Le Blog de Pierre-Alain GASSE

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Tag - Indonésienne

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lundi 7 novembre 2016

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 5

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V

Lorsque je suis tombée amoureuse de Li Tsou, jamais je n’aurais imaginé que cela aurait pu entraîner mon renvoi aussi rapide, même si je savais, dès le départ, que ce sentiment me faisait prendre des risques.

C’est l’attirance de Mme Chang, ma patronne, pour le chauffeur qui a tout compliqué. Lorsque je les ai surpris dans le garage, j’ai su que j’allais avoir des ennuis. J’ai menti comme j’ai pu, mais la « tigresse » ne m’a pas crue et, à partir de ce moment, elle a cherché le moindre prétexte pour me renvoyer. Et elle a fini par le trouver. Et à se venger, du même coup, de l’infidélité chronique de son mari qui tenait comme à la prunelle de ses yeux à cette jarre qu’elle a brisée pour me faire accuser.

Moi contre elle, c’était l’histoire du pot de terre contre le pot de fer, je n’avais aucune chance de m’en tirer. Je m’en veux tellement ! Jamais je n’aurais dû descendre au garage ce matin-là. Je savais ce que j’allais y voir, mais je voulais en avoir confirmation.

Ma jalousie de femme amoureuse m’a perdue, c’est sûr. Je n’avais jamais connu ce sentiment auparavant – enfin si, dans les yeux de mon mari, avant qu’il ne me trompe avec une autre. Mais l’éprouver dans sa chair, ça n’a rien à voir ! C’est tellement violent.

Si la surprise ne m’avait pas amenée à lâcher ces bouteilles, en chutant dans l’escalier, et à me blesser du même coup, je crois que j’aurais été capable de l’étrangler, la « tigresse », pardon, Madame Chang. Je suis certaine que c’est elle qui lui a sauté dessus. Et Li Tsou ne pouvait rien lui refuser sans risquer de perdre sa place, lui aussi. Ce qui est finalement arrivé après que son mari les ait vus sortir ensemble d’un hôtel.

M. Chang aurait peut-être accepté de me garder – à condition que je travaille pour rien le temps de rembourser les prétendus 50 000 dollars de la jarre cassée. Autrement dit, dix ans ! C’était impossible, de toute façon.

Mais la tigresse voulait obtenir mon renvoi et m’interdire à jamais de revenir travailler à Singapour. Alors, elle a révélé à son mari l’incident de la piscine – leur fils était tombé dedans en jouant au ballon – et dit que je l’avais mal surveillé. Le tour était joué.

Voilà comment j’ai été renvoyée.

En moins de quarante-huit heures, je me suis retrouvée dans un avion en partance pour Jakarta, avec sur mon passeport la mention infamante : « NOT ALLOWED TO RETURN TO SINGAPORE(1) »

J’étais tellement fatiguée par ce bouleversement que j’ai dormi presque tout le temps du voyage en autobus de Jakarta à ma ville natale. Ce n’est qu’à l’approche des deux volcans tutélaires de la contrée que j’ai repris contact avec la réalité.

J’espérais trouver en arrivant le réconfort de ma famille. Ce fut tout autrement.

Mon père sut immédiatement à quoi s’en tenir et, à peine passé le moment heureux des retrouvailles, n’eut de cesse de me pousser aux aveux. Ce que je dus me résoudre à accomplir, pour ma plus grande honte.

Ma mère essaya bien de l’amadouer, mais le verdict du patriarche ne tarda pas à tomber : j’étais chassée de la maison, avec un petit délai d’une semaine pour me retourner.

Finalement, ils étaient d’accord entre eux : par mon comportement inconséquent, j’avais ruiné les finances familiales et, suprême offense, attiré l’opprobre sur eux et moi.

Mes maigres économies me permettaient tout juste de louer une chambre minable en ville pendant quelques semaines, mais je fis front et ne laissai rien paraître.

Une dernière épreuve m’attendait et pas des moindres : quel accueil allait me réserver ma fille adolescente ? Comment pourrais-je désormais payer la pension de la madrasah assez chère qu’elle fréquentait ?

