne cherchait pas à s’opposer à moi, au contraire. Il était loin le temps où chaque conversation terminait en affrontement. C’était très agréable et reposant. Je ne dirais pas que d’ennemies nous étions devenues amies, mais il y avait un peu de ça quand même. »

Je vais arrêter pour ce soir. J’ai les yeux qui papillotent et l’ampoule de ma cellule a des faiblesses aussi. On dirait qu’elle va bientôt rendre l’âme. Et j’entends le pas de la matonne et le cliquetis de son trousseau. Ça va être l’extinction des feux. La plongée dans la nuit du pénitencier. Et c’est loin d’être le silence, vous pouvez me croire ! C’est fou les bruits que l’on entend ici la nuit ! Toux, ronflements, bruits de canalisations, guichets que l’on ouvre et referme, tours de clé… Il vaut mieux ne pas avoir le sommeil trop léger ! Enfin, on s’habitue, plus ou moins.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, janvier 2017.

lundi 16 janvier 2017

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 16


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XVI

Nos deux protagonistes furent aussitôt aspirés par le vortex du succès. À tel point qu’il fallut retarder le départ, changer les billets de retour pour répondre à toutes les sollicitations des media.

Radios, télés, presse écrite spécialisée, les journalistes comme les actrices et acteurs primés se succédaient dans l’espace dédié installé sur la Croisette et les interviews se donnaient à la chaîne. Encore un aspect de la célébrité dont Ratih n’avait pas mesuré le poids. Car, à la longue, cela devenait fastidieux. Le soir de la remise des prix, ils avaient été conviés à la Cannes French Party Madame Figaro sur le rooftop du palace J. W. Marriott, où ils côtoyèrent l’alpha et l’oméga du cinéma français.

Idéalement situé entre le Carlton et le Majestic, l’ex Hilton avait été construit en 1988 sur l’emplacement du premier Palais des Festivals. Rénové de fond en comble cinq ans plus tôt, il avait fière allure dans la nuit cannoise avec ses néons roses et bleus qui rythmaient sa façade.

Ce soir-là, au Club by Albane, une éphémère superstructure isophonique de plus de 100 tonnes déposée au 7e étage du palace par une grue chaque année pour le Festival, Ratih avait été éclipsée par Ulla, la blonde épouse de Garin, ex-star des podiums et passerelles.

Cette dernière fit sensation dans une robe longue Schiaparelli Couture rose fuchsia qui ressemblait beaucoup à celle que portait Uma Thurman ici même l’année précédente, dirent les mauvaises langues. Ratih, elle, faute de mieux, avait dû remettre sa robe Didit Hediprasetyo, mais à part quelques regards féminins appuyés, elle n’enregistra aucune réflexion désagréable.

Arrivée au bras droit de Garin, tandis qu’Ulla monopolisait le gauche, lors de cette soirée, elle croisa des acteurs et actrices dont les noms lui étaient inconnus hier encore, mais qui brillaient au firmament du cinéma français : Jean Dujardin, Vincent Cassel, Anthony Delon, Pierre Niney, Gilles Lellouche, Guillaume Canet... Sophie Marceau, Audrey Tautou, Mélanie Thiéry, Mélanie Doutey, Marion Cotillard, Éva Green, Ludivine Saignier, Cécile de France…

Comme il fallait s’y attendre, les garçons l’impressionnèrent plus que les filles. Au total, Guillaume Canet et Sophie Marceau eurent sa préférence. Lui, pour son charme sexy et discret, elle pour la permanence de sa beauté, connue jusqu’en Asie.

Elle fut présentée à Albane Cléret, la maîtresse des lieux toute de noir vêtue, et un cliché paparazzé vint immortaliser la scène.

Et la tête lui tourna.

On l’entoura, on la félicita, on l’interrogea.

Dans ce cadre, un peu moins formel que celui de la Croisette, les questions gênantes ne tardèrent pas : « Comment elle-même et son entourage vivaient-ils cette success-story ? », « Songeait-elle à faire carrière dans le cinéma ? », « Quels étaient ses projets après ce film ? », « Avait-elle déjà reçu d’autres propositions de tournage  ? ».

Mais elle ne savait plus, à présent, ce qu’elle voulait vraiment faire de sa vie : assurer la prospérité de son restaurant ou s’épanouir sous la chaleur des sunlights ? Et elle mesurait qu’il lui faudrait sans doute choisir.

Alors, que répondre à toutes ces questions ? Inventer ? Broder ? Suggérer ? La vérité seule lui apparaissait impropre à dire : trop incertaine, trop plate, trop commune, trop quelconque.

Garin, plus expérimenté, délivra des réponses vagues, étudiées, dilatoires, tout en sachant qu’il y aurait un après, que le succès de ce film lui permettrait de tourner d’autres.

Ratih, elle, se laissa enfermer dans des réponses exagérées, des affirmations péremptoires, des projets mensongers que son auditoire écouta poliment sans y croire un instant.

Ratih souffrait du syndrome de la « starlette ».

Quelques vodkas Belvedère thym et pamplemousse aidant – c’était la nouveauté phare de la saison – les nombreux journalistes présents réussirent à mettre en scène une photo de Garin recevant un baiser de ses deux charmantes accompagnatrices. Assez anodine, au demeurant, dans son contexte.

Hélas, quelques jours plus tard, la presse people reproduisait en une de ses éditions la seule partie droite du cliché, celle où apparaissaient Garin et Ratih, avec ces titres tantôt interrogateurs, tantôt affirmatifs : « Cannes : une romance est-elle en train de naître ? », « Un Pygmalion indonésien récompensé à Cannes », « Ratih Suharto, un Grand Prix et un nouvel amour ? »…

Ulla entra aussitôt dans une rage froide et obligea son époux à appeler son avocat et déposer plainte pour diffamation. L’hebdomadaire concerné n’en avait cure. Il vivait fort bien de ces pratiques mensongères depuis des années et n’était pas à une condamnation près !

Ratih, rougissante de colère et de honte, donna une interview de démenti le jour même de la publication, mais les réseaux sociaux s’étaient emparés de l’affaire et le buzz courait sur la Toile.

