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À mon père,
trop tôt disparu.

Normandie, Pays d’Auge, fin août 43. Marie Levasseur, dans la moiteur de ses bottillons de caoutchouc, vient de déposer ses deux dernières channes de lait sur les tommettes de la laiterie de la ferme. En se baissant un peu plus, les crochets de la chaîne du joug se libèrent de l’anse de cuivre étamé des deux récipients pleins à ras bord et elle peut enfin soulager ses frêles épaules du fardeau qui lui sciait le dos. Elle accroche à sa place sur le mur l’instrument de torture et reste un instant à se masser les reins. Puis elle dénoue le fichu carré qui retenait ses cheveux et le fourre dans la poche de son sarrau de fermière. A l’extrémité du vallon, les premières volées de l’angélus tintent. Il faut qu’elle se dépêche. Son père n’aime pas attendre sa soupe.

Ville de Gacé. Le tocsin vient de sonner une fois de plus, relayant la sirène d’Argentan. On annonce un nouveau bombardement. Pourtant le ciel, ce soir est bien clair et la D.C.A. allemande aurait beau jeu... Une fois de plus, c’est peut-être de l’intox... On se presse vers les abris, les yeux au ciel, on ne sait jamais. Dans sa chambre du Café-Restaurant Tiphaine - Chambres Tout Confort - Pierre Blondel, étendu sur son lit, se soucie bien peu du tocsin ce soir : il n’arrête pas de lire et relire la missive officielle que Madame Angeline vient de lui donner, à son retour de l’atelier : l’en-tête déjà ne lui disait rien qui vaille : État Français - Service du Travail Obligatoire. Mais l’intérieur est bien pire : il a quarante-huit heures pour se présenter en gare d’Argentan et prendre le train pour une ville de la Ruhr allemande avec une cohorte de malchanceux comme lui. Trois “volontaires” pour un prisonnier de guerre rapatrié : c’est l’accord signé entre Laval et les nazis : près de deux cent cinquante mille sont déjà partis l’an dernier. Pour cette année 1943, on en prévoit près de cinq cent mille ! Dire que c’est sa fête aujourd’hui. Il y a aussi une lettre de ses parents pour la lui souhaiter et lui donner de leurs nouvelles. Drôle de fête, oui ! Là-bas, en Ille-et-Vilaine, c’est un peu plus calme que par ici ; ils vont bien et se débrouillent malgré le rationnement et les privations grâce au potager que fait son père et à un peu de marché noir, à ce qu’il comprend entre les lignes.

Sa décision est prise. Il ne partira pas. Mais il lui faut disparaître ce soir même ou demain au plus tard. Sinon, il est bon pour le camp de concentration ! Le problème, c’est qu’il se trouve en zone occupée, bien trop loin de la ligne de démarcation. Mais il y a peut-être une autre solution : Madame Angeline lui a parlé de son beau-frère qui tient une ferme en vallée d’Auge, toute proche, dans un vallon reculé à deux kilomètres de la première route et autant de la maison la plus proche : avec les foins qui arrivent, il aurait besoin de main d’œuvre contre le gîte et le couvert : une aubaine ! Et finalement, c’est sans doute là, à quelques kilomètres de son point de départ, qu’on le rechercherait le moins.

Demain samedi, avec Monsieur Paul, son patron, ils doivent aller changer des fenêtres, soufflées par un bombardement, dans une maison réquisitionnée par les Boches à Chambois, sur la route d’Argentan. Monsieur Paul est allé chercher leur “ausweis” à la Kommandantur locale ce matin. Il lui suffirait de charger au matin son vélo avec sa valise dans la camionnette. Et, sa journée finie, au lieu de rentrer ici, il se rendrait aux Champeaux , en passant par Camembert, pour éviter Trun. Tout ce secteur-là grouille d’allemands. Mais il faudrait pouvoir justifier la présence du vélo et de la valise en cas de contrôle. Il n’aurait qu’à dire qu’il se rendait à Vimoutiers pour y passer le dimanche chez une connaissance. Après tout, c’était de son âge. Bien sûr, son ausweis ne serait pas tout à fait en règle, mais ce serait un moindre mal. Et d’ailleurs, il connaissait effectivement une fille à Vimoutiers, qui avait plutôt l’air de lui vouloir du bien...

Une fois ces dispositions arrêtées, Pierre Blondel redescendit avertir Madame Angeline, qui pourrait faire prévenir son beau-frère par le marchand de beurre demain dans la matinée. L’alerte avait cessé et tout le monde était remonté de la cave. Monsieur Jules, avec ses célèbres moustaches en guidon de vélo, était tout juste en train de rabattre la trappe qui y donnait accès au bout du bar. Entre nous soit dit, si une bombe avait dû tomber sur la maison, ce n’est pas le plancher de chêne ciré au-dessus de leurs têtes qui eut beaucoup protégé ceux qui s’y seraient réfugiés. Voilà pourquoi Pierre n’y descendait jamais. Comme il remontait à sa chambre, à tâtons dans l’obscurité, l’électricité revint en faisant trembloter les ampoules. Il s’allongea tout habillé sur son lit, tira le cordon de la lampe qui pendait au chevet, au-dessus de sa tête et s’endormit bientôt du sommeil du juste.