Elle devait normalement rentrer chez mes parents pour le week-end. Je décidai d’aller la chercher à la sortie des cours, ce samedi-là.

Je pensais naïvement que nous nous serions précipitées chacune dans les bras de l’autre, après une aussi longue absence.

Et j’allai d’étonnement en mauvaise surprise et amère déception : tout d’abord, Lia avait beaucoup changé ; j’avais quitté une adolescente, je retrouvais une jeune fille ! Et tout ce qui va avec : maquillage, petit ami… Je n’osai imaginer le reste.

C’est ce jour-là que je vis Bagus pour la première fois. De loin. Lorsque Lia m’aperçut, sur un signe qu’elle lui adressa, celui-ci lui tendit le sac qu’il portait à l’épaule, alors qu’il s’apprêtait à la raccompagner sur un scooter jaune fluo, sans casque évidemment !

Mais je n’étais pas au bout de mes peines. Lorsque je révélai à ma fille le motif de mon retour, elle le prit très mal et finit par claquer la porte du café où nous étions allées boire un verre.

Elle non plus n’acceptait pas que j’aie ainsi mis à mal l’économie familiale et compromis la poursuite de ses études.

C’est donc complètement abattue que j’ai réintégré ma misérable chambre en ville. J’avais oublié les conditions de vie de bien des gens d’ici – après douze mois passés dans le luxe de Singapour !

Et ce qui suit, un sentiment inconnu m’a empêchée jusqu’à présent de le révéler à quiconque. Ce soir-là, en effet, oppressée dans ma soupente comme je ne l’avais jamais été dans ma chambrette singapourienne, je suis ressortie traîner du côté des hôtels à touristes proches de la gare. J’avais besoin de parler à quelqu’un. Malgré ma tenue défraîchie, on n’a pas tardé à m’aborder, à me payer un verre, à m’inviter à dîner… et plus si affinités. J’ai accepté.

J’ai bu deux bières, oublié pour un moment tous mes soucis dans cet alcool auquel je n’étais pas habituée et gagné en un soir, dans les bras d’un Européen pas trop mal de sa personne, de quoi payer un mois de la pension de Lia.

Dégrisée, après un trop court moment d’oubli, et l’argent de la honte en poche, j’ai quitté la chambre en pleine nuit et me suis enfuie par l’escalier de secours de l’hôtel.

J’avais atteint le fond. Ou je remontais, d’une manière ou d’une autre, ou je coulais définitivement. C’est le lendemain matin, en découvrant au-dessus de la brume, la silhouette du mont Sundoro dans l’encadrement de ma fenêtre que j’ai pris la décision d’en tenter l’ascension, en guise de pénitence et, peut-être, de châtiment…

J’ignorais que j’allais vivre des moments bien plus durs encore. Jusqu’à quand, mon Dieu ?

(1) Non autorisée à revenir à Singapour.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, novembre 2016.

lundi 31 octobre 2016

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 4


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IV

Bagus et Lia se fréquentaient – chastement encore – depuis près d’un an, de manière non officielle.

L’éloignement des parents de Lia, son père à la capitale et sa mère à Singapour, la tutelle légère des grands-parents, son statut d’interne externée – elle se rendait dans sa famille chaque mercredi, chaque week-end et à toutes les vacances – avaient favorisé le développement de leurs relations.

Après le retour de Ratih en début d’année, à la rentrée, Bagus était entré à l’Université. En Sciences économiques. Ses parents, qui vivaient dans l’aisance, lui avaient acheté un studio pas très loin de la faculté, dans un nouveau quartier à l’européenne.

Lia, pour sa part, était en première, et se voyait plutôt faite pour la mode, le journalisme ou le commerce, sans avoir tout à fait les moyens – intellectuels comme financiers – de ses ambitions.

Chaque fois qu’ils le pouvaient, les deux jeunes gens se retrouvaient dans une salle de cinéma et, l’obscurité aidant, Lia, peu à peu, avait concédé du terrain à Bagus, le laissant même à quelques occasions lui donner du plaisir qu’elle lui rendit bientôt.

