Le Blog de Pierre-Alain GASSE

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

Tag - Indonésienne

Fil des billets - Fil des commentaires

lundi 9 janvier 2017

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 15


indo2nb.jpg

XV

Sans m’en parler, Garin avait inscrit le film au Festival de Cannes, en France, et finalement celui-ci avait été sélectionné.

Alors, je m’étais renseignée et j’avais découvert que c’était un des principaux festivals de cinéma du monde !

Petit à petit, la possibilité d’une récompense s’était infiltrée dans mon esprit. Mais à aucun moment je n’avais imaginé devoir faire une tournée de promotion.

C’est pourtant ce qui arriva, car cela figurait en toutes lettres (petites, il est vrai), dans une des clauses de mon contrat.

Je dus donc m’y plier, bien que cela ne m’enchantât pas trop de délaisser ma famille et m’absenter à nouveau du restaurant.

Deux jours avant la remise des prix, des rumeurs insistantes avaient averti Garin d’une possible récompense et, en urgence, nous nous étions envolés tous les deux pour Paris et Cannes, via Dubai, puisque je ne pouvais faire escale à Singapour.

Auparavant, il avait fallu aller choisir une robe pour la soirée de remise des prix. C’est ainsi que je me retrouvai dans les salons jakartanais de Didit Hediprasetyo, l’étoile montante de la haute couture indonésienne, en train de passer une sélection de ses récentes créations.

En quelques heures, ses retoucheuses ramenèrent à ma taille une robe longue sublime ! Je n’avais pas mauvais goût : c’était le clou de sa dernière collection. Son prix équivalait à dix ans de notre indigent salaire minimum !

Elle était blanc écru, en dentelle de soie aux motifs floraux stylisés et aux transparences osées. Il fallut toute la persuasion de Garin et du couturier pour me convaincre que c’était LA robe qu’il fallait porter dans un Festival comme Cannes, où il convenait d’être remarqué autant pour son vestiaire que pour son travail !

Certes, c’était un lourd investissement pour une soirée, mais selon Garin, cela pouvait rapporter gros, si les clichés étaient suffisamment repris par la presse.

Je me laissai convaincre, car l’audace de la dentelle était compensée par un col sage et des manches courtes, inspirés des tenues asiatiques traditionnelles, et une blancheur discrète de bon aloi. Le reste n’était pas de ma compétence. Mon contrat prévoyait que ces frais de représentation étaient pris en charge par la production.

L’heure du départ approchait. Lia était un peu envieuse de ce voyage exotique, John un peu déçu de ne pouvoir m’accompagner ; seul Bagus paraissait sincèrement content pour moi.

Le vol, en classe affaires, une nouveauté dont le luxe me parut insolent, se passa sans incident. La ruée médiatique commença dès l’aéroport de Cannes-Mandelieu ; des indiscrétions avaient filtré ou des paris avaient été lancés ; toujours est-il qu’une meute de caméras, en priorité asiatiques, mais aussi européennes, nous attendait à la sortie du tarmac.

Garin, prudent et avisé, avait prévu la chose et nous avions répété dans l’avion une petite interview, pour le cas où..

« Oui, c’était mon premier rôle au cinéma et j’avais trouvé ce métier passionnant, mais difficile » ;
« Oui, j’étais fière de pouvoir par ce film contribuer à faire connaître au grand public, la condition dificile et méconnue des maids asiatiques.
« Oui, je mesurais avec incrédulité le chemin parcouru depuis mon renvoi de Singapour, et je tenais à remercier mon réalisateur de m’avoir fait confiance pour tenir ce rôle »...

Nous répondîmes brièvement aux questions posées avec les quelques platitudes d’usage.

Du fond de notre taxi aux vitres teintées, je découvris le rivage qui fait rêver toutes les starlettes du monde : la Croisette et sa large promenade piétonne sous les pins !

À défaut du Martinez, complet et trop cher de toute façon, nous avions obtenu, je ne sais comment, deux chambres supérieures au Majestic, un autre des hôtels de luxe de la Croisette : 240 € la nuit en temps normal, plus du double pendant le Festival ! Pour moi, c’était énorme.

Rendez-vous compte : vingt mètres carrés à moi toute seule, qui pendant un an avais dormi dans moins de six !

Grande baie vitrée, écran plat, minibar, salle de bains luxueuse, j’étais comme une petite fille dans un magasin de poupées : j’allais de la fenêtre au lit, du bar à la coiffeuse, du fauteuil au bureau, de la baignoire au lavabo, j’essayais le peignoir, allumais le sèche-cheveux, je m’allongeais sur le lit king size, testais ses ressorts… Une vraie gamine, je vous jure !

La cérémonie de clôture et de remise des prix était prévue à 19 heures. Il fallait être prête une heure avant, commander une limousine, s’insérer dans le ballet bien réglé des véhicules qui s’arrêtent au pied du tapis rouge et ne pas rater sa sortie de voiture ni sa montée des marches.

Pour les hommes, c’est plus simple. Il est rare qu’un smoking se déchire, qu’un mocassin verni casse ou qu’un nœud papillon s’envole ! Mais, nous les femmes, craignons sans cesse qu’un objectif surprenne un début de culotte, un sein échappé, une mèche sur l’œil, que sais-je encore qui viendrait choquer et ridiculiser, ternir une image toujours fragile.

Je parle comme si j’étais une star, c’est consternant !

Bref, Garin était un peu plus détendu que moi.

Ayant réalisé deux essais à l’hôtel, avant le départ, je m’extirpai assez élégamment de la voiture et, au crépitement des flashes, je sus que ma robe produisait son petit effet.

Tout cela était plus qu’agréable.

Bras dessus bras dessous, nous montâmes les marches, en nous arrêtant deux ou trois fois à la demande des photographes et caméras.

J’arborais mon plus joli sourire.

C’est un moment qui restera gravé à jamais dans ma mémoire. Je ne pense pas le revivre.

La cérémonie commença. Les places qui nous étaient attribuées se trouvaient dans la rangée centrale, assez loin dans la salle, mais assez près du bord, heureusement pour moi, qui suis un peu claustrophobe. Puis, ce fut le lent égrènement des prix. Énoncé de noms parfois difficiles à prononcer, applaudissements, montée sur scène, embrassades et poignées de main, remise du trophée, discours ému ou maîtrisé, remerciements minutés.

Une boule grossissait dans mon ventre. Les jointures de mes doigts blanchissaient sous la pression. J’échangeais des regards interrogateurs et inquiets avec Garin, à mesure que le palmarès s’avançait sans que « L’Indonésienne » ait été cité.

Les prix du scénario, de la mise en scène, d’interprétation féminine et masculine avaient été décernés ; celui du Jury aussi. Ne restaient plus que le Grand Prix et la Palme d’Or !

Je nous voyais déjà repartir les bras vides lorsqu’enfin, dans un brouillard visuel et sonore, je discernai les consonances de nos deux noms au bout d’une phrase : c’était nous ! C’était moi !

Garin s’était levé. Je l’imitai et, main dans la main, nous progressâmes vers la scène du Palais des Festivals.

Le maître de cérémonie, Jean Dujardin, me fit la bise et serra la main de Garin, puis le Président du Jury lui remit le Diplôme du Grand Prix avec une phrase sobre. Ensuite, ce furent les discours de remerciement, tandis que crépitaient les flashes.

Garin fut bref, et moi plus encore. Je crois que j’ai simplement dit, en anglais, que je me sentais très heureuse pour lui, pour le film et pour moi, que cela me coupait le souffle et que j’étais très reconnaissante envers le jury. Mais je me souviens très bien qu’une salve d’applaudissements a salué cette banale déclaration.

Il y eut cette nuit-là trop de coupes de champagne, de multiples interviews et sollicitations, quelques courtes heures de sommeil toute habillée et, au réveil, dans la chambre et sur le lit de Garin, un horrible trou noir de quelques heures.

Si je ne m’étais trouvée seule, dans ma robe de cérémonie, j’aurais pu croire que j’avais couché avec Garin.

Mais, non, il reposait dans le canapé voisin, le nœud papillon dégrafé et les mocassins déchaussés, impénétrable dans son sommeil comme dans la vie.