Valdauge, c’était l‘endroit le plus reculé qu’on puisse imaginer par ici. La ferme - une quinzaine d’hectares tout au plus - occupait en effet le bas du versant ouest d’un vallon isolé. Un chemin de crête traversant un petit bois desservait les fermes d’en-haut. Un autre, carrossable également, descendait du presbytère jusqu’aux quelques maisons bâties à l’entrée du flanc est. Après, il fallait traverser un grand pré planté, un bon kilomètre le long d’une sente perdue dans les pommiers, avant d’arriver dans la “cour” de la maison. Du chemin d’en-haut, on pouvait aussi traverser “le grand et le petit couchis” et sortir sous le gros tilleul du haut de la cour. Mais le facteur laissait le courrier à la barrière de la “cour à Pian”, comme on l’appelait, alors c’était par là que l’on passait le plus souvent.

Et puis, c’était dans une ancienne étable à l’entrée de cette cour, que le père Adolphe abritait la carriole qui les emmenait au marché vendre leur beurre, sa femme et lui, chaque lundi. De l’écurie, située en contrebas de la maison, à l’entrée de la Cour Amédée, on venait jusqu’ici avec la jument, déjà harnachée, tenue par la longe, pour atteler. Quand elle était plus jeune et ne pouvait rester seule à la ferme, Marie avait le droit de monter sur le dos de la brave bête, pour faire ce trajet. Mais, à présent que sa mère sortait de moins en moins de son lit, son père allait le plus souvent seul au marché. A chaque retour de marché, c’était donc à bras, ou au mieux sur la brouette qu’elle devait transporter les courses du garage à la maison tandis que le père Adolphe, à ses côtés ramenait la jument à l’écurie. Et ça faisait une trotte. En plus, ça montait légèrement tout du long, pratiquement jusqu’à la garenne de la cour de la maison. Par temps sec, ça allait encore, mais par ici, c’était souvent mouillé, bien trop souvent, et alors on pataugeait dans la bouillasse.

A cent mètres de là se dressait une autre maison d’habitation, qui ne servait plus qu’à entasser des matériels au rebut, et les “pouches” à pommes à cidre, qui serviraient l’automne venu...

Tout s’était passé comme prévu. Au matin, en chargeant la Juvaquatre aménagée, Pierre avait glissé son vélo sous une bâche, et leur ordre de réquisition ainsi que leur feuille de route, dûment tamponnés par la Kommandantur, leur avaient ouvert sans encombre les deux postes de contrôle qu’ils avaient eu à franchir.

A Chambois, ils avaient travaillé d’arrache-pied toute la journée, ne s’arrêtant qu’une petite heure pour engloutir le contenu de leur gamelle. Travailler pour les Chleuhs, c’était déjà pas marrant, mais être obligé de bosser avec deux types montant la garde, mitraillette au côté, dans votre dos, c’était stressant. Pierre s’en était même filé un coup de marteau sur le pouce droit qui l’avait fait hurler et avait fait rugir la sentinelle. Mais, les nouveaux châssis étaient en place. Maintenant, ce serait au vitrier d’intervenir.

Ils refermèrent et rechargèrent leurs caisses à outils dans la Juvaquatre.

— Danke. Auf wiedersehen !
— J’espère bien que non - grommela Pierre tandis que Monsieur Paul, derrière son volant, esquissait de deux doigts un semblant de salut militaire.

Ils repassèrent le premier poste de contrôle, établi au bas du château de Chambois, après la Dives, et à l’intersection de la D 13 avec la D 26, au lieudit La Clergerie, Monsieur Paul devait continuer tout droit, tandis que Pierre récupérerait son vélo, caché là dans un fourré le matin même.

Ils s’étreignirent en silence. Monsieur Paul tendit à Pierre une enveloppe jaune gonflée.

— Bonne chance, Pierre.
— Merci pour tout, Monsieur Paul. On les aura, vous verrez !
— Dieu t’entende, mon garçon. Allez, file !

Et la Juvaquatre s’éloigna dans un nuage de poussière ocre et blanche que ses roues soulevaient de l’empierrement nouvellement consolidé de la route.

Pierre n’avait pas révélé à son patron sa destination ultime, pas plus que celui-ci ne l’avait interrogé à ce sujet ; tous deux savaient que par ces temps de délation, moins on en savait, mieux on se portait, et surtout moins de risques on faisait encourir à ses proches, car qui pouvait garantir son silence sous la gégène de l’occupant ?