Mais l’indépendance et le statut tout neufs de Bagus amenaient celui-ci à désirer davantage. La scène avait eu lieu un samedi après-midi au sortir d’une séance dont une bonne partie leur était restée inconnue. Bagus venait d’enfourcher son scooter, avec Lia en croupe. Avant de démarrer, il se retourna vers elle :

— J’ai une surprise ! Je viens d’emménager dans le studio que mes parents ont acheté dans le quartier de l’Université. On y va ?
— Et comment ! Je suis curieuse de voir ton petit chez-toi. Combien de mètres carrés ?
— Vingt-cinq. Mais, il y a tout ce qu’il faut, je te jure.

Bien entendu, une fois achevée la visite de la studette – kitchenette, bureau, canapé-lit, w.c., douche – Bagus avait tenté de faire voir à Lia le ciel à l’envers, mais allongée sur le lit, dans les bras de son amoureux, elle l’avait stoppé d’un geste tendre, alors qu’il entreprenait de la déshabiller :

— Arrête, Bagus, je ne prends pas encore la pilule et j’ai promis à ma mère de ne pas tomber enceinte avant mon mariage.
— Eh bien, marions-nous alors, mes parents seront d’accord, je leur ai déjà parlé de toi.
— Je ne suis pas sûre d’avoir envie de me marier aussi jeune. Quand je vois ce que ça a donné avec les miens…
— Encore mieux. Vivons simplement ensemble alors, mais je ne veux plus être séparé de toi. Quand est-ce que tu me présentes à ta famille ?
— Tu as raison. Maintenant que John est là, ma mère voit les choses différemment. Je vais essayer de leur parler.

Mais, en fin de compte, c’est Bagus qui a effectué le premier pas, quelques jours plus tard, au restaurant, après le service du midi.

— Je peux vous dire un mot, monsieur John ?
— Oui, bien sûr, Bagus.

Le jeune homme prit une longue inspiration avant de se lancer :

— Lia et moi, euh… nous voudrions vivre ensemble.

John Cochran le regarda en face en plissant le front :

— Vivre ensemble ! Comme vous y allez ! Lia n’a pas encore dix-huit ans.
— Mais elle va les avoir dans quelques mois et je ne veux plus être séparé d’elle.
— Ça, je le comprends bien, mais tu comprendras aussi que sa mère et moi nous pensions différemment.
— Je croyais que vous…
— Comprends-moi, Bagus. Ratih, après plusieurs années de séparation, vient de retrouver sa fille il y a moins d’un an et toi tu veux la lui reprendre. À sa place, que dirais-tu ?
— Je ne sais pas…
— Tu ne sais pas, mais tu peux imaginer, non ?
— Oui, peut-être…
— Écoute-moi. Je ne suis pas opposé à votre relation. Je trouve que vous allez bien ensemble. Mais j’ai besoin d’un peu de temps pour le faire admettre à Ratih, tu comprends ?

Bagus inclina la tête en silence. Ce n’était pas ce qu’il espérait, mais c’était quand même mieux que ce à quoi il s’attendait. Il ressortit du restaurant, un demi-sourire aux lèvres. Lia le guettait, de l’autre côté de la rue, assise sur le scooter jaune fluo de son petit ami.

— Alors, qu’est-ce qu’il a dit ?
— D’y aller doucement. Ta mère n’est pas encore prête.
— Je te l’avais bien dit. Elle va en faire une jaunisse si je quitte la maison pour aller m’installer chez toi. On va devoir attendre quelques mois de plus. Tu veux bien ?

Avec toute l’insouciance de leur âge et leur mépris des codes établis, les deux jeunes gens scellèrent leur accord d’un long baiser, sans remarquer que d’une fenêtre du premier étage, Ratih, cachée derrière les jalousies, les observait avec une moue de désapprobation, tout comme les quelques témoins de la rue.

(à suivre).

