Le Blog de Pierre-Alain GASSE

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lundi 17 octobre 2016

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 2


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II
C'est dans la province indonésienne de Central Jawa, à une petite trentaine de kilomètres des deux volcans frères endormis, Gunung Sundoro et Gunung Sumbing, et à l’Est de la passe de Kledung qui les sépare, que se trouve la ville de Temanggung, chef-lieu du kabupaten(1) éponyme.

Capitale du fertile plateau de Dieng, renommé depuis plusieurs siècles pour ses cultures de tabac et d’herbes médicinales, cette cité de près de huit cent mille habitants, mais encore pauvre en ressources touristiques, abritait depuis bientôt un an un restaurant à l’enseigne du Sundoro Sunshine, à quelques centaines de mètres de la place principale de la ville.

L’établissement, tenu auparavant sous un autre nom par deux amis australiens, avait été rebaptisé ainsi en l’honneur de la rocambolesque rencontre au sommet du volcan des deux propriétaires actuels, John Cochran et Ratih Suharto(2).

Devenu le Rumah Makan(3) Sundoro Sunshine, il accueillait population autochtone et touristes, avec une prédilection pour les seconds, dotés d’un pouvoir d’achat sans commune mesure avec celui des gens du cru.

Au plan local, la renommée de l’établissement tenait aux dons culinaires de son chef, la compagne du propriétaire, qui avait travaillé plusieurs années dans un food court de Tanjung Pinang(4), puis à Singapour, comme maid chez de riches Chinois.

Fille d’un petit producteur de tabac des environs, un sort adverse l’avait ramenée au pays plus tôt que prévu et sa rencontre avec John lui avait enfin permis de réaliser son rêve : cuisiner dans son propre restaurant.

Mais c’est surtout l’utilisation astucieuse des technologies de l’Internet par John Cochran qui attirait au Sundoro Sunshine la foule croissante des touristes qui transitaient par Java et ses volcans avant de s’envoler ou de prendre le ferry pour Bali, ses plages et ses temples.

En quelques semaines, le restaurant était passé d’une position très modeste dans le classement du plus célèbre site de référencement aux avant-postes de celui-ci, grâce à la création de faux avis élogieux de consommateurs, étayés d’artistiques photos des plats proposés par Ratih.

Ces avis truqués en avaient bientôt généré de vrais, tout aussi dithyrambiques, mais véridiques cette fois, qui avaient conforté la e-réputation de l’établissement et rapidement permis à John d’éliminer les premiers.

En Australien pragmatique, il assumait sans la moindre vergogne ce coup de pouce au succès, assurant, primo, que c’était aux concepteurs du site de verrouiller leur système et, segundo, qu’il n’y avait aucune tromperie sur la marchandise elle-même !

Ainsi, depuis trois mois, le soir, il était devenu difficile de trouver place à l’improviste au Sundoro Sunshine. Le restaurant ne disposait que d’une quinzaine de tables et pouvait accueillir une cinquantaine de personnes au maximum.

Ratih et John avaient composé une carte mixte en fonction de leurs préférences et connaissances respectives. Entrées et plats reprenaient les grands classiques des cuisines singapourienne et indonésienne : satay, laksa, ckicken rice, fish head curry, char siew rice… randang beef, fried rice, nasi rawon, siomay, sop buntut… Les desserts empruntaient à l’Australie ce qu’elle avait de transposable ici, pavlova, chocolate crackles, icebox cake, frog cake,… en plus des fruits frais joliment découpés et présentés qui en étaient la base incontournable.

La trouvaille de John, depuis l’ouverture de l’établissement avec son ami australien, avait été d’associer un stand de restauration de rue, à l’image de ceux des food courts, accompagné d’une grande terrasse munie de tables et de bancs scellés au sol, avec une salle climatisée plus cosy, décorée avec goût. La cuisine donnait sur les deux : directement, côté rue, derrière une paroi vitrée, côté salle.

Les prix différaient assez dans les deux endroits, mais toute la clientèle semblait y trouver son compte : les locaux aux ressources modestes appréciaient ce à quoi ils étaient habitués à des tarifs abordables pour leurs bourses plates ; les élites, les nouveaux riches et les touristes dégustaient une cuisine cosmopolite, aux assiettes artistiquement composées, avec un service impeccable, à des conditions qui restaient raisonnables pour eux.

En tout autre lieu, ce voisinage aurait sans doute rebuté. Or, c’était, après la qualité de la cuisine, ce qui avait établi la renommée du Sundoro Sunshine.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, octobre 2016.