C’est ainsi qu’il parvint jusqu’à John et contribua au renforcement chez lui d’un double sentiment de frustration et de jalousie. Il commençait sérieusement à regretter d’avoir poussé Ratih dans cette aventure !

Garin, d’abord apparu comme un second sauveur pour sa compagne, avait ensuite obtenu le statut de rival potentiel, pour devenir aujourd’hui une espèce de bête noire, qui hantait ses nuits et assombrissait ses jours.

John n’ambitionnait plus qu’une chose : que tout ce cirque médiatique finisse, que Ratih disparaisse des gazettes et que la vie au Sundoro Sunshine reprenne son cours initial !

C’était compter sans le poids des contrats signés et sans les atermoiements de Ratih elle-même.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, janvier 2017.

lundi 9 janvier 2017

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 15


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XV

Sans m’en parler, Garin avait inscrit le film au Festival de Cannes, en France, et finalement celui-ci avait été sélectionné.

Alors, je m’étais renseignée et j’avais découvert que c’était un des principaux festivals de cinéma du monde !

Petit à petit, la possibilité d’une récompense s’était infiltrée dans mon esprit. Mais à aucun moment je n’avais imaginé devoir faire une tournée de promotion.

C’est pourtant ce qui arriva, car cela figurait en toutes lettres (petites, il est vrai), dans une des clauses de mon contrat.

Je dus donc m’y plier, bien que cela ne m’enchantât pas trop de délaisser ma famille et m’absenter à nouveau du restaurant.

Deux jours avant la remise des prix, des rumeurs insistantes avaient averti Garin d’une possible récompense et, en urgence, nous nous étions envolés tous les deux pour Paris et Cannes, via Dubai, puisque je ne pouvais faire escale à Singapour.

Auparavant, il avait fallu aller choisir une robe pour la soirée de remise des prix. C’est ainsi que je me retrouvai dans les salons jakartanais de Didit Hediprasetyo, l’étoile montante de la haute couture indonésienne, en train de passer une sélection de ses récentes créations.

En quelques heures, ses retoucheuses ramenèrent à ma taille une robe longue sublime ! Je n’avais pas mauvais goût : c’était le clou de sa dernière collection. Son prix équivalait à dix ans de notre indigent salaire minimum !

Elle était blanc écru, en dentelle de soie aux motifs floraux stylisés et aux transparences osées. Il fallut toute la persuasion de Garin et du couturier pour me convaincre que c’était LA robe qu’il fallait porter dans un Festival comme Cannes, où il convenait d’être remarqué autant pour son vestiaire que pour son travail !

Certes, c’était un lourd investissement pour une soirée, mais selon Garin, cela pouvait rapporter gros, si les clichés étaient suffisamment repris par la presse.

Je me laissai convaincre, car l’audace de la dentelle était compensée par un col sage et des manches courtes, inspirés des tenues asiatiques traditionnelles, et une blancheur discrète de bon aloi. Le reste n’était pas de ma compétence. Mon contrat prévoyait que ces frais de représentation étaient pris en charge par la production.

L’heure du départ approchait. Lia était un peu envieuse de ce voyage exotique, John un peu déçu de ne pouvoir m’accompagner ; seul Bagus paraissait sincèrement content pour moi.

Le vol, en classe affaires, une nouveauté dont le luxe me parut insolent, se passa sans incident. La ruée médiatique commença dès l’aéroport de Cannes-Mandelieu ; des indiscrétions avaient filtré ou des paris avaient été lancés ; toujours est-il qu’une meute de caméras, en priorité asiatiques, mais aussi européennes, nous attendait à la sortie du tarmac.

Garin, prudent et avisé, avait prévu la chose et nous avions répété dans l’avion une petite interview, pour le cas où..

« Oui, c’était mon premier rôle au cinéma et j’avais trouvé ce métier passionnant, mais difficile » ;
« Oui, j’étais fière de pouvoir par ce film contribuer à faire connaître au grand public, la condition dificile et méconnue des maids asiatiques.
« Oui, je mesurais avec incrédulité le chemin parcouru depuis mon renvoi de Singapour, et je tenais à remercier mon réalisateur de m’avoir fait confiance pour tenir ce rôle »...

Nous répondîmes brièvement aux questions posées avec les quelques platitudes d’usage.

Du fond de notre taxi aux vitres teintées, je découvris le rivage qui fait rêver toutes les starlettes du monde : la Croisette et sa large promenade piétonne sous les pins !

À défaut du Martinez, complet et trop cher de toute façon, nous avions obtenu, je ne sais comment, deux chambres supérieures au Majestic, un autre des hôtels de luxe de la Croisette : 240 € la nuit en temps normal, plus du double pendant le Festival ! Pour moi, c’était énorme.

Rendez-vous compte : vingt mètres carrés à moi toute seule, qui pendant un an avais dormi dans moins de six !

Grande baie vitrée, écran plat, minibar, salle de bains luxueuse, j’étais comme une petite fille dans un magasin de poupées : j’allais de la fenêtre au lit, du bar à la coiffeuse, du fauteuil au bureau, de la baignoire au lavabo, j’essayais le peignoir, allumais le sèche-cheveux, je m’allongeais sur le lit king size, testais ses ressorts… Une vraie gamine, je vous jure !

La cérémonie de clôture et de remise des prix était prévue à 19 heures. Il fallait être prête une heure avant, commander une limousine, s’insérer dans le ballet bien réglé des véhicules qui s’arrêtent au pied du tapis rouge et ne pas rater sa sortie de voiture ni sa montée des marches.

Pour les hommes, c’est plus simple. Il est rare qu’un smoking se déchire, qu’un mocassin verni casse ou qu’un nœud papillon s’envole ! Mais, nous les femmes, craignons sans cesse qu’un objectif surprenne un début de culotte, un sein échappé, une mèche sur l’œil, que sais-je encore qui viendrait choquer et ridiculiser, ternir une image toujours fragile.

Je parle comme si j’étais une star, c’est consternant !

Bref, Garin était un peu plus détendu que moi.

