masques

XI

Bénédicte n'aurait pas dû avoir la primeur des résultats des analyses post-mortem pratiquées sur la décédée de Pors-Pin. Mais le médecin-légiste de ses débuts, le docteur Cyprien Lacordaire, terminait sa carrière au C.H.U. de Nantes, elle le savait. Elle se souvenait aussi fort bien de l'effet qu'elle produisait sur Lacordaire à chacune de ses apparitions dans son laboratoire et il lui suffit de réveiller chez lui ce souvenir, frustrant mais délicieux, pour l'amadouer une fois encore :

— Bon, vous voulez quoi, Bénédicte ? Vous savez que vous allez encore me mettre dans le pétrin, si ça s'ébruite.
— Docteur Lacordaire, il ne s'agit que d'une question d'heures et je suis associée à l'enquête. Je voudrais faire quelques vérifications sur le terrain avant mon départ. Je reprends mon boulot lundi. J'étais juste en week-end. Un pur hasard.
— Auquel j'ai du mal à croire, vous connaissant.
— C'est pourtant la stricte vérité. Alors, que pouvez-vous me dire sur les causes du décès ?
— La victime n'est pas morte noyée. Elle a été jetée à l'eau après. J'ai retrouvé dans l'organisme de l'alcool en bonne quantité, un peu de hasch et aussi du gamma-hydroxybutyrate.
— La drogue du violeur ?
— Le GHB, exactement.
— C'est la cause de la mort ?
— Avec l'alcool. Les effets du GHB et de l'alcool sont plus qu'additifs : ils agissent en synergie au niveau du principal neurotransmetteur inhibiteur du cerveau : le récepteur GABAA. La présence de l'un des composé augmente la fixation et donc l'effet de l'autre. Tout se passe comme s'il fallait moins de GHB pour obtenir les mêmes effets. Le récepteur GABAA étant impliqué dans le contrôle autonome des voies aériennes, la mort peut survenir par dépression respiratoire. D'autre part, la victime a également eu, et peut-être subi, toutes sortes de relations sexuelles récentes.
— Le contraire m'aurait beaucoup étonné. Poursuivez.

Lacordaire lui jeta un regard mi-suspicieux mi-courroucé.

— Le séjour dans l'eau a beaucoup endommagé le matériel génétique que nous avons pu récupérer.
— Bon. Et côté identité, on en est où ?
— Nulle part. Inconnue des services de police. En l'absence de papiers, on ne peut travailler qu'à partir de la photo et des empreintes digitales.

Bénédicte réfléchissait. Elle décida de le faire à haute voix pour Cyprien Lacordaire, qui était toujours de bon conseil, malgré son allure lunaire.

— Voilà ce que je sais à présent : hier un groupe de cinq escort girls de luxe est arrivé de Paris en compagnie d'autant d'hommes et de cinq chauffeurs dans cinq berlines haut de gamme avec vitre de séparation opaque. Les hommes devant. Les filles derrière. Les hommes ont réservé au Fort de l'Océan et les filles ont été logées à la Vigie, un ancien sémaphore tout proche de l'hôtel, qui présente la particularité d'être construit sur une ancienne batterie allemande. Hier soir, à vingt et une heures, a débuté dans une salle souterraine du sémaphore, une espèce d'orgie cultuelle d'une secte qui se ferait appeler "les Adorateurs de Priape". Apparemment, ses membres rendent un culte au phallus et pratiquent masturbation, fellation et autres pratiques sexuelles comme des rites religieux. Ils semblerait que leur implantation en France soit toute récente ; aussi manquent-ils encore d'adeptes féminines ; d'où, peut-être, le recrutement de professionnelles, qui, si j'en crois la présence de GHB dans les veines de la morte n'étaient peut-être pas au courant de toutes les implications de la cérémonie. Si leur consentement était vicié, il y avait déjà matière à poursuite. Mais, sans doute pour les raisons que vous venez d'évoquer, la "cérémonie" a mal tourné, une des filles a fait un arrêt respiratoire, on l'a dépouillée de toute trace identifiable et jetée à l'eau. Je suppose qu'à l'heure qu'il est les chambres du Fort de l'Océan sont vides, tout comme les sous-sols de la Vigie. L'enquête ne va pas être facile. J'ai un cliché des cinq hommes impliqués au premier degré, mais pris aux jumelles et ils portaient des masques de la commedia del arte. Comment élaborer des portraits-robots dans ces conditions ?

— On leur voit le menton, les oreilles et les cheveux ?
— ...Oui. 
— On peut tenter une première approche. Ça peut permettre d'éliminer à défaut de rendre possible une sélection.
— Ça va donner de drôles de portraits-robots ! Bon. OK. La secte serait originaire du Canada, de Montréal. Il va falloir mettre Interpol sur le coup. Docteur Lacordaire, vous gardez tout ça pour vous, je n'ai pas encore transmis mon rapport au Commissaire.
— D'accord, Bénédicte. Mais chapeau, pour un flic en week-end, vous êtes drôlement efficace. Qu'est-ce que ça doit être quand vous travaillez ?
— On fait dans l'humour, à présent, Docteur Lacordaire, c'est nouveau, ça ?
— Pas du tout, je suis un humoriste méconnu, voilà tout.

(à suivre)