(1) équivalent de nos départements.
(2) Cf. L'Indonésienne, Singapore maid, La Rémanence, 2015.
(3) Restaurant.
(4) Capitale de la province indonésienne des îles Riau, située sur l’île de Bintan.

lundi 10 octobre 2016

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 1


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A partir de cette semaine et pendant les 24 qui vont suivre, c'est-à-dire, jusque fin mars de l'an prochain, je vais livrer ici, chaque lundi, sauf imprévu, l'état présent de mon dernier travail, un roman intitulé : "La Prisonnière de Rikers Island".

Voici tout d'abord le projet de quatrième de couverture :

Bien qu'il soit, au sens strict, la suite de L'Indonésienne, Singapore maid, (La Rémanence, 2015), La Prisonnière de Rikers Island, le second roman de Pierre-Alain GASSE, se lit sans aucune difficulté de manière indépendante.
On y retrouve le personnage attachant de Ratih Suharto, la jeune « maid » indonésienne injustement expulsée de Singapour.
Elle vient de prendre un nouveau départ, sentimental, familial et professionnel, quand sa vie opère un tournant inattendu.
Le roman alterne des extraits du journal intime de Ratih avec le récit des événements, les uns heureux, les autres dramatiques, qui vont découler de ce rebondissement.

I

Je ne sais par où commencer ce journal. J’ai si peu écrit depuis ma sortie de l’école, à part des recettes de cuisine et quelques lettres d’amour, que je suis bien embarrassée.

Je ne vais pas raconter dans ces pages ce qui s’est passé dans ma vie avant ma rencontre avec John. Quelqu’un à qui j’ai eu la faiblesse de me confier l’a déjà fait à ma place. Bien sûr, je pourrais corriger quelques erreurs et apporter certaines précisions. Mais à quoi cela servirait-il ? Mon malheur actuel serait-il moindre ? Assurément non.

Consigner ici tout ce qui m’est arrivé depuis l’ouverture du Sundoro Sunshine et m’a amené au fond de cette prison, est d’abord pour moi une façon de faire le point, de mettre en ordre des événements qui parfois s’embrouillent dans mon esprit, à force de les ressasser. Les coucher sur le papier permettra peut-être de me les sortir de la tête. De meubler des journées interminables aussi.

Tout a commencé il y a plus de deux ans et demi maintenant. John et moi filions le parfait amour, comme on dit, depuis un an. Le restaurant que nous avions ouvert tous les deux marchait bien, grâce à lui pour la publicité et grâce à moi pour la cuisine.

Je débutais à six heures chaque matin. Les journées étaient longues jusqu’à la fermeture, vers minuit, mais je ne ressentais pas la fatigue. Mon bonheur tout neuf me donnait des ailes. John m’emmenait au marché en voiture, je ne pouvais pas lui laisser l’entière responsabilité des achats. Avant moi, c’était Salim, son cuisinier, qui s’en chargeait. Mais Salim nous avait quittés. Il ne voulait pas travailler sous les ordres d’une femme, surtout de son pays ! Et John, tout seul, en tant que blanc, se serait fait escroquer par bon nombre de commerçants. C’est ainsi. Minuscules revanches sur l’exploitation coloniale, toujours ancrées dans les habitudes de la plupart ici.

Si John avait su me séduire par sa douceur et son respect, si nouveaux pour moi, qui n’avais connu que le machisme et la violence de mon ex-mari, il avait su aussi gagner la confiance de Lia, ma fille. Ce qui m’étonnait et me ravissait à la fois. Elle avait énormément progressé en anglais, en discutant avec lui, bien qu’il parlât très correctement le bahasa indonesia(1) avec un amusant accent australien.

Bref, tout allait bien.

En y réfléchissant, je crois que c’est l’attitude de John face au petit ami de Lia qui a été déterminante dans leurs rapports. Dès le départ, avec son éducation libérale, que je vais qualifier d’occidentale, faute de formule mieux adaptée, il a admis sans réticence la présence de Bagus aux côtés de ma fille. C’est la norme, chez lui, et presque personne ne s’offusque de relations, y compris intimes, entre jeunes mineurs. Ici, c’est différent.

Mais je mets la charrue avant les bœufs. Vous ne savez pas qui est Bagus. Un camarade de lycée de ma fille, en Terminale cette année-là. Elle, était en seconde à l’époque de leur rencontre.

J’avais découvert ce garçon par hasard sur une photo où ils figuraient seuls tous les deux, en consultant le profil FB mal protégé de ma fille, qui s’était inscrite sur le réseau social dès que je lui avais payé le smartphone qu’elle me réclamait, l’année précédente. Accaparée par les événements qui se succédaient à vive allure dans ma vie à Singapour, je l’avais ensuite oublié.