Ayant réalisé deux essais à l’hôtel, avant le départ, je m’extirpai assez élégamment de la voiture et, au crépitement des flashes, je sus que ma robe produisait son petit effet.

Tout cela était plus qu’agréable.

Bras dessus bras dessous, nous montâmes les marches, en nous arrêtant deux ou trois fois à la demande des photographes et caméras.

J’arborais mon plus joli sourire.

C’est un moment qui restera gravé à jamais dans ma mémoire. Je ne pense pas le revivre.

La cérémonie commença. Les places qui nous étaient attribuées se trouvaient dans la rangée centrale, assez loin dans la salle, mais assez près du bord, heureusement pour moi, qui suis un peu claustrophobe. Puis, ce fut le lent égrènement des prix. Énoncé de noms parfois difficiles à prononcer, applaudissements, montée sur scène, embrassades et poignées de main, remise du trophée, discours ému ou maîtrisé, remerciements minutés.

Une boule grossissait dans mon ventre. Les jointures de mes doigts blanchissaient sous la pression. J’échangeais des regards interrogateurs et inquiets avec Garin, à mesure que le palmarès s’avançait sans que « L’Indonésienne » ait été cité.

Les prix du scénario, de la mise en scène, d’interprétation féminine et masculine avaient été décernés ; celui du Jury aussi. Ne restaient plus que le Grand Prix et la Palme d’Or !

Je nous voyais déjà repartir les bras vides lorsqu’enfin, dans un brouillard visuel et sonore, je discernai les consonances de nos deux noms au bout d’une phrase : c’était nous ! C’était moi !

Garin s’était levé. Je l’imitai et, main dans la main, nous progressâmes vers la scène du Palais des Festivals.

Le maître de cérémonie, Jean Dujardin, me fit la bise et serra la main de Garin, puis le Président du Jury lui remit le Diplôme du Grand Prix avec une phrase sobre. Ensuite, ce furent les discours de remerciement, tandis que crépitaient les flashes.

Garin fut bref, et moi plus encore. Je crois que j’ai simplement dit, en anglais, que je me sentais très heureuse pour lui, pour le film et pour moi, que cela me coupait le souffle et que j’étais très reconnaissante envers le jury. Mais je me souviens très bien qu’une salve d’applaudissements a salué cette banale déclaration.

Il y eut cette nuit-là trop de coupes de champagne, de multiples interviews et sollicitations, quelques courtes heures de sommeil toute habillée et, au réveil, dans la chambre et sur le lit de Garin, un horrible trou noir de quelques heures.

Si je ne m’étais trouvée seule, dans ma robe de cérémonie, j’aurais pu croire que j’avais couché avec Garin.

Mais, non, il reposait dans le canapé voisin, le nœud papillon dégrafé et les mocassins déchaussés, impénétrable dans son sommeil comme dans la vie.

Je nous revoyais descendre de la limousine qui nous ramenait à l’hôtel, je nous visualisais même devant le liftier, puis plus rien jusqu’à ce réveil.

C’est alors que j’avisai mon téléphone, sorti de mon sac, à mes pieds.

Quatre appels en absence clignotaient : trois de John, un de Lia. Et deux messages : le premier de ma fille, pour me féliciter, le second de mon chéri pour s’étonner de ne pouvoir me joindre !

Six heures du matin ici. Il était onze heures à Temanggung. Il fallait que je les appelle !

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, janvier 2017.

jeudi 5 janvier 2017

Statistiques 2016


En 2016, les trois sites "Nouvelles, nouvelles...", ce blog et "La Bitácora" celui en espagnol, ont enregistré 1972 visites et le nombre de pages vues atteint 3534, en progression de 32 et 10,7 % respectivement par rapport à l'année précédente.

Inexplicablement, le blog en espagnol a connu, l'an passé, une très importante désaffection (-70 %).

Le classement des dix nouvelles les plus lues l'an passé est le suivant :

  1. Le Voyage de Clémentine 270 hits
  2. Bénédicte et les Adorateurs de Priape 183
  3. Au fond du trou 96
  4. Le Bracelet damasquiné 82
  5. Monsieur Faber et moi 72
  6. Le Testament 62
  7. Retour perdant (Dora) 57
  8. La Petite Culotte de soie 55
  9. Aperçu du IIIe millénaire 48
  10. Bonne nouvelle ! 46

représentant 51,7 % du total (971/1878). Deux entrées nouvelles dans ce hit-parade : "Le Bracelet damasquiné" et "Aperçu du IIIe millénaire"

Le "Top Ten" des pays d'origine des lecteurs est le suivant :

  1. France 47,8 %
  2. USA 8,9 %
  3. Algérie 4,6 %
  4. Canada 4,5 %
  5. Maroc 3,6 %
  6. Belgique 3,5 %
  7. Russie 3 %
  8. Brésil 2,8 %
  9. Ukraine 2,4 %
  10. Mexique 2 %

Reste du monde : 17 %
. 76 pays au total.

En ce qui concerne les apporteurs de trafic, le palmarès est le suivant :

  1. 1000nouvelles : 399
  2. Educalire : 57
  3. Boostersite 37
  4. 1-Free-share buttons 17
  5. Google Translate 17
  6. Facebook 15
  7. Bonnes Nouvelles : 18
  8. Pierrealaingasse 9
  9. Rémanence, Virages, : 6 chacun

représentant 88,7 % du total.

©Pierre-Alain GASSE, janvier 2017.

lundi 2 janvier 2017

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 14

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XIV
Le mois d’avril était déjà entamé lorsque Garin reçut le mail lui annonçant que son film L’Indonésienne, Singapore maid était retenu pour le 69e Festival du Cinéma de Cannes, dans la Sélection Officielle.

De joie, il en tomba de sa chaise, mais, prudent, garda la bonne nouvelle pour lui jusqu’à l’annonce publique.

Quelques jours plus tard, il assista en direct sur Internet à la conférence de presse qui confirmait ce choix et put alors communiquer l’information à tous les intéressés parmi lesquels figurait, au premier chef, Ratih. Celle-ci, complètement béotienne en la matière, accueillit la bonne nouvelle avec un enthousiasme poli, mais sans plus. Elle méconnaissait encore le retentissement de cette manifestation.