Je nous revoyais descendre de la limousine qui nous ramenait à l’hôtel, je nous visualisais même devant le liftier, puis plus rien jusqu’à ce réveil.

C’est alors que j’avisai mon téléphone, sorti de mon sac, à mes pieds.

Quatre appels en absence clignotaient : trois de John, un de Lia. Et deux messages : le premier de ma fille, pour me féliciter, le second de mon chéri pour s’étonner de ne pouvoir me joindre !

Six heures du matin ici. Il était onze heures à Temanggung. Il fallait que je les appelle !

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, janvier 2017.

lundi 2 janvier 2017

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 14

indo2nb.jpg
XIV
Le mois d’avril était déjà entamé lorsque Garin reçut le mail lui annonçant que son film L’Indonésienne, Singapore maid était retenu pour le 69e Festival du Cinéma de Cannes, dans la Sélection Officielle.

De joie, il en tomba de sa chaise, mais, prudent, garda la bonne nouvelle pour lui jusqu’à l’annonce publique.

Quelques jours plus tard, il assista en direct sur Internet à la conférence de presse qui confirmait ce choix et put alors communiquer l’information à tous les intéressés parmi lesquels figurait, au premier chef, Ratih. Celle-ci, complètement béotienne en la matière, accueillit la bonne nouvelle avec un enthousiasme poli, mais sans plus. Elle méconnaissait encore le retentissement de cette manifestation.

Garin, lui, refusa de pavoiser, car il savait que la concurrence s’annonçait rude : pas moins de vingt titres en compétition et seuls sept prix seraient décernés.

L’année précédente, c’était le film de Jacques Audiard, Dheepan, qui avait remporté la palme. Avec l’histoire d’un ancien « tigre tamoul » ayant fui le Sri-Lanka en compagnie d’une jeune femme et d’une petite fille pour obtenir plus facilement l’asile en France. Échouée dans une banlieue sensible, cette « fausse famille » allait être rattrapée par la violence.

Son scénario à lui, de maid indonésienne expulsée de Singapour, présenté sous pavillon du Vietnam, son principal financeur extérieur, saurait-il séduire un jury encore inconnu, mais à coup sûr exigeant ?

Passer après Dheepan ne serait pas facile ! Il craignait fort que son film manque de deux ingrédients dont les doses augmentent d’année en année dans le cinéma actuel : le sexe et la violence.

Les derniers succès du cinéma vietnamien remontaient à 2002 et 2004 avec Bar Girls et sa suite Street Cinderella de son confrère Le Hoang et encore n’avaient-ils obtenu que des récompenses décernées dans l’orbite asiatique.

De toute façon, le seul fait d’être retenu et projeté à Cannes vaudrait au film une notoriété sans égale. Le retour sur investissement serait énorme. Autant dire que cette sélection était déjà une grande victoire. Elle fut célébrée au champagne français avec toute l’équipe de production, en présence de Ratih et de sa famille. La presse relaya l’événement et un petit tourbillon médiatique prit corps en Indonésie.

Un envoyé du Gouvernement indonésien vint même trouver Garin pour l’assurer que le refus de l’autorisation de tournage n’était dû qu’à des considérations de maintien de l’ordre public en des temps troublés par la montée de l’intégrisme islamique et non à une censure de son scénario.

L’année passée, la présidence du jury était assurée par le réalisateur australien Georges Miller et comprenait un Canadien, une Iranienne, deux Français, un Hongrois, un Danois, une Américaine et une Italienne.

L’Asie aurait-elle un représentant cette année ? Rien de moins sûr. Depuis sa création, le Festival n’avait récompensé que cinq réalisations asiatiques et la composition des jurys reflétait cette faiblesse. Le cofinancement partiel de son film par l’Oncle Sam lui apporterait-il un soutien de ce côté-là ? C’était une conjecture de plus, parmi toutes celles qui s’agitaient dans la tête de Garin.

Dans la seconde quinzaine de mai, le 69e Festival Inernational du Film s’ouvrit enfin. Les limousines aux vitres teintées entamèrent un ballet bien réglé devant le Palais cannois.

Les stars féminines, moulées dans des robes d’un soir, adoptèrent sur le fameux tapis rouge leur pose la plus étudiée, tentant de monter les marches sans faux-pas et arborant des sourires étincelants de blancheur. Leurs homologues masculins, sanglés dans un smoking ou en débraillé chic, jouaient les princes consorts.

Tous sacrifiaient, avec plus ou moins de bonheur, aux exigences des caméras et des photographes de presse, protégés par une armée de gros bras et un rempart de barrières, des chasseurs d’autographes et selfies de tout poil.

À plus de onze mille kilomètres à vol d’oiseau, Garin regardait cela avec un certain détachement, car il avait déjà remporté des prix, monté des marches et subi les flashes. S’y ajoutait pourtant une appréhension croissante : l’Europe, c’était autre chose, tout comme l’Amérique d’ailleurs, et la France et son Festival de Cannes restaient un Graal convoité par tous.

Le dimanche 22 mai, le palmarès tomba enfin.

L’avant-veille, prévenu par le Président du Festival que son film avait reçu un accueil excellent du public et bon de la critique, il s’était résolu à prendre l’avion pour Paris, puis Cannes, en compagnie de Ratih. Finalement, la Palme d’Or fut remportée par le film Moi, Daniel Blake, de Ken Loach, mais Garin se sentit néanmoins comblé lorsqu’il entendit son nom pour le Grand Prix ! Un peu moins prestigieux, certes, mais également assorti d’une distribution en France, qu’il n’aurait pu se payer autrement.

Ses objectifs étaient atteints et même plus : une Mecque du cinéma avait reconnu la qualité de son travail et de cette histoire. Il se sentait à la fois reconnu et honoré.

Ratih à son bras, dans une robe longue d’inspiration asiatique revisitée par le couturier Didit Hediprasetyo, il sentit les projecteurs de poursuite se poser sur eux tandis qu’ils progressaient vers la scène où le Jury les attendait.

Les jambes un peu flageolantes et la voix incertaine, il prononça les quelques mots de remerciements de rigueur, avant de se tourner vers Ratih pour lui passer le micro, mais elle ne sut que bafouiller, dans un anglais certes excellent, qu’elle était « so happy for Garin, the movie and her that she was breathless, but very thankful for the Jury ».

Prestation minimale qui parut suffire et fut copieusement applaudie.

En regagnant sa place, Garin pensa qu’à présent, il fallait assurer la promotion de l’œuvre à l’international et que c’était une autre paire de manches !

Ses agents savaient faire pour le continent asiatique, mais l’Europe et l’Amérique, c’était nouveau pour lui comme pour eux.

La France disposait d’une société dédiée, UniFrance, mais l’Indonésie avait du retard dans ce domaine comme dans bien d’autres encore.

Cette distinction lui ouvrirait des portes, certes, mais trouverait-il les financements nécessaires à une tournée de promotion digne de ce nom pour le film ?

Autant dire que l’euphorie de la récompense fut moins longue que les observateurs extérieurs n’auraient pu le penser.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, janvier 2017.

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 13


indo2nb.jpg

XIII

Le tournage au Vietnam, en dépit des contretemps matériels dus à la météorologie, s’était plutôt bien passé pour moi.

J’appréhendais les prises de vues avec mon père, dont le rôle était tenu par un acteur qui lui ressemblait beaucoup ; sa disparition, toute récente, me causait encore une peine immense. Lors de la première, la scène finale du pardon m’émut aux larmes sans que je l’aie cherché et, à ma grande surprise, j’entendis Garin ordonner le clap de fin avec ce commentaire : « C’est parfait. On la garde. Scène suivante, s’il vous plaît. »

C’était la première fois que je réussissais un tel exploit. Mais je n’étais pas dupe. Ces émotions recréées sur demande n’étaient pas dues à ma capacité à « entrer » dans un personnage, puisque « j’étais » déjà ce personnage et que cette scène je l’avais vécue. Tout au plus étais-je capable de convoquer un souvenir pour m’en servir.