©Pierre-Alain GASSE, octobre 2016.

lundi 24 octobre 2016

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 3


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III

Ça y est. Temps libre. La promenade est finie. Deux heures à tuer avant la douche et le repas du soir. Je peux ressortir mon cahier et mon stylo. Et si je reprenais tout depuis le début ? Enfin, pas exactement, non, je veux dire depuis le commencement des ennuis.

C’est un peu par Lia que c’est arrivé. Un jour, John et moi avons fini par rencontrer le père de Bagus avec sa compagne d’alors. Cela semblait juste et équilibré : deux couples recomposés qui se voient pour faire connaissance afin d’envisager l’avenir de leurs enfants.

Ulla était une mannequin suédoise, grande liane blonde, que Garin, le père de Bagus, veuf depuis quatre années, avait rencontrée sur un tournage, deux ans plus tôt. Ils ne s’étaient plus quittés.

À nous voir tous les quatre, rétrospectivement, on aurait pu croire qu’il y avait eu maldonne : physiquement Garin et moi aurions été mieux assortis et c’était la même chose pour John et Ulla. Mais je m’égare, le cœur a ses raisons… etc., c’est bien connu.

Cette première rencontre, en terrain neutre, dans un autre restaurant que le nôtre et avec les enfants, s’était très bien passée. La soirée était gaie et chaque famille avait pu juger de l’attachement réciproque des jeunes gens : leurs regards et leurs mains parlaient pour eux. Cela me mettait mal à l’aise, moi qui suis si pudique que je n’ai jamais osé un geste en public à l’adresse de John.

Comme le veut la politesse, il n’était pas question que nous abordions le fond du problème qui nous importait, à savoir la relation de nos deux enfants, avant d’avoir exploré tout un tas d’autres sujets. C’est ainsi que j’ai été amenée, à la fois par Garin et John, à raconter mon expérience singapourienne, relativement en détail, sans toutefois mentionner ceux qui auraient pu me faire rougir.

J’ai aussitôt perçu un grand intérêt de sa part. Il n’arrêtait pas de poser des questions.

Et, à un moment donné, il a dit, je me souviens de tous ses mots :
— Cette histoire, il faut la tourner ! Ce néo-esclavagisme est révoltant.

Puis, un ton plus bas :

— Ratih, est-ce que vous accepteriez que j’en fasse un film ? Moyennant finances, bien entendu, avec un contrat de cession de droits en bonne et due forme.

J’ai ouvert la bouche comme un poisson qui tente de gober un moucheron, ou plutôt comme une fille qui se noie et cherche de l’air !

John m’a regardée et a surenchéri, avec son esprit aventureux d’Australien :

— Il a raison, chérie, et avec les droits, on pourra agrandir le restaurant.

Ce futur ne m’a plu qu’à moitié ; un gros conditionnel trottait dans ma tête. Au bout d’un temps qui m’a paru très long, mais qui, d’après les assistants, n’a pas dépassé les limites du raisonnable, je me suis entendue dire :

— Je ne sais pas, j’ai besoin de réfléchir. C’est si… étrange pour moi, tout ça !

Garin a aussitôt saisi la perche que je lui tendais :

— Mais bien sûr, réfléchissez-y avec John et Lia, Ratih. De mon côté, je vais demander à une scénariste de recueillir votre histoire et à mon assistante de préparer un projet de contrat, pour que vous voyiez à quoi ça ressemble et ce que ça implique.

Tout cela a été trop rapide.

Deux semaines plus tard, Garin est revenu accompagné d’une jeune femme à peu près de mon âge et nous nous sommes mis tous les trois autour d’une table. J’ai servi le thé. La scénariste a sorti un petit magnétophone de son sac. John aurait voulu assister à l’entretien, mais cela me gênait davantage de raconter mon histoire devant lui que devant ces deux quasi inconnus. Je lui ai fait signe que non. Il n’a pas insisté. Lia, pour sa part était à la madrasah(1).