Garin, lui, refusa de pavoiser, car il savait que la concurrence s’annonçait rude : pas moins de vingt titres en compétition et seuls sept prix seraient décernés.

L’année précédente, c’était le film de Jacques Audiard, Dheepan, qui avait remporté la palme. Avec l’histoire d’un ancien « tigre tamoul » ayant fui le Sri-Lanka en compagnie d’une jeune femme et d’une petite fille pour obtenir plus facilement l’asile en France. Échouée dans une banlieue sensible, cette « fausse famille » allait être rattrapée par la violence.

Son scénario à lui, de maid indonésienne expulsée de Singapour, présenté sous pavillon du Vietnam, son principal financeur extérieur, saurait-il séduire un jury encore inconnu, mais à coup sûr exigeant ?

Passer après Dheepan ne serait pas facile ! Il craignait fort que son film manque de deux ingrédients dont les doses augmentent d’année en année dans le cinéma actuel : le sexe et la violence.

Les derniers succès du cinéma vietnamien remontaient à 2002 et 2004 avec Bar Girls et sa suite Street Cinderella de son confrère Le Hoang et encore n’avaient-ils obtenu que des récompenses décernées dans l’orbite asiatique.

De toute façon, le seul fait d’être retenu et projeté à Cannes vaudrait au film une notoriété sans égale. Le retour sur investissement serait énorme. Autant dire que cette sélection était déjà une grande victoire. Elle fut célébrée au champagne français avec toute l’équipe de production, en présence de Ratih et de sa famille. La presse relaya l’événement et un petit tourbillon médiatique prit corps en Indonésie.

Un envoyé du Gouvernement indonésien vint même trouver Garin pour l’assurer que le refus de l’autorisation de tournage n’était dû qu’à des considérations de maintien de l’ordre public en des temps troublés par la montée de l’intégrisme islamique et non à une censure de son scénario.

L’année passée, la présidence du jury était assurée par le réalisateur australien Georges Miller et comprenait un Canadien, une Iranienne, deux Français, un Hongrois, un Danois, une Américaine et une Italienne.

L’Asie aurait-elle un représentant cette année ? Rien de moins sûr. Depuis sa création, le Festival n’avait récompensé que cinq réalisations asiatiques et la composition des jurys reflétait cette faiblesse. Le cofinancement partiel de son film par l’Oncle Sam lui apporterait-il un soutien de ce côté-là ? C’était une conjecture de plus, parmi toutes celles qui s’agitaient dans la tête de Garin.

Dans la seconde quinzaine de mai, le 69e Festival Inernational du Film s’ouvrit enfin. Les limousines aux vitres teintées entamèrent un ballet bien réglé devant le Palais cannois.

Les stars féminines, moulées dans des robes d’un soir, adoptèrent sur le fameux tapis rouge leur pose la plus étudiée, tentant de monter les marches sans faux-pas et arborant des sourires étincelants de blancheur. Leurs homologues masculins, sanglés dans un smoking ou en débraillé chic, jouaient les princes consorts.

Tous sacrifiaient, avec plus ou moins de bonheur, aux exigences des caméras et des photographes de presse, protégés par une armée de gros bras et un rempart de barrières, des chasseurs d’autographes et selfies de tout poil.

À plus de onze mille kilomètres à vol d’oiseau, Garin regardait cela avec un certain détachement, car il avait déjà remporté des prix, monté des marches et subi les flashes. S’y ajoutait pourtant une appréhension croissante : l’Europe, c’était autre chose, tout comme l’Amérique d’ailleurs, et la France et son Festival de Cannes restaient un Graal convoité par tous.

Le dimanche 22 mai, le palmarès tomba enfin.

L’avant-veille, prévenu par le Président du Festival que son film avait reçu un accueil excellent du public et bon de la critique, il s’était résolu à prendre l’avion pour Paris, puis Cannes, en compagnie de Ratih. Finalement, la Palme d’Or fut remportée par le film Moi, Daniel Blake, de Ken Loach, mais Garin se sentit néanmoins comblé lorsqu’il entendit son nom pour le Grand Prix ! Un peu moins prestigieux, certes, mais également assorti d’une distribution en France, qu’il n’aurait pu se payer autrement.

Ses objectifs étaient atteints et même plus : une Mecque du cinéma avait reconnu la qualité de son travail et de cette histoire. Il se sentait à la fois reconnu et honoré.

Ratih à son bras, dans une robe longue d’inspiration asiatique revisitée par le couturier Didit Hediprasetyo, il sentit les projecteurs de poursuite se poser sur eux tandis qu’ils progressaient vers la scène où le Jury les attendait.

Les jambes un peu flageolantes et la voix incertaine, il prononça les quelques mots de remerciements de rigueur, avant de se tourner vers Ratih pour lui passer le micro, mais elle ne sut que bafouiller, dans un anglais certes excellent, qu’elle était « so happy for Garin, the movie and her that she was breathless, but very thankful for the Jury ».

Prestation minimale qui parut suffire et fut copieusement applaudie.

En regagnant sa place, Garin pensa qu’à présent, il fallait assurer la promotion de l’œuvre à l’international et que c’était une autre paire de manches !

Ses agents savaient faire pour le continent asiatique, mais l’Europe et l’Amérique, c’était nouveau pour lui comme pour eux.

La France disposait d’une société dédiée, UniFrance, mais l’Indonésie avait du retard dans ce domaine comme dans bien d’autres encore.

Cette distinction lui ouvrirait des portes, certes, mais trouverait-il les financements nécessaires à une tournée de promotion digne de ce nom pour le film ?

Autant dire que l’euphorie de la récompense fut moins longue que les observateurs extérieurs n’auraient pu le penser.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, janvier 2017.

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 13


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XIII

Le tournage au Vietnam, en dépit des contretemps matériels dus à la météorologie, s’était plutôt bien passé pour moi.