J’apprenais cependant. Je savais à présent « accrocher » la lumière, poser mes pas et mes gestes, moduler les intonations de ma voix. Et cela me plaisait. Je découvrais comment créer de toutes pièces, par ces intermédiaires, des émotions que jusqu’alors, stupidement, je croyais innées chez les acteurs.

Dans les films que j’avais pu voir, surtout à la télévision, mais aussi au cinéma le dimanche avec mes collègues maids à Singapour, souvent je trouvais le jeu forcé, les émotions fausses.

À présent, je comprenais toute la difficulté d’être « juste » et je m’appliquais, sans toujours y parvenir, hélas.

J’étais de plus confrontée à un autre problème, dû autant à mon inexpérience du métier qu’à mon vécu antérieur : sur le plateau, je n’arrivais pas à assumer mon statut de vedette, auprès de qui tous s’empressent. Si j’acceptais sans déplaisir les services du coiffeur et de la maquilleuse, je refusais, les premiers jours, ceux de l’habilleuse et j’étais sans arrêt tentée d’aller et venir pour apporter les cafés et les rafraîchissements !

J’avais de même beaucoup de mal à supporter la présence continuelle du photographe de plateau et une tendance naturelle à discuter plutôt avec les machinos, menuisiers, électriciens, accessoiristes, costumiers qu’avec les autres acteurs.

Bref, entre les prises, je me sentais mal à l’aise, pas à ma place.

Pourtant tous se montraient gentils avec moi, à l’exception peut-être de la vedette masculine, avec qui j’avais encore moins sympathisé qu’avec les autres et qui commençait à me le rendre bien.

Du coup, les scènes avec ce John d’emprunt furent celles qui demandèrent à Garin le plus de patience, car il nous fallut de multiples prises et une explication entre quatre yeux, avant de réussir la bonne :

— Vous ne m’aimez pas beaucoup, je crois, Miss Ratih, puis-je savoir pourquoi ? me lança-t-il à brûle-pourpoint un matin, alors que nous entrions sur le plateau.

— Détrompez-vous, mentis-je effrontément, c’est que j’ai encore du mal à faire la part des choses entre mon histoire et ce film.
— Mais alors, vous devriez me tomber dans les bras !

Présomptueux, pensais-je, mais je m’entendis néanmoins répondre :

— Si je parviens à présent sans trop de difficulté à entrer dans les situations, j’en ai encore à simuler certains sentiments et, par réaction je crois, pour protéger ceux que je ressens vraiment, mon subconscient en crée de contraires…
— Eh oui, ma chère, ce métier comporte des écueils, vous l’ignoriez ?
— Je m’en doutais, j’y suis confrontée à présent, mais si vous vouliez bien m’aider un peu…
— Vous aider ? Mais je ne fais que ça. C’est vous qui ne m’aidez pas du tout.

Le ton était monté et nos yeux lançaient des éclairs. Par chance, Garin n’était pas arrivé et seuls les techniciens de plateau assistaient à l’algarade.

Soudain, j’entendis sa voix, de derrière un bout de décor :

— Gardez cette sincérité tous les deux, avec des sentiments positifs à présent. On reprend à : « Ratih ! Je n’y croyais plus. Mais vous êtes là, c’est le principal... » Moteur !

Et enfin, nous pûmes jouer la scène correctement, une fois déchargée l’animosité qui nous paralysait jusqu’alors.

J’ignorais, bien entendu, que les tournages n’ont pas lieu dans l’ordre chronologique final des séquences, qui n’est encore qu’indicatif, mais selon des critères d’opportunité, efficacité, rentabilité… imposés par la production.

On enregistra donc dans la foulée toutes les scènes se déroulant dans un même décor, quand la présence des acteurs le permit. C’est ainsi que celle de ma rencontre avec John au sommet du mont Sundoro, fut tournée sur les contreforts du mont Apo, aux Philippines, bien après celle de notre troisième rendez-vous, dans son restaurant de Temanggung.

Les scènes de nuit en extérieur sont généralement filmées de jour avec des filtres, mais là, les couleurs de l’aube avaient une telle importance que Garin estima qu’il ne fallait pas lésiner et toute l’équipe se transporta donc en 4x4 sur les flancs du sommet.

Comme la scène de ma perte de connaissance fut tournée près de mille mètres plus bas qu’en réalité, je fus artificiellement « refroidie » pour approcher mon hypothermie d’alors : on m’enferma une demi-heure dans un camion frigorifique, d’où je sortis, avec l’onglée et les lèvres bleuâtres.

Le cinéma n’est pas seulement une longue école de patience, c’est aussi une école de douleur parfois ! Quand, du fond de cette cellule newyorkaise, je regarde en perspective ces quatre mois de tournage entre Hong Kong, le delta du Mékong et le mont Apo, j’éprouve un double sentiment d’incrédulité et de fierté : incrédulité d’être passée du statut d’expatriée honteuse à celui de vedette d’un « biopic » et fierté de voir que mon expérience malheureuse à Singapour ait pu servir à éveiller nombre de consciences à la condition difficile et méconnue des maids asiatiques.

Aussitôt après, hélas, me revient le souvenir de cette horrible nuit sur Columbus Circle et du funeste enchaînement de circonstances qui m’a amenée ici, clamant une innocence que j’ai grand-peur de voir niée, car tout m’accuse...

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, janvier 2017.

lundi 26 décembre 2016

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 12


indo2nb.jpg

XII

Le tournage se révéla éreintant.

Il l’était à chaque fois, car c’était une lutte de tous les instants contre les producteurs, avares de leur argent, les autorités, tâtillonnes au possible, les acteurs, instables par définition, et les éléments, changeants et imprévisibles.

Mais, cette fois, c’était pire, lui semblait-il.

Ratih était plus difficile à diriger qu’il ne l’avait pensé. Sous des dehors paisibles et une humeur équanime, elle cachait une forte personnalité, qui rechignait à faire et refaire, ce qui est pourtant la base du métier d’acteur de cinéma.

Or le tournage en décors naturels imposait de multiples prises, tellement il y avait de paramètres à mettre en concordance.

À Hong Kong, la pollution leur fit perdre quelques jours.

Dans le delta du Mékong, le travail sur l’île aux Oiseaux fut compromis par le niveau du fleuve. On dut se replier sur la terre ferme, opérer de nouveaux repérages, obtenir les autorisations locales… Et, cerise empoisonnée sur le gâteau, le tournage sur le mont Apo, fut un désastre. Au moment où Garin allait filmer la scène paradisiaque de l’apparition du soleil derrière la montagne, le volcan sortit soudain de sa léthargie pour émettre des vapeurs soufrées et des cendres qui obligèrent gens et bagages à redescendre en urgence !

Attendre le bon vouloir des éléments et improviser. Pour réduire les coûts de portage et d’installation du matériel, Garin loua un drone équipé d’une caméra haute définition pour filmer toutes les vues paysagères. Et la scène de la rencontre entre l’héroïne épuisée et ses sauveurs australiens fut tournée, non pas au sommet du mont, comme prévu, mais dans une prairie de ses contreforts sud, bien plus facile d’accès.

Enfin, après seize semaines de labeur éreintant, des nuits d’insomnie et des jours de sueurs froides, le résultat était là : une pleine caisse de cassettes de rushes à monter. Des heures et des heures de tournage. Pour aboutir à un film d’une heure et demie environ, il ne savait pas encore.

Garin aimait ces périodes de labeur intense, de tension intérieure maximale. Cela ne lui aurait pas coûté le moins du monde de passer vingt heures par jour devant les consoles de montage.

Mais, dans cette phase de son travail, comme dans les autres, il n’était pas seul en cause et il devait respecter un minimum la vie personnelle de ses collaborateurs, même si ceux-ci ne comptaient pas leurs heures.

C’est donc un peu contre son gré qu’il avait limité les horaires d’activité à dix heures par jour pour toute l’équipe de postproduction. Dans ces conditions, il espérait néanmoins que le montage et l’étalonnage puissent être terminés avant la fin de l’année, afin d’être en mesure de proposer le film au Festival de Cannes.

C’était son ambition ultime. Après les récompenses obtenues dans son pays et dans le sous-continent asiatique, il aspirait à une reconnaissance pleine et entière dans la vieille Europe, et en particulier en France, patrie du 7e Art.

