22 noir, pair et passe

C'était bien le dernier truc qu'il lui fallait, que son passé vienne embrouiller un présent déjà pas très clair. Cette fille, elle ne porte même pas son nom, il ne l'a pas reconnue. Sa mère ne voulait pas qu'il pratique un test de paternité. Tu parles ! Alors, il s'est barré. Et maintenant qu'il a du fric, tout le monde rapplique. Sa femme regrette d'avoir divorcé, cette fille réapparaît, et puis quoi encore !

Mais l'image si troublante de ce premier amour ne veut pas s'effacer comme ça. Allongé sur son lit, Denis tente de se concentrer sur la manière de se sortir du bourbier dans lequel il se trouve. Rien à faire. Le visage de Maruschka revient sans cesse. Il faudrait qu'il puisse dormir sans risquer de se faire cueillir en plein sommeil. Et là, ce n'est pas vraiment le cas !

Allongé sur son lit double, les bras sous la nuque, Denis rumine, les yeux ouverts dans le noir, l'oreille aux aguets, jusqu'à ce que ses paupières se ferment malgré lui pour quelques instants d'un repos haché, avant le sursaut provoqué par le vent dans les branches, des pas sur le gravier ou un klaxon lointain. Au petit matin, néanmoins, il sombre dans un sommeil plus réparateur.

C'est un rai de soleil sous la porte qui le fait s'éveiller finalement. Neuf heures ! La douche brûlante le stimule douloureusement.

Dans le miroir, sa barbe de plusieurs jours lui donne un air de repris de justice qu'il n'est pas encore. Il se rase en laissant moustache et collier comme les jours précédents. Sa nouvelle physionomie colle à présent avec la photo de son passeport serbe, vieux d'il y a dix ans. Il pourrait peut-être passer à travers un contrôle de police pas trop serré. Mais s'il peut éviter l'expérience, il préfère.

Sa moto planquée derrière le bungalow, sous une bâche plastique laissée là, il part à pied vers le centre ville. Son blouson de motard, un peu voyant avec son aigle rouge dans le dos, a fait place à un sweat à capuche, un peu plus discret. Il cherche pour prendre son petit déjeuner un bar-tabac, mais sans vente de presse, de peur qu'un client accoudé au zinc devant son journal ne le reconnaisse soudain. Putain, il en marre de flipper tout le temps comme ça !

Un grand noir et deux croissants. Ça a du mal à passer. D'autant qu'il avale trop vite et se brûle la langue au café trop amer.

Il ressort, capuche sur la tête et lunettes noires sur les yeux, mais rien à faire, l'impression que tout le monde le dévisage est toujours là, de plus en plus pesante, de plus en plus pressante ; il sent son pouls s'accélérer et sa vue se brouiller légèrement. Il chancelle un instant. Une dame âgée s'inquiète
: — Ça va, monsieur ?
— Oui, oui, madame, merci.

Elle s'éloigne en se demandant ce qu'à pu faire de sa nuit un grand gaillard comme ça pour avoir l'air si mal en point ce matin.

Soudain, un bâtiment se dresse devant lui, la façade barrée du mot "POLICE" en lettres capitales rouges. Sans plus réfléchir, il entre et déclare au planton de service :

— Bonjour, je m'appelle Denis Popovič, je suis recherché pour braquage et je viens me rendre.

Il cherche du regard un siège. On lui en désigne un sur sa gauche. Une infinie fatigue l'a envahi.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, janvier 2011.