J’appréhendais les prises de vues avec mon père, dont le rôle était tenu par un acteur qui lui ressemblait beaucoup ; sa disparition, toute récente, me causait encore une peine immense. Lors de la première, la scène finale du pardon m’émut aux larmes sans que je l’aie cherché et, à ma grande surprise, j’entendis Garin ordonner le clap de fin avec ce commentaire : « C’est parfait. On la garde. Scène suivante, s’il vous plaît. »

C’était la première fois que je réussissais un tel exploit. Mais je n’étais pas dupe. Ces émotions recréées sur demande n’étaient pas dues à ma capacité à « entrer » dans un personnage, puisque « j’étais » déjà ce personnage et que cette scène je l’avais vécue. Tout au plus étais-je capable de convoquer un souvenir pour m’en servir.

J’apprenais cependant. Je savais à présent « accrocher » la lumière, poser mes pas et mes gestes, moduler les intonations de ma voix. Et cela me plaisait. Je découvrais comment créer de toutes pièces, par ces intermédiaires, des émotions que jusqu’alors, stupidement, je croyais innées chez les acteurs.

Dans les films que j’avais pu voir, surtout à la télévision, mais aussi au cinéma le dimanche avec mes collègues maids à Singapour, souvent je trouvais le jeu forcé, les émotions fausses.

À présent, je comprenais toute la difficulté d’être « juste » et je m’appliquais, sans toujours y parvenir, hélas.

J’étais de plus confrontée à un autre problème, dû autant à mon inexpérience du métier qu’à mon vécu antérieur : sur le plateau, je n’arrivais pas à assumer mon statut de vedette, auprès de qui tous s’empressent. Si j’acceptais sans déplaisir les services du coiffeur et de la maquilleuse, je refusais, les premiers jours, ceux de l’habilleuse et j’étais sans arrêt tentée d’aller et venir pour apporter les cafés et les rafraîchissements !

J’avais de même beaucoup de mal à supporter la présence continuelle du photographe de plateau et une tendance naturelle à discuter plutôt avec les machinos, menuisiers, électriciens, accessoiristes, costumiers qu’avec les autres acteurs.

Bref, entre les prises, je me sentais mal à l’aise, pas à ma place.

Pourtant tous se montraient gentils avec moi, à l’exception peut-être de la vedette masculine, avec qui j’avais encore moins sympathisé qu’avec les autres et qui commençait à me le rendre bien.

Du coup, les scènes avec ce John d’emprunt furent celles qui demandèrent à Garin le plus de patience, car il nous fallut de multiples prises et une explication entre quatre yeux, avant de réussir la bonne :

— Vous ne m’aimez pas beaucoup, je crois, Miss Ratih, puis-je savoir pourquoi ? me lança-t-il à brûle-pourpoint un matin, alors que nous entrions sur le plateau.

— Détrompez-vous, mentis-je effrontément, c’est que j’ai encore du mal à faire la part des choses entre mon histoire et ce film.
— Mais alors, vous devriez me tomber dans les bras !

Présomptueux, pensais-je, mais je m’entendis néanmoins répondre :

— Si je parviens à présent sans trop de difficulté à entrer dans les situations, j’en ai encore à simuler certains sentiments et, par réaction je crois, pour protéger ceux que je ressens vraiment, mon subconscient en crée de contraires…
— Eh oui, ma chère, ce métier comporte des écueils, vous l’ignoriez ?
— Je m’en doutais, j’y suis confrontée à présent, mais si vous vouliez bien m’aider un peu…
— Vous aider ? Mais je ne fais que ça. C’est vous qui ne m’aidez pas du tout.

Le ton était monté et nos yeux lançaient des éclairs. Par chance, Garin n’était pas arrivé et seuls les techniciens de plateau assistaient à l’algarade.

Soudain, j’entendis sa voix, de derrière un bout de décor :

— Gardez cette sincérité tous les deux, avec des sentiments positifs à présent. On reprend à : « Ratih ! Je n’y croyais plus. Mais vous êtes là, c’est le principal... » Moteur !

Et enfin, nous pûmes jouer la scène correctement, une fois déchargée l’animosité qui nous paralysait jusqu’alors.

J’ignorais, bien entendu, que les tournages n’ont pas lieu dans l’ordre chronologique final des séquences, qui n’est encore qu’indicatif, mais selon des critères d’opportunité, efficacité, rentabilité… imposés par la production.

On enregistra donc dans la foulée toutes les scènes se déroulant dans un même décor, quand la présence des acteurs le permit. C’est ainsi que celle de ma rencontre avec John au sommet du mont Sundoro, fut tournée sur les contreforts du mont Apo, aux Philippines, bien après celle de notre troisième rendez-vous, dans son restaurant de Temanggung.

Les scènes de nuit en extérieur sont généralement filmées de jour avec des filtres, mais là, les couleurs de l’aube avaient une telle importance que Garin estima qu’il ne fallait pas lésiner et toute l’équipe se transporta donc en 4x4 sur les flancs du sommet.

Comme la scène de ma perte de connaissance fut tournée près de mille mètres plus bas qu’en réalité, je fus artificiellement « refroidie » pour approcher mon hypothermie d’alors : on m’enferma une demi-heure dans un camion frigorifique, d’où je sortis, avec l’onglée et les lèvres bleuâtres.

Le cinéma n’est pas seulement une longue école de patience, c’est aussi une école de douleur parfois ! Quand, du fond de cette cellule newyorkaise, je regarde en perspective ces quatre mois de tournage entre Hong Kong, le delta du Mékong et le mont Apo, j’éprouve un double sentiment d’incrédulité et de fierté : incrédulité d’être passée du statut d’expatriée honteuse à celui de vedette d’un « biopic » et fierté de voir que mon expérience malheureuse à Singapour ait pu servir à éveiller nombre de consciences à la condition difficile et méconnue des maids asiatiques.

Aussitôt après, hélas, me revient le souvenir de cette horrible nuit sur Columbus Circle et du funeste enchaînement de circonstances qui m’a amenée ici, clamant une innocence que j’ai grand-peur de voir niée, car tout m’accuse...