Par deux fois, en 1998 et 2006, il avait été récompensé dans la section Un Certain Regard, mais cette fois, c’était la Sélection Officielle qu’il visait.

Il avait déjà préparé avec conscience les éléments du dossier de présélection, téléchargé sur le site internet du Festival, et il lui tardait de pouvoir envoyer son DVD avec le chèque de 50 € requis pour l’inscription.

Ensuite, s’il était accepté, viendrait le moment de faire parvenir à l’organisation par FedEx, une copie 35mm pour la projection, avec un délai suffisant pour pallier tout incident d’acheminement. La double thématique de son film, histoire sentimentale sur fond d’exotisme et document social sur la condition des maids asiatiques, laissait augurer un bon accueil en France, toujours friande de cinéma engagé. Le risque existait cependant que cette dualité même rebute, et qu’on lui reproche de ne pas avoir assumé jusqu’au bout le genre de son film, mi-mélodrame, mi-pamphlet social.

Mais en cela, il n’avait fait que respecter l’histoire vécue et racontée par Ratih !

Peut-être lui en voudrait-on, justement, de ne pas avoir davantage imposé sa marque et donné sa vision des choses.

Garin pensait que la focalisation du film, interne de bout en bout, mettrait à bas cet argument. Ces questions tournaient en boucle dans sa tête quand il sortait de la salle de montage et l’empêchaient de relâcher la pression comme il l’aurait souhaité (et les siens bien plus encore !).

En effet, la vie à la maison s’apparentait désormais à celle d’un zoo qui viendrait d’accueillir un grand singe : tous devaient se maintenir à distance, ne pas empiéter sur son espace vital, communiquer avec lui avec précaution et s’abstenir de toute provocation ; sinon, c’était colère et fureur assurées.

Ulla s’en accommodait encore, mais Bagus beaucoup moins. C’est pourquoi ses visites chez ses parents s’étaient raréfiées. Il filait le parfait amour avec Lia, alors, les états d’âme de son artiste de père…

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, décembre 2016.

lundi 19 décembre 2016

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 11


indo2nb.jpg

XI

Après la décision, difficile pour moi, que nous avions prise avec John et les enfants, pendant plusieurs semaines, j’avais très mal dormi. Toutes les nuits, je me tournais et retournais sans cesse, à tel point qu’un matin, au réveil, j’eus la mauvaise surprise de ne pas voir John à mon côté. Sautant hors du lit, je le trouvai couché en chien de fusil par terre sur une natte !

— Tu m’as fait peur. Je me suis réveillée et je ne t’ai pas vu. Il est quelle heure ?

Se redressant sur un coude, il lorgna d’un œil encore ensommeillé vers le radio-réveil :

— Cinq heures et des poussières.

Je m’étais assise en tailleur sur le lit et me frottais les yeux.

— C’est moi qui t’ai poussé en bas du lit ? Pardon.

Il nia de la tête, en allongeant un bras vers moi.

— Tu bougeais trop hier soir et je n’arrivais pas à m’endormir.
— Qu’est-ce qu’on fait ? On se lève ou tu reviens te coucher un peu avec moi ?

Il sourit, se redressa et ouvrit les draps pour nous deux, de son côté. La journée commençait mieux que la nuit n’avait fini…

Il était temps que le tournage débute. L’attente s’avérait pénible pour tous. Depuis un mois, chaque jour j’étudiais le scénario et j’approchais de l’overdose.

Mes bagages étaient prêts, à l’exception de ma trousse de toilette et de maquillage, dont le futur contenu s’étalait encore sur les étagères de la salle de bain.

En cuisine, j’avais « briefé » de mon mieux le remplaçant fourni par Garin. C’était un bon professionnel qui n’eut pas trop de difficulté à s’adapter aux spécificités de la carte du Sundoro Sunshine. Tout juste manquait-il un peu de sens artistique dans la présentation des assiettes. C’est le point que je le fis travailler en priorité au cours de ses deux semaines d’essai.

En famille, les choses étaient claires, me semblait-il. Lia et Bagus, qui vivaient ensemble à présent, donneraient un coup de main à John au restaurant durant les week-ends. Et mon chéri viendrait me retrouver pour quelques jours à chacune des trois étapes du tournage, prévu pour durer quatre mois.

Enfin, je reçus le fax qui me demandait de me trouver à l’aéroport de Jakarta le surlendemain pour midi. John voulait m’y conduire, mais je le dissuadai et je repris, dans l’autre sens, le bus BSM Citra qui m’avait ramenée à la maison un an auparavant.

J’étais rentrée chez moi abattue, découragée, marquée d’un sceau d’infamie, remplie d’un sentiment d’échec insondable et voilà qu’un an après, je reprenais la route pour tenir le rôle-titre d’un film racontant mon histoire. C’était proprement incroyable !

Le lendemain, nous nous envolions pour Hong Kong, dans un vieil avion-cargo spécialement affrété pour la circonstance.

Partis de Jakarta par beau temps, nous arrivâmes à destination dans une brume épaisse et nauséabonde. Il fallut nous équiper de lourds masques respiratoires.

Je ressentis cela comme un mauvais présage.

Notre hôtel était cossu et deux étages nous étaient réservés. Le premier soir, au restaurant, tous les Indonésiens de l’équipe, nous célébrâmes quelques rites propitiatoires, que le personnel de l’établissement applaudit avec chaleur.

Il me sembla que j’étais prête.

J’allais très vite m’apercevoir que c’était loin de la vérité.

Je n’étais pas prête à rester des heures assise en attendant que l’on dise « moteur ! ».

Je n’étais pas prête à reprendre cinq fois, dix fois, quinze fois la même scène, le même dialogue, la même phrase pour corriger une intonation, une attitude, un geste.

Je n’étais pas prête non plus à supporter tous les aléas d’un tournage en extérieur et décors naturels : un nuage inopportun, des bruits de rue trop importants, une pluie soudaine, une mèche déplacée par le vent, une couture qui lâche…

Les premiers jours furent donc très difficiles.

Habituée à ne pas rester en place, à travailler du lever du jour jusque tard le soir, cette immobilité forcée m’ankylosait à tel point que cela compromettait mes mouvements dans les scènes suivantes.

J’appris qu’une équipe opérationnelle ne tournait qu’une dizaine de plans par jour !

Je tombai de l’armoire, si je puis dire, lorsqu’à l’issue de la première semaine, Garin me dit qu’il était content, car il pensait disposer de cinq minutes utiles dans les rushes que nous avions tournés au cours de ces six jours de travail !

Pour tout dire, ce métier m’apparut infiniment ingrat, du moins dans sa phase initiale.

La première scène se déroulait sur un ferry ; c’était celle de mon arrivée à Tanah Merah, un des points d’entrée pour les bateaux en provenance des îles et pays voisins.

Tournage matinal, par temps maussade, sur un rafiot repeint pour la circonstance aux frais de la production, sur lequel il fallut installer tout le matériel – caméras, câbles, projecteurs, micros... –, pour filmer quelques plans. Profil droit, profil gauche, on garderait le meilleur. Je reproduisis mes gestes de ce jour-là, tels que je les avais racontés à Karin.

Ce mélange d’angoisse et d’espoir ne fut pas trop difficile à retrouver. La fébrilité des mouvements, le regard qui scrute l’horizon, l’estomac qui se noue… revinrent d’un coup, à ma grande surprise.

Bien plus ardu fut de les reproduire le nombre de fois nécessaire pour que la lumière, la prise de son et mon jeu s’avèrent optimums pour le réalisateur.

Difficile apprentissage d’un métier dont on ne voit souvent que l’éclat des projecteurs et les paillettes ! Garin se déclarait satisfait de mes débuts ; moi, je l’étais beaucoup moins.

Les acteurs engagés pour tenir les rôles de M. et Mme Chang m’impressionnèrent presque davantage que les vrais et je jouai la scène dans les bureaux de M. Wu, à l’agence de recrutement, au bord de la panique. C’était tellement mauvais que Garin dut stopper le tournage, et ce n’est qu’après avoir déjeuné tous ensemble, dépouillés de nos oripeaux d’artistes, que je retrouvai un semblant d’assurance et de naturel. J’avais encore tellement à apprendre !

