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©Laurent Laveder- Ciel des Hommes

Bon, alors voilà. Je vous explique. Dernièrement, quand je rentre le soir à la maison, je ressens comme une douleur, par là dans la poitrine, du côté gauche, et si j'appuie avec mon doigt, je finis par trouver un point douloureux. Mais ce n'est pas tout. La sonnerie du téléphone me fait sursauter, comme si on m'avait collé un pétard aux fesses, et je ne tiens pas en place. Il faut que je fasse des choses, n'importe quoi, que je corrige quelques copies, plante quelques clous ou arrache un peu de chiendent. Si je me pose pour lire, regarder la télé ou même pour ne rien faire (oui, ça peut m'arriver), cette saleté de point douloureux se rappelle à moi. Pas question de regarder les films de guerre, les téléfilms violents ; je suis incapable de supporter le moindre suspense un peu angoissant. Alors, je me lève, je vais boire un verre d'eau, manger trois grains de raisin, une demi-pomme ou un carré de chocolat noir. Me voilà réduit aux comédies romantiques, franchouillardes, anglaises ou américaines, aux navets bien soporifiques, aux nullités télévisuelles, certes abondantes, mais enfin quand même, ce n'est plus une vie !

Je suis tendu comme une arbalète dont on va libérer le carreau et mon entourage à intérêt à s'y tenir justement (à carreau !). Je ne supporte rien, critique tout ou presque, avec âcreté. Bon, après ça, en général, je m'endors sans problème, mais, vers deux ou trois heures du matin, me voilà réveillé avec cette douleur qui me fait me tourner et retourner comme Saint Laurent sur son gril et me serre dans un étau comme si Torquemada lui-même me soumettait à la question ! J'avoue qu'à plusieurs reprises j'ai bien cru que j'allais faire un infarctus et un tant soit peu paniqué. Je crois bien qu'une fois ou l'autre, j'ai même dû réveiller ma femme.

À quelque chose malheur est bon, dit le proverbe. S'il le dit, c'est qu'il doit y avoir un peu de vrai, non ? Dans mon cas, c'est peut-être que, tant que je travaille, ÇA VA. Et ça va même plutôt bien ! Pourtant, si le travail était vraiment la santé, cela se saurait depuis le temps que le monde est monde et que l'homme, chassé du Paradis Terrestre, doit chercher pitance à la sueur de son front. Serais-je anormal de ce point de vue ?

Et quelle idée aussi d'avoir embrassé une profession avec si peu d'heures d'activité et autant de semaines de vacances !

Combien ? J'ose à peine vous le dire ? Seize, figurez-vous. C'est effrayant, n'est-ce pas, tout ce temps libre à meubler sans pouvoir "fare niente" ? Seul l'État peut se permettre de payer des gens à travailler aussi peu, vous avez raison. Vous avez deviné mon Administration, bien entendu. Combien d'heures de cours par semaine ? Non, je vous en prie, ne me demandez pas ça, vous accroissez mon calvaire. Quelle idée ai-je eue aussi de vouloir devenir professeur, de réussir l'agrégation, de demander à enseigner en Classes Préparatoires où je ne dois plus que onze heures hebdomadaires, en vertu d'un savant calcul que l'Administration elle-même a du mal à faire ? Si au moins j'étais resté instituteur, j'aurais été de neuf heures à quatre heures et demie devant les élèves, cinq jours sur sept, et je n'aurais pas eu le temps de penser à cette maudite douleur, alors que, dans ma déplorable situation, il m'est arrivé, certaines années, d'expédier en trois demi-journées mes ridicules obligations de service. Bien sûr, il y a les cours à préparer et les copies à corriger, mais, même en faisant durer la chose, et je peux vous assurer que je corrige à doses homéopathiques, il me reste beaucoup trop de temps libre pour m'accommoder de ce point névralgique persistant.

Je pourrais demander à travailler plus ?

Vous voulez rire. Et quoi encore ? Enlever le pain de la bouche à tous ces jeunes qui se pressent aux portes de l'Institution ? Que nenni ! Et d'ailleurs, il faut bien avouer que, depuis deux ou trois ans, je trouve les marches d'escalier plus hautes, les caractères d'imprimerie plus petits et les autobus de plus en plus difficiles à rattraper. Non, non, la solution n'est pas, ne peut pas être de ce côté et vous le savez bien. C'est ma tolérance à l'inactivité, au repos qu'il convient, que dis-je, qu'il FAUT améliorer d'urgence.

Oh, combien j'envie celui qui peut laisser son esprit vagabonder placidement pour profiter de l'éclat d'un rayon de soleil, de la démarche émouvante d'une jolie femme qui passe, de l'harmonie entêtante d'une mélodie nouvelle ! Une sorte de Philippe Delerm en somme, capable de savourer la première gorgée de bière comme le plus éminent de ces plaisirs minuscules dont la répétition fait une existence plus que vivable. (Quoique même lui ait connu quelques fêlures, si j'en crois son Portique*. La méthode Coué a ses limites aussi.)

Heureusement, je sais depuis l'an dernier que le cœur est bon. Le cardiologue m'avait presque ri au nez et carrément dit que je l'avais dérangé pour rien ! Vous croyez que cela aurait pu changer en si peu de temps ? Non, n'est-ce pas ? Alors, je me dis avec le poète : "Sois sage, ô ma douleur...", mais le dire est une chose, s'en convaincre en est une autre et que ladite douleur obéisse à ce poétique commandement relève d'une folle hypothèse, hélas !J'ai bien un remède à disposition, mais à terme il risquerait d'être pire que le mal. J'ai remarqué en effet qu'après un whisky ou deux, cette mauvaise douleur disparaissait sans autre forme de procès. C'est sans doute bon pour mes artères, je n'en disconviens pas, mais, d'une part, ce n'est pas encore remboursé par la Sécurité Sociale, que je sache, et, d'autre part j'ai déjà le teint assez cireux comme ça pour ne pas vouloir en rajouter. Mais enfin, à l'occasion, ponctuellement, cela ne devrait pas nuire. Et puis, au palais, un bon malt est plus agréable que la plus colorée des gélules ou pilules, c'est certain.

Parlons-en, de celles-là. J'abhorre les premières que ma pauvre maman devait me faire ingurgiter avec force confitures pour que je réussisse à les avaler sans vomir. Quant aux secondes, entre l'hypertension et le cholestérol, j'ai déjà ma dose, vous ne pensez pas ?

C'est grave, docteur ?

  • Philippe Delerm - Le Portique, Éditions du Rocher, 1999.

©Pierre-Alain GASSE, novembre 2002.