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, janvier 2017.

samedi 31 décembre 2016

Vœux 2017


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lundi 26 décembre 2016

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 12


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XII

Le tournage se révéla éreintant.

Il l’était à chaque fois, car c’était une lutte de tous les instants contre les producteurs, avares de leur argent, les autorités, tâtillonnes au possible, les acteurs, instables par définition, et les éléments, changeants et imprévisibles.

Mais, cette fois, c’était pire, lui semblait-il.

Ratih était plus difficile à diriger qu’il ne l’avait pensé. Sous des dehors paisibles et une humeur équanime, elle cachait une forte personnalité, qui rechignait à faire et refaire, ce qui est pourtant la base du métier d’acteur de cinéma.

Or le tournage en décors naturels imposait de multiples prises, tellement il y avait de paramètres à mettre en concordance.

À Hong Kong, la pollution leur fit perdre quelques jours.

Dans le delta du Mékong, le travail sur l’île aux Oiseaux fut compromis par le niveau du fleuve. On dut se replier sur la terre ferme, opérer de nouveaux repérages, obtenir les autorisations locales… Et, cerise empoisonnée sur le gâteau, le tournage sur le mont Apo, fut un désastre. Au moment où Garin allait filmer la scène paradisiaque de l’apparition du soleil derrière la montagne, le volcan sortit soudain de sa léthargie pour émettre des vapeurs soufrées et des cendres qui obligèrent gens et bagages à redescendre en urgence !

Attendre le bon vouloir des éléments et improviser. Pour réduire les coûts de portage et d’installation du matériel, Garin loua un drone équipé d’une caméra haute définition pour filmer toutes les vues paysagères. Et la scène de la rencontre entre l’héroïne épuisée et ses sauveurs australiens fut tournée, non pas au sommet du mont, comme prévu, mais dans une prairie de ses contreforts sud, bien plus facile d’accès.

Enfin, après seize semaines de labeur éreintant, des nuits d’insomnie et des jours de sueurs froides, le résultat était là : une pleine caisse de cassettes de rushes à monter. Des heures et des heures de tournage. Pour aboutir à un film d’une heure et demie environ, il ne savait pas encore.

Garin aimait ces périodes de labeur intense, de tension intérieure maximale. Cela ne lui aurait pas coûté le moins du monde de passer vingt heures par jour devant les consoles de montage.

Mais, dans cette phase de son travail, comme dans les autres, il n’était pas seul en cause et il devait respecter un minimum la vie personnelle de ses collaborateurs, même si ceux-ci ne comptaient pas leurs heures.

C’est donc un peu contre son gré qu’il avait limité les horaires d’activité à dix heures par jour pour toute l’équipe de postproduction. Dans ces conditions, il espérait néanmoins que le montage et l’étalonnage puissent être terminés avant la fin de l’année, afin d’être en mesure de proposer le film au Festival de Cannes.

C’était son ambition ultime. Après les récompenses obtenues dans son pays et dans le sous-continent asiatique, il aspirait à une reconnaissance pleine et entière dans la vieille Europe, et en particulier en France, patrie du 7e Art.

Par deux fois, en 1998 et 2006, il avait été récompensé dans la section Un Certain Regard, mais cette fois, c’était la Sélection Officielle qu’il visait.

Il avait déjà préparé avec conscience les éléments du dossier de présélection, téléchargé sur le site internet du Festival, et il lui tardait de pouvoir envoyer son DVD avec le chèque de 50 € requis pour l’inscription.

Ensuite, s’il était accepté, viendrait le moment de faire parvenir à l’organisation par FedEx, une copie 35mm pour la projection, avec un délai suffisant pour pallier tout incident d’acheminement. La double thématique de son film, histoire sentimentale sur fond d’exotisme et document social sur la condition des maids asiatiques, laissait augurer un bon accueil en France, toujours friande de cinéma engagé. Le risque existait cependant que cette dualité même rebute, et qu’on lui reproche de ne pas avoir assumé jusqu’au bout le genre de son film, mi-mélodrame, mi-pamphlet social.

Mais en cela, il n’avait fait que respecter l’histoire vécue et racontée par Ratih !

Peut-être lui en voudrait-on, justement, de ne pas avoir davantage imposé sa marque et donné sa vision des choses.

Garin pensait que la focalisation du film, interne de bout en bout, mettrait à bas cet argument. Ces questions tournaient en boucle dans sa tête quand il sortait de la salle de montage et l’empêchaient de relâcher la pression comme il l’aurait souhaité (et les siens bien plus encore !).

En effet, la vie à la maison s’apparentait désormais à celle d’un zoo qui viendrait d’accueillir un grand singe : tous devaient se maintenir à distance, ne pas empiéter sur son espace vital, communiquer avec lui avec précaution et s’abstenir de toute provocation ; sinon, c’était colère et fureur assurées.

Ulla s’en accommodait encore, mais Bagus beaucoup moins. C’est pourquoi ses visites chez ses parents s’étaient raréfiées. Il filait le parfait amour avec Lia, alors, les états d’âme de son artiste de père…

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, décembre 2016.

lundi 19 décembre 2016

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 11


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XI

Après la décision, difficile pour moi, que nous avions prise avec John et les enfants, pendant plusieurs semaines, j’avais très mal dormi. Toutes les nuits, je me tournais et retournais sans cesse, à tel point qu’un matin, au réveil, j’eus la mauvaise surprise de ne pas voir John à mon côté. Sautant hors du lit, je le trouvai couché en chien de fusil par terre sur une natte !

— Tu m’as fait peur. Je me suis réveillée et je ne t’ai pas vu. Il est quelle heure ?

Se redressant sur un coude, il lorgna d’un œil encore ensommeillé vers le radio-réveil :

— Cinq heures et des poussières.

Je m’étais assise en tailleur sur le lit et me frottais les yeux.

— C’est moi qui t’ai poussé en bas du lit ? Pardon.

Il nia de la tête, en allongeant un bras vers moi.

— Tu bougeais trop hier soir et je n’arrivais pas à m’endormir.
— Qu’est-ce qu’on fait ? On se lève ou tu reviens te coucher un peu avec moi ?