Au bout de quinze jours, je demandai à John s’il pouvait me rejoindre le week-end suivant. Il aurait préféré venir durant la semaine, car il y avait moins d’affluence au restaurant, mais nous tournions six jours sur sept et, pour que je puisse passer un peu de temps avec lui, dès son arrivée, je dus demander à Garin de resserrer davantage les séances de prises de vue.

Ce fut un week-end en demi-teinte.

J’étais loin d’être enthousiaste sur mon travail ; John tenta de me rassurer sur la conduite du restaurant. Nous fîmes semblant d’oublier tout cela pour nous concentrer sur le bonheur d’être ensemble. Cela ne fonctionna qu’à moitié. Nos soucis restaient présents en arrière-plan et détournaient notre attention à la moindre occasion. Bref, nous étions un peu « dans la lune », comme on dit, mais pas ensemble, hélas !

Trois semaines de tournage s’étaient écoulées. Il en restait encore une bonne douzaine !

Pour la seconde fois de ma vie, j’expérimentais que sortir de sa condition est toujours un chemin semé d’embûches.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, décembre 2016.

lundi 12 décembre 2016

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 10


indo2nb.jpg

X

Garin et son équipe s’arrachaient les cheveux. La date de début de tournage ne cessait d’être reportée. Deux mois déjà avaient été perdus. Les autorisations se faisaient attendre.

La bureaucratie indonésienne s’est toujours montrée lente et il fallait souvent mettre de « l’huile » dans ses rouages, mais il avait eu beau s’y employer comme à chaque fois, aucun résultat jusqu’à présent. Appels téléphoniques, entrevues, repas offerts dans de bons restaurants, grands crûs livrés au domicile des décisionnaires n’aboutissaient qu’à des réponses dilatoires. Pas de refus officiel, mais pas d’autorisation de tournage ni de financement non plus.

L’argent, il pouvait encore s’en arranger, il réinvestirait tous les bénéfices de son précédent film, c’est tout, mais par contre, il ne pouvait prendre le risque de se lancer sans être en règle au plan administratif, sous peine de mettre le projet en péril. Une équipe de tournage d’une bonne cinquantaine de personnes, cela ne passe pas inaperçu et la police était très présente dans le pays. Ses informateurs aussi. Il ne voulait pas voir débarquer une cohorte de Jeep remplies d’hommes en armes qui interrompraient l’ouvrage, molesteraient les gens et confisqueraient le matériel !

Il fallut l’entremise de son épouse, qui dut jouer de son charme slave, pour qu’un sous-fifre du Ministère des Affaires Culturelles consente à regarder le dossier et finisse par lui dire que le Gouvernement ne voyait pas d’un bon œil « le tournage d’un biopic sur une ressortissante qui avait démérité. En conséquence de quoi, dans son état actuel, le scénario ne pouvait être avalisé ».

Garin réfléchit un moment au sens qu’il devait donner à ces deux phrases et à ce verbe : « démériter ». Pour le Gouvernement, qu’une ressortissante ait été expulsée de Singapour équivalait donc à une sorte d’affront. C’était pousser un peu loin le nationalisme ! D’un autre côté, cette réponse ne fermait pas la porte et signifiait qu’il fallait seulement revoir l’intrigue.

Oui, mais Garin ne voulait pas modifier son scénario et d’ailleurs Ratih ne l’aurait pas accepté.

Le Gouvernement de Singapour, où il avait également déposé un dossier, se montra tout aussi réticent. Le projet ne donnait pas une très bonne image de la communauté chinoise dirigeante, c’est le moins que l’on puisse dire, et donc l’autorisation de tournage lui avait été refusée au premier examen, à l’unanimité des membres de la commission concernée.

Finalement, c’est du Vietnam et de Hong Kong que vint le salut. Garin voulait tourner autant que possible en décors naturels. Les scènes d’extérieur et celles chez les parents de Ratih, pouvaient être réalisées sans problème dans une rizière du delta du Mékong. Le luxe de la Villa Paradise fut retrouvé sans trop de difficultés dans une agence de location de somptueuses demeures de la Région Administrative Spéciale de Hong Kong(1)

Ratih prit assez mal cette rebuffade de son pays et le « non » catégorique de Singapour, mais par contrat, il lui fallait se plier aux décisions du réalisateur. Elle fit donc contre mauvaise fortune bon cœur. Cela lui donnerait l’occasion de découvrir deux nouveaux pays : elle n’était jamais allée ni au Vietnam, ni à Hong Kong.

Restait cependant un écueil sérieux : où tourner l’ascension finale du mont Sundoro ? Après d’assez longues recherches, Garin se décida à demander une autorisation de tournage sur le mont Apo, dans l’île de Mindanao, aux Philippines, à six heures de vol de Jakarta. De hauteur similaire au mont Sundoro, c’était comme lui un stratovolcan potentiellement actif. Le problème, c’étaient les fumées envahissantes dues à de fréquents incendies de forêt sur les pentes boisées du volcan. Il fallait s’attendre à des contretemps. Mais il ne disposait plus d’autre solution.

Quatre mois plus tard, enfin, les trois autorisations de tournage en poche, financement bouclé, équipe technique engagée, casting terminé et matériel mis en caisses, Garin affrétait un moyen-courrier de Hong Kong Airlines qui déposait acteurs, techniciens et flight-cases sur le tarmac de l’île Huan Fu Zu par un jour gris, comme il en est beaucoup là-bas, en raison de la pollution galopante. L’indice de la qualité de l’air(2) dépassait la cote d’alerte de 300 et tous durent s’équiper de masques respiratoires qui leur donnèrent une vague ressemblance avec le Dark Vador de Star Wars. Par chance, on annonçait le retour de l’index dans les bornes acceptables de 25 à 100 pour les jours prochains. Ouf !

Ratih avait déjà dû porter le masque à Singapour, lors d’épisodes de haze(3), dus aux fumées des feux de déforestation indonésiens. Mais la plupart des équipements disponibles avaient une efficacité plus symbolique que réelle contre les particules fines, les plus présentes.

Celui qu’on lui remit à sa descente d’avion lui parut plus performant.

Ainsi protégé, une fois accomplies les formalités de police et de douane, assez longues et minutieuses, tout le groupe monta dans une série de vans aux vitres teintées, tandis que le matériel était chargé dans deux fourgons.

Garin n’avait emporté que l’essentiel. Le reste de la logistique serait loué à la journée ou la semaine en fonction des besoins. Hong Kong disposait de tout le nécessaire.

(1) Nom administratif de la ville.
(2) AQI (air quality index) en anglais. Mesure en temps réel les taux d’ozone, de dioxyde d’azote, dioxyde de soufre et les particules en suspension de 2,5 et 10 microns.
(3) Singapour est périodiquement affectée par une grave brume due aux fumées des incendies de forêt dans la région, en particulier en Indonésie. Le phénomène peut être aggravé par les saisons sèches, les changements dans la direction du vent et de faibles précipitations.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, décembre 2016.

lundi 5 décembre 2016

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 9


indo2nb.jpg
VII
Voilà plusieurs jours que je n’ai rien écrit dans ce « journal d’avant ». Une mauvaise passe. Je refusais de descendre au réfectoire et d’aller en promenade. Ce n’est que lorsqu’on a menacé de me supprimer les parloirs téléphoniques que j’ai eu un sursaut. Pas encore voulu couper le mince cordon qui me rattache au monde extérieur.

Je reprends donc le fil de mon récit.

Si je m’étais sentie aussi déstabilisée que fière quand Garin avait proposé d’acheter mon histoire pour en tourner un film, je le fus bien plus encore lorsqu’il revint me demander d’y tenir le rôle principal.

Cette perspective m’effraya au plus haut point. Des images anciennes me revenaient en mémoire : au collège et au lycée, j’avais participé à quelques représentations théâtrales, organisées par des professeurs dans le cadre de l’enseignement, alors que j’étais une adolescente boulote, mal dans sa peau. Bien entendu, je n’y avais pas tenu le premier rôle et j’en avais gardé un souvenir plutôt douloureux. Comme une idiote, j’imaginais le regard de tout le public fixé sur moi, mes boutons et mes bourrelets, alors que je n’étais qu’une figurante anodine dans un tableau d’ensemble !