La campagne était déserte. L’angélus était passé, bêtes et gens rentrés au logis. Pierre attacha avec un tendeur son baluchon et sa caisse à outils, qu’il n’avait pas voulu abandonner, sur le porte- bagages de son vélo et entreprit de descendre sur les Champeaux-en-Auge. Jusqu’à l’intersection avec le D 16, ce serait sans problème. Ensuite, il lui faudrait prendre une petite route de traverse, la D 246, qui, par Camembert, lui permettrait d’éviter les postes de contrôle de Vimoutiers sur la D 16 et la N 816. A Dieu va !

Le soir commençait à tomber lorsqu’il atteignit le fameux “mur” des Champeaux, et là, il n’eut d’autre solution que de mettre pied à terre. Sans dérailleur et avec son chargement, inutile d’entreprendre cette montée à 14 %. Encore un petit kilomètre, d’après ce que lui avait dit Madame Angeline. “Après le presbytère, prendre jusqu’au bout le chemin empierré qui part sur la droite. On vous y attendra”. Ses brodequins à semelles de bois résonnaient sur les pierres du chemin, et il prit prudemment la berme enherbée. Un chien lança un aboiement, puis le silence retomba. Pierre Blondel poussait son vélo vers Valdauge...

Le vallon sombrait dans l’obscurité lorsqu’il atteignit la barrière. Sans lâcher son guidon, il fit coulisser le loquet. Son grincement fit se lever une silhouette au pied de l’habitation la plus proche, et Pierre vit s’avancer vers lui une forme féminine tenant une lanterne dans la main gauche et qui lui tendit l’autre en disant à mi-voix :

— Bonsoir. Vous êtes Pierre Blondel, l’ouvrier envoyé par ma tante de Gacé ? Je suis Marie, la fille d’Adolphe Levasseur. Vous avez fait bonne route ?
— Oui, c’est moi. Enchanté. Oui, merci.

Son béret à la main, dans la pénombre adoucie par la flamme de la lanterne à pétrole, Pierre regardait cette jeune fille - une vingtaine d’années pas plus - dont l’air timide démentait les paroles assurées. Un visage régulier aux traits fins, encadré de cheveux sombres mi-longs, rejetés en arrière et retenus par une pince. Elle, une fois débitées ses phrases préparées, baissa le regard pour reprendre sa lanterne, posée à ses pieds et dit :

— Venez, je vais vous montrer votre logis.

Ils dépassèrent le coin du bâtiment qui servait de garage et s’engagèrent en silence dans la sente qui serpentait entre les pommiers, elle devant, balançant sa lanterne et lui derrière, poussant son vélo.

Bientôt, la masse plus sombre d’une bâtisse émergea de l’ombre sur leur droite. Elle sortit une clé de la poche de son tablier, chercha quelques instants l’entrée de la serrure, puis donna deux tours de clé : la porte ouvrit sur une salle commune de ferme de par ici : sol de tommettes, grande cheminée à corbelets, une table couverte d’une toile cirée et deux bancs, un buffet sans doute dans le fond, que la clarté de la lanterne ne réussissait pas à atteindre.

Marie posa la lanterne sur la table et dit :

— L’électricité est coupée. Il faudra faire avec ça. La chambre est là.

A côté du buffet, elle ouvrit une porte. On devinait un lit.

— J’ai fait le lit cette après-midi. C’est là que logent d’ordinaire nos ouvriers. Mais vous devez avoir faim. Tenez.

Elle souleva un torchon à carreaux rouges et bleus posé sur un panier qui trônait au milieu de la table et sortit du pain, un petit pot de beurre, du saucisson, une boîte de camembert et un litre de cidre.

— Vous trouverez de la vaisselle dans l’armoire. Il faut que je me sauve maintenant. Je vous laisse la lumière. N’oubliez pas de l’éteindre. Le pétrole est rare et cher.
— Mais... et vous ?
— Ne vous en faites pas. Je connais mon chemin. Et la nuit est plutôt claire. A demain, sept heures à la ferme pour le petit-déjeuner. C’est droit devant, à six cents mètres environ.

Avant qu’il ait eu le temps de dire un mot de plus, ni d’esquisser le moindre geste, elle était sortie de la pièce et s’était élancée sur la sente qui la ramènerait à Valdauge...

Étendu sur le dos, Julien Blondel, posa sur le dessus-de-lit, les feuillets qu’il venait de relire. De son père, décédé alors que lui-même n’avait que dix-sept ans, il n’avait plus que deux photos : celle que sa mère avait fait agrandir et retoucher, après sa mort, à partir d’un cliché d’identité et une autre, bien antérieure, de juin 1941, qui le représentait en tenue de footballeur devant le Café-Restaurant Tiphaine à Gacé. Mentalement, il y associa le portrait de sa mère, réalisé la même année, par le Studio Mâcon de Vimoutiers. Tels étaient pour lui, l’homme et la femme qui s’étaient rencontrés ce soir-là, en traversant la Cour à Pian, et n’allaient plus se quitter pendant vingt-deux ans !

©Pierre-Alain GASSE, avril 1999. Tous droits réservés.