Il sourit, se redressa et ouvrit les draps pour nous deux, de son côté. La journée commençait mieux que la nuit n’avait fini…

Il était temps que le tournage débute. L’attente s’avérait pénible pour tous. Depuis un mois, chaque jour j’étudiais le scénario et j’approchais de l’overdose.

Mes bagages étaient prêts, à l’exception de ma trousse de toilette et de maquillage, dont le futur contenu s’étalait encore sur les étagères de la salle de bain.

En cuisine, j’avais « briefé » de mon mieux le remplaçant fourni par Garin. C’était un bon professionnel qui n’eut pas trop de difficulté à s’adapter aux spécificités de la carte du Sundoro Sunshine. Tout juste manquait-il un peu de sens artistique dans la présentation des assiettes. C’est le point que je le fis travailler en priorité au cours de ses deux semaines d’essai.

En famille, les choses étaient claires, me semblait-il. Lia et Bagus, qui vivaient ensemble à présent, donneraient un coup de main à John au restaurant durant les week-ends. Et mon chéri viendrait me retrouver pour quelques jours à chacune des trois étapes du tournage, prévu pour durer quatre mois.

Enfin, je reçus le fax qui me demandait de me trouver à l’aéroport de Jakarta le surlendemain pour midi. John voulait m’y conduire, mais je le dissuadai et je repris, dans l’autre sens, le bus BSM Citra qui m’avait ramenée à la maison un an auparavant.

J’étais rentrée chez moi abattue, découragée, marquée d’un sceau d’infamie, remplie d’un sentiment d’échec insondable et voilà qu’un an après, je reprenais la route pour tenir le rôle-titre d’un film racontant mon histoire. C’était proprement incroyable !

Le lendemain, nous nous envolions pour Hong Kong, dans un vieil avion-cargo spécialement affrété pour la circonstance.

Partis de Jakarta par beau temps, nous arrivâmes à destination dans une brume épaisse et nauséabonde. Il fallut nous équiper de lourds masques respiratoires.

Je ressentis cela comme un mauvais présage.

Notre hôtel était cossu et deux étages nous étaient réservés. Le premier soir, au restaurant, tous les Indonésiens de l’équipe, nous célébrâmes quelques rites propitiatoires, que le personnel de l’établissement applaudit avec chaleur.

Il me sembla que j’étais prête.

J’allais très vite m’apercevoir que c’était loin de la vérité.

Je n’étais pas prête à rester des heures assise en attendant que l’on dise « moteur ! ».

Je n’étais pas prête à reprendre cinq fois, dix fois, quinze fois la même scène, le même dialogue, la même phrase pour corriger une intonation, une attitude, un geste.

Je n’étais pas prête non plus à supporter tous les aléas d’un tournage en extérieur et décors naturels : un nuage inopportun, des bruits de rue trop importants, une pluie soudaine, une mèche déplacée par le vent, une couture qui lâche…

Les premiers jours furent donc très difficiles.

Habituée à ne pas rester en place, à travailler du lever du jour jusque tard le soir, cette immobilité forcée m’ankylosait à tel point que cela compromettait mes mouvements dans les scènes suivantes.

J’appris qu’une équipe opérationnelle ne tournait qu’une dizaine de plans par jour !

Je tombai de l’armoire, si je puis dire, lorsqu’à l’issue de la première semaine, Garin me dit qu’il était content, car il pensait disposer de cinq minutes utiles dans les rushes que nous avions tournés au cours de ces six jours de travail !

Pour tout dire, ce métier m’apparut infiniment ingrat, du moins dans sa phase initiale.

La première scène se déroulait sur un ferry ; c’était celle de mon arrivée à Tanah Merah, un des points d’entrée pour les bateaux en provenance des îles et pays voisins.

Tournage matinal, par temps maussade, sur un rafiot repeint pour la circonstance aux frais de la production, sur lequel il fallut installer tout le matériel – caméras, câbles, projecteurs, micros... –, pour filmer quelques plans. Profil droit, profil gauche, on garderait le meilleur. Je reproduisis mes gestes de ce jour-là, tels que je les avais racontés à Karin.

Ce mélange d’angoisse et d’espoir ne fut pas trop difficile à retrouver. La fébrilité des mouvements, le regard qui scrute l’horizon, l’estomac qui se noue… revinrent d’un coup, à ma grande surprise.

Bien plus ardu fut de les reproduire le nombre de fois nécessaire pour que la lumière, la prise de son et mon jeu s’avèrent optimums pour le réalisateur.

Difficile apprentissage d’un métier dont on ne voit souvent que l’éclat des projecteurs et les paillettes ! Garin se déclarait satisfait de mes débuts ; moi, je l’étais beaucoup moins.

Les acteurs engagés pour tenir les rôles de M. et Mme Chang m’impressionnèrent presque davantage que les vrais et je jouai la scène dans les bureaux de M. Wu, à l’agence de recrutement, au bord de la panique. C’était tellement mauvais que Garin dut stopper le tournage, et ce n’est qu’après avoir déjeuné tous ensemble, dépouillés de nos oripeaux d’artistes, que je retrouvai un semblant d’assurance et de naturel. J’avais encore tellement à apprendre !

Au bout de quinze jours, je demandai à John s’il pouvait me rejoindre le week-end suivant. Il aurait préféré venir durant la semaine, car il y avait moins d’affluence au restaurant, mais nous tournions six jours sur sept et, pour que je puisse passer un peu de temps avec lui, dès son arrivée, je dus demander à Garin de resserrer davantage les séances de prises de vue.

Ce fut un week-end en demi-teinte.

J’étais loin d’être enthousiaste sur mon travail ; John tenta de me rassurer sur la conduite du restaurant. Nous fîmes semblant d’oublier tout cela pour nous concentrer sur le bonheur d’être ensemble. Cela ne fonctionna qu’à moitié. Nos soucis restaient présents en arrière-plan et détournaient notre attention à la moindre occasion. Bref, nous étions un peu « dans la lune », comme on dit, mais pas ensemble, hélas !