Garin a dit : Ratih, il s’agit d’enregistrements préparatoires. Nous souhaiterions que vous repreniez votre parcours de l’an dernier depuis le début, tel que vous vous en souvenez. Nous vous interromprons le moins possible et nous nous arrêterons quand vous le voudrez. Ne vous pressez pas, nous ferons autant de séances que nécessaire.

J’ai acquiescé sans rien dire. J’étais tendue. J’ai avalé une gorgée de thé. La jeune femme a appuyé sur le bouton « enregistrement » du magnétophone. On m’a fait un signe comme à la radio et je crois que j’ai commencé ainsi :

« Je m’appelle Ratih Suharto. Je suis née dans la ville de Temanggung dans la province de Central Java. J’ai trente-quatre ans, je suis divorcée avec une fille de seize ans. Mes parents étaient de petits planteurs de tabac. J’adore cuisiner, j’ai appris sur le tas et je travaillais dans un “food court” de Bandung Pinang depuis près de deux ans, loin de ma famille déjà, quand, pour subvenir aux frais de scolarité de ma fille – son père ne paie que rarement sa pension alimentaire –, je me suis décidée à solliciter un permis de travail comme “maid” pour Singapour.

Mon âge, ma nationalité et mon niveau d’éducation remplissaient les critères requis. Je l’ai donc assez rapidement obtenu. J’ai même été dispensée du programme de formation pour les primoarrivants en raison de mon expérience.

L’avion, c’était trop cher pour moi, vu mon salaire au food court, alors c’est en ferry que j’ai fait la traversée, fin décembre, il y a un an et demi. Mon contrat prenait effet le premier janvier suivant… » J’ai parlé longtemps ce premier soir. De mon arrivée. De ma découverte de la ville. De la rencontre avec mes patrons chinois. De leur énorme maison. De mes conditions de travail. Je me suis arrêtée, je crois, à l’arrivée de Li Tsou, le nouveau chauffeur. Là, j’ai eu comme un petit blocage.

Garin l’a senti. Il a fait signe à la scénariste, qui a coupé le magnétophone, et a dit :

— Bon, je pense que ça suffit comme ça pour aujourd’hui. Karin va transcrire le tout et préparer ses questions pour ébaucher le décor. Elle vous les posera en début de séance prochaine avant que vous ne poursuiviez votre récit. D’accord, Ratih ?

J’ai dit oui.

Je vais arrêter là. Tout cela fait si mal encore. Comme si je cautérisais une blessure au fer rouge !

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, octobre 2016.

lundi 17 octobre 2016

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 2


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II
C'est dans la province indonésienne de Central Jawa, à une petite trentaine de kilomètres des deux volcans frères endormis, Gunung Sundoro et Gunung Sumbing, et à l’Est de la passe de Kledung qui les sépare, que se trouve la ville de Temanggung, chef-lieu du kabupaten(1) éponyme.

Capitale du fertile plateau de Dieng, renommé depuis plusieurs siècles pour ses cultures de tabac et d’herbes médicinales, cette cité de près de huit cent mille habitants, mais encore pauvre en ressources touristiques, abritait depuis bientôt un an un restaurant à l’enseigne du Sundoro Sunshine, à quelques centaines de mètres de la place principale de la ville.

L’établissement, tenu auparavant sous un autre nom par deux amis australiens, avait été rebaptisé ainsi en l’honneur de la rocambolesque rencontre au sommet du volcan des deux propriétaires actuels, John Cochran et Ratih Suharto(2).

Devenu le Rumah Makan(3) Sundoro Sunshine, il accueillait population autochtone et touristes, avec une prédilection pour les seconds, dotés d’un pouvoir d’achat sans commune mesure avec celui des gens du cru.

Au plan local, la renommée de l’établissement tenait aux dons culinaires de son chef, la compagne du propriétaire, qui avait travaillé plusieurs années dans un food court de Tanjung Pinang(4), puis à Singapour, comme maid chez de riches Chinois.

Fille d’un petit producteur de tabac des environs, un sort adverse l’avait ramenée au pays plus tôt que prévu et sa rencontre avec John lui avait enfin permis de réaliser son rêve : cuisiner dans son propre restaurant.