De ce point de vue, j’avais une revanche à prendre !

Après le départ de nos trois visiteurs, John et moi avions attendu avec impatience et inquiétude le retour de Lia. Comme d’habitude, c’est Bagus qui la ramenait sur son scooter fluo.

Dès qu’elle entra dans le restaurant, elle flaira quelque chose d’inhabituel :

— Vous en faites une drôle de tête ! Il se passe quelque chose ?
— On peut dire ça, oui, intervint John, mais rien de grave, rassure-toi, Lia. On vient de faire à ta mère une proposition inespérée…
— Pour le restaurant ?
— Non, tu n’y es pas du tout, bien que cela ait quand même quelque chose à voir avec.

John souriait en coin, Bagus était interloqué et Lia trépignait d’impatience à présent, en m’interrogeant :

— Bon, allez, ne nous faites pas languir plus longtemps, c’est quoi, alors ?

Je me décidai enfin à parler :

— Tes parents sortent d’ici, Bagus.
— Comment ça ? Pourquoi ? s’inquiéta aussitôt le petit ami de Lia, craignant pour leur relation.
— Ton père voudrait que je joue mon propre rôle dans son film. Il n’a pas trouvé d’actrice à lui convenir pour cela.
— Wôw ! Super ! lancèrent à l’unisson les deux jeunes gens.
— Ce n’est pas si simple, Lia. Tu le sais, toi, Bagus.
— Si mon père dit que vous pouvez tenir le rôle, alors il faut le croire. Ce n’est pas la première fois qu’il emploie des non-professionnels. C’est un de ses dadas. Laissez-vous porter, Ratih, il sait faire.
— Personne ne sera plus crédible que toi dans le rôle, maman, continua Lia. C’est une chance, incroyable, tu te tends compte ?
— Justement, je trouve que j’en ai déjà eu beaucoup, ces derniers temps. Je ne veux pas tenter le diable.
— Ça, c’est de la superstition pure et simple, maman. Tu ne vas quand même pas renoncer à devenir une vedette par superstition ?
— Devenir une vedette ! Tout de suite les grands mots. Ce n’est pas de cela dont il s’agit, mais de vous quitter, vous et le restaurant, pour plusieurs mois. Voilà mon souci, avec, bien entendu, ma capacité à interpréter à l’écran mon propre rôle.

Les deux jeunes gens ne se donnaient pas pour battus. Bagus reprit :

— C’est une chance incroyable, Ratih, une fierté pour vous et pour nous, vous ne pouvez pas laisser passer ça !
— Oui, maman, réfléchis, si le film marche, c’est peut-être la fortune !

John mit un terme à la discussion :

— Bon, nous allons réfléchir, enfin surtout Ratih et on verra demain. La nuit porte conseil, non ?

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, novembre 2016.

lundi 28 novembre 2016

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 8

indo2nb.jpg

VI

La vie bruissait à Temanggung, au rythme d’un trafic, de plus en plus dense chaque jour, de motocyclettes, scooters, autos et camions, sans compter les vélos et les cyclo-pousses. Tout cela dans un concert dissonant de klaxons, pétarades et coups de sifflet autoritaires des agents de la circulation. De temps à autre, des musiques tonitruantes échappées de vitres ouvertes venaient couvrir de leurs basses exacerbées, ce fond sonore déjà élevé.

Les étals débordaient des échoppes et passants et touristes déambulaient autant sur la chaussée que sur le trottoir. À leurs risques et périls. Des chargements aussi hétéroclites qu’instables circulaient sur des vélos ou des motocyclettes d’un autre âge. Des familles entières s’entassaient sur des scooters… Les automobiles étaient encore réservées à la classe dirigeante, aux commerçants fortunés et aux expatriés.

Ce samedi matin-là, Ratih finissait de renouveler la carte mensuelle du restaurant lorsqu’elle vit débarquer au Sundoro Sunrise un groupe de trois personnes qu’elle ne s’attendait pas à revoir de sitôt : Karin, la scénariste, Garin et sa blonde épouse Ulla. John n’était pas encore revenu du marché. Elle s’avança donc vers eux, le sourire aux lèvres et une sourde inquiétude au cœur.

— Soyez les bienvenus ! Qu’est-ce qui me vaut cette délégation matinale ? Pas une mauvaise nouvelle, j’espère ?
— Non, non, Ratih, rassurez-vous, au contraire, enfin, je veux le croire, dit Garin, en s’inclinant à l’indonésienne, la main sur le cœur. Est-ce que vous pourriez nous consacrer un moment ?
— Oui, oui, bien sûr.

Elle passa en cuisine donner diverses instructions sur le ton sans réplique qu’elle avait appris à utiliser avec ses subordonnés, puis revint vers ses hôtes.

— Venez par ici.

Elle les fit asseoir autour d’une table ronde isolée derrière un paravent, prit place à son tour et dit :

— Alors, que se passe-t-il ? Que voulez-vous de moi ?

Karin prit la parole.

— Voilà un mois que nous sommes à la recherche d’une actrice pour tenir votre rôle, Ratih, et nous ne trouvons personne à nous convenir. Nous vous avons amené les bouts d’essai pour que vous donniez votre avis.
— OK, d’accord.

Karin sortit un ordinateur portable de son élégant sac Dicota Lady Success et l’ouvrit devant Ratih, puis lança la première vidéo.

Ratih vit avec stupeur et consternation des filles de toute beauté jouer dans un style bollywoodien les premières scènes de son histoire. On n’y croyait absolument pas ou du moins, elle ne se reconnaissait pas un instant dans ces personnages.

Pourtant, les indications de Karin étaient claires et correspondaient à ses états d’âme d’alors. Alors, quoi ? Lorsqu’elle eut achevé de visionner les essais les moins mauvais que Garin et Karin avaient sélectionnés pour elle, elle leva un regard désappointé vers eux.

— Aucune ne convient, vous êtes sûrs ? interrogea-t-elle, sur un ton désabusé qui manifestait clairement qu’elle connaissait déjà la réponse.
— Absolument et c’est pourquoi nous sommes ici pour… vous demander de tenir votre propre rôle.
— Quoi ? Mais je ne suis pas actrice, moi, vous êtes fous…
— Vous n’êtes pas actrice, mais vous connaissez l’histoire par cœur, vous l’avez vécue, nulle mieux que vous ne saura trouver les gestes, les regards, les intonations qui conviennent…
— Non, non, j’aurais trop peur… je vais bafouiller, rougir, me tromper… Il n’en est pas question !

Garin reprit :

— Vous aurez tout le temps d’apprendre, Ratih, le cinéma est une longue école de patience, vous savez, on attend et on recommence beaucoup.

Derrière le groupe se profilait à présent John, revenu du marché. La dernière réplique de Garin le mit tout de suite au courant du problème posé, mais c’est Ratih, l’apercevant, qui parla la première :

— Aucune des actrices pressenties ne convient, ils veulent que je joue le rôle, tu te rends compte, c’est complètement fou ! Comme si je pouvais faire l’actrice ! Et puis, il y a le restaurant. C’est doublement impossible !

Garin intervint :

— La production prendra en charge le salaire de votre remplaçant, le temps de votre absence, pour que le restaurant puisse continuer à fonctionner. Vous aurez un mois pour le former.

John parla enfin :

— On dirait que vous avez prévu toutes les objections, mais vous imaginez bien qu’il n’est pas question que nous vous donnions une réponse sur-le-champ.

— La nuit porte conseil, à ce qu’on dit, reprirent à l’unisson Karin, Garin et Ulla, trahissant davantage encore un plan prémédité, mais nous vous laissons tout le week-end pour réfléchir et consulter vos enfants. Nous vous demandons de nous donner une réponse de principe lundi et si elle est positive, vous recevrez une proposition de contrat chiffrée sous huitaine.
— Et si elle est négative, chuchota Ratih ?
— Dans, ce cas, je crains devoir renoncer à ce projet, hélas ! Ce serait la mort dans l’âme, mais s’il n’y a pas d’autre solution satisfaisante… Je m’y résoudrai… Bon, nous allons vous laisser maintenant. À lundi, au téléphone, d’accord ?