Lorsque j’ai été injustement congédiée par mes patrons et contrainte de rentrer au pays, faute de visa de travail, quelle ne fut pas ma surprise en allant attendre Lia à la sortie de son lycée, de voir qu’elle se laissait raccompagner par un garçon. J’avais quitté une adolescente encore timide qui fuyait les garçons, je retrouvais une jeune fille bien plus libérée.

Bagus était de bonne famille, d’accord, mais j’ai quand même réagi de prime abord comme toute mère le ferait ici. C’est-à-dire assez mal. Je veux dire en prononçant des formules d’interdiction qui ne font qu’aggraver les choses. Et en la menaçant de tout révéler à son père, qui n’allait pas manquer de vouloir la marier au plus vite, pour la mettre sous la coupe d’un autre homme que lui.

Il faut que je me libère de cette scène en la transcrivant, car elle me pèse trop.

C’était quelques mois après mon retour. Un lundi. Déjà, j’étais mécontente, parce que j’avais remarqué que Lia cachait dans son sac un élégant tchador pailleté qu’elle substituait au blanc de son lycée coranique dès qu’elle sortait de cours. Alors, ce lundi-là, lorsqu’elle m’annonça que ce n’était pas la peine d’aller la chercher, qu’elle reviendrait en motocyclette avec Bagus, j’explosai :

— Lia, je t’interdis de rentrer avec ce garçon !
— Tu ne m’interdis rien du tout, maman ! Je ne suis plus une enfant. J’ai dix-sept ans !
— Lia, tu ne peux pas t’afficher comme ça avec un garçon dans la rue. C’est inconvenant. Et dangereux. La circulation est impossible et vous roulez sans casque.
— Regarde autour de toi, maman. Garçons et filles se fréquentent sans chaperon. On n’est plus au temps de grand-mère ! Et le casque n’est pas obligatoire, tu le sais.
— Je ne veux pas le savoir. Si je te vois rentrer en scooter, moto ou cyclomoteur avec ce garçon et sans casque, je te renvoie chez ton père. Lui saura te faire entendre raison.

C’était la phrase de trop.

— Si tu fais ça, je m’enfuis de la maison et vous ne me reverrez jamais !

Nos éclats de voix avaient attiré John, appuyé contre le chambranle de la cuisine, qui me fixait intensément en remuant la tête de gauche à droite.

Lia le vit et tenta de s’échapper en courant par la porte arrière du restaurant, mais John la prit de vitesse et lui barra le chemin :

— Viens, on va t’acheter un casque, avait-il dit en lui agrippant le bras.

Ils s’étaient toisés quelques instants, avant de sortir ensemble. En sept mots, John avait réussi à désamorcer le conflit que mes maladresses avaient déclenché !

Depuis ce jour, Lia et lui s’entendaient au mieux. Elle l’utilisait pour obtenir de moi ce qu’elle voulait. Et moi je passais par le relais de John pour ce que je savais ne pouvoir obtenir directement d’elle. Et le plus souvent, ça marchait !

Enfin, ça, c’était avant mon incarcération ici. À présent, Dieu sait ce que Lia fait ! De toute façon, dans quelques mois elle sera majeure et entièrement libre de ses décisions. Mais elle me manque tellement ! J’attends avec une impatience qui me rend malade les heures de parloir téléphonique. Mon avocate essaie de lui obtenir un visa et un permis de visite, mais comme elle est encore mineure, c’est compliqué.

Même pour le courrier, c’est difficile. Je lui ai fait passer ma nouvelle adresse dès que j’ai pu, mais j’ai attendu près de trois semaines sa première lettre. Et pourtant elle était datée du lendemain de mon arrivée ici !

Alors, une visite… Sans compter le prix. J’ai de l’argent, mais son utilisation est bloquée. Là encore, il faut une décision du juge.

Pour l’instant, Lia dirige le restaurant avec ma mère. Tant bien que mal. Le personnel en prendrait à son aise, depuis que John n’est plus là. Le Sundoro Sunshine bat de l’aile, à ce qu’on dirait. Encore un rêve qui s’écroule…

Cette saleté de sonnerie qui me vrille les tympans retentit. J’entends la matonne avec son trousseau de clés ouvrir nos cellules l’une après l’autre. Le bruit se rapproche. Je dois arrêter d’écrire maintenant. Nous allons descendre au réfectoire.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, octobre 2016.

(1) Langue officielle de l'Indonésie.

jeudi 5 février 2015

Sortie prochaine de L'Indonésienne, version finale.


Aux Éditions de la Rémanence

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