Mais c’est surtout l’utilisation astucieuse des technologies de l’Internet par John Cochran qui attirait au Sundoro Sunshine la foule croissante des touristes qui transitaient par Java et ses volcans avant de s’envoler ou de prendre le ferry pour Bali, ses plages et ses temples.

En quelques semaines, le restaurant était passé d’une position très modeste dans le classement du plus célèbre site de référencement aux avant-postes de celui-ci, grâce à la création de faux avis élogieux de consommateurs, étayés d’artistiques photos des plats proposés par Ratih.

Ces avis truqués en avaient bientôt généré de vrais, tout aussi dithyrambiques, mais véridiques cette fois, qui avaient conforté la e-réputation de l’établissement et rapidement permis à John d’éliminer les premiers.

En Australien pragmatique, il assumait sans la moindre vergogne ce coup de pouce au succès, assurant, primo, que c’était aux concepteurs du site de verrouiller leur système et, segundo, qu’il n’y avait aucune tromperie sur la marchandise elle-même !

Ainsi, depuis trois mois, le soir, il était devenu difficile de trouver place à l’improviste au Sundoro Sunshine. Le restaurant ne disposait que d’une quinzaine de tables et pouvait accueillir une cinquantaine de personnes au maximum.

Ratih et John avaient composé une carte mixte en fonction de leurs préférences et connaissances respectives. Entrées et plats reprenaient les grands classiques des cuisines singapourienne et indonésienne : satay, laksa, ckicken rice, fish head curry, char siew rice… randang beef, fried rice, nasi rawon, siomay, sop buntut… Les desserts empruntaient à l’Australie ce qu’elle avait de transposable ici, pavlova, chocolate crackles, icebox cake, frog cake,… en plus des fruits frais joliment découpés et présentés qui en étaient la base incontournable.

La trouvaille de John, depuis l’ouverture de l’établissement avec son ami australien, avait été d’associer un stand de restauration de rue, à l’image de ceux des food courts, accompagné d’une grande terrasse munie de tables et de bancs scellés au sol, avec une salle climatisée plus cosy, décorée avec goût. La cuisine donnait sur les deux : directement, côté rue, derrière une paroi vitrée, côté salle.

Les prix différaient assez dans les deux endroits, mais toute la clientèle semblait y trouver son compte : les locaux aux ressources modestes appréciaient ce à quoi ils étaient habitués à des tarifs abordables pour leurs bourses plates ; les élites, les nouveaux riches et les touristes dégustaient une cuisine cosmopolite, aux assiettes artistiquement composées, avec un service impeccable, à des conditions qui restaient raisonnables pour eux.

En tout autre lieu, ce voisinage aurait sans doute rebuté. Or, c’était, après la qualité de la cuisine, ce qui avait établi la renommée du Sundoro Sunshine.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, octobre 2016.

(1) équivalent de nos départements.
(2) Cf. L'Indonésienne, Singapore maid, La Rémanence, 2015.
(3) Restaurant.
(4) Capitale de la province indonésienne des îles Riau, située sur l’île de Bintan.

lundi 10 octobre 2016

Bétalecture : La Prisonnière de Rikers Island - 1


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A partir de cette semaine et pendant les 24 qui vont suivre, c'est-à-dire, jusque fin mars de l'an prochain, je vais livrer ici, chaque lundi, sauf imprévu, l'état présent de mon dernier travail, un roman intitulé : "La Prisonnière de Rikers Island".

Voici tout d'abord le projet de quatrième de couverture :

Bien qu'il soit, au sens strict, la suite de L'Indonésienne, Singapore maid, (La Rémanence, 2015), La Prisonnière de Rikers Island, le second roman de Pierre-Alain GASSE, se lit sans aucune difficulté de manière indépendante.
On y retrouve le personnage attachant de Ratih Suharto, la jeune « maid » indonésienne injustement expulsée de Singapour.
Elle vient de prendre un nouveau départ, sentimental, familial et professionnel, quand sa vie opère un tournant inattendu.
Le roman alterne des extraits du journal intime de Ratih avec le récit des événements, les uns heureux, les autres dramatiques, qui vont découler de ce rebondissement.