Trois semaines de tournage s’étaient écoulées. Il en restait encore une bonne douzaine !

Pour la seconde fois de ma vie, j’expérimentais que sortir de sa condition est toujours un chemin semé d’embûches.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, décembre 2016.

lundi 12 décembre 2016

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 10


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X

Garin et son équipe s’arrachaient les cheveux. La date de début de tournage ne cessait d’être reportée. Deux mois déjà avaient été perdus. Les autorisations se faisaient attendre.

La bureaucratie indonésienne s’est toujours montrée lente et il fallait souvent mettre de « l’huile » dans ses rouages, mais il avait eu beau s’y employer comme à chaque fois, aucun résultat jusqu’à présent. Appels téléphoniques, entrevues, repas offerts dans de bons restaurants, grands crûs livrés au domicile des décisionnaires n’aboutissaient qu’à des réponses dilatoires. Pas de refus officiel, mais pas d’autorisation de tournage ni de financement non plus.

L’argent, il pouvait encore s’en arranger, il réinvestirait tous les bénéfices de son précédent film, c’est tout, mais par contre, il ne pouvait prendre le risque de se lancer sans être en règle au plan administratif, sous peine de mettre le projet en péril. Une équipe de tournage d’une bonne cinquantaine de personnes, cela ne passe pas inaperçu et la police était très présente dans le pays. Ses informateurs aussi. Il ne voulait pas voir débarquer une cohorte de Jeep remplies d’hommes en armes qui interrompraient l’ouvrage, molesteraient les gens et confisqueraient le matériel !

Il fallut l’entremise de son épouse, qui dut jouer de son charme slave, pour qu’un sous-fifre du Ministère des Affaires Culturelles consente à regarder le dossier et finisse par lui dire que le Gouvernement ne voyait pas d’un bon œil « le tournage d’un biopic sur une ressortissante qui avait démérité. En conséquence de quoi, dans son état actuel, le scénario ne pouvait être avalisé ».

Garin réfléchit un moment au sens qu’il devait donner à ces deux phrases et à ce verbe : « démériter ». Pour le Gouvernement, qu’une ressortissante ait été expulsée de Singapour équivalait donc à une sorte d’affront. C’était pousser un peu loin le nationalisme ! D’un autre côté, cette réponse ne fermait pas la porte et signifiait qu’il fallait seulement revoir l’intrigue.

Oui, mais Garin ne voulait pas modifier son scénario et d’ailleurs Ratih ne l’aurait pas accepté.

Le Gouvernement de Singapour, où il avait également déposé un dossier, se montra tout aussi réticent. Le projet ne donnait pas une très bonne image de la communauté chinoise dirigeante, c’est le moins que l’on puisse dire, et donc l’autorisation de tournage lui avait été refusée au premier examen, à l’unanimité des membres de la commission concernée.

Finalement, c’est du Vietnam et de Hong Kong que vint le salut. Garin voulait tourner autant que possible en décors naturels. Les scènes d’extérieur et celles chez les parents de Ratih, pouvaient être réalisées sans problème dans une rizière du delta du Mékong. Le luxe de la Villa Paradise fut retrouvé sans trop de difficultés dans une agence de location de somptueuses demeures de la Région Administrative Spéciale de Hong Kong(1)

Ratih prit assez mal cette rebuffade de son pays et le « non » catégorique de Singapour, mais par contrat, il lui fallait se plier aux décisions du réalisateur. Elle fit donc contre mauvaise fortune bon cœur. Cela lui donnerait l’occasion de découvrir deux nouveaux pays : elle n’était jamais allée ni au Vietnam, ni à Hong Kong.

Restait cependant un écueil sérieux : où tourner l’ascension finale du mont Sundoro ? Après d’assez longues recherches, Garin se décida à demander une autorisation de tournage sur le mont Apo, dans l’île de Mindanao, aux Philippines, à six heures de vol de Jakarta. De hauteur similaire au mont Sundoro, c’était comme lui un stratovolcan potentiellement actif. Le problème, c’étaient les fumées envahissantes dues à de fréquents incendies de forêt sur les pentes boisées du volcan. Il fallait s’attendre à des contretemps. Mais il ne disposait plus d’autre solution.

Quatre mois plus tard, enfin, les trois autorisations de tournage en poche, financement bouclé, équipe technique engagée, casting terminé et matériel mis en caisses, Garin affrétait un moyen-courrier de Hong Kong Airlines qui déposait acteurs, techniciens et flight-cases sur le tarmac de l’île Huan Fu Zu par un jour gris, comme il en est beaucoup là-bas, en raison de la pollution galopante. L’indice de la qualité de l’air(2) dépassait la cote d’alerte de 300 et tous durent s’équiper de masques respiratoires qui leur donnèrent une vague ressemblance avec le Dark Vador de Star Wars. Par chance, on annonçait le retour de l’index dans les bornes acceptables de 25 à 100 pour les jours prochains. Ouf !

Ratih avait déjà dû porter le masque à Singapour, lors d’épisodes de haze(3), dus aux fumées des feux de déforestation indonésiens. Mais la plupart des équipements disponibles avaient une efficacité plus symbolique que réelle contre les particules fines, les plus présentes.

Celui qu’on lui remit à sa descente d’avion lui parut plus performant.

Ainsi protégé, une fois accomplies les formalités de police et de douane, assez longues et minutieuses, tout le groupe monta dans une série de vans aux vitres teintées, tandis que le matériel était chargé dans deux fourgons.

Garin n’avait emporté que l’essentiel. Le reste de la logistique serait loué à la journée ou la semaine en fonction des besoins. Hong Kong disposait de tout le nécessaire.

(1) Nom administratif de la ville.
(2) AQI (air quality index) en anglais. Mesure en temps réel les taux d’ozone, de dioxyde d’azote, dioxyde de soufre et les particules en suspension de 2,5 et 10 microns.
(3) Singapour est périodiquement affectée par une grave brume due aux fumées des incendies de forêt dans la région, en particulier en Indonésie. Le phénomène peut être aggravé par les saisons sèches, les changements dans la direction du vent et de faibles précipitations.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, décembre 2016.

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