masques
IX

Toujours allongée sur le toit du blockhaus, Bénédicte reposa son Nagra RCX-220 sur le couvercle de la bouche d'aération et arrêta l'enregistrement. Elle tenta de résumer ce qu'elle avait entendu : plusieurs hommes s'apprêtaient à faire subir les derniers outrages, comme on disait dans les ouvrages bien-pensants, à plusieurs femmes dans le cadre d'une cérémonie cultuelle d'une espèce de secte qui pourrait bien s'appeler "les Adorateurs de Priape". Ce qu'elle n'avait pas réussi à déterminer, car la scène s'était rapidement poursuivie sans autres paroles que des bruits étouffés divers, c'était si les femmes en question étaient consentantes ou non. Restait aussi à savoir si elles étaient majeures. Et d'abord, c'était qui ce Priape ?

Elle avait besoin d'aide extérieure sur tous ces points. Il fallait rentrer d'urgence. Non sans inspecter rapidement les abords de la villa. Mais elle dut faire bientôt marche arrière, car deux ombres se détachaient sur la clarté lunaire qui tombait sur la terrasse.

Dès son retour au logis, Bénédicte se connecta à l'Internet pour opérer plusieurs recherches. Elle avait jeté sur un post-it plusieurs termes ou expressions : "Priape, Adorateurs de Priape, sectes".

Priape.

Bénédicte apprit qu'il s'agissait d'un dieu grec de la fertilité, protecteur des jardins et des troupeaux dont l'attribut était un énorme pénis toujours en érection. Les Romains l'avaient ensuite fait leur et même irrévérencieusement représenté sur une fresque de Pompéi en train de peser avec une balance l'énorme engin dont il était encombré.

Adorateurs de Priape.

Cette recherche la mena tout droit aux 48O pages de l'ouvrage de Jacques-Antoine Dulaure, intitulé : "Des divinités régénératrices ou du culte du phallus chez les Anciens et les Modernes", publié en 1805 et depuis peu numérisé par Woogle. Bénédicte parcourut les têtes de chapitre. L'auteur passait en revue continents et pays pour y recenser les formes anciennes et modernes de ce culte ainsi que ses déviances. 

À lire à tête reposée, se dit-elle.

Sectes.

Bénédicte tomba rapidement sur le rapport parlementaire n° 2468 de 1995, intitulé "liste des sectes", mais elle eut beau parcourir les près de deux cents noms qu'elle contenait, aucune trace des "Adorateurs de Priape".

Elle se rendit sur le site de la MIVILUDES (Mission Interministérielle de Vigilance et de lutte contre les dérives à caractère sectaire) et parcourut les rapports les plus récents. Rien non plus.

Elle entra à nouveau sa requête, mais sans les guillemets premiers.

Et là, surprise, sur un blog, un titre attira son attention : Les Adorateurs des Phallus de Priape. Bingo, j'y suis, se dit-elle. 

Elle lut : "Cette secte, est entièrement dévouée au culte du Phallus, à ses élixirs et à ses représentations. Elle s'adresse aux fétichistes du Phallus, à ceux qui ont un intérêt pour la soumission, à ceux dont la masturbation est la pratique sexuelle favorite, enfin à ceux qui désirent unir sexe et religion. Cette secte offre des rencontres dites « Messes », où la symbolique phallique et religieuse sont intimement liées. La sexualité y est omniprésente sans tomber dans l'orgie. Les Messes sont des moments de prière (masturbation) et de communion (fellation) visant à canaliser l'énergie sexuelle. La masturbation est notre façon de prier et la fellation à genoux devant le Phallus est notre manière de communier. L'érection représente l'état de grâce et l'âme est située au fond de la gorge, permettant d'être en contact avec Priape lors de la communion et d'être purifié par le Saint-Sperme. 

Les fidèles vénèrent aussi les représentations phalliques, cierges, godes, photos. Ils ont un langage et des symboles communs souvent empruntés à l'Église Catholique, simplement parce qu'ils ont un dénominateur commun et ce n'est jamais fait dans un esprit de sacrilège ou de mépris. Chaque fidèle doit accepter sa condition de soumis aux Phallus de Priape et accepter de porter, lors des messes, des signes de cette soumission : collier, bracelet... Les messes sont des moments de concentration d'énergie sexuelle afin de s'élever spirituellement. Durant les messes, les fidèles ne sont pas nus, mais portent une chasuble trouée, permettant de n'offrir en adoration que leur phallus. Le respect et la solidarité sont fortement valorisés. Pour être membre, il vous faudra donner un profil détaillé et bien justifier de votre motivation en plusieurs lignes. Le siège de la société se trouve à Montréal. "

Tabarnak !

Du Canada, ils auraient donc essaimé jusqu'en France. Bénédicte, subitement, visualisa la scène qu'elle avait enregistrée quelques minutes plus tôt. Et cela lui fit quelque chose. "Merde, ils me feraient mouiller, ces cons-là !"

Elle tenta de se concentrer sur l'émetteur du post, mais il était signé d'un pseudonyme, bien entendu.

Elle chercha si d'autres messages du même pseudo existaient sur la Toile, en vain. Il fallait s'y attendre. Pour propager ce genre de propos, qui, selon les pays, pouvait tomber sous le coup de la législation en vigueur, mieux valait utiliser un écran, changer souvent de blog, d'hébergeur, de pseudo, de machine, pour brouiller les pistes.

Elle chercha encore un long moment, sans rien rencontrer d'autre que des commentaires sur le culte du phallus dans l'Antiquité. Enfin, alors qu'elle n'y croyait plus, elle dénicha un groupe récemment créé sur Wahoo. Hélas, il comprenait en tout et pour tout... un membre, son fondateur. Cependant, la présentation précisait qu'un blog antérieur avait été fermé. Le détail retint son attention. Elle enregistra l'adresse, pour revenir y faire un tour un peu plus tard.

Si le mystère s'épaississait, Bénédicte était à présent convaincue qu'il y avait matière à enquête.

Les évènements allaient rapidement lui prouver qu'elle avait raison.