John et sa compagne esquissèrent un signe d’assentiment empreint d’inquiétude.

Ulla et Karin embrassèrent Ratih, Garin lui donna une poignée de main appuyée et tous trois sortirent du restaurant, laissant Ratih et John en proie à un tumulte de pensées contradictoires.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, novembre 2016.

lundi 21 novembre 2016

Bétalecture - La Prisonnière de Rikers island - 7


indo2nb.jpg

IX

John insista pour que Ratih fasse étudier ce contrat par un avocat spécialisé dans le domaine audiovisuel avant de signer. Moyennant une centaine de dollars, l’homme assura à celle-ci que les conditions proposées étaient honnêtes.

Ratih cédait l’exclusivité de la mise en images de son histoire contre dix mille dollars cash, plus un pourcentage de dix pour cent sur les recettes du film, pour le temps de son exploitation en salles ainsi qu’en vidéo et VOD. Un contrat d’édition du scénario romancé l’assurait également de dix pour cent des recettes générées par ce biais.

Ratih donna donc son accord un mois plus tard, dans les bureaux de la société de production de Garin, à Jakarta.

Le lieu, le décor et l’objet de sa présence, lui rappelèrent ce jour de janvier, dix-huit mois plus tôt, lorsque, dans son bureau singapourien, M. Wu lui avait fait lecture de son contrat de travail, avant de la mettre en présence de M. & Mme Chang, ses nouveaux employeurs.

Elle eut un pincement au cœur, en se remémorant cet instant crucial de sa vie passée. Quel chemin parcouru en fin de compte ! Ratih devait se forcer pour y croire. Ce n’était pas encore la fortune, mais cela y ressemblait déjà beaucoup.

John et elle investirent aussitôt son petit pactole dans une mise aux normes de la cuisine de leur restaurant, un renouvellement du mobilier et de la décoration. Sur la totalité du seul mur plein de la salle, une peinture à la fresque vint reproduire le logo qu’ils avaient retenu pour l’établissement : ce soleil rouge se profilant derrière la silhouette du mont Sundoro. Avec quelques plantes vertes devant, c’était du plus bel effet.

Cependant, la nuit, parfois, Ratih se demandait en silence si elle n’aurait pas mieux fait de mettre cet argent de côté pour assurer des jours moins fastes. Elle voyait le projet de Garin capoter, faute de financement, ou son film disparaître de l’affiche au bout d’une semaine, faute de public. Le réalisateur l’avait bien prévenue que les deux risques existaient, même s’il pensait être en mesure de les conjurer, le premier grâce au succès commercial de son précédent film, le second, par le caractère même de son histoire à elle.

Puis, Ratih se raisonnait en se disant que le pire n’est jamais sûr et, se pelotonnant contre John, se rendormait d’un sommeil apaisé.

Trois mois plus tard, alors qu’elle commençait à se demander si le projet n’était pas tombé aux oubliettes, elle reçut par la poste la version provisoire du scénario.

Elle dut attendre le soir, sa journée finie, pour se plonger dedans, le cœur rempli d’appréhension. C’est une sensation très étrange que de lire sa propre histoire dans les mots d’une autre personne. Ratih, qui était plutôt lectrice de revues, magazines et romans-photos sentimentaux, eut tout d’abord de la difficulté à appréhender tant de texte. Puis, très rapidement, son esprit plaqua des images sur les mots du scénario. Elle se revit débarquant du ferry à Tanah Merah, signant son contrat dans les bureaux de M. Wu, découvrant l’immense Villa Paradise… Karin avait su recréer son vécu avec assez de fidélité pour qu’elle s’y reconnaisse.

Prenant des notes au vol, elle put à la fin de sa lecture préciser divers détails, pour la forme et par acquit de conscience plutôt que par réel désaccord, avant de donner son approbation.

Garin qui, de son côté, avait bouclé son financement, organisa un premier casting pour dénicher l’héroïne du film.

Diverses actrices indonésiennes de renom avaient été présélectionnées par l’intermédiaire de leurs agents, des débutantes aussi.

C’est ainsi que le matin de la première séance, dans des locaux des Jakarta Studios de Rempoa, loués par Garin pour l’occasion, l’on vit côte à côte sur les banquettes de la salle d’attente, des actrices indonésiennes comme Julie Estelle, Karina Salim, Sigi Wimela, Imelda Therinne, Tara Basro, ou Stefanny M. Sugiharto.

Garin commença par auditionner les plus jeunes. Julie Estelle, La « Fille aux marteaux » du long métrage The Raid 2, encore auréolée de ses deux scènes d’action d’anthologie et Karina Salim, dernièrement apparue dans un film de genre plus confidentiel, étaient de celles-là, avec leurs 27 et 24 ans respectifs. C’était aussi le cas de Stefanny Marcelina Sugiharto et de Tara Basro, jeune étoile montante, venue d’Australie. Mais, toutes présentaient des traits un peu trop européanisés, de par leurs origines métisses. Restaient Sigi Wimela et Imelda Therinne, qui avaient l’âge du rôle, c’est-à-dire la trentaine. Venues comme la plupart des actrices indonésiennes, de l’univers du mannequinat, chez Élite ou ses consœurs, elles présentèrent au réalisateur une image trop sophistiquée qui lui déplut. Cependant, la dernière, auréolée de sa couronne de meilleure actrice aux Indonesian Movie Awards de 2013 défendit chèrement ses chances.

Arguant de sa condition de mère, elle affirma être la seule en mesure de comprendre et restituer les angoisses de Ratih dans le rôle.

Chacune des candidates tourna les deux mêmes bouts d’essai : la scène, muette, de l’arrivée à Tanah Merah, sur le ferry, toute en introspection, et celle de l’embauche dans les bureaux de M. Wu.

Certaines se laissèrent aller à un expressionnisme qui n’avait aucune chance d’être retenu. D’autres, trop habituées à mettre en valeur leur physique, ne surent pas restituer la beauté discrète que Garin recherchait.

Finalement, aucune ne lui convint. Elles furent donc congédiées avec la phrase rituelle : « On vous écrira » ou sa variante actuelle : « On vous rappellera ».

Faute de ressource adaptée dans le vivier des actrices patentées, Garin entreprit alors de rechercher son héroïne dans la rue. Il commença à insérer des avis de casting dans les journaux, à placarder les bars, les marchés, les commerces…

Inutile de dire qu’un flot de filles et de femmes, dépourvues de moyens de subsistance ou en mal de notoriété, déferla aussitôt sur les Jakarta Studios.

Une assistante de Garin, pendant plusieurs jours, opéra un premier tri sur l’apparence, pour ne retenir que le dessus du panier : une centaine de filles au total.

Hélas, la plupart n’avaient pas l’âge du rôle. Et le dixième restant s’avéra aussi décevant que les professionnelles, mais pour d’autres raisons. Authentiques dans leurs gestes et attitudes, elles manquaient cruellement de charisme et « passaient mal » à l’image. D’autres présentaient une élocution trop populaire ou un niveau d’anglais bien insuffisant.

Au bout d’un mois de recherches infructueuses, Garin s’arrachait les cheveux. L’argent filait et cela ne pouvait durer plus longtemps. C’est son épouse qui lui souffla un soir la solution :

— Pourquoi tu ne demanderais pas à Ratih de jouer son propre rôle ? Commercialement, ce serait porteur, non ?
— Elle n’acceptera jamais. Et en serait-elle capable ?
— Qui ne tente rien…

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, décembre 2016.

lundi 14 novembre 2016

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 6


indo2nb.jpg

VIII

Lorsque Karin est revenue pour une seconde séance d’enregistrement, je m’étais mieux préparée, j’avais un peu choisi mes mots dans ma tête. Je ne voulais pas être prise au dépourvu.

Ce jour-là, j’ai raconté comment je suis tombée amoureuse de Li Tsou, ma lutte impossible contre ce sentiment, son indifférence du début, puis cette espèce de camaraderie à laquelle nous sommes parvenus au bout de quelques mois, quand il a commencé à m’emmener chaque jour ou presque au Sentosa Express.