I

Je ne sais par où commencer ce journal. J’ai si peu écrit depuis ma sortie de l’école, à part des recettes de cuisine et quelques lettres d’amour, que je suis bien embarrassée.

Je ne vais pas raconter dans ces pages ce qui s’est passé dans ma vie avant ma rencontre avec John. Quelqu’un à qui j’ai eu la faiblesse de me confier l’a déjà fait à ma place. Bien sûr, je pourrais corriger quelques erreurs et apporter certaines précisions. Mais à quoi cela servirait-il ? Mon malheur actuel serait-il moindre ? Assurément non.

Consigner ici tout ce qui m’est arrivé depuis l’ouverture du Sundoro Sunshine et m’a amené au fond de cette prison, est d’abord pour moi une façon de faire le point, de mettre en ordre des événements qui parfois s’embrouillent dans mon esprit, à force de les ressasser. Les coucher sur le papier permettra peut-être de me les sortir de la tête. De meubler des journées interminables aussi.

Tout a commencé il y a plus de deux ans et demi maintenant. John et moi filions le parfait amour, comme on dit, depuis un an. Le restaurant que nous avions ouvert tous les deux marchait bien, grâce à lui pour la publicité et grâce à moi pour la cuisine.

Je débutais à six heures chaque matin. Les journées étaient longues jusqu’à la fermeture, vers minuit, mais je ne ressentais pas la fatigue. Mon bonheur tout neuf me donnait des ailes. John m’emmenait au marché en voiture, je ne pouvais pas lui laisser l’entière responsabilité des achats. Avant moi, c’était Salim, son cuisinier, qui s’en chargeait. Mais Salim nous avait quittés. Il ne voulait pas travailler sous les ordres d’une femme, surtout de son pays ! Et John, tout seul, en tant que blanc, se serait fait escroquer par bon nombre de commerçants. C’est ainsi. Minuscules revanches sur l’exploitation coloniale, toujours ancrées dans les habitudes de la plupart ici.

Si John avait su me séduire par sa douceur et son respect, si nouveaux pour moi, qui n’avais connu que le machisme et la violence de mon ex-mari, il avait su aussi gagner la confiance de Lia, ma fille. Ce qui m’étonnait et me ravissait à la fois. Elle avait énormément progressé en anglais, en discutant avec lui, bien qu’il parlât très correctement le bahasa indonesia(1) avec un amusant accent australien.

Bref, tout allait bien.

En y réfléchissant, je crois que c’est l’attitude de John face au petit ami de Lia qui a été déterminante dans leurs rapports. Dès le départ, avec son éducation libérale, que je vais qualifier d’occidentale, faute de formule mieux adaptée, il a admis sans réticence la présence de Bagus aux côtés de ma fille. C’est la norme, chez lui, et presque personne ne s’offusque de relations, y compris intimes, entre jeunes mineurs. Ici, c’est différent.

Mais je mets la charrue avant les bœufs. Vous ne savez pas qui est Bagus. Un camarade de lycée de ma fille, en Terminale cette année-là. Elle, était en seconde à l’époque de leur rencontre.

J’avais découvert ce garçon par hasard sur une photo où ils figuraient seuls tous les deux, en consultant le profil FB mal protégé de ma fille, qui s’était inscrite sur le réseau social dès que je lui avais payé le smartphone qu’elle me réclamait, l’année précédente. Accaparée par les événements qui se succédaient à vive allure dans ma vie à Singapour, je l’avais ensuite oublié.

Lorsque j’ai été injustement congédiée par mes patrons et contrainte de rentrer au pays, faute de visa de travail, quelle ne fut pas ma surprise en allant attendre Lia à la sortie de son lycée, de voir qu’elle se laissait raccompagner par un garçon. J’avais quitté une adolescente encore timide qui fuyait les garçons, je retrouvais une jeune fille bien plus libérée.

Bagus était de bonne famille, d’accord, mais j’ai quand même réagi de prime abord comme toute mère le ferait ici. C’est-à-dire assez mal. Je veux dire en prononçant des formules d’interdiction qui ne font qu’aggraver les choses. Et en la menaçant de tout révéler à son père, qui n’allait pas manquer de vouloir la marier au plus vite, pour la mettre sous la coupe d’un autre homme que lui.

Il faut que je me libère de cette scène en la transcrivant, car elle me pèse trop.

C’était quelques mois après mon retour. Un lundi. Déjà, j’étais mécontente, parce que j’avais remarqué que Lia cachait dans son sac un élégant tchador pailleté qu’elle substituait au blanc de son lycée coranique dès qu’elle sortait de cours. Alors, ce lundi-là, lorsqu’elle m’annonça que ce n’était pas la peine d’aller la chercher, qu’elle reviendrait en motocyclette avec Bagus, j’explosai :

— Lia, je t’interdis de rentrer avec ce garçon !
— Tu ne m’interdis rien du tout, maman ! Je ne suis plus une enfant. J’ai dix-sept ans !
— Lia, tu ne peux pas t’afficher comme ça avec un garçon dans la rue. C’est inconvenant. Et dangereux. La circulation est impossible et vous roulez sans casque.
— Regarde autour de toi, maman. Garçons et filles se fréquentent sans chaperon. On n’est plus au temps de grand-mère ! Et le casque n’est pas obligatoire, tu le sais.
— Je ne veux pas le savoir. Si je te vois rentrer en scooter, moto ou cyclomoteur avec ce garçon et sans casque, je te renvoie chez ton père. Lui saura te faire entendre raison.

C’était la phrase de trop.

— Si tu fais ça, je m’enfuis de la maison et vous ne me reverrez jamais !

Nos éclats de voix avaient attiré John, appuyé contre le chambranle de la cuisine, qui me fixait intensément en remuant la tête de gauche à droite.

Lia le vit et tenta de s’échapper en courant par la porte arrière du restaurant, mais John la prit de vitesse et lui barra le chemin :

— Viens, on va t’acheter un casque, avait-il dit en lui agrippant le bras.

Ils s’étaient toisés quelques instants, avant de sortir ensemble. En sept mots, John avait réussi à désamorcer le conflit que mes maladresses avaient déclenché !

Depuis ce jour, Lia et lui s’entendaient au mieux. Elle l’utilisait pour obtenir de moi ce qu’elle voulait. Et moi je passais par le relais de John pour ce que je savais ne pouvoir obtenir directement d’elle. Et le plus souvent, ça marchait !

Enfin, ça, c’était avant mon incarcération ici. À présent, Dieu sait ce que Lia fait ! De toute façon, dans quelques mois elle sera majeure et entièrement libre de ses décisions. Mais elle me manque tellement ! J’attends avec une impatience qui me rend malade les heures de parloir téléphonique. Mon avocate essaie de lui obtenir un visa et un permis de visite, mais comme elle est encore mineure, c’est compliqué.

Même pour le courrier, c’est difficile. Je lui ai fait passer ma nouvelle adresse dès que j’ai pu, mais j’ai attendu près de trois semaines sa première lettre. Et pourtant elle était datée du lendemain de mon arrivée ici !

Alors, une visite… Sans compter le prix. J’ai de l’argent, mais son utilisation est bloquée. Là encore, il faut une décision du juge.

Pour l’instant, Lia dirige le restaurant avec ma mère. Tant bien que mal. Le personnel en prendrait à son aise, depuis que John n’est plus là. Le Sundoro Sunshine bat de l’aile, à ce qu’on dirait. Encore un rêve qui s’écroule…

Cette saleté de sonnerie qui me vrille les tympans retentit. J’entends la matonne avec son trousseau de clés ouvrir nos cellules l’une après l’autre. Le bruit se rapproche. Je dois arrêter d’écrire maintenant. Nous allons descendre au réfectoire.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, octobre 2016.

(1) Langue officielle de l'Indonésie.

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