Il est clair qu’avec ses vingt ans, il me voyait comme une aînée à qui il devait le respect et, au début, cette conduite me convenait. Je peux même dire que je l’ai encouragé dans cette voie.

Mais bientôt, j’ai commencé à me maquiller davantage, à m’habiller avec plus de soin et, bien entendu, ma patronne l’a tout de suite remarqué. Elle a aisément lu dans mon jeu, sans s’en inquiéter de trop au début, bien consciente de ses armes à elle, qui étaient bien plus puissantes que les miennes, j’en conviens ! Je suis peut-être jolie, mais Mme Chang, elle, est sexy, terriblement sexy, et, aux yeux d’un homme, jeune de surcroît, cela fait toute une différence !

Et puis, elle n’a pas attendu bêtement comme moi que Li Tsou fasse le premier pas, non, elle l’a sciemment provoqué ce matin-là, dans le garage, en descendant, déshabillé ouvert. Et comme Li Tsou tentait de repousser ses avances, elle lui a clairement dit qu’elle voulait qu’il la prenne, là, tout de suite, comme une chienne qu’elle est !

Il a cédé. Une partie de moi lui en veut, l’autre lui pardonne. Il n’était pas amoureux de moi, hélas, et elle a exercé un chantage ignoble à son encontre.

Karin me laissait parler, sans m’interrompre. Ce n’est que lorsque je marquais un temps d’arrêt un peu plus long que les autres qu’elle relançait la conversation par une question, souvent incidente, secondaire, qui me remettait en marche sans me pousser dans mes retranchements. Preuve de son habileté dans son exercice. J’ai su par la suite, parce que j’ai fini par la questionner à mon tour, qu’avant d’être scénariste, elle avait exercé comme psychologue clinicienne.

— Quel âge avait Mme Chang ?
— Je dirais mon âge, mais maquillée et habillée comme elle l’était, elle en paraissait presque dix de moins. Si son mari la trompait, il était néanmoins très fier de l’exhiber à son bras dans les soirées mondaines auxquelles ils participaient, dans la gentry singapourienne.

J’ai raconté ensuite mon départ précipité. Elle m’a fait détailler l’épisode de la clé que j’avais omis de rendre et que j’avais jetée dans la rivière avant d’embarquer. Ce geste, à haute portée symbolique, était pour elle d’un grand intérêt.

Puis ce furent le long voyage du retour, mon étonnement devant les transformations que mon pays avait connues depuis mon départ – la montée du terrorisme musulman, l’invasion de la publicité et du portable – et mon arrivée chez mes parents.

Arrivée à ce point de mon récit, j’ai à nouveau connu comme un blocage. C’était encore trop douloureux. Karin a hésité, je l’ai lu sur son visage, puis elle a dit :

— Ne crois-tu pas que le temps est venu de te (nous avions adopté le tutoiement dès cette seconde rencontre) libérer de ce poids qui t’oppresse ?

J’ai soupiré :

— Tu as sans doute raison.

Et j’ai poursuivi.

— Mon père était un homme sévère, mais juste. Et moi, enfant unique, j’étais le seul soutien de la famille. C’est pourquoi il n’a pas admis qu’une affaire de cœur – dans le meilleur des cas, a-t-il dit – ait pu m’amener à mettre en péril la subsistance de tous. J’avais eu tort, je le savais bien, mais j’espérais son pardon. Il a tout juste eu le temps de me le donner. La honte et le chagrin, ajoutés à des problèmes cardiaques, l’ont emporté quelques mois après mon retour.

Ce fut ensuite l’anecdote de la carte de visite de John retrouvée dans l’anorak que je portais lors de mon ascension désespérée du Sundoro et l’aveu que ma première rencontre avec mon sauveur était restée gravée dans ma mémoire, mais aussi dans mon cœur. Et la seconde, bien plus encore.

Karin a souri :

— Raconte-moi les deux, si tu veux bien.
— Curieusement, le souvenir de la première à présent a perdu de sa netteté : après plusieurs heures d’une ascension de plus en plus pénible, à travers champs, forêt, puis broussailles et pierriers, j’avais finalement atteint le sommet à 3136 mètres d’altitude, au bord de l’apoplexie. Pour moi, qui ne suis pas très sportive, c’était un exploit ! Je venais de contourner le cratère principal par la gauche pour gagner une sorte de plateau herbeux appelé Alun Alun, où les ascensionnistes montent leurs tentes : c’est là qu’à bout de forces, je me laissai tomber au sol et… m’évanouis. Lorsque j’ai rouvert les yeux, c’est le visage constellé de taches de rousseur de John que j’ai vu en premier, au-dessus de moi. Puis son sourire étincelant, et ses yeux bleu pervenche. Avant que ses mots rassurants ne parviennent à mes oreilles, dans le brouillard cotonneux où je flottais encore. Lui et ses collègues m’ont aidée à redescendre, par l’autre versant du volcan, jusqu’au village de Sigedang où j’ai pu reprendre des forces. Et, avant de partir, il m’a laissé sa carte de visite, en me disant de passer à l’occasion au restaurant qu’il tenait en ville avec un ami, car il aurait aimé me revoir.

Cette dernière phrase m’avait à la fois laissée songeuse et pleine d’émotion. Il y avait si longtemps qu’on ne s’était intéressé à moi comme une vraie personne !

Après le décès de mon père, j’étais revenue à la maison aider ma mère après les ménages que je réalisais en ville et, le travail aidant, j’avais enfoui le souvenir de cette rencontre dans un coin perdu de ma mémoire, jusqu’à ce qu’un jour, je retrouve la carte de visite de John dans une poche de mon anorak. Le lendemain, nous nous rencontrions pour la seconde fois ! Ce jour-là, je m’en souviens fort bien.

J’avais hésité toute la nuit, pour l’achever sur une décision positive. Alors, au matin, je m’étais habillée et maquillée avec plus de soin que d’ordinaire. Et dès que j’ai eu terminé les quelques heures de ménage que j’avais trouvé à accomplir, je suis allée flâner du côté du restaurant qu’il tenait avec son ami. Cela s’appelait alors « The Kitchen ». Je suis passée devant plusieurs fois, espérant qu’il m’apercevrait et me hèlerait. En vain. J’ai dû me décider à pousser la porte.

Il est venu vers moi, il m’a complimentée et j’ai rougi. Puis, assis à une table, lui devant une bière, moi devant un thé au jasmin, il m’a raconté sa vie aventureuse d’Australien et moi un peu de mon année à Singapour.

Quelques jours plus tard, il est venu chez nous me demander de travailler avec lui au restaurant et nous ne nous sommes plus quittés jusqu’à aujourd’hui. Voilà.

Karin a arrêté le magnétophone.

— Très bien. Merci beaucoup Ratih. À partir de ces deux enregistrements que nous avons réalisés, je vais préparer un questionnaire détaillé pour fixer les détails de temps, de lieu, de décor, de vêtements, d’ambiance, etc. Puis, lorsque nous aurons tes réponses, avec Garin, nous écrirons un scénario et un script que nous te soumettrons pour avis et retouches.

— Excuse-moi, Karin, c’est quoi la différence entre les deux ?
— Pour faire simple, le scénario, c’est l’histoire mise noir sur blanc, le script y ajoute le découpage en séquences, plans et mouvements de caméra. Tout cela peut prendre quelques mois, ne t’inquiète pas si tu n’entends pas parler de nous avant plusieurs semaines, d’accord ?

J’acquiesçai.

— En attendant, Garin m’a chargé de te remettre ce contrat que tu vas devoir étudier avec John et éventuellement un avocat, si vous le souhaitez, avant de le signer.

Elle me tendait une chemise cartonnée. Je l’ouvris. Celle-ci contenait une vingtaine de feuillets dactylographiés, remplis d’articles, d’alinéas, d’astérisques, de renvois, qui m’arrachèrent une grimace à l’idée de devoir les lire et les comprendre dans le détail.

Je ne pouvais cependant pas signer les yeux fermés non plus. On y mentionnait des sommes en dollars dont j’étais totalement incapable de juger du bien-fondé ou non.

Je verrais cela demain.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, novembre 2016.

- page 